toowong :: st vincent's hospital

J’étouffe péniblement un bâillement alors que Jude se hisse sur mes genoux puis gesticule en direction de son assiette dans laquelle repose une tranche de pain grillée. Je le positionne correctement sur ma jambe en attirant son petit-déjeuner, Maia calée dans le creux de mon bras concentrée sur son biberon. La scène est étonnement silencieuse, tel le calme qui repose enfin au terme d’une tempête, cette dernière ayant sévit cette nuit entre la fillette qui hurlait à cause de ses dents qui perçaient ses gencives et Jude en proie à de nouvelles terreurs nocturnes. Finalement, j’avais capitulé en prenant les deux enfants dans le lit de la chambre d’amis que j’avais investie, permettant ainsi à Penny de récupérer des heures de sommeil que je lui espérais réparatrices. Néanmoins, je prévoyais que la suite de ma journée risquait de rendre mes yeux encore plus brillants de fatigue, surplombées de cernes bien dessinées.

Je dépose un baiser sur le front blond du petit garçon avant d’avaler d’un trait mon café noir. « Finis ton petit-déjeuner pendant que je prépare ta sœur, je reviens tout de suite, d’accord mon chou ? » Je lui fais alors qu’il acquiesce, portant maladroitement son jus d’orange à ses lèvres. Je change et habille Maia, saisis le sac contenant ses affaires pour la journée et je reviens dans la cuisine. Je cherche des yeux Jude qui ambitionne de mettre ses chaussures et lui réplique pendant que sa sœur se débat pour gambader au sol. « Tu peux pas mettre celles-ci pour l’école mon lapin, ça ne va pas avec l’uniforme. Tu les mettras pour aller chez Tim, d’accord ? » L’expression sur le visage de Jude s’assombrit rapidement, présageant une colère imminente. « Va plutôt choisir ton dessert pour l’école et on va le mettre dans ta boîte à lunch. Allez, dépêche-toi avant que les dinosaures mangent tout ce que tu préfères, » je le motive, désignant les bestioles ornant la boîte desquelles Jude était passionné. Le garçonnet abandonne ses chaussures pour récupérer des cookies que je l’aide à fourrer dans sa boîte puis dans son sac à dos. « Allez hop, va chercher ta gourde, » je le motive et enthousiaste, le petit se précipite vers le frigidaire pour remplir le contenant d’eau. « Sers-la bien, allez, ho hisse, » je fais en chaussant Maia qui se dandine sur mon genou replié. « Avec une telle force, les dinosaures n’ont qu’à bien se tenir. Tiens, mets-la dans ton sac, » j’encourage en enfilant son manteau à Maia et en attrapant le blouson de Jude. « Donne-moi ton pied, » je lui enfile rapidement ses souliers pour éviter un nouveau drame et l’attrape sous le bras à l’en faire rire. « Bon, normalement, j’ai rien oublié, » je formule à haute voix avant de refermer la porte derrière nous trois.

Jude à l’école, Maia à la garderie de l’hôpital, j’arrive même en avance aux transmissions. Dès que l’activité le permet, je remplis mon gobelet de café et au moment de la pause, je me laisse mollement tomber sur l’une des chaises de la salle de repos, mon repas dans une boîte en plastique devant moi. Je soupire doucement, me frotte les yeux et dédie mon attention sur la porte de la salle qui s’ouvre sur Olivia. « Hey, » je la salue avec un sourire sincère. « Comment va la petite ? » Je lui demande, évoquant l’enfant de sept ans qui s’était débattue contre son agresseur, un homme que fréquentaient ses parents, en lui mordant entre autres si férocement l’oreille qu’il avait nécessité des points de suture que j’avais dû lui prodiguer.

@Olivia Welch

Je m'apprêtais à ouvrir le couvercle de ma boîte en plastique contenant une valeureuse salade de pates que j'avais improvisée la veille lorsque la porte de la salle de repos s'ouvrit sur la silhouette d'Olivia. Je considérais le visage de mon amie de longue date, devinant les traces laissées par ses dernières prises en charge. Mes pupilles la suivirent jusqu'à la machine à café où elle se coula une boisson qu'elle chargea en sucre, témoignant de son besoin de remontant. « Je pense qu'elle va mieux que moi » Je me redressais sur mon siège, animant les muscles fatigués de mon dos. J'offrais un regard agrémenté d'un rictus compatissant à mon interlocutrice. « Elle est impressionnante, cette petite, » je commentais avec tristesse et admiration. Une détermination remarquable née d'une situation qu'elle n'aurait pas dû vivre. « Elle a presque l'âge de Lizzie, tu te rends compte ! » J'acquiesçais silencieusement, réservé.

Le début de ma carrière s'était déroulé en pédiatrie. Si je ne m'étais pas destiné à ce service de prime abord, les remplacements m'avaient guidé vers celui-ci où j'avais démontré des compétences intéressantes ainsi qu'une aisance naturelle. Une sorte de force que l'on se découvre par hasard, comme une nouvelle matière à l'école qu'on ne soupçonnait pas aimer et qui nous plait, certes, mais surtout dans laquelle on semble être doté de facilités. Je n'avais jamais eu la prétention de me juger très bon en quelconque domaine, je m'appliquais à faire de mon mieux, mais mes collègues et supérieurs m'avaient toujours reconnu comme un atout dans les secteurs pédiatriques. Mes premiers gestes en qualité d'infirmier diplômé s'étaient ainsi voués à des jeunes patients et encore aujourd'hui, naturellement, j'apportais mon soutien dans ces prises en charge dans le cadre des urgences, tout comme il ne m'était pas inusité que je passe dans mon ancien service où étaient soignés bon nombre des patients soutenus par l'association Run for Judy de laquelle j'étais vice-président. Néanmoins, je reconnaissais que depuis que j'étais père, mon approche vis-à-vis des jeunes avait changé. Mon cerveau tendait à faire l'association entre certaines des infortunées têtes blondes passant le seuil du centre hospitalier à ma propre descendance que j'espérais en sécurité à la maison, à la garderie ou à l'école. Être père avait inoculé en moi un instinct profond et chaque détresse que je lisais dans les yeux des petits malades s'apparentait à celle que je refusais de percevoir dans les pupilles de mes progénitures, me serrant indéniablement, et plus fort qu'auparavant, le coeur.

