Les années s’écoulent simplement, à Brisbane. Il a sa bourse en poche, il peut occuper son temps à faire du rugby, et simplement à se montrer à ses examens et faire le strict minimum pour ne pas avoir de notes trop horribles. On lui demande d’être passable quand il s’agit de gratter le papier, et Rhett n’a pas vocation à faire le moindre effort à ce sujet. Tout son temps, et toute son énergie, il l’occupe à faire de son mieux sur le terrain avec Hassan, plus encore lorsque des recruteurs se montrent de temps à autres lors de matchs importants. Il a raté le dernier pour cause de blessure et il se l’est promis: lors du prochain, il les bluffera tous. Absolument tous, sans la moindre exception, pour qu’ils comprennent à quel point le #10 qu’il est est voué à un immense et rayonnant avenir. Ses parents seront fiers de lui, depuis Kilcoy. Ils seront fiers de lui dès qu’il mettra un pied en dehors de cette ville, mais pour autant ce n’est pas tout ce à quoi il aspire, les amitiés qu’il a forgé dans cette grande ville ayant tout pour le réjouir. Il y a Hassan, il y a Elijah. Il accepte son joint par automatisme, tout en sachant qu’il n’ira pas plus loin qu’une bouffée ou deux. Rhett est con, mais son ambition est plus forte: il ne prendra pas le moindre risque de nuire à sa santé ou à ses poumons. « Tiens, je t'ai pas dit, Lola veut qu'on se remette ensemble » Les commentaires vont bon train, la tête de Rhett roule un instant contre le béton tagué du skatepark. Ils se sont installés en plein milieu, tels des rois à qui la vie ne peut rien refuser. Face au prénom de Lola, l’australien grimace, incapable de voir ça comme une vraie bonne idée. “Tu lui as dit quoi ?” Il a déjà eu quelques histoires, Rhett, mais jamais rien de sérieux. Jamais aucune où il a pu dire être avec quelqu’un. Pour l’heure, ce n’est pas ce qui l’intéresse vraiment, ou tout du moins ce n’est pas ce sur quoi il focalise ses pensées - bien qu’il ne dise jamais non à aller dans une chambre lorsqu’on l’invite en soirée, mais c’est bien sûr par pure politesse.

« C'est la troisième fois en un mois qu'elle change d'avis. Tu te souviens, à mon anniversaire, elle m’avait dit qu’elle voulait plus jamais me voir. » Rhett souffle et s’affale un peu plus encore sur le béton froid. Il ne comprend pas grand chose aux états d’âmes féminin, pour sûr. Pour lui, les choses sont toutes blanches ou toutes noires mais, surtout, elles le restent. Pour elles, il y a tout un arc-en-ciel dont il n’a pas les codes, et c’est terriblement difficile à suivre - assez pour qu’il ne fasse justement pas l’effort de le tenter. Entre ses doigts, il tend à nouveau le joint à Elijah. “Peut-être qu’elle se souvient à quel point t’es riche à la seconde où elle te plaque parce que t’es parfois sacrément con.” Il ne rigole qu’à moitié, pensant là tenir la clé de toutes choses. Elijah est un bon parti, ce n’est un secret pour personne, et bien sûr qu’il aurait été le premier à tenter de le faire tomber amoureux de sa personne, s’il avait été une femme. Avec lui, aucun besoin de bourse, et aucun besoin de sponsor. “Tu l’aimes vraiment bien, cette fille ?” Et tout dans son ton fait comprendre qu’il ne voit pas ce qu’il peut bien lui trouver, à celle qu’il associe aisément à une putain d’épine dans le pied.

