@Ugo de Luca
(bayside → brisbane aquatic center)

Je ne sais même pas vraiment pourquoi j’ai proposé à Ugo ce verre. Ce que je sais encore moins, c’est comment le bar s’est transformé en sortie au parc aquatique, parce que Sloan l’a exigé et que je n’ai pas eu le courage d’entrer dans un débat avec mon fils de deux ans et demi. Je n’avais pas envie de le décevoir et de lui rappeler que la vie réelle n’est pas faite uniquement de ce qu’on désire, mais ce n’est pas le genre de discours que je veux tenir à un garçon haut comme trois pommes et aux yeux larmoyants. Le plan a donc été changé et Ugo prévenu au dernier moment, sans que je ne veuille troquer la proposition d’un verre pour autant. Nous le ferons au bar du centre aquatique, avec une bière à la main au milieu des familles occupées à dévorer des glaces malgré l’automne omniprésent en Australie. Ils changent de saisons pour la face, mais en réalité seul l’été subsiste éternellement dans les environs, Ugo comme moi l’avons appris avec le temps.

Je sais que Sloan sera heureux de sortir un peu, tout comme je sais qu’il a besoin de voir autre chose que son père éternellement à cran depuis des mois. C’est un gamin joyeux et plein de vie, il est du genre à se faire des amis dans la pataugeoire des petits, et c’est tout ce que je lui souhaite, mon regard jamais loin de sa silhouette dodue rappelant son jeune âge. “Si t’es en train de penser que j’ai perdu une bataille d’arguments contre un enfant de deux ans et demi et que c’est la raison du rendez-vous ici, t’as totalement raison.” J’ai de l’avance sur lui, une bière déjà complètement terminée à la main, mon cul sur un banc et mon regard posé sur mon fils, quand il ne dérive pas une seconde en direction d’Ugo - cela fera office de salutations, dira-t-on. “Tu peux tourner à la bière, au sirop ou aux glaces. Le choix est varié, on ne manque de rien.” Je continue avec une certaine ironie, notamment parce que je suis le premier qui aurait apprécié de boire quelque chose de plus fort que d’habitude, pour une fois. Quelque chose qui n’est certainement pas en vente dans ce genre d’endroit où la majorité de la clientèle a la tête qui n’arrive même pas au niveau du bar. “J’aurais pu reporter ça à un autre jour, mais au fond je sais que t’avais hâte de surveiller Sloan avec moi, hein.” Evidemment que non, je le sais. Non pas qu’il ait quoi que ce soit contre mon fils, mais bien parce qu’il existe une infinité de choses bien plus excitantes dans la vie. “Dis moi que t’as un truc plus intéressante à me raconter, sinon je vais partir sur l’anecdote de ma quête de crème solaire bio pour enfants, et t’as pas idée de l’enfer qu’elle a été.” Il est père aussi, on partage le même genre d’anecdotes à la con, mais on se débrouille généralement pour ne pas le faire trop longtemps, sûrement parce qu’il refuse autant que moi d’être ce genre de personne qui se résume à son enfant et n’a que son prénom à la bouche. Cela serait pourtant bien plus simple, surtout s’il pouvait me faire oublier celui de Ginny une bonne fois pour toutes.

Ugo est lui aussi un père, ce qui me permet de lui parler de problèmes de père sans avoir à expliciter longuement chaque détail, pour qu’il ne comprenne pas davantage la situation au final. Il comprend aisément quand je lui dis que le bambin haut comme trois pommes avait décidé d’aller à la piscine, et il comprend que je n’aie aucun mal à me battre contre le reste du monde mais certainement pas un mini-moi, pas même alors qu’il n’a miraculeusement pas hérité de mon caractère. Le résumé de ce à quoi s’apprête à ressembler notre après-midi passe aussi par le rapide tour de la carte des boissons, laquelle diffère aisément de ce que tout bar aurait pu proposer. « Exactement, le genre de boissons dont j’avais besoin ! » Au moins, oui. Je me garde de rajouter un commentaire, sans doute un peu trop soulagé que Ugo se prête au jeu pour risquer de le faire fuir maintenant. « A vrai dire, l’endroit me rend presque nostalgique … ça va faire une paire d’années que je ne suis plus de corvée de piscine » Ça fait une paire d’années que Damon a lui aussi passé l’âge de patauger dans la piscine des bambins (quoiqu’il serait capable d’avoir peur de la piscine des grands et préférer retourner là où il a pied), mais le parallèle n’est sans doute pas le bienvenue. “Mais t’es de corvée récupérer l’enfant à une, deux ou trois heures du matin parce que la fête est terminée, et je trouve pas ça plus attrayant.” Sous mes lunettes de soleil, il ne retrouve pas le tracé de mon regard, mais il voit au moins mes lèvres s’agrandir dans un sourire amusé. Sloan n’est qu’un gamin et j’aimerais qu’il le reste toute sa vie. A cet âge, au moins, il ne comprend pas à quel point la vie d’adulte est parfois difficile.