« En fait, je sais pas ce qui est le pire... Bosser aux urgences ped en imaginant mes enfants dans le rôle des victimes, ou être chez les adultes et devoir m'occuper des agresseurs. » Je me mordillais la lèvre inférieure, étudiant quelques instants ce dilemme. « Bosser aux urgences ped en imaginant ses enfants dans le rôle des victimes, » je tranchais. Je contrôlais mieux ma colère que mon amour et personnellement, j'aurais moins de difficulté à soigner l'agresseur que la victime si cette dernière me rappelait ma fille ou mon fils. En addition, je craindrais poser des gestes moins justes, que mon jugement soit altéré par la peur de faire plus mal qu'il ne le faudrait. Je me mettrais moins de pression à soigner une brute qu'un innocent, même si les soins que je prodiguais étaient religieusement effectués avec tout le professionnalisme dont j'étais capable. « A mes yeux, c'est comme le fait d'éviter de prendre en charge ses proches quand ils vont vraiment mal parce que notre coeur altérerait notre esprit et qu'on serait moins efficace. C'est toujours plus facile de soigner des inconnus. » Aussi mauvais soit-il, bien que j'en convenais que prendre le recul sur les gestes abominables posés par le patient pour le soigner dignement n'était pas spontané ni naturel à tous. Plus d'une fois, je m'étais confronté à des désirs de vengeance de collègues. Récemment encore, j'avais dû m'interposer entre une interne et sa patiente dont le passé rendait les gestes de la professionnelle bien plus bruts et douloureux qu'ils ne l'auraient été à l'encontre d'un autre malade. « Mais c'est peut-être parce que j'ai jamais voulu me venger en général, » j'expliquais. Aussi curieux cela puisse paraître, je n'étais jamais parvenu à conserver une colère ni faire naître des désirs de rétribution à l'encontre de quiconque m'eut fait du mal. Je tenais rancune et n'oubliais assurément aucun tort à mon égard mais je ne souhaitais pas du mal pour autant aux individus m'ayant fait souffert. J'avais fréquenté des femmes qui m'avaient brisé le coeur, l'une d'entre elles m'avaient conduit jusqu'au bord du précipice duquel j'avais même sauté, et pourtant, il m'était incapable de lui vouloir des maux, et cela même avant que j'apprenne qu'elle était la mère de mon fils qu'elle m'avait caché pendant près de trois ans.

J'inspirais profondément, retroussais mes manches, attrapais ma fourchette. « Comment vont les jumeaux et Paul ? » Je demandais avec un sourire tendre. « Lenny m'a dit qu'il était en négociation avec toi pour que vous alliez à un festival de musique ? » Je m'intéressais, curieux, empalant sans appétit une fettuccine. « Ces pates me font penser à mon patient qui me disait avoir mangé des "pates longs fils" à son dernier repas, » je relatais, sans moquerie aucune.

A mes yeux, nous arrivions au monde avec notre lot de cartes à jouer : nos forces et nos faiblesses. Puis, à mesure des expériences rencontrées, des épreuves relevées, des rencontres effectuées, des connaissances emmagasinées, des victoires récoltées, notre main évoluait ainsi que nos stratégies pour se parer au mieux aux dés de l'univers ou aux cartes des personnes nous entourant, pas toujours dotées des meilleures intentions à notre égard. Toute la richesse de la condition humaine reposait sur ces différents atouts et désavantages et lorsqu'on rencontrait quelqu'un qui nous complétait, le combo était forcément gagnant. A mes yeux, sur le volet professionnel, j'avais eu la chance de dénicher ma moitié en la personne d'Olivia. Ce que l'un appréhendait, l'autre le maîtrisait et par nos approches différentes, les prises en charge se voulaient efficaces et sereines selon moi. Si Olivia valorisait le fait que je sois un soignant à l'écoute et patient, pour ma part, j'étais persuadé que la rousse possédait bien plus le chic que moi avec les malades. J'avais choisi les urgences parce que j'étais attiré par ce que ce service avait à offrir techniquement et humainement. Des situations critiques, diverses, voguant de l'hilarant au traumatisant. Mais aussi, des patients qui ne restent pas et desquels on ne s'attache ainsi pas autant que dans des secteurs de plus longs séjours, même si certains y étaient malheureusement pour eux habitués. « L'art de prendre du recul, » je commentais simplement, conscient que nous restions heureusement humains et que nous n'étions jamais à l'abri d'être confronté à des situations esquintantes moralement comme physiquement. Je m'étais résigné à faire de mon mieux, troquant parfois des patients avec des collègues selon nos appétences. J'étais de ceux qui préféraient encore soigner un criminel monstrueux qu'une personne venant d'attenter à ses jours, conscient que je savais garder mon sang-froid pour la première situation mais que la deuxième me ferait spiraler mentalement.

