Toutes les personnes venues chercher un repas avaient été servies et Sunny avait terminé de faire une partie de la plonge avec les autres bénévoles présents. Ayant du temps libre, la jeune femme en profita pour aller chercher son sac isotherme afin d’en sortir plusieurs boîtes en verre. Comme très souvent ces derniers temps, Sunny avait préparé des petites douceurs pour tout le monde. Même si le repas offert était très correct, Sunny souhaitait en faire plus. Les fêtes de fin d’année approchaient à grands pas et en plus d’être seuls, des bénéficiaires de l’association n’allaient pas pouvoir goûter aux repas outrageusement copieux et festifs de fin d’année en dehors de l’association. Sunny s’était dit que c’était une bonne idée de proposer autre chose que les repas distribués par l’association, et surtout, de proposer des desserts faits maison. Cette fois-ci, Sunny avait préparé des pâtisseries dont les saveurs rappellent les fêtes. De la cannelle, de l’orange, du gingembre, du chocolat… Sunny avait essayé de faire un maximum de pâtisseries différentes pour que tout le monde puisse se régaler. Elle avait passé son dimanche à cuisiner, craignant de ne jamais en avoir assez. Elle avait recommencé plusieurs fois pour être sûre de pouvoir donner au moins une gourmandise à chaque personne présente, bénévole comme bénéficiaire. Elle avait même veillé à faire des fournées sans gluten, vegan, et sans sucre. Sunny savait que lorsqu’on était dans le besoin, on ne faisait pas les difficiles. Mais estimait que se faire plaisir de temps en temps avec des produits adaptés à son régime alimentaire ou ses préférences était important, surtout lorsqu’il s’agissait d’intolérances ou de diabète. Tout le monde ne peut pas se permettre de braver des intolérantes au lactose, ou d’abuser du sucre, surtout quand l’accès au soin pouvait s’avérer difficile.
Toute fière et ravie de son initiative et du temps passé à préparer ces pâtisseries pour faire plaisir, Sunny se promenait avec ses Tupperware sous le bras, Sunny marquant un arrêt à chaque table, chaque recoin de la salle, pour proposer ses pâtisseries. Sa démarche fut très bien accueillie, et elle servit les gourmands en papotant un moment avec eux. Cela lui mettait du baume au cœur de les voir heureux d’avoir autant de choix et de pouvoir se faire plaisir. C’était très peu, Sunny le savait. Elle aurait aimé être riche et leur payer tout le nécessaire pour leur offrir le confort, la santé et le suivi nécessaire pour se remettre de ce qu’ils ont vécu. Mais malheureusement, à part donner de son temps libre, faire des dons à la hauteur de ses moyens et cuisiner quelques petites choses, Sunny n’avait aucune autre solution en son pouvoir… Elle essayait bien de gagner à la loterie, mais hélas, s’il fallait attendre de devenir millionnaire pour aider les autres, les choses n’avanceraient pas.
Alors qu’elle saluait les dernières personnes servies, Sunny leva les yeux et vit un homme de tenir à l’écart de la cohue provoquée par ses sucreries. Elle fronça doucement les sourcils et essaya de se souvenir du nom de l’homme en question, ayant normalement une bonne mémoire des visages et des prénoms. Mince…Pensa-t-elle. Impossible de se souvenir de son prénom. Elle l’observa rapidement, veillant à ne pas le fixer trop longtemps pour ne pas le mettre mal à l’aise, essayant de se rappeler de son prénom. C’est là qu’elle remarqua deux signes distinctifs qu’elle n’aurait certainement pas oubliés : des cicatrices et un œil voilé. Pas besoin de le connaître pour être touchée par ses cicatrices. Rien que d’imaginer la douleur derrière de telles marques lui fit mal au ventre. Sunny était à présent certaine de ne jamais l’avoir vu dans les parages. La blonde, bien décidée à ne pas le laisser plus longtemps dans son coin sans avoir eu sa part, s’approcha doucement. Elle croisa le regard de l’homme une fois presque à sa hauteur et en profita pour lui faire un petit signe de la main, alors qu’un petit sourire timide étirait ses lèvres « Bonjour. ». Sunny reprit rapidement, craignant de se faire rejeter avant d’avoir eu le temps d’expliquer pourquoi elle venait l’importuner « J’espère que je ne vous dérange pas. Je me permets de venir vous embêter, car j’ai fait des pâtisseries aujourd’hui ! Quasiment tout le monde s’est bien servi. Est-ce que vous en voulez ? Vous êtes un des derniers, vous pouvez en prendre plusieurs, il y en a assez. Si jamais vous avez un souci avec le sucre, le gluten, j’ai ce qu’il faut également. », fit-elle en pointant fièrement du doigt une des boites.
« Aloors… », fit-elle en baissant la tête pour observer le contenu des boites qu’elle venait de poser sur la table près d’eux. Sunny reprit, en énonçant tout ce qu’elle avait préparé, veillant à ne rien oublier « Vous avez des roulés à la cannelle, des chaussons pomme caramel, des muffins à la fleur d’oranger, du pain d’épice, les petits biscuits en forme de bonhommes sont aux amandes et au chocolat blanc, puis il y a des cupcakes au quandong et à la mûre, avec un glaçage à la vanille. Voilà, je crois que c’est à peu près tout. ». Elle se gratta la tempe tout en regardant l’intérieur de ses boîtes pour être sûre de ne pas se tromper. Sunny compta et énuméra silencieusement le contenu avant de reposer son regard sur l’homme « Oui, c’est tout ! », s’exclama-t-elle en souriant. Sunny avait l’air d’avoir piqué sa curiosité (et son estomac), mais il semblait fermé, hésitant. Souhaitant le mettre à l’aise, elle osa un petit trait d’humour en posant ses poings sur ses hanches « Est-ce que quelque chose vous tente ? Un petit bout de mon âme va se faner si vous refusez, parce que c'est fait maison et avec amour. Mais si vraiment rien n'est à votre goût, je pourrais comprendre. Vous serez juste responsable de mes kilos en trop ! », la jeune femme se mit à rire joyeusement, afin de rassurer son interlocuteur. Evidemment, elle plaisantait. « Au fait, moi, c’est Sunny. Sunny Goldsmith. Et si vous voulez les pâtisseries sans la blonde bruyante parce qu'elle vous met mal à l'aise, c'est tout à fait possible. », dit-elle en lui offrant un large sourire avant de rire doucement.