Les histoires d’amour ne sont pas le fort de Rhett, ni de façon personnelle, ni au travers des conseils qu’il pourrait donner. Pour autant, il essaie tout de même de se montrer présent et il continue de faire au mieux, sans que ce ne soit nécessairement synonyme d’une bonne idée.  « Que je savais pas trop. Alors, elle m’a demandé qu’on se voie mardi pour en parler » Rhett grimace. Parler est sûrement une des choses qu’il déteste le plus en ce monde, surtout dans le genre de contexte donné par Elijah. Cela veut dire qu’ils vont devoir expliquer ce qu’ils ressentent et ce qu’ils désirent. Autrement dit, c’est une vision d’horreur aux yeux du Hartfield qui n’envie aucunement son ami. “C’est vraiment un truc de couple, ça, de demander à parler.” Quoique sa mère le lui dit aussi des fois, mais le contexte est bien différent - et Dieu soit loué, maintenant il vit à cent kilomètres d’elle et s’en porte parfaitement bien. Dans les mots de Rhett, son dédain pour toute la situation s’entend. Plutôt que d’avoir à son tour une discussion parfaitement sérieuse avec Elijah, il prend plutôt la tangente, évoquant son atout non négligeable: sa richesse vertigineuse. La remarque lui vaut un coup de coude dans les côtes, qui n’a pas été volé. « Ouais, ça doit être ça » Il est un fin connaisseur des sentiments humains, Rhett, alors bien sûr qu’il a raison (non). « Je sais pas ce qu’elle veut. Je suis con, mais je lui ai jamais menti, je l’ai jamais trahie. À force, j’ai presque l’impression que c’est ça qu’elle me reproche » Et quand bien même il en rigole encore, Rhett repose un regard un peu plus sérieux en sa direction, incapable de comprendre ce qui peut clocher dans leur couple alors qu’ils sont tous les deux des personnes équilibrées. C’est du moins ce qu’il pense. “Calme tes chevilles Roméo.” Il est un bon gars, mais si Lola n’est pas capable de rester en couple avec lui sur le long terme, c’est bien qu’il existe un problème, d’un côté ou bien de l’autre. Il y a sûrement une explication: personne ne cherche à briser son couple par simple ennui.

« Ouais, je pense. J’aime les filles comme elles » Comme elles sont deux mots impersonnels qui l’aident à ne pas simplement avouer qu’il l’aime, elle. Encore une fois, l’idée fait sourire un Rhett qui tend le bras pour demander à reprendre le joint, ce qui lui donnera au moins une bonne raison de garder son clapet fermé. « J'ai bien vu que t'étais pas fan. Mais t'en fais pas, mon premier amour, ce sera toujours toi. Elle t'arrive pas à la cheville » Son sourire s’étire, sa tête roule contre le béton alors qu’il mime un grossier baiser en sa direction. “J’espère bien. Je compte vivre sur ton argent, je te l’ai toujours dit.” Il tisse le fil de l’ironie, encore et toujours - la simple idée de tomber amoureux a tout pour le faire rire, et c’est encore sans préciser qu’il soit un homme, en plus de simplement être Elijah (c’est à dire un frère à ses yeux). “Elle te mange dans la main, alors si t’as envie de vous donner une seconde chance, j’pense que t’y arriveras sans mal.” Il reprend avec un nouveau sérieux, lequel ne dure pourtant jamais bien longtemps, à en juger par ses conseils qui ne s’éternisent pas. Il aime se contenter du strict minimum, tel qu’il le fait si bien pour son cursus universitaire, ou tout du moins avec tout ce qui ne soit pas le rugby. « D'ailleurs, ça donne quoi, ta blessure ? Tu retournes quand sur le terrain ? » - “Je dois rester sage encore une semaine ou deux et après je pourrai reprendre. C’est pas grand chose, on me traite juste comme une princesse.” Il dit princesse, il pense poule aux œufs d’or. Il a du talent, tout le monde le sait, mais il a surtout la capacité de passer rapidement dans l’équipe nationale, auprès des autres professionnels du pays. Un jour, il y arrivera, et ce n’est pas une simple blessure au genou qui l’en empêchera. “Mon coach m’a dit qu’il me laisserait rentrer sur le terrain que si je réussissais mes prochains exams.” Il souffle, n’étant bien sûr pas un adepte de ce genre de chantage, surtout alors que tout le monde sait à quel point il déteste l’université ou l’idée même d’aller en cours. “Un jour, je serai un putain de champion, et toi t’auras quatre enfants dont le nom commence par la même lettre, avec Lola.” Il annonce dans un rire, sans prendre la peine de souligner qu’il sera à la tête du groupe Walker: c’est évident. Sa main lui tend le joint à nouveau, tel un bâton de parole de pacotille.

« Pourtant, c’est un truc que pas mal de gens font tous les jours » Certainement pas Rhett, de toute évidence. Il vit les choses pleinement, il est toujours franc dans l’évocation de ses pensées, mais jamais il ne ressent le besoin de s’épancher outre mesure sur ses sentiments, encore moins d’en faire toute une conversation autour. A ses yeux, cela ne fait même aucun sens. « Je pensais que t’étais de mon côté » - “Toujours là pour que tu te brûles pas les ailes, mon grand.” Il rétorque dans un sourire, sûrement parce qu’il est l’une des rares personnes en ce monde capable de dire à Elijah Walker qu’il n’est pas un être parfaitement invisible, lui, sa richesse et son charme d’Apollon.