Je ris doucement lorsque Olivia me présentait l'évolution de Paul chez elle. Je ne doutais pas de la chaleur des jumeaux et de l'infirmière pour soutenir l'adolescent et le faire sentir chez lui à leur domicile. « La dernière fois que je l'ai vu, il m'a semblé plus décontracté, » j'avouais. Ce qui n'avait pas été gagné d'avance vu à quel point le jeune homme était recroquevillé contre lui-même et osait à peine prendre la parole à son placement. « Il est bien tombé avec vous trois. Vous allez lui donner confiance et goût à sortir de sa coquille, » je prévoyais, optimiste. La maison des Welch était dynamique mais sensible, de quoi selon moi colorer le quotidien du jeune homme sans pour autant le brusquer ou le mettre totalement mal à l'aise. « Tu manges pas ? Tu veux qu'on partage ? J'ai pas très faim, » je proposais en croisant le regard de Liv sur ma salade, prêt à sortir une assiette du buffet pour la servir en plus du café que je m'apprêtais à faire couler de la machine.

Un nouveau rire fila entre mes lippes devant la réaction de l'australienne face à l'envie de son fils de se rendre au festival de musique. « Je te proposerais bien mon soutien mais mes enfants sont encore moins tenables que les tiens, sans compter Penny enceinte jusqu'aux yeux, » je présentais. Si Jude seul pouvait être envisageable, ajouter Maia à l'équation d'une telle sortie promettait d'être mouvementé. De plus, j'étais assez frileux à me rendre potentiellement à une heure de distance de Brisbane considérant la grossesse de ma petite amie.

Je reportais mon attention sur ma salade lorsqu'Olivia me demanda si tout allait bien sur un ton qui dénotait avec le reste de notre conversation. Le genre d'intonation qu'elle utilisait lorsqu'elle désirait une réponse sérieuse, le genre de timbre grave, mélange savant à la fois autoritaire et concerné, qui alarme même lorsqu'on n'est pas personnellement visé. Mon regard passe de son portrait à mes bras et je baisse mes manches. Flagrant délit. « Tu me le dirais, si tu étais frustré ou que tu avais un problème ? » Je passais une main dans mes cheveux, je me redressais sur mon siège, fuyant quelque peu les pupilles de mon interlocutrice dardant ma silhouette. Si je n'aspirais pas présentement à croiser son regard, je ne comptais pas pour autant lui mentir, sachant bien que la Welch décèlerait aisément ma malhonnêteté. « J'ai juste beaucoup de choses en tête avec lesquelles j'ai du mal à faire de l'ordre, » je présentais, hasardeux. « Je doute, je me sens coupable, je m'en veux, » je résumais d'un air fatigué. « C'est juste pour me recentrer le temps que ça se tasse. C'est pas grave. C'est sous contrôle. »

Avec un certes fin mais sincère sourire aux lèvres, j'écoutais Olivia me relater l'adaptation de Paul chez elle et dans quelle mesure la présence des jumeaux aidait l'adolescent. J'en avais moi-même été témoin, au fil des quelques escapades que j'effectuais au domicile familial des Welch, me réjouissant de constater le jeune homme prendre davantage d'assurance et surtout, se décontracter. La trentenaire produisait un travail formidable en addition de son poste au centre hospitalier. Je comprenais entièrement son dévouement et son ambition, ayant moi-même adoré être famille d'accueil à l'époque où je fréquentais Lucy. Néanmoins, je reconnaissais aussi que nous ne pouvions aider tous les enfants tout comme nos aptitudes avaient tristement leurs limites. Il était crucial que les profils concordent et parfois, au plus grand bonheur de tous, des enfants dans le plus grand besoin étaient placés au sein de milieux propices à leur épanouissement, comme il était ici le cas pour Paul. « Il a l'exemple de comment fonctionne sainement une famille et ce que sont l'affection et l'amour, » je décrivais, imaginant la bouffée d'oxygène que détenait désormais Paul.

Je versais la moitié de ma salade dans l'assiette de Liv alors qu'elle me signifiait devoir dénicher une meilleure organisation à l'avenir. Je souris doucement, attrapant mon café, mon appétit me faisant défaut. « Je prépare en grande quantité le soir après que Jude se soit endormi et pendant que Penny s'occupe de coucher Maia et nous choisit un film sur Netflix, » je présentais ma stratégie. Il s'agissait pour le moment de la technique qui fonctionnait le mieux, même si elle risquait d'être mise à rude épreuve dès l'arrivée des jumeaux et qu'elle tenait qu'à la routine assez précaire des deux petits déjà présents. « Je peux en apporter pour deux, » je lui proposais spontanément, avant de rire doucement devant le projet d'envergure de sortie d'Olivia. « T'es vraiment motivée ! Mais tu es sûre pour Jude ? Il serait aux anges, il est tellement fier quand il peut jouer avec Lenny et Lizzie, » j'annonçais avec gratitude, persuadé que cet après-midi serait mémorable pour mon fils qui en racontera avec grand entrain les détails - plus ou moins exagérés - à la maison sur la semaine suivante. Néanmoins, je ne souhaitais pas abuser de la gentillesse d'Olivia, quand bien même Jude l'adorait et qu'elle l'aimait tout autant.