Noël. Le temps des fêtes. La famille, les amours, les enfants qui crient à l’injustice quand l’heure des cadeaux se fait trop attendre, la quantité astronomique de nourriture qui s’accumule sur la table, les discussions qui ne terminent plus, les chansons aux airs gais qui parasitent les esprits depuis novembre. Joseph n’a jamais su ce que c’était réellement, de célébrer Noël. Même si la fête honore la naissance de Jésus, elle ne s’est jamais déroulée comme dans les films au sein de sa famille religieuse. Quelques souvenirs remontent toujours à la surface lorsque les sapins se font décorer de guirlandes mais il ne les associe pas aux Keegan. Il revoit sa classe de primaire, les étoiles en papier suspendues au plafond, la chorale d’enfants qui chantent faux mais qui ne le savent pas, contrairement aux parents qui doivent supporter la désharmonie des voix criardes. Il revoit aussi l’Église et ses grands vitraux, les couplets prononcés, les rangées de banc tous occupés sans exception, et ses yeux de jeune garçon incrédule qui se baladent de visage en visage, de mains jointes à mains jointent, ainsi que les siennes, qui le sont pour faire passer le temps plus vite.
Il ne sent pas cette joie qui, pourtant, est si souvent rappelée dans les chansons et dans les discussions auxquelles il assiste dans l’ombre. Installé dans le fond de l’autobus, son sac posé sur ses genoux, il observe une mère qui tente désespérément de soustraire le contenu de son sac de l’œil de son gamin. Elle avait demandé à ce que l’ensemble de train soit recouvert de deux sacs en plastique mais Joseph pouvait lire l’étiquette de la boîte en plissant les paupières. Ça le fait glousser mais, le regard incertain que porte la femme sur lui l’incite à dévier le sien vers ailleurs. Ça lui fait mal de le savoir, mais personne n’apprécie de se faire observer par sa carcasse ambulante. Il n’inspire que le mauvais présage, il n’est qu’un miroir cassé ambulant.
Il ne sait pas pourquoi il se rend à l’association qui vient en aide aux personnes comme lui. Habituellement, il l’évite comme la peste, a même établi un périmètre de sécurité mental autour de celui-ci. Il n’emprunte jamais la rue sur laquelle elle s’est érigée, refuse de sentir l’odeur de nourriture qui s’émane des cuisines, ne croise le regard de personne, ni bénévole, ni sans abris. Il a appris à ne pas mourir sans l’aide de personne. Mais, cette année, les choses sont différentes. S’il n’a jamais vraiment eu de famille pour célébrer Noël de la bonne façon, Lily, elle, s’apprête à en créer une toute nouvelle, de laquelle il ne fera pas partie. Il est seul, ce n’est pas Deborah qu’il contactera parce qu’il n’est pas prêt, encore moins son ancien partenaire de crime qui ne souhaite que de le voir pourrir en prison aujourd’hui. Il n’a personne, et c’est peut-être pour cette raison que ses pas aveugles le mènent jusqu’à Homeless Connect, tandis que ses yeux se baissent, sa tête aussi, tout comme le peu d’estime qu’il entretient encore à son égard. Toujours en préservant une certaine distance avec les autres, il se fraye un chemin tel un enfant perdu dans un immense marché, écoute des discussions qui ont lieu, ne s’implique pas, se contente de satisfaire son intérêt par le mutisme qui le caractérise si bien dans ce genre de situation. Il ne veut pas se faire poser les mêmes questions qui sont posées à tous ceux qui sont à la même place que lui. Il n’en peut plus, de dresser un portrait trop moyen de sa personne. Cette vie ne devrait pas lui appartenir.
Il capte une tignasse blonde et des yeux jeunes, ses jambes qui la guident vers lui, les mains remplies de pâtisseries dont il ne pourrait pas deviner les saveurs tellement il n’y connait rien en cuisine. Ses iris se plongent dans les siens, il reste impassible, ne la dévisage pas mais presque, ne souhaitant quand même pas lui manquer de respect. Seulement, il n’a pas envie d’être celui en qui elle vient en aide. « Bonjour. » Il répond d’un signe de la tête, se pince les lèvres, regarde ailleurs. Il est bien plus sympathique que ça, Joseph, mais dans cet environnement où il affiche en public son statut, il se sent trop honteux pour que le naturel l’accompagne. La jeune femme reprend, ne se laisse pas décourager par l’écorce de ce drôle d’arbre, et entreprend de lister les desserts qu’elle tend en sa direction. Il hausse un sourcil. « Le gluten ? »C’est quoi ce truc ? Y’a des gens qui ont un souci avec cette chose dont il ignore l’existence ? Il ne passe pas assez de temps dans la vraie vie, trop occupé à survivre autrement.