Brièvement, Rhett se contente de lui dire qu’il sera bientôt de retour sur le terrain, puisque c’est la seule chose qu’il a envie d’entendre et surtout de dire. Pour le moment, l’instant présent ne l’attire que très peu. « Je parie que t’adores ça » Cela n’aurait pas été nécessaire, mais il s’octroie tout de même une seconde de réflexion pour poser et peser ses pensées. “J’aurais préféré être une princesse sur le terrain.” Ils souffle finalement, avec toute l’ironie et le paradoxe que cette phrase amène: sur un terrain de rugby, il n’existe aucune sorte de princesse que ce soit. Même au sein d’une même équipe, ils ne se font pas réellement de cadeaux et les matchs sont très exigeants. Cela n’est pas un secret, ni même une surprise. Pour personne, même les néophytes. Le joint passe de nouveaux entre les mains d’Elijah, sans qu’Hartfield n’en soit peiné. « La déprime… » - “Quoi ? T’en veux cinq ?” Il commente avec ironie, son regard se tournant en direction de son ami, comme si c’était là la seule réponse possible pour le rendre heureux. « Tu pourras être le parrain de Kevin, Kelly, Kaitlyn et Kyle » Parrain de quatre enfants, ça c’est une véritable vision de l’enfer. Rhett ne veut pas un enfant pour lui-même, ce n’est pas pour récolter les responsabilités de ceux de ses proches, aussi beaux que seront Kevin, Kelly, Kaitlyn et Kyle. « C’est chiant, pour tes exams. Mais ça va le faire. Si je peux t’aider, je – » Sa proposition se mue en un silence soudain, sans que Rhett ne soit capable d’en comprendre la raison. Il observe son ami avec un brin de préoccupation, pensant même un instant qu’il s’est étouffé avec la fumée. “C’est pas si difficile, tu sais, ton aide est toujours la bienvenue.” Ils n’étudient pas les mêmes cours, mais il faut dire que Rhett s’est contenté de choisir la voie qui lui semblait la moins demandeuse en énergie pour réussir ses partiels, et ainsi pouvoir accorder le plus de temps possible au sport. “Genre, vraiment bienvenue je veux dire, parce que je sais même pas quel est le nom de mes cours où je fais semblant d’écouter.” En d’autres termes, il se contente de lui dire qu’il a besoin de lui pour réussir son année, comme il a eu besoin de lui pour réussir les précédentes. Après tout, que ferait-il sans Elijah ? "T'es en train de faire une réaction ou quoi ? T'es pâle, mec." Il s'inquiète, évidemment, et peine difficilement à le cacher.

« Non, non. Je… je pense pas que je pourrai t'aider comme les autres fois » Lorsque Rhett reporte son regard sur son ami, il lui offre une expression parfaitement soucieuse autant qu’étonnée, parce qu’il ne peut pas anticiper où Elijah souhaite en venir. Il lui manque bien trop d’éléments pour le comprendre, en réalité, et son ami le sait tout autant que lui, raison pour laquelle il reprend la parole pour éclairer quelque peu son chemin, sans que ce soit nécessairement pour le meilleur. Tout dans son attitude prouve qu’il perd de sa superbe, l’héritier de l’empire. « J'ai eu une énorme dispute avec Richard et Mary, et… en gros, ils ont décidé que je partais » Les yeux de Rhett cherchent ceux de son ami, en vain. Il comprend évidemment ses mots, d’une simplicité absolue, mais il ne comprend pas comment ils peuvent exister, ou comment il a pu en arriver à cette extrémité là avec son père. Il sait que la relation avec ce dernier peut parfois être difficile, mais tout de même. Merde. « Demain. Je pars putain de demain à putain de Hong Kong, et j'ai aucune idée de quand je reviens » - “Tu te fous de ma gueule ?” Il demande pour la forme bien plus qu’autre chose, parce que l’attitude de son ami lui prouve bien qu’il est anxieux et terrorisé - et bon sang qu’il est un terrible acteur, Elijah.