Je me redressais sur mon siège, retroussant machinalement mes manches avant de les rabaisser face à la remarque de mon interlocutrice. Tout en fuyant son regard, je banalisais le recours aux blessures que je m'infligeais. « Isy... Je suis là quand tu as besoin d'organiser tout ce qui te passe par la tête. Et tu dois pouvoir compter aussi sur Penny. Tout plutôt que ça. » Je ne possédais pas l'affront ni l'irrespect de mentir à ma meilleure amie mais je refusais de l'inquiéter pour ce que je considérais une situation sous contrôle. Je sentais mon coeur se serrer douloureusement face à la vérité tranchante qu'elle me signifiait, contre laquelle je ripostais : « C'est vraiment pas grand-chose, Liv. » « C'était quand la dernière fois que tu t'es marqué les bras ? Et combien de temps entre cette fois-là et la précédente ? » Un rictus sans joie étira la commissure de mes lèvres et je dédiais un faux intérêt à mon assiette, ne pipant mot. « Je veux juste t'aider, Isy. Laisse-moi faire, » appuya l'infirmière puéricultrice. J'inspirais profondément avant de capter le regard de ma meilleure amie qui ne rompait pas le contact visuel sur ma personne. « Tu veux me faire une consultation ? » Je tentais avec un humour défait qui ne rendait la phrase que plus triste. « Tu sais que je fais partie des pires patients parce que je sais ce que tu veux entendre, » j'ajoutais en malmenant négligemment un morceau de carotte. A mon hospitalisation dans le prolongement de ma tentative de suicide, je me rappelais encore des paroles du chef de service m'annonçant qu'il détestait prendre en charge des soignants parce qu'ils savaient en partie quoi dire pour se dérober du service. Il ne s'était pas privé de m'annoncer ne me faire aucune confiance et il avait eu raison, car mon premier projet à mon congé de l'hôpital avait été de conclure ce que j'avais entamé de manière funeste. Si ça n'avait pas été pour la présence en continue de mes amis chez moi, j'aurais probablement, au mieux, fini de nouveaux aux urgences du centre hospitalier le plus proche.

« Je sais pas quoi te dire, » je confessais, la joue dans ma main, aussi résigné que navré. « J'ai besoin de le faire. J'ai envie de le faire. Comme quelqu'un qui a besoin de sa cigarette. » Je soupirais, ayant conscience que mes paroles étaient peu rassurantes. « Ca me fait du bien, ça me calme, » je tentais d'expliquer, fuyant de nouveau le regard de Liv, de peur d'y lire de l'horreur, de l'inquiétude ou de la colère. « C'est superficiel. C'est sous contrôle. » Je jetais un coup d'œil à la porte, m'assurant qu'aucun de nos collègues ne s'infiltraient dans la salle de repos. « Je me sens beaucoup aspiré ces temps-ci, constamment sur un fil. J'ai peut-être un jour passable pour dix horribles et c'est - » je marquais une pause, frottais mon visage de mes mains. « J'sais pas. C'est pénible, c'est chiant, c'est fatiguant. J'aime pas être comme ça, je le supporte pas, mais j'arrive pas à me tirer de là, » je confessais laborieusement. « J'ai l'impression d'être un château de cartes construit sur une base pourrie. » L'image me revenait sans cesse. Je m'évertuais à construire mon futur, je faisais des projets, j'en étais heureux, j'étais magnifiquement bien entouré, mais dès que je baissais les yeux, je constatais avec épouvante toutes les failles, tous les poisons, toutes les erreurs. J'en avais alors des haut-le-coeur, le sang glacé, le coeur percé de culpabilité et de honte ; et j'étais terrifié de m'écrouler et apporter dans ma chute des cartes qui ne le méritaient pas. « Je sais que c'est pas bien. Mais il y en a bien qui se droguent et qui s'enivrent. » J'accusais, comme s'il s'agissait d'une compétition.

Un fin sourire sincère étira mes lippes tandis qu'Olivia me relatait l'adaptation et l'épanouissement de Paul au sein de son foyer. Des quelques anecdotes qu'elle m'avait confiées, j'avais rapidement compris que l'adolescent avait grandit dans une famille aux comportements peu adaptés au bien-être d'un enfant, inoculant des mécanismes et des traumatismes chez le jeune que son placement en famille d'accueil permettait doucement de gommer. Somme toute, Paul était un garçon courageux dont la roue avait enfin tourné et j'espérais de tout mon coeur que ses parents vainquent leur addiction tout comme l'adolescent parvienne à mener une vie heureuse en dépit de ses débuts tumultueux sur notre planète.

Lorsqu'Olivia me raconta que l'affection de sa fille pour la pâtisserie ne venait probablement pas de la sienne pour la cuisine, j'encourageais : « Personnellement je me contente de mettre ce que j'aime manger en partant du principe que ça donnera forcément quelque chose qui me plaît... » Même si certains combinaisons faisaient souvent sourciller Penny. « Les vidéos Facebook où ils balancent tout dans un saladier sont assez entraînantes, aussi, » j'avouais avec satisfaction. « Ca amuse beaucoup Jude quand il se relève du lit. » Je ris ensuite doucement à la description de l'appétit de Paul. « Ah les garçons ados, c'est le pire, » je faisais avec un clin d'oeil complice. « Tu verras, tu vas pas y réchapper non plus avec Lenny, » je prévenais avec humour.