« Aloors… » Ses yeux suivent les siens, jusqu’à l’ensemble de pâtisseries variées. Tandis qu’elle présente ses choix, il ne peut empêcher un ricanement de faire doucement vibrer sa poitrine. Il ne connait pas le goût de la majorité des ingrédients qu’elle prononce. Vaut mieux ne pas lui dire afin de ne pas passer pour inculte une deuxième fois. Le coup du gluten était déjà assez gênant. « Est-ce que quelque chose vous tente ? Un petit bout de mon âme va se faner si vous refusez, parce que c'est fait maison et avec amour. Mais si vraiment rien n'est à votre goût, je pourrais comprendre. Vous serez juste responsable de mes kilos en trop ! » Elle parle beaucoup. Tant mieux, parce que le garçon semble avoir oublié comment enchaîner un mot après l’autre. « C’pas la blonde bruyante qui m’met mal à l’aise, c’est qu’sais pas c’que j’aime ou c’que j’aime pas, en j’voudrais pas t’vexer en crachant ma bouchée au sol. » Il confie à Sunny avant de prendre une grande inspiration, soulevant sa main pour l’approcher de ce qui ressemble à un roulé à la cannelle. C’est en forme de rouleau. C’est couvert de poudre couleur rouille et de glaçage blanc. « Mais j’crois qu’la cannelle c’pas mal. » Il réfléchit à voix haute, attrapant un petit rouleau qui s’avère plus lourd qu’il ne l’aurait pensé. Il ne le porte cependant pas à ses lèvres aussitôt. « Jo. » Il se présente enfin. Comme d’habitude, il se cache derrière son surnom. Il révélera encore moins son nom de famille. Sunny Goldsmith devra se contenter de Jo. Juste Jo. Et, Jo, il ne se sent toujours pas à l’aise de se trouver dans ce lieu. « T’es jeune. » Il marmonne ; simple constat inoffensif. « J’me d’mande bien c’que ça t’apporte d’faire des pâtisseries pour des gens comme eux. » Comme lui aussi, mais il préfère se détacher de ce groupe parce qu’il ne connait pas les histoires des autres, et ils ne connaissent pas la sienne. Portant enfin son roulé à la cannelle à ses lèvres, il en croque une timide bouchée mais la surprise se lit sur ses traits : lui qui a l’habitude d’avaler de la bouffe industrielle, il apprécie de goûter à la patte culinaire d’une personne plutôt que de celle d’une machine programmée pour faire le même mouvement dix-milles fois par jour. « C’est bon. » Il se contente de commenter, plongeant ses dents une deuxième fois dans la sucrerie. Mais ses yeux ne sont pas lumineux, un petit nuage flotte au-dessus de sa tête, son teint est gris. Ce n’est pas le sucre qui le sauvera de ses maux – c’est de recommencer à zéro. « C’est l’temps des fêtes qui apporte tout c’monde ? » Il ne pensait pas qu’il y aurait autant de gens comme lui ici. Est-il le seul à craindre de se confronter à sa réalité en public ?
Comme elle s’y attendait en le repérant seul dans le coin de la pièce, l’homme avait l’air mal à l’aise. Ce n’était pas difficile à comprendre, car personne ne venait ici par plaisir, ni par envie. Il n’avait sans doute pas le choix, et cela devait lui coûter de venir, surtout un jour où le centre recevait pas mal de monde. Puis, pour couronner le tout, une petite blonde bruyante venait lui agiter des gâteaux sous le nez en débitant six mots à la seconde… Quelle journée, décidément. Cependant, comme l’homme avait tout de même prit la peine de lui faire un signe de tête poli, Sunny ne s’était pas dégonflée et s’était dit que peut-être, elle parviendrait à le mettre un minimum à l’aise, juste assez pour au moins prendre sa part de pâtisseries si cela lui faisait envie. Elle lui fit donc son petit speech pour lui proposer ses pâtisseries, celles faites sur mesure pour les intolérants au gluten et autre, et un petit sourire gêné étira brièvement ses lèvres lorsque le brun fut interloqué par le mot ‘gluten’. Bah, oui, forcément. C’était sûr qu’au moins une personne allait sourciller et lui rappeler à quel point son envie de bien faire et de contenter tout le monde la faisait passer pour une quiche. Elle se gratta la tempe et reprit rapidement, pour ne pas se laisser décontenancer, se rassurant en se disant que cela partait d’une bonne intention, rien de plus. Elle espérait avoir fait mouche et que l’homme aurait envie de goûter quelque chose.
Sunny se permit quelques petits traits d’humour afin d’essayer de le mettre à l’aise, précisant qu’elle pouvait s’en aller si jamais il était tenté par la nourriture, mais que la pâtissière s’avérait trop… bruyante et irritante pour lui. La réponse de son interlocuteur surprit Sun’, qui fronça les sourcils avec un sourire amusé flottant sur ses lèvres « Cracher votre bouchée au sol ?? ». Un petit rire secoua la jeune femme, qui reprit, en haussant les épaules « Je n’ai aucun problème avec ça, les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas ! Ça ne me vexera pas. Même si je doute que ce que vous allez goûter vous fasse carrément recracher violemment votre bouchée sur le sol ! Enfin, je n’espère pas… ». Elle fit la moue un instant, l’air pensif et légèrement inquiet, avant de rire doucement. Normalement, il ne risquait pas d’être dégoûté au point de tout cracher, mais on ne sait jamais finalement. Il avait l’air très sérieux lorsqu’il disait qu’il ne savait pas s’il aimait toutes ces choses. N'avait-il jamais eu la chance de goûter à ces mets plutôt classiques ? Avait-il, comme beaucoup, connu uniquement le manque et la misère ? Quel gâchis… Évidemment, le plus triste était sa condition dans sa totalité, pas le fait qu’il n’ait jamais mangé de pâtisseries à la cannelle ou autre. Ça, Sunny pouvait y remédier comme aujourd’hui, le plus important, hélas…
Elle fut ravie lorsque l’homme choisit un roulé à la cannelle. Le pêché mignon de Sunny, sa spécialité. « Je confirme. Excellent choix ! », s’exclama-t-elle joyeusement en le laissant se servir. « Enchantée, Jo. », répondit elle simplement dans un sourire. Un bref instant, Sunny dressa la liste de tous les prénoms commençant par Jo, par simple curiosité. Elle n’en demanda évidemment pas plus. Elle se contenterait très bien de Jo. Simple, court mais efficace. Sa remarque sur son âge la fit sourire. Sunny fit un petit geste de la main, du style stop it you ! Faisant mine de prendre ça pour un compliment, une flatterie « Vous trouvez ?! Mes genoux disent autre chose quand il pleut… », on plaisante, on plaisante, mais ce n'est pas totalement faux. Se rendre compte qu’à presque vingt-six ans, malgré une vie plutôt saine et rythmée, remarquer qu’un petit ‘hmpf’ lui échappait quasi systématiquement lorsqu’elle se penchait ou se baissait d’un coup, ça calme, quoi.