Derrière mes lunettes, je ne ferme pas les yeux pour autant, un regard toujours posé sur le bambin face à moi. Il serait capable de partir avec le premier venu sans même qu’on ait à débourser un bonbon pour cela, je le connais le bougre. Pourtant, avoir à le surveiller ne veut pas dire me murer dans le silence, et à défaut d’avoir quoi que ce soit de plaisant à lui partager, entre la disparition de Ginny désormais classée sans suite et la dispute avec James m’ayant rappelé mon statut de tout-sauf-la-personne-qu’il-a-marié (entre autres erreurs de ma part, comme celle de coucher avec sa cousine), je n’ai rien de bien amusant à lui partager, et je n’ai pas non plus envie de faire l’effort de me creuser les méninges pour cela. « Est-ce que le fait que Valencia retourne le cliché de la crise en quarantaine en se tapant un mec d’à peine vingt-cinq ans et en demandant le divorce est un truc intéressant qui peut entrer en concurrence avec l’anecdote de la crème solaire … ? A toi de me le dire … » Ugo joue la nonchalance, il hausse les épaules et feint de ne rien en avoir à foutre. Ironiquement, je suis à peu près certain d’avoir eu la même allure quand je lui ai annoncé que Ginny avait déménagé à Sydney et qu’elle ne comptait pas revenir, peu importe ce qu’en disaient nos alliances partagées. “Et si tu te tapes une fille de vingt-cinq ans, ça va pas conjurer le sort, pas vrai ?” J’ai jamais été payé pour donner des conseils matrimoniaux, comme vous pourrez vous en douter. J’essaie à peine, en réalité, mais je veux pas tomber dans l’apitoiment et toutes ces conneries. “T’as merdé ? Pour qu’elle en arrive là ?” Il a forcément merdé. Cela doit partir de quelque part, et la source est toute trouvée. Peut-être qu’il s’est tapée une nana le premier, après tout. “Les gamins sont au courant ?” Sloan était bien trop jeune pour qu’on lui explique quoi que ce soit, et tant mieux, mais de son côté la donne est bien différente.

« J’ai pas dit que ça allait en s’améliorant avec le temps. » Mon sourire en coin répond au sien. Non, je sais bien que rien ne va en s’améliorant ; je le sais sans même avoir élevé Damon, ou même participé de près ou de loin à sa vie. Je l’ai connu gamin, et du jour au lendemain il est devenu un adulte sans que personne n’ait pu être prévenu. L'insouciance n’est pas de mise longtemps, pas alors que Ugo semble être celui qui avait terriblement besoin d’évacuer ce qu’il a sur le bout de la langue depuis un certain temps. Je ne connais pas la temporalité des faits, mais je lui poserai la question, sans le moindre doute là-dessus. « No ! » Pas de petite nana ayant précipité la fin de son mariage, donc. C’est presque dommage. Il est vieillissant, oui, mais il n’est pas si pire. J’abaisse mes lunettes de soleil pour le regarder dans les yeux, ma façon à moi de lui faire comprendre que je ne le crois pas un seul instant lorsqu’il est question de me dire qu’il n’est pas le premier à avoir précipité son mariage vers une impasse. Valencia l’aime aveuglément, et l’inverse est tout aussi vrai. « Enfin je ne pense pas avoir merdé ; pas volontairement au moins » - “On y arrive, donc.” Pas volontairement. Je ne remets pas en question sa capacité à être un bon mari, je remets en question sa capacité à faire des erreurs et ne s’en rendre compte que trop tard. Je suis certain que s’il se repasse l’année écoulée au peigne fin, il trouvera l’endroit où il a merdé.