« Tu me diras. C'est super gentil, en tout cas, » je faisais, reconnaissant que Liv envisage de permettre à Jude de profiter du festival de musique organisé par la ville. Le concept du garçonnet fou de joie s'évaporera néanmoins avec fulgurance de mon esprit lorsque mon amie remarquait les marques inscrites sur mes bras et en élucidait instantanément la provenance. Mon premier réflexe fut de banaliser les faits bien que je les cachais désormais en tirant sur mes manches, interdit. Puis, je m'efforçais d'ajouter des nuances de désinvolture à la situation, rappelant que par ma profession et mon expérience, je savais déjouer quelque peu l'inquiétude des professionnels (et si je savais quoi ne pas dire, je savais exactement quoi ne pas faire, n'est-ce pas ? Je gardais ainsi contrôle sur la situation.) « Je veux entendre la vérité. Et je te connais assez pour savoir quand tu mens. » J'inspirais profondément, calant ma joue dans ma main, coude sur la table. Je louchais avec un faux intérêt sur ma salade, déplaçant les morceaux de concombre sans pour autant les percer de ma fourchette. Laborieusement, je tentais d'expliciter à mon amie mes états d'âme et le bien-être que me procuraient ces mutilations, aussi déjanté cela puisse sonner, tout en soulignant le fait que mes gestes demeuraient sous ma maîtrise. « C'est sous contrôle mais c'est comme une cigarette ? Isy, si tu peux pas t'empêcher de le faire, c'est que justement, tu as perdu le contrôle. » Je hochais la tête en signe dénégation, laissant entendre que nous ne nous comprenions pas. « C'est la sensation, Liv, comme la cigarette. Tu sais, comment tu te sens moins tendu après ta clope, » je tentais de justifier (de négocier ?) alors que je constatais avec effroi que me faire du mal était devenu une obnubilation, une volonté. A chaque plaie que je m'autorisais, les barrières que je m'étais précédemment érigées sombraient et je glissais de plus en plus profondément dans le creux de mes travers. « Je peux arrêter, c'est juste que - » je commençais avec détermination, le mutisme me saisissant néanmoins quand je me rendis compte à quel point je sonnais comme un individu souffrant d'addiction.

Un rire aussi bref que nerveux se déroba de mes lippes lorsque ma meilleure amie me rappela que j'aurais pu l'appeler au secours plutôt qu'avoir de tels recours. Je plongeais mon visage dans mes mains, m'empêchant de lui signifier que son emploi du temps était bien assez chargé pour que je ne m'y mette pas à y noircir de ses rares plages libres. Je t'aurais dérangé beaucoup trop de fois, Liv. La soignante poursuivait en listant les défis de mon quotidien. « C'est pas leur faute. C'est pas la faute de tout ça, » je défendais, quand bien même mon amie n'accentuait que le stress qui découlait de ces nombreuses responsabilités sans les incriminer pour autant. Plutôt, je devrais baisser la barre trop haute que je me fixais, réalisant que les charges étaient présentement assez lourdes.

Je laissais retomber mes bras, croisés, sur la table, lançant un regard trahissant mon refus catégorique de consulter plus tôt que prévu mon thérapeute. « C'est sous contrôle, Liv. Ca va aller. C'est pas grave, » je tentais de la rassurer, la sensation de produire de réels coups d'épée dans l'eau m'étreignant néanmoins tandis qu'une angoisse nouvelle se logeait au creux de mes entrailles. Et si ce n'était pas tant sous contrôle que ça ? Je baissais de nouveau les yeux sur ma salade, fuyant, avant que mon interlocutrice ne s'enquière de nouveau sur ce qui m'incitait à rechercher des sources de soulagement, aussi nocives soient-elles. « De la résignation, » j'annonçais, maussade, divulguant par la même occasion que j'avais posé les armes, que j'avais cessé de me hisser hors de ce trou au sein duquel j'étais sans cesse aspiré. « Je sais que je vous déçois, » je déclarais, sans fondement mais avec une infinie tristesse. « Je sais que je devrais me réjouir et profiter de chaque jour, » je m'accablais. Cela faisait des années que je le reconnaissais mais j'étais incapable d'appliquer cette leçon. Vous êtes brillant et vous êtes trop investi, m'avait-on un jour jugé. Les reproches que je réfléchissais trop aux possibilités que les choses tournent mal et que je regrette mes choix m'étaient communs. J'étais quelqu'un qui recherchait la stabilité, de base, et qui tenait à mener sa vie d'une façon réfléchie et juste. Elle avait eu beau m'apprendre qu'on ne pouvait la contrôler, je m'efforçais de souhaiter en déjouer les règles pour en tirer les meilleures cartes et les conserver jalousement. « C'est mon rêve, après tout. J'ai tout ce que je veux. » Alors pourquoi me sentais-je si mal ? Pourquoi avais-je si peur ? « Je ne suis pas quelqu'un de courageux. J'ai toujours peur de perdre ce que j'ai. » La terreur de ne pas être à la hauteur et de perdre Penny. La crainte de ne pas prendre les bonnes décisions et de perdre ma chance d'être un bon père pour mes enfants. Avais-je raison de poursuivre mon train de vie professionnel lorsque ma petite amie m'avait reproché, anxieuse, ne pas être assez présent à la maison ? N'aurais-je pas dû prendre du congé ? Changer de voie ? Modifier mes fonctions ? En faisais-je assez à la maison, depuis notre dispute de janvier après laquelle je m'étais forcé de libérer davantage de mon temps pour rester auprès des miens ? « Je fais peut-être des caprices. » Choisir est renoncer et je ne m'en sentais pas capable, pourtant, le temps qui passait alors que les difficultés se croissaient me rappeler que je ne pouvais me complaire dans l'inertie. Je me sentais démuni, incapable de trouver une solution à mes problèmes, incompétent à défaire les nœuds se multipliant dans mon cerveau et serrant de plus en plus fort mon coeur d'angoisse. J'inspirais profondément, massant brièvement mes tempes, fixant un point invisible à la droite de Liv. « J'aimerais avoir une boule de cristal qui me permettrait de savoir si je fais ce qu'il faut. Juste un aperçu d'une seconde qui me rassure et me fait me dire "okay, c'est bon". » Une magie qui me garantirait que mes proches ne se porteraient pas mieux sans moi, que j'avais raison de persévérer, que je pouvais faire confiance en le destin, en mon instinct.