Sunny fut surprise par la réplique de Jo, mais ne se formalisa pas. « Des gens comme eux ?? », répéta-t-elle en écarquillant un peu les yeux. « Bah ! Ce sont des gens comme vous et moi, je ne vois pas pourquoi ils n’auraient pas le droit de manger des pâtisseries. Tout le monde mérite une petite douceur. C’est normal de partager ! », répondit-elle simplement. Cela semblait tout à fait normal d’apporter un petit plus à son engagement associatif, et de rompre le lien bénévole/bénéficiaire. Dans ces moments-là, ils étaient simplement des humains dégustant des petites douceurs, en discutant de tout et de rien. C’était d’ailleurs comme cela que les bénéficiaires devaient toujours être traités : comme des êtres humains, des gens normaux. Parce qu’ils n’étaient rien de moins que ça, et trop de gens semblaient l’oublier. « Ça me fait très plaisir de faire plaisir aux autres. J’aime beaucoup ces moments de partage, ça permet de faire plus ample connaissance avec celles et ceux qui le souhaitent. », Sunny détourna brièvement le regard pour jeter un œil aux gens autour d’eux, elle fit un petit signe à ceux qui venaient de croiser son regard, avant de le reposer sur Jo, qui venait de mordre dans son cinnamon roll. Sunny lui tendit une serviette du bout de son bras, en repoussant sa tête en arrière, faignant la méfiance. Bah oui, elle ne voulait pas se faire cracher dessus ?! Elle ricana avant de reprendre son sérieux pour ne surtout pas risquer d’offenser Jo, qui, fort heureusement, avait l’air d’apprécier. « C’est vrai, vous aimez ? Cool ! N’hésitez pas à vous resservir. », dit Sunny après avoir fait un petit signe de la victoire en ramenant son bras vers elle, chuchotant un petit yes ! victorieux.
Jo semblait surpris du monde présent dans le centre. Sunny hocha la tête en guise de réponse, et balaya à nouveau la salle du regard. La blonde le savait, il y allait bientôt avoir encore un peu plus de monde. Beaucoup de nouvelles têtes, aussi « Oui. C’est la période où on reçoit le plus de monde. La fréquentation augmente à partir de fin Novembre et ça n’arrête plus… Chaque année, avant les fêtes, on a un peu plus de personnes qui viennent ici pour la première fois. ». Sunny soupira doucement avant de reprendre « C’est bien que les gens viennent s’ils en ressentent le besoin. C’est pas toujours facile de venir ici, j’imagine bien, mais les gens savent que ça peut valoir le coup, être le début de quelque chose de nouveau. Surtout qu’on arrive à tisser des liens en dehors de ces murs. Des bénévoles peuvent aider des personnes sur plein de plans. C’est un échange entre humains. Si je peux me rendre utile en dehors, c’est avec plaisir. ». Elle fit un grand sourire sincère à Jo suite à ses paroles, avant de lui demander « Vous êtes du coin ? Je ne me rappelle pas vous avoir déjà croisé dans le quartier ! ». Sunshine ne fit pas de remarques sur le fait qu’elle ne l’avait jamais vu ici, préférant évoquer le quartier, bien que ce qu’elle venait de lui raconter semblait résumer sa situation, puisqu’elle ne l’avait jamais vu avant. Mais peut-être n’avait-elle tout simplement jamais été présente en même temps que lui, qui sait. Elle espérait ne pas le brusquer, ne pas le mettre mal à l’aise ou l’agacer… Le dégoûter ou lui donner une raison de ne plus jamais poser un pied ici était la dernière chose que souhaitait la jeune femme.
Elle est trop heureuse. Elle pétille, jeunesse intrépide, infatigable. La demoiselle est à l’image des confiseries qu’elle tend sous le nez de Joseph : colorée et excentrique. S’il murmure, elle s’exclame et jette ses mots avec un enthousiasme qui l’ébranle. Il préfère laisser ses yeux se perdre à la contemplation de toutes ces petites œuvres d’art sucrées parce qu’elles ne savent pas pourquoi il est là aujourd’hui. Il va en gober une, la faire disparaître avant qu’elle n’ait le temps d’émettre le moindre jugement. Il jette son dévolu sur un roulé à la cannelle et Sunny l’encourage dans cette décision. « Enchantée, Jo. » Lèvres pincées, il acquiesce dans un hochement de la tête plutôt vain. Il n’est pas là pour se faire des amis, pas concrètement. Il veut surtout avoir l’impression de ne pas être seul durant le temps des fêtes, s’entourer d’une présence qui pourra faire croire à son cerveau que ça va un peu mieux. « Vous trouvez ?! Mes genoux disent autre chose quand il pleut… » Il n’a pas vraiment envie de parler davantage. Il a l’impression qu’elle lui adresse la parole pour se donner bonne conscience. La bonne action de sa journée. Quel bénévole s’applique vraiment pour les autres ? C’est l’impression d’aider ceux dans le besoin qui les réconforte dans leur petite vie. En venant ici, ils se rappellent qu’ils ne se retrouveront jamais dans la situation de Joseph, ou de tous les autres qui sont venus se sucrer le bec aujourd’hui. « Des gens comme eux ?? » Son étonnement l’amuserait presque. Oui, des gens comme eux. Comme Joseph, aussi, mais il préfère se détacher de la foule pour ne pas officialiser sa misère. Il s’est toujours empêché de se comparer à ceux qui le ressemblent parce qu’il craint d’un jour voir son visage à travers des traits qui ne lui appartiennent pas. « Bah ! Ce sont des gens comme vous et moi, je ne vois pas pourquoi ils n’auraient pas le droit de manger des pâtisseries. Tout le monde mérite une petite douceur. C’est normal de partager ! » Urgh. Elle a probablement volé cette réplique à une publicité quelconque. Elle sait très bien de quoi il parle. Il est en première place pour comprendre comment ça fonctionne, dans cette société. Ceux qui réussissent s’éloignent des perdants pour ne pas se faire contaminer. C’est la peur de l’échec et de l’inconnu qui empêche la majorité de sourire à celui qui crépi dans les ruelles. Joseph ne peut pas lui retirer ce mérite : Sunny est courageuse d’ainsi offrir son temps à ceux qui en ont trop. Il ne formulera pas cette réflexion à voix haute et se contentera de mâchouiller sa viennoiserie tant qu’il le peut encore. « Ça me fait très plaisir de faire plaisir aux autres. J’aime beaucoup ces moments de partage, ça permet de faire plus ample connaissance avec celles et ceux qui le souhaitent. » « T’es pas mal optimiste. » Il se contente de bafouiller en regardant ailleurs. Plutôt mourir que de la laisser sonder son âme plus longtemps. Ses yeux parlent à sa place ; il veut les empêcher de dévoiler son histoire. Trop de secrets, de regrets, de remords, mais aussi, de reconnaissance inavouée envers ces quelques personnes qui arrivent à défier les stéréotypes plutôt que d’entrer dans le moule comme tous ceux qui préfèrent courser contre la montre pour terminer leur vie dans un semblant de bonheur. Heureusement, le roulé à la cannelle dépasse ses attentes et il peut lui concéder toute l’attention qu’il mérite. « C’est vrai, vous aimez ? Cool ! N’hésitez pas à vous resservir. » Comme simple réponse, un sourire réservé. Il engouffre dans sa bouche la deuxième moitié du dessert, la mâche avec patience afin de faire durer le moment durant lequel il ne peut pas s’adresser à elle. Ce serait irrespectueux de parler la bouche pleine.