« Rob’ était aux premières loges… » Il grimace, je serre les dents. On a nos défauts, mais on fait de notre mieux pour tenir éloignés nos enfants des différents désastres de la vie d’adulte, et ce peu importe l’âge des concernés. « Il a l’air de ne pas trop mal le prendre ; Maya par contre… J’crois que c’est ce qui fait le plus chier… après le grand coup à l’ego. » Evidemment. J’en connais moi aussi un rayon à ce sujet, depuis la décision de Ginny de partir à Sydney sans prendre de billet retour. Nous ne sommes pas divorcés, comme en témoigne l’alliance que je n’ai jamais cessé de porter, mais c’est du pareil au même: je ne la retrouverai jamais. “Elle en veut à l’un de vous en particulier ? Ou de façon générale, pour plus être les parents parfaits qu’elle idéalise ?” On les idéalisait tous, alors personne ne pourrait en vouloir à la petite. On avait tous nos raisons, mais ils n’ont jamais cessé d’être l’exemple parfait en ce qui concerne un mariage qui fonctionne et une putain de famille parfaite. « On va essayer de se comporter en adultes et de régler les détails à l’amiable, en adultes. » Je ne veux pas avoir le même sourire triste qu’il est le premier à esquisser. Ma tête retombe contre la chaise longue, je pose de nouveau un regard sur mon fils à quelques mètres devant, et mon bras se relève entre nous, mon poing fermé attendant qu’il réponde par le même geste. “Je commence à m’y connaître en divorce d’adultes.” Le mot sort rarement de ma bouche, pour ne pas dire jamais, mais Ugo comprendra sans mal ce dont il est réellement question. Je peux jouer à l’autruche avec beaucoup de personnes, mais pas lui. Un mariage à une seule personne, ça s’appelle un divorce.

« Je vais me trouver le plus cruel des avocats et tout se passera bien »
“Sois pas con, Ugo.”

Je ne sais pas s’il en rigole réellement ou s’il tente de faire au mieux pour que l’atmosphère ne se montre pas trop pesante, mais dans le doute j’agis comme un adulte responsable à mon tour. “Donne lui le canapé, négocie pour voir tes gamins autant que possible, et joue pas au con.” Il ne veut pas vraiment se déchirer avec une femme qu’il a sincèrement aimé, et il ne veut pas non plus imposer ce genre de spectacle à ses enfants. Il est blessé et en colère, je le comprends et le conçois, mais il doit rapidement arriver à trouver ses limites et ce qui concerne ce genre de ressenti. “Tu le connais ? Son amant de vingt piges ?” Si elle a par contre eu le culot de lui présenter, je suis effectivement d’avis qu’il parte en guerre.

Bien malgré-moi, je tombe d’accord avec Ugo: assister à ces incessantes disputes parantales aurait sans aucun doute pu aider les enfants à comprendre que le couple se portait mal, et ce avant qu’il ne sombre une bonne fois pour toutes. Néanmoins, cela n’aurait pas rendu la vie plus facile aux enfants, à commencer parce qu’ils n’auraient jamais cherché à assister à de telles disputes, tout comme aucun parent n’aurait pu le souhaiter à ses enfants. Noah était non loin lorsque je me suis disputé avec Ginny, pour la première et la dernière fois, et malgré les années passées je continue de m’en vouloir parce que je sais qu’il garde les cris, les mots et les bruits en mémoire. Ce n’est pas le rôle des enfants que d’être témoin de l’histoire. “Elle comprendra en grandissant.” Je me contente donc de répondre, avec une réponse universelle pour laquelle je me déteste. Pourtant, je le pense. Elle est trop jeune, elle est trop impliquée. En grandissant, elle comprendra avec sa propre expérience que les couples s’aiment et se déchirent, et cela l’aidera à comprendre sa propre histoire. “Sloan comprend pas tout non plus.” Je souffle, comme pour lui dire qu’on est tous les deux dans la même position ou presque. Notre mariage n’existe plus mais nous devons faire au mieux pour les enfants.

A ma façon, je tente de donner des conseils de divorce, bien que de mon côté je n’en ai pas réellement vécu et qu’il y a fort à parier pour que je n’en vive pas non plus. Il n’a qu’à laisser partir les meubles mais se battre pour les enfants, c’est encore ce qu’il peut faire de mieux en sa qualité de paternel. Il n’aura pas leur garde à temps plein, mais il peut s’en sortir sans trop de fracas. Il faudra simplement qu’il accepte l’idée que son amant puisse à son tour prendre sa place et être présent pour ses enfants. Et ça, je jure que je déteste l’idée autant que lui, tout comme j’ai détesté tous ceux qui se sont un jour rapprochés de Ginny. “L’avantage si tu sais rien de lui, c’est que tu sauras jamais si c’est l’homme qu’elle finira par présenter aux gamins.” Parce qu’elle finira par tourner la page et trouver quelqu’un, c’est évident autant que l’est la simple idée qu’Ugo doit s’y attendre. Et il n’est sûrement jamais trop tôt pour se préparer à l’impact. « Les enfants passent avant mon ego surdimensionné de mâle blessé. » C’est sûrement ce qu’il peut faire de mieux en cet instant. Peu importe à quel point ça fait chier, peu importe à quel point le bât blesse. Il fait l’effort d’un sourire, mais je n’en fais pas autant en retour. De mon côté, