Panzani Party

Ce qui n'était censé être qu'une réunion de travail, puis une réunion suivie d'un simple repas improvisé, était désormais devenu bien davantage. En furent témoins les aiguilles de l'horloge murale qui trônait dans le salon, et les presque deux bouteilles de vin qui avaient disparu au gré des sujets de conversation. Si Eli avait pris un réel plaisir à contempler les dessins de Flora, à lui montrer les siens, à l'écouter se confier sur des sujets profondément personnels, à cuisiner aux côtés de celle qui s'était jurée l'ennemie des ustensiles culinaires, et à partager le succulent repas qu'ils avaient préparé ensemble, ce plaisir n'était rien comparé à celui, pourtant en apparence anodins, de discuter de tout et de rien avec la pétillante jeune femme autour d'un verre de vin sans regarder passer le temps. Et ce plaisir n'avait rien à voir avec le vin en question – quoiqu'on pût lui reconnaître le mérite de délier leurs langues qui ne manquaient en soi pas tant d'aise en la présence l'un de l'autre. Eli se sentait retrouver une simplicité qui n'était que trop rare dans le milieu qui l'avait vu grandir et évoluer, dénuée de fioritures ou de faux semblants. Il chérissait l'authenticité des échanges qu'il avait l'occasion de partager avec Flora, la spontanéité qui les caractérisait et le sentiment de familiarité réconfortante qu'il éprouvait à son contact. Les sujets de conversation fusaient à un rythme si soutenu qu'il lui était difficile de se souvenir de quoi ils parlaient cinq minutes plus tôt ; il était d'ailleurs bien trop captivé par le moment présent pour parvenir à s'en détacher suffisamment pour mobiliser sa mémoire.

Pour la deuxième fois de la journée, les deux acolytes furent surpris par la vitesse à laquelle le temps s'était écoulé. Perdu dans la contemplation des traits rieurs de Flora en réponse à une pitrerie sans réel intérêt que venait de lui glisser Eli, ce dernier fut pris de court lorsqu'elle annonça, au terme d'un bref et confortable silence, que le moment était venu pour elle de prendre congé. Un étrange pincement au cœur le prit de court, et peut-être un bref éclair de déception traversa-t-il le regard azur de l'héritier. Il ne perdit toutefois pas contenance et hocha la tête sans chercher à s'opposer à cette décision qu'il se surprit à trouver bien plus regrettable qu'il ne l'aurait pensé, fort du déni dans lequel il avait tant l'habitude d'exceller. « Ouais, c'est sans doute plus raisonnable », admit Eli avec un petit sourire qui fit écho à celui, empreint de sa douceur caractéristique, de Flora. Leurs regards s'accrochèrent alors, sans doute un peu trop longtemps pour que l'échange ne fût tout à fait anodin, mais cela ne perturba nullement le Walker qui n'aurait pas vu d'inconvénient à se perdre dans les prunelles de miel de la jeune femme. Il fut tiré de sa contemplation par les remerciements de Flora, qui lui soutirèrent un large sourire. « Tout le plaisir est pour moi. C'était super de t'avoir ici. Tu es la bienvenue quand tu veux », répondit-il avec sincérité, assortissant l'affirmation d'un clin d'œil rendu un peu plus appuyé qu'à l'accoutumée par les verres de vin qu'il venait d'ingurgiter. Sa bouche lui parut étrangement sèche lorsqu'il l'observa se lever et agiter ses cheveux qu'elle ne lâchait que trop rarement, et dont les ondulations encadraient à merveille son visage. Il prit une nouvelle gorgée de vin sans la quitter du regard jusqu'au moment où elle sortit de son champ de vision, et s'apprêta à se lever pour la raccompagner à la porte. Elle le coupa néanmoins dans son élan, visiblement pas dupe de ses intentions, et il s'enfonça alors dans le canapé avec un air résigné. « D'accord, d'accord », plaida-t-il avec un sourire innocent, « je te forcerai pas à t'éterniser, tu es libre de partir. » Son air se fit taquin, et il la regarda s'éloigner vers le portemanteau avant de se reporter sur la baie vitrée face à lui. Il manqua de tressaillir en sentant un contact étranger contre la peau de sa nuque, mais resta parfaitement immobile à l'exception de ses paupières qui se clorent pendant quelques secondes après avoir brièvement papillonné. Il retint son souffle, pris d'une sensation quasi vertigineuse en sentant les mains douces et fraîches contre sa peau qui lui sembla brûler de l'intérieur. « Bonne nuit, Flora », répondit-il aussitôt, sa voix chargée d'émoi, trahie par un infime trémolo qu'il n'était parvenu à réprimer dans son éternel effort de garder contenance à tout moment. Toujours parfaitement immobile, il garda les yeux rivés sur la baie vitrée, et pour une raison qu'il s'obstinait à ne pas s'expliquer, son cœur se mit à tambouriner dans sa poitrine, ses battements assourdissants résonnant bientôt dans ses oreilles. Un léger courant d'air lui indiqua que, derrière lui, Flora avait esquissé un mouvement – sans doute s'apprêtait-elle à reculer, mais alors, pourquoi ses mains se trouvaient-elles toujours apposées à sa nuque dans cette étreinte si douce et si grisante ? Le cœur d'Eli manqua un battement et il inhala brusquement une bouffée d'air en sentant un nouveau contact contre sa tempe, et ses yeux se fermèrent à nouveau lorsqu'il comprit que c'était ses lèvres rosées qu'il avait senti s'y poser avec une douceur infinie. Le contact ne dura qu'une fraction de seconde, suivi d'une brève pression sur ses épaules, puis il s'évanouit de manière aussi impromptue qu'il n'avait été initié. Le rythme cardiaque d'Eli était erratique tandis que son cerveau était engourdi par le parfum de Flora, les sensations perturbantes qu'elle venait de faire naître en lui, la façon dont ses cheveux l'avaient brièvement chatouillé et le caractère éphémère de ce moment hors du temps. Sonné, il ne bougea pas d'un muscle pendant plusieurs secondes, et lorsqu'il émergea enfin de cet étrange état de transe, poussant un soupir à fendre l'âme, elle avait déjà disparu, ne laissant derrière elle qu'un parfum léger qui flottait dans l'air et l'empreinte fantomatique de son toucher brûlant.

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