Puis, il préfère parler des autres. Il mentionne l’agitation au centre, admet qu’il n’a jamais vu autant de têtes qu’aujourd’hui. L’explication est si simple et il en est le premier exemple : les gens seuls viennent ici durant le temps des fêtes pour combler leur besoin de chaleur. Certains n’ont plus de famille, d’autres aucun ami. Noël est la fête parfaite pour rappeler à l’esseulé qu’il n’a personne sur qui compter. Pas d’échanges de cadeaux ni de copieux repas partagé entre deux bouteilles de vin rouge. « Oui. C’est la période où on reçoit le plus de monde. La fréquentation augmente à partir de fin Novembre et ça n’arrête plus… Chaque année, avant les fêtes, on a un peu plus de personnes qui viennent ici pour la première fois. » Il se pince les lèvres, se sentant interpelé. Il a craqué cette année, oui. Il n’aurait peut-être pas dû. « Un échange déséquilibré entre humains. » Il précise aigrement, déjà fatigué d’entendre ses jolies promesses. Elle n’est pas candidate électorale, elle n’a pas besoin de lui mentir ou d’enjoliver la vérité. Pessimiste ? Oui, il l’est quand il baigne dans ce genre d’environnement. À force de se faire rejeter, il a appris à le faire lui-même. Il ne trouvera jamais sa famille ici. « Vous êtes du coin ? Je ne me rappelle pas vous avoir déjà croisé dans le quartier ! » Joseph n’a pas vraiment de coin. Il tourne en rond dans Brisbane depuis toujours pour ne jamais se donner l’impression de stagner. Alors, non, il n’est pas d’ici, mais il n’est pas d’ailleurs non plus. « J’comprends pas la question. Si j’suis ici, c’est parce que j’ai pas d’coin. » Il accompagne sa répartie d’un ricanement lasse. « Sauf si tu voulais m’entendre dire où j’passe la nuit. » Il hausse les épaules. « Partout. J’ai des contacts. J’suis pas si désespéré. » Qu’il prétend, éternellement aveugle devant sa propre situation. Il a toujours pensé qu’il pouvait tomber plus bas encore. Il n’est toujours pas mort, c’est pas mal. Il se plaindra quand on lui plantera un couteau dans le ventre et qu’on le laissera se vider de son sang en plein milieu d’une ruelle. « Mais ces contacts ont rarement une assiette pleine de desserts dans les mains. » Il ajoute en soulevant la main pour s’emparer d’un petit bonhomme à l’amande. Il lui gobe la jambe gauche et sa saveur lui fait à nouveau hocher de la tête d’un air approbateur. « Ça doit pas être ici qu’tu t’fais un salaire pour t’payer un coin d’quartier. » C’est du travail bénévole, elle offre de son temps et reçoit des compliments au sujet de ses talents culinaires en retour. « C’est quoi ton vrai boulot ? Tu bosses dans une boulangerie ? » Le potentiel est bien là.
Sunny répondit à sa question sur la raison de sa présence ici, et de sa distribution de pâtisseries. Pour des ’gens comme eux’. Elle haussa les épaules lorsqu’il lui dit qu’elle était optimiste. « Oui, plutôt. C’est pas toujours évident, mais j’essaie de l’être. », répondit la jeune femme en esquissant un sourire. Après avoir réfléchi un bref instant, Sunny ne put s’empêcher de reprendre, toujours avec son sourire bienveillant, trouvant cela important d’apporter cette précision en sentant le malaise palpable de son interlocuteur, et en ayant constaté qu’il avait le regard fuyant « On me dit parfois que je suis naïve plutôt qu’optimiste. Mais c’est surtout que j’aime rencontrer les gens, et les découvrir. Et les personnes présentes ici ne dérogent pas à la règle sous prétexte qu’ils sont différents, que certains ont des personnalités un peu plus dures parce qu’ils sont abîmés, usés par la vie. C’est pas tellement être optimiste, ni même naïve que de penser qu’il y a du bon dans 90% des gens et de les traiter décemment. C’est juste être humain. ». Elle espérait, en rappelant cette vérité, ce fait, mettre Jo un peu plus à l’aise. Au moins un tout petit peu. Il fallait qu’il comprenne qu’elle n’était pas là pour se donner bonne conscience, jouer les sauveuses, balancer de belles paroles pour le prendre de haut et le traiter comme un pauvre petit sans domicile fixe qu’elle venait sauver de sa triste vie. Elle voulait simplement profiter de sa chance, de sa santé, et de son temps libre pour se rendre utile, rendre service à ceux qui en ont besoin s’ils le souhaitent. Elle n’avait pas besoin de son bénévolat pour se regarder dans un miroir ou pour bien dormir la nuit. Sunny avait toujours été une citoyenne irréprochable, bien qu’une humaine loin d’être parfaite (tout le monde a ses défauts), elle était toujours bien intentionnée, bien éduquée, trouvant toujours cela normal d’être gentille, avenante, et serviable, même avec des inconnus. Treat people with kindness, parce que ça a de l’importance. Ça compte, ça fait la différence. Toujours.