Il ne se sent pas de le prendre dans ses bras - ce serait bizarre, pas vrai ? -, alors il se contente de poser une main contre son épaule et de la caresser maladroitement, incapable de trouver autre chose pour le rassurer. “Qu’est-ce que t’entends par “je pars” ? Combien de temps ? Genre un camp d’été ?” Un truc militaire, sans doute, pour lui apprendre à faire son lit à cinq heures du matin tout en pensant que cela fera plus tard de lui un homme d’affaire accompli. Il ne peut s’agir que de ça, n’est-ce pas ? Le genre de camp que Ruben adorerait, lui ce petit enfant parfait qui adore suivre les règles mais surtout être le meilleur dans tous les domaines. “Qu’est-ce que tu vas faire là-bas, exactement ?” Un camp d’été, pas vrai ? Il veut l’entendre dire, pour le croire lui-même, parce qu’il ne veut pas penser un seul instant au bon millier d’autres options qui sont ouvertes à sa personne. Il doit s’agir d’un camp d’été, parce que cela ne peut pas être si pire, et parce que cela signifie aussi qu’Elijah reviendra rapidement, même s’il ne l’aidera pas pour ses examens à venir - et c’est vraiment pas si pire, au final, parce que Rhett n’en a rien à faire. Il veut simplement s’assurer que son ami va bien et, à en juger par la façon dont il lui annonce la nouvelle, il en est bien loin du compte, raison pour laquelle il finit par poser sa main par-dessus ses doigts qu’il n’a de cesse de triturer. “Hey, tu peux tout me dire, ok ?” Ils n’ont pas à avoir de secrets, et ils n’ont pas à avoir peur de se parler non plus. C’est la règle, ça l’a toujours été.

C’est en silence que Rhett écoute son ami lui dépeindre le plan imposé par ses parents, bien que ce dernier semble justement quelque peu désorganisé. Rhett a pourtant confiance en les parents Walker et en l’amour qu’ils portent à leur progéniture: ils ne prendraient pas la moindre décision qui pourrait nuire à Elijah, ou même à Channing ou Lexie. Ils ne sont pas parfaits, personne ne l’est, mais il pense de tout son cœur qu’ils essaient de faire au mieux tout en s’accordant à l’environnement ambiant. Qui plus est, il dit partir quelques mois à peine, ce qui est une durée terriblement longue mais pas autant que pourrait l’être un départ aller sans billet de retour: ils auront des choses à rattraper à son retour, mais rien d’immuable, rien de tragique non plus. Tout ira bien. Il ajoute même un simple sourire au fur et à mesure des explications d’Elijah, pour lui prouver qu’il est soulagé qu’il se soit confié à lui, tout comme pour lui faire comprendre qu’il n’a pas à se sentir désolé.

“Un tour du monde, c’est l’assurance de toujours avoir une anecdote à raconter.” Rhett pense aux anecdotes pour impressionner les filles, évidemment, mais cela fonctionne aussi pour le monde du travail et les dîners professionnels. Enfin, il le pense, du moins. Il ne le sait pas vraiment, et à dire vrai il s’en moque complètement: son avenir se résumera au rugby, personne ne lui demandera la capitale du Zimbabwe. “C’est normal de pas être totalement euphorique vu les circonstances, je pense.” Il comprend l’ambivalence, entre l’excitation de l’aventure qui l’attend et celle de la tristesse de tout laisser derrière lui, à commencer par ses proches. “Ils te reverront à ton retour, et ce seront sûrement les premiers à avoir de tes nouvelles.” Rhett rebondit sur les prénoms de Channing et Lexie, cités tour à tour. Ils n’ont pas le droit à un au revoir comme Elijah le lui offre à titre personnel, mais le rugbyman veut croire que cela ne brisera rien entre eux. Rien qui ne soit définitif, du moins: ils seront toujours du même sang, et ils sont surtout les mieux placés pour comprendre la réaction de leurs parents et leur capacité à se montrer urgents et pressants, sans être capables de la moindre concession. “Mais t’as fait le mur pour venir me voir, hein ?” Il tente de dédramatiser la situation, affichant un nouveau sourire amusé contre ses lèvres alors qu’il lui donne un simple coup d’épaule. Il n’en tirera pas davantage de conclusions, il est simplement heureux d’avoir pu lui dire au revoir, même s’il ne savait pas que leur discussion allait prendre cette tournure. “Mais si tu veux un conseil, je crois que tu vas devoir leur ramener un meilleur souvenir de voyage qu’un magnet.” Ils lui en voudront, c’est évident, même si la faute n’est pas à imputer à Elijah. Les relations humaines sont injustes, même Rhett et toute sa naïveté le savent. “J’espère que tu vas profiter de ton voyage, c’est tout.” Il laisse retomber sa tête contre le béton du skatepark, ses yeux relevés vers le ciel. S’il était poétique, il lui dirait qu’ils regarderont toujours les mêmes étoiles, ou une connerie du genre. Pour l’heure, il se contente de jongler avec son cœur serré, lui qui n’a encore jamais composé avec l’absence d’un ami aussi cher.