Je comprenais rapidement que je n'obtiendrais pas gain de cause avec Olivia et que mon amie était entrée dans son attitude de féroce attention au cours de laquelle son ton s'avérait sévère parce que son coeur était gorgé d'attention. Vainement, je tentais de la convaincre que mes scarifications étaient totalement sous contrôle et qu'elles me permettaient de conserver une maîtrise sur ma santé mentale. J'avais beau m'évertuer à lui décrire mon sentiment face à cette pratique pourtant interdite, mon interlocutrice demeurait véhémente à rejeter tous mes arguments, usant de mots de plus en plus forts qui eurent l'effet d'augmenter mon rythme cardiaque et générer une boule d'émotions de plus en plus proéminente dans le fond de ma gorge.

« Je suis pas un drogué, » je m'entendais défendre timidement avant de couper tout contact visuel avec Olivia, consacrant avec honte mon attention à ma salade indemne. Je risquais un regard incrédule en sa direction lorsqu'elle me soulignait l'importance de "lâcher les trucs les plus importants pour avoir un peu de temps pour moi". Une stratégie qui me semblait totalement saugrenue et contreproductive entre les horaires à rallonge au travail, la situation à la maison et les occasions que j'essayais de caser pour assurer à bout de bras mes responsabilités au sein de l'association Run for Judy. « Je peux rien lâcher, Liv. J'ai déjà lâché tout ce que je pouvais. » Une croix avait été, sans regret, faite sur une bonne partie des loisirs, certains rôles à l'hôpital et activités bénévoles. Je ne m'en plaignais assurément pas, je ne les avais pas quittés définitivement et je priorisais de bon coeur et sans hésitation aucune ma famille. Néanmoins, j'avais aussi besoin de me rendre au travail et je ne pouvais pas lâcher l'association que je vice-présidais.

Je me mordais la lèvre inférieure pour ne pas contredire Olivia lorsqu'elle assurait que j'avais conscience que la sensation de contrôle que je lui décrivais lorsque je me scarifiais était une illusion, sachant que je n'arrangerais pas ma cause à lui garantir que non, ce n'était pas une illusion et que bien sûr, j'étais convaincu avoir tout le contrôle sur mes agissements. Néanmoins, je reconnaissais décevoir mon entourage et spontanément, la culpabilité m'envahissait lorsque ma meilleure amie me confiait s'inquiéter pour moi. « T'as pas besoin de t'inquiéter, Liv. Ca va aller, » j'affirmais dans le vent, armé seulement de la volonté de ne pas créer du mauvais sang à la jeune maman.

« Quels caprices tu fais ? » J'enfouissais mon visage dans mes mains, pressant délicatement mes paumes contre mes yeux fatigués. « Plein de caprices, Liv. Il y a des millions de gens qui ont des vies bien plus difficiles que la mienne. » Je m'abattais, perfectionnant mon rôle de mon meilleur ennemi. « Ce n'est pas ta faute pour leur père. Ils ne peuvent pas t'en vouloir. » Lizzie et Lennie étaient deux enfants totalement épanouis. S'il manquait certes une figure paternelle dans le tableau de leur vie et que je ne pouvais pas prédire comment ils souhaiteraient la définir dans le futur, les faits demeuraient qu'Olivia n'avait jamais chassé leur paternel et n'avait jamais cherché à ce que la situation soit telle qu'elle l'était. Elle avait simplement assumé cette grossesse surprise, tout en gardant la porte ouverte à un homme qui n'était pour l'instant passé dans sa vie que le temps de quelques heures.

« C'est quoi le nœud du problème ? Qu'est-ce qui t'a fait aller si loin ? » Je soupirais discrètement. Olivia mettait le doigt exactement là où ça faisait mal, en bonne amie, en bonne empathe. « J'ai réalisé que je n'en faisais pas assez, » je résumais sombrement, épargnant à quel point je me sentais coupable de ne pas être à la hauteur et, par répercussion, de nuire et être un poids dans le quotidien de Penny et des enfants. « Je vais devoir repartir travailler, Liv. »

Même si Olivia jugeait la situation avec justesse, j'étais profondément incapable d'adhérer à ses propos. Submergé dans un quotidien houleux de ses nombreux défis, doublé d'une anxiété et culpabilité ravageuses, il m'était néanmoins purement inconcevable de m'autoriser à étouffer lorsque, comme la Welch l'indiquait, seules deux missions régissaient ma vie pour le moment : mon métier et mon rôle de conjoint et père. Comment pouvais-je me permettre de suffoquer lorsqu'il était question de ces simples missions que d'innombrables parents assuraient haut la main ? Comment pouvais-je accepter défaillir, vouloir prendre une pause, tenter de prendre du recul, quand j'étais horrifié par le concept de moins aider Penny à la maison, cette dernière croulant sous la charge quotidienne et désormais enceinte de jumeaux ?