Et ce qu’elle craignait arriva : Jo semblait toujours amer. Cela pouvait évidemment se comprendre, mais cela peinait légèrement Sunny, sentant le fossé se creuser un peu plus entre eux par cette réflexion. « Déséquilibré ? », interrogea Sunny en penchant légèrement la tête. Voulait-il dire que sa présence était un échange, et que les personnes venant demander de l’aide aux bénévoles n’avaient rien à offrir, que les bénévoles étaient au-dessus des bénéficiaires ? La petite blonde ne comprenait pas. Mais pensant qu’il rabaissait encore les gens présents ici, et donc, lui-même, elle préféra témoigner de son incompréhension, des fois qu’elle puisse à nouveau essayer de le ‘rassurer’. Un peu perturbée par cette réflexion, Sunny posa une question qui passa de travers. Elle grimaça discrètement et se gratta la tempe. Après un léger soupir, exaspérée par sa bourde, elle répondit, un peu ébranlée « C’était maladroit comme question. Loin de moi l’envie de vous rappeler que vous avez des difficultés ou de poser des questions débiles aux réponses évidentes… ». Elle se mordit la joue, et un ange passa. Un silence témoignant, cette fois-ci, de son malaise à elle. « Je disais ça car il y a des personnes qui ont un coin, même plus qu’un petit coin dans cette grande ville, et qui viennent ici. Je suis désolée… », reprit la jeune femme, un peu peinée. Elle hocha doucement la tête aux paroles. D’un sourire un peu timide, encore un peu refroidie par sa bourde, elle répondit d’une voix douce « D’accord, je suis contente de savoir que vous êtes entouré, et que vous savez où aller. Je n’en doutais pas. ».
Sunny se décrispa en l’entendant mentionner les desserts, et lui fit un grand sourire. « Ça va, j’ai quand même marqué un tout petit point avec mes pâtisseries. J’espère que ça rattrape mes bourdes. », lui dit la blonde en feignant de s’essuyer le front, soulagée. Elle fit un clin d’œil à Jo d’un air joueur en riant légèrement, pour lui faire comprendre qu’il ne fallait pas prendre cette remarque au sérieux. Il n’y avait pas de points, pas d’intérêt, ce geste était juste bienveillant et totalement gratuit. Elle souhaitait simplement se détendre en plaisantant sur sa bêtise. Sunny se savait maladroite par moments, et cela avait tendance à amuser plus qu’à agacer. Elle n’avait pas l’habitude de se frotter à quelqu’un comme Jo. Il était intimidant, silencieux, fuyant, blessé. Malgré les cicatrices et les cernes creusées par la fatigue, il avait du charme. Pas dans le sens où Sunny était chamboulée par son physique, telle une midinette en chaleur, mais plutôt dans le sens où il avait une aura, il dégageait quelque chose. Et ce n’était en rien quelque chose de mauvais, de sombre, de négatif. Au contraire. Sunny se frottait simplement à la carapace d’acier de Jo, forgée suite à une vie visiblement très éprouvante. Elle espérait sincèrement ne pas trop le brusquer, ni lui faire regretter d’avoir poussé la porte de l’association…
Elle fut un peu étonnée qu’il lui pose une question, surtout une question la concernant. Un sourire amusé flotta sur ses lèvres en l’entendant parler de boulangerie. Secouant doucement la tête, Sunny répondit, en l’observant s’attaquer à la deuxième jambe du bonhomme en sucre « Non, du tout ! Je suis fleuriste. ». Sunny s’adossa au mur près d’eux « J’aurais bien aimé travailler dans une pâtisserie, mais je n’ai clairement pas le niveau ! », ajouta Sunny en riant légèrement. Priant intérieurement pour ne pas encore faire une bourde qui lui coûterait cher, elle demanda à Jo d’un ton neutre « Et vous, vous travaillez ? ». Elle connaissait pas mal de bénéficiaires qui travaillaient, mais leur travail ne payait pas assez bien, ou leur santé, ou celle d’un proche, ne leur permettait pas de pouvoir vivre décemment. Et d’autres ne pouvaient pas travailler, trop embourbés dans leur situation, rejetés par les employeurs, rejetés de la société… Elle espérait du fond du cœur que ce n’était pas le cas de Jo, et qu’il avait de quoi se faire un peu d’argent, qu’on lui faisait confiance, qu’on lui donnait une chance. Une chance très probablement bien méritée.
Joseph ne s’était pas attendu à ce que cette première approche soit facile. Il y a bien une raison pour laquelle il évite ce genre d’association comme la peste. Loin d’ici, il peut encore se convaincre qu’il n’a besoin de l’aide de personne pour survivre parce qu’il le fait déjà seul depuis qu’il a quinze ans. En faisant le premier pas dans cette agglomération de bénévoles et de bénéficiaire, il a levé le voile de sa situation et s’est imposé comme faisant partie de la deuxième catégorie. Non, il n’a pas de logement, non il ne mange pas toujours à sa faim, non il n’a pas un métier stable et sécuritaire mais, à la fin, il continue à créer une division entre lui et les autres. Comment pourrait-il prétendre ressembler à cet autre homme attablé à l’autre bout de la salle s’il ne connait pas son histoire ? Sa peau est marquée, elle aussi, mais par plus de rides et de lentigos. À chaque mésaventure sa nouvelle cicatrice. Joseph en aurait, des choses à raconter. « Oui, plutôt. C’est pas toujours évident, mais j’essaie de l’être. » La vérité, c’est qu’il se pense aussi optimiste. S’il est encore en vie, c’est parce qu’il arrive à voir le bon côté des choses. Il n’a pas abandonné malgré les nombreux dos d’âne sur son chemin. Il aurait pu se laisser pourrir mais il ne l’a pas fait. Il s’est accroché à quelques personnes, jamais les bonnes, mais des personnes : c’est tout ce qui comptait pour le chien de meute qu’il était. Ça le fait de se faire décrire, par défaut, comme une personne abimée et usée par la vie. Ce sont les mots de Sunny. Pas les siens. Il ne s’identifierait pas à ces adjectifs si ce n’était que de lui. La vie ne l’a pas usé ; il l’a usée en faisant les mauvais choix. « 90% des gens ? » Il ricane. « Qu’est-c’que tu fais lorsque tu tombes sur l’un des 10% ? Tu les traites pas décemment, ceux-là ? » Son intention n’est pas de gagner l’argumentaire, mais bien de la faire réfléchir. Il n’est clairement pas ici pour débattre sur un tel sujet. Ils ne pourront jamais s’entendre parce qu’ils ne viennent pas du même monde. C’est ce qui est beau, à la fin, à travers cet échange inusité.
« C’était maladroit comme question. Loin de moi l’envie de vous rappeler que vous avez des difficultés ou de poser des questions débiles aux réponses évidentes… » Elle marche sur des œufs. Si Joseph était sadique, il continuerait d’en rire et de provoquer sa maladresse. « Pas d’panique. J’fais exprès de provoquer des réactions. J’voudrais pas qu’tu tombes sur un des 10% qui le prendrait mal et qui t’collerait une baffe. » En d’autres mots, il vient de préciser qu’il ne sera pas le méchant de son histoire. Ensuite, il s’attèle à la rassurer comme il le peut, surtout pour qu’elle cesse de prendre pitié de lui en lui faisant de gros yeux. « D’accord, je suis contente de savoir que vous êtes entouré, et que vous savez où aller. Je n’en doutais pas. » Nouveau gloussement amusé, puis la page est tournée. Elle se reprend comme elle peut. Pour absorber un peu les dégâts, il ramène le sujet des desserts sur la table afin de lui arrache un autre sourire. C’est réussi.
Pourquoi n’est-il pas surpris d’apprendre qu’elle est fleuriste ? Ses cheveux en or lui rappellent les immenses champs qui entouraient sa maison de jeunesse, ainsi que les copieux bosquets de marguerites qui enlaçait ses pieds nus lorsqu’il s’y promenait. Joseph avait toujours apprécié la nature et ses couleurs. Cet amour avait constitué son seul et unique regret quand était venu le temps pour lui de s’implanter à Brisbane. Les forêts avaient été transformées en horribles blocs de bétons aux teintes fades. Par la fenêtre, l’horizon luisait moins dans la pollution des voitures. « Je sais pas pourquoi, mais ça m’surprend pas. » « J’aurais bien aimé travailler dans une pâtisserie, mais je n’ai clairement pas le niveau ! » Il ne pourra pas lui donner des conseils parce que, cette jambe de bonhomme à l’amande qu’il grignote, il la trouve délicieuse. Si ça ce n’est pas le niveau, il se demande ce que c’est. « On nait pas avec l’niveau. » L’expérience s’acquiert, se construit au détour des efforts et de la volonté de réussir. « T’es encore un bébé, t’as tout l’avenir d’vant toi. » Elle détient sa jeunesse, l’ingrédient important qui lui assure une aventure plus longue que celle de Joseph. La question du travail lui est renvoyée et il ne lui en veut toujours pas. Pas vraiment. C’est sa faute s’il trempe dans l’illégal. Elle ne pourrait pas savoir – quoique les indices sont nombreux et visibles. « On peut dire ça. » Il fredonne, prolonge le silence pour gagner un peu de temps. Il mâchouille la tête de la pâtisserie en attardant ses palettes sur le relief des yeux en sucre dur. « Mais ça n’va pas durer. Après, j’sais pas c’que j’ferai. J’m’en sortirai d’une autre façon, comme d’hab. » Ses réponses sont vagues et il ne peut pas en faire autrement. Son regard fuit toujours. Il pense à voix haute : « P’t’être qu’en venant ici j’voulais m’assurer qu’il y aura un coussin pour amortir ma chute. » Le jour où Lily lui fermera la porte au nez de manière définitive. Il tombera bien bas lorsqu’il ne pourra même plus compter sur son propre sang. Refusant de se dévoiler davantage, il gobe sa dernière bouchée de biscuit et prend une grand inspiration avant d’annoncer : « Merci pour les trucs sucrés. C’t’ait vraiment bon. Ouvre ta propre pâtisserie, j’te dis, tu m’en remercieras plus tard. » Il esquisse un mince sourire en s’éloignant un peu sans cesser de lui faire face : « Tu pourras engager des dizaines d’employés et ensemble vous pourrez nourrir les 90% des gens qui l’méritent. »
Si Sunny avait été dans un dessin animé, une goutte de sueur très visible aurait dégouliné le long de sa tempe. Non, elle n’avait pas voulu dire ça. Décidément, ce fameux Jo aimait beaucoup mettre en avant les maladresses de la jeune femme, de quoi bien déboussoler Sunny. Essayant de ne pas paraître trop décontenancée, des fois que Jo en profite pour remuer le couteau dans la plaie pour s’amuser, elle répondit en souriant « Non, du tout ! Je ne suis pas du genre excluante, méchante, ou ce genre de choses. Je n’ai pas d’apriori, je ne juge pas à l’apparence, et je ne reste jamais sur une première impression. Je suis plutôt la fille lourde et insistante parce que ça en vaut souvent la peine. ». Sunny avait le cœur sur la main, et ne faisait pas de discrimination. Si quelqu’un avait besoin d’elle, elle répondait présent. Elle ne demandait pas aux gens de parler de leur passé, donc elle ignorait souvent qui elle aidait. Il pouvait y avoir des anciens criminels, plus ou moins dangereux, des anciens détenus, des trafiquants de drogue, des gens violents… Haussant les épaules, elle reprit « Puis je ne sais pas qu’ils font partie des 10%. Alors ils sont traités comme tout le monde. En espérant que ce soit utile pour eux. ». Son sourire se transforma en une moue triste lorsqu’il lui dit cela. « C’est pas très sympa ça ! », plaisanta la jeune femme en retroussant sa lèvre inférieure pour implorer subtilement sa pitié. Ça, pour provoquer des réactions, il en provoquait des réactions chez la jeune Goldsmith. Elle qui souhaitait tant faire le bien, qui voyait toujours le positif, qui s’impliquait autant pour les autres, craignait qu’il ne se fasse de fausses idées sur elle, déforme ses propos, alors qu’elle faisait juste bourde sur bourde. Parce que forcément, plus on fait de bourdes, plus on risque d’en faire d’autres. L’effet boule de neige.