« Ce n'est pas pareil, » je m'entendais marmonner à l'attention de mon interlocutrice, bien qu'un tendre sourire satisfait habita mes lèvres lorsque je songeais à ce dénommé kidnapping que Liv décrivait. En aucun cas je n'avais regretté mon geste et si je pensais bénéfique de le reproduire, je n'hésiterais pas une seule seconde à réitérer pour le bien-être de ma meilleure amie. Or, buté, je rejetais sa réciproque et je hochais spontanément la tête à la négative lorsqu'Olivia m'offrait de veiller sur Jude et Maia quelques heures, percevant cette finalité davantage comme un échec qu'une aide. Prouver être un bon père ne passait pas, dans mon cas, par reléguer ses enfants à ma collègue, autant de confiance puisse-t-elle être. « C'est gentil, » je remerciais tout de même poliment, glissant mes bras sous la table, sur mes genoux, capitulant définitivement à déjeuner, mon appétit inexistant et mon estomac noué par cette discussion.

Je me mordillais légèrement la lèvre en réponse aux propos que je considérais durs de mon interlocutrice. Je savais pertinemment qu'entre nous, nous n'avions que faire de prendre des pincettes. Les choses étaient dites clairement, simplement, directement. La confiance reposait aussi sur ce franc-parler, qui n'avait pas pour but de blesser, bien au contraire, mais d'aider en, notamment, ouvrant parfois les yeux de l'autre. « Je ne veux pas que tu t'inquiètes pour moi, » je plaignais toutefois. « Je connais mes limites, » j'affirmais sans grande conviction. Certes, l'expérience était présente, mais elle ne jouait pas ici comme un atout et plutôt comme un danger supplémentaire, tant que je ne l'exprimais pas comme preuve face à une Welch que je soupçonnais saurait bien vite la démonter.

Je frottais mon visage en soupirant alors qu'Olivia persistait en clamant la vérité. J'avais conscience que je ne pouvais pas la contredire mais le simple fait d'accepter ne pas aller bien, de considérer que ces mutilations soient graves, me retournait l'estomac d'une peur fulgurante et d'une honte acerbe. La sommation de ma meilleure amie de consulter eut l'effet d'un électrochoc dont je regrettais l'impulsivité derechef : « Je ne veux pas aller consulter. » Face à l'air que m'offrait Liv, j'argumentais : « Je ne veux pas qu'on change mon traitement et je ne veux pas qu'on me mette en arrêt. » Autrement dit, je voulais m'en sortir seul. A refuser l'aide professionnelle, à refuser le soutien d'Olivia, à cacher la situation à ma conjointe. Encore une fois, je déployais ma manie de m'isoler pour résoudre des problèmes, favorisant la noyade à une simple sollicitation extérieure.

« Je sais que je ne fais pas assez, » je contredisais avec émotion, sans oser exposer explicitement à Olivia les reproches que Penny m'avait dédiés sous le coup de l'émotion et qui résonnaient encore en moi. « On me l'a toujours reproché dans ma vie personnelle. Sauf que maintenant, en plus, j'ai des enfants. » Les conséquences de mes absences étaient ainsi doublées, tout comme la culpabilité de manquer à mes proches. « Pour toi peut-être que ça te semble assez. Et j'aimerais tellement que ce soit assez. Mais ce ne l'est pas et je n'ai pas assez de vingt-quatre heures dans une journée pour que ce le soit. » Je soupirais, désespéré. « Je ne vois pas comment faire une pause ou comment aller consulter m'aidera à gérer plus chez moi. Ca me fera juste perdre encore plus de temps et j'en manque. » De plus, je n'avais jamais inculqué le bienfait de souffler. A mes yeux, le temps pour soi passait en dernier. Rares étaient les pauses que je prenais, je m'acharnais toujours pour faire le plus et le mieux, m'oubliant prodigieusement dans ce processus déterminé. Pour moi, souffler et me recentrer était un luxe accessoire, alors qu'en réalité, il était l'un des piliers d'une santé mentale saine et en toute hypocrisie, je savais inviter quiconque à prendre du temps pour eux. « J'ai peur de perdre Penny et les enfants parce qu'elle aura trouvé quelqu'un de plus disponible. J'ai peur que mes enfants me détestent parce que j'ai pas assez fait pour eux. J'ai peur d'être un raté et de foirer tout ce que j'ai de bien parce que je n'ai pas été fichu d'assumer les deux petites choses qu'on me demande : bosser ici et être présent pour ma famille. » Agacé contre moi-même, je concluais : « Et je n'arrive pas à me convaincre de prendre les choses une à la fois, je n'arrive pas à me rassurer en me clamant d'y aller un jour à la fois. Je n'arrive pas à me réconforter en me disant que j'ai fait au mieux et que je n'aurais pas pu faire plus. Constamment, j'ai ces visions d'horreurs qui me viennent, qui me glacent le sang, qui me font me détester et me trouver si nul. La seule solution que j'ai trouvée pour l'instant pour ne pas partir complètement en vrille et pour me concentrer un peu mieux sur le présent, c'est ça. » Je plongeais mes yeux dans ceux de Liv, lui implorant de comprendre, lui implorant de me fermer les yeux sur cette soupape, aussi toxique soit-elle. « Tu dis que je perds le contrôle mais c'est vraiment la seule chose qui me donne l'impression de le garder. Et c'est peut-être qu'une impression, mais je ne veux pas m'en priver. Je ne veux pas prendre le risque de m'en priver. » Parce que naïvement, j'étais persuadé que me mutiler me permettait de garder aussi à distance mon anxiété et ma dépression, lorsqu'en réalité, mes démarches ne faisaient que les alimenter périlleusement.