« C’est drôle, ce n’est pas la première fois qu’on me répond ça ! » , s’exclama joyeusement Sunny lorsque Jo lui répondit qu’il n’était pas étonné qu’elle soit fleuriste. Elle n’allait pas lui demander pourquoi, évidemment, mais elle était secrètement curieuse de savoir pourquoi il pensait cela. Peut-être que si elle recroisait Jo plusieurs fois, et que celui-ci ne décidait pas de la fuir comme la peste, elle, sa bonne humeur et sa maladresse, elle lui demanderait. Sun’ hocha la tête pour approuver les paroles de Jo. Effectivement, être doué en quelque chose, ce n’est pas inné. Cela s’acquiert avec le temps, la persévérance, et l’expérience. Mais parfois, même en se donnant du mal, il y a des choses pour lesquelles on n’est jamais vraiment fait. Combien de gens, comme Sunny, savent pâtisser et faire de bonnes choses, sans que cela ne leur permette d’ouvrir une pâtisserie, de se créer une clientèle fidèle, de créer un projet unique et intéressant leur permettant d’en vivre ? Et, autre exemple, combien de gens chantent divinement bien, mais n’ont pas une voix mémorable qui ne pourra jamais les faire remarquer malgré toutes leurs tentatives désespérées ? Sunny aurait aimé ouvrir son salon de thé, mais elle jugeait que c’était encore trop tôt. À vrai dire, elle n’était même pas sûre de l’ouvrir un jour. Financièrement, c’était plus compliqué, plus cher, plus difficile à gérer, et Sunny craignait de couler, surtout qu’elle n’aurait pas les moyens d’embaucher qui que ce soit pour l’aider. Puis, en plus du fait d’avoir peur de ne pas y arriver (car malgré son optimisme et sa détermination, elle n’était pas non plus idiote et inconsciente.), elle ne voulait surtout pas causer du souci à Marnie, ni qu’elle soit obligée de mettre de l’argent dans ce projet qui ne marcherait peut-être même pas. Puis comme Jo venait de le signaler, Sun’ était encore jeune, et si tout allait bien pour elle, elle aurait peut-être le temps de réaliser ce rêve une fois qu’elle aurait assez économisé. « C’est vrai, vous avez raison. Peut-être qu’un jour, j’aurais mon salon de thé, qui sait. » , dit-elle en souriant à Jo.
Sunny lui retourna la question, et sa réponse fut plutôt évasive. « Que de mystère ! » , plaisanta la jeune femme en lui souriant. Après tout, il avait bien le droit de ne pas lui répondre, et n’avait pas la moindre obligation de lui donner des informations sur sa vie, mais sa façon de répondre l’avait amusée. La suite apprit à Sunny que Jo n’avait pas l’air d’avoir d’emploi stable, ce qui expliquait probablement sa situation actuelle. Et en étant à la rue, malheureusement, trouver un travail devenait difficile. Et plus les gens passaient de temps dans la rue, plus l'idée de travailler s'éloignait. Le cercle vicieux, injuste. « C’est tout ce que je vous souhaite. Et si jamais vous avez besoin d’un coup de main pour trouver quelque chose de stable, il y a des bénévoles ici qui peuvent vous aider. » , précisa timidement la jeune femme pour lui montrer qu’ici, il n’était pas seul, et que s’il le souhaitait, il ne le serait plus. En entendant la suite, Sunny pencha très légèrement la tête, l’air de rien, pour essayer d’attirer son regard afin de dire très sincèrement et sérieusement « Il y en a un. Il y en a même plusieurs, Jo. ».
Elle lui fit un petit sourire bienveillant et chaleureux, tout en l’observant engloutir le reste de son biscuit « Avec plaisir, Jo ! Je suis contente que vous ayez apprécié mes gâteaux. ». Sunny le suivit du regard, l’observant s’éloigner tout en lui faisant face. Le voyant sur le départ, elle se décolla du mur et récupéra sa boite, prête à refaire le tour de la salle pour distribuer les pâtisseries restantes. Il était hors de question qu’elle les garde pour elle. « Merci. Je garde ça dans un coin de ma tête alors. Puis je pourrais engager un goûteur. Il faut quelqu’un d’honnête, qui n’y va pas par quatre chemins. J’ai déjà ma petite idée… », Sunny ne put s’empêcher de ricaner gentiment en lui faisant un clin d’œil. Elle lâcha un petit rire lorsque Jo fit allusion à sa phrase maladroite de tout à l’heure. Elle planta sa paume sur son front pour témoigner son inconfort. Cette phrase allait la poursuivre si jamais elle le recroisait... Surprise par la suite, elle s'exclama en faisant de grands yeux « Dix ?! Rien que ça ! ». Elle fit ensuite un petit signe à Jo alors que celui-ci se rapprochait de la sortie, mais alors qu’elle le regardait partir, Sunny décida de le rattraper afin de lui dire, un grand sourire aux lèvres, comme toujours « Ma boutique. Elle est à Logan City, près des jardins et de la galerie d’art. Venez y faire un tour si un jour le cœur vous en dit. ». Elle marqua une courte pause avant d’ajouter en tournant les talons « … Et il y a des caisses trois fois trop lourdes pour moi une fois par semaine. Le Dimanche. À bon entendeur. Et ça vaut ce que ça vaut, mais vous seriez ravissant dans un petit tablier vert brodé. », précisa la jeune femme d’un air innocent avant de siffloter. « Prenez soin de vous, Jo. À bientôt. », dit-elle lorsque Jo franchit la porte. En rentrant chez elle ce soir là, Sunny espérait recroiser le chemin de Jo un de ces quatre.