Les soirées simplement improvisées devenues quelque peu rituelles chez Olivia semblaient appartenir à une autre vie. Quand bien même je choyais les souvenirs de ces fins de garde chez ma meilleure amie, ses enfants endormis, une bière fraîche dans nos mains respectives à zapper sur son petit écran et à rire de tout et de rien, ces moments anodins avaient été remplacés par d'autres intérêts, d'autres urgences, d'autres préoccupations. Aujourd'hui, ces pauses à la bonne franquette détonaient d'un goût aigre d'irréalisable, malgré le fait que : « Ca me manque quand même, nos thérapies post-garde. » Puis je souriais doucement avant de prier à mon interlocutrice de ne pas se ranger les sangs pour moi, persuadé que je contrôlais totalement la situation.

Je comprenais instantanément que non seulement ma réponse ne convenait pas à Olivia, elle n'en avalait pas le moindre mot. Un débat s'en suivit entre ma volonté de lui faire comprendre mon point de vue et la sienne de me faire entendre raison sur mes travers. Finalement, je rejetais en bloc l'option de consulter, terrifié à l'idée d'être de nouveau prisonnier de la machinerie soignante à laquelle, ironiquement, je contribuais et j'adhérais lorsque je n'étais pas le principal concerné. « Je préfère garder ce traitement-là, » j'affirmais sommairement en fuyant le regard de la rouquine. Je pensais à ces incessants ajustements médicamenteux, ces effets secondaires avec lesquels il fallait apprendre à concilier, ces surveillances rapprochées, ces consultations censées faire le mal pour donner le bien. Je ne voulais pas me consacrer sur un nouveau chemin de croix, je ne m'en sentais ni le temps, ni l'énergie, même si optimiste, la Welch soulignait l'aide que cela pouvait m'apporter. Je ne voulais pas entamer cette démarche, je ne m'en sentais pas la force.

Les multiples arguments de Liv pour alléger mon emploi du temps détaient étrangement et injustement une nuance oppressante. Comme un surmenage, chaque option qu'elle proposait s'imposait en moi avec ses conséquences. Je me sentirais coupable de ne pas être davantage présent auprès de Penny à la maison, je me sentirais mauvais père de confier mes enfants à des étrangers alors que, hypocrite, j'étais le premier à encourager les jeunes parents exténués à prendre soin d'eux en confiant de temps à autres leurs bébés, je ne dormirais pas des nuits de savoir mes progénitures à des kilomètres de Brisbane, même si je les savais en parfaite sécurité chez les parents de Liv et que cela leur serait aussi enrichissant d'aller au ranch. Mais finalement, une partie de moi-même savait également que ces contre-arguments aux offres de l'infirmière n'étaient qu'une manière de ma part de refuser de lâcher prise et de refuser confronter la déchéance de la réalité. Je m'attachais de toutes mes forces à la situation actuelle, comme tétanisé, même si je me trouvais en pleine tempête fouetté par les vagues de mes troubles. J'étais la personne qui risquait l'hypothermie mais refusait de bouger pour l'éviter car elle ne croyait plus au bénéfice de l'effort.

Je me pinçais les lèvres lorsque ma meilleure amie m'interrogea sur ma communication avec Penny. Le problème reposait sur le fait que je ne me sentais pas à la hauteur vis-à-vis de l'actrice et des reproches qu'elle m'avait récemment adressés, tout en estimant que si j'en parlais avec Olivia, je trahissais en quelque sorte ma petite amie avec qui je devrais en discuter en premier. Pour autant, je m'y interdisais, de peur de fournir des motifs à Penny de ne plus croire en notre couple, de se lasser de mon incapacité, de capituler face aux problèmes que j'apportais encore une fois.

Olivia parlait d'expérience et avec raison, tout comme elle partageait le discours d'autres parents. Forcément, je ne pourrais pas être parfait, je ne pourrais pas faire autant que je le souhaitais. Forcément, il y aura des ratés et des manqués, même si je souhaitais tout offrir à mes enfants. Encore une fois, il fallait se concentrer sur l'essentiel, voir l'image en entier plutôt que les détails qui s'avèrent insignifiants avec le recul. Néanmoins, lorsqu'on a la tête dans le guidon, on peine à concevoir le tableau dans sa globalité et à quel point il est vaste de tolérance.

« Est-ce que tu peux... Est-ce que tu peux m'appeler quand ça devient trop et que tu as besoin de te s... » Je cillais, un collègue entra dans la pièce, le mot que s'apprêtait à articuler Liv demeura en suspens. « Quand tu as besoin de le faire ? Appelle, envoie un message, viens me voir. Pour que je t'aide à remettre de l'ordre dans tes idées, ou pour que je te distraies, ou que je vienne câliner Maia et faire jouer Jude avec Lenny. » Je souris finement à ma meilleure amie, de ce sourire compréhensif et poli, ce rictus que j'offrais aux personnes résignées face à la fatalité, ce sourire encourageant sorti quand il n'y avait plus rien à faire si ce n'était qu'accepter une situation qu'on avait tant fuit ou voulu éviter. Bien entendu que je n'appellerais pas Olivia lorsque je ressentirais le besoin de me faire du mal car la vérité reposait sur le fait que cette nécessité était constante, omniprésente, et que malgré toute sa bonne volonté, il lui serait difficile de me distraire autant, sans compter que je ne souhaitais absolument pas l'effarer par le nombre de fois où j'aurais besoin d'elle. La vérité était que lorsque je quitterais cette salle, je ferais sans doute déjà escale aux toilettes pour exorciser toute la culpabilité et la honte qui m'étreignaient et me submergeaient depuis que ma meilleure amie avait compris la nature des marques sur mon bras. Toutefois, je ne pouvais pas mentir à Liv. « Je peux. » Et je ne pouvais pas décemment lui imposer une raison supplémentaire de s'inquiéter pour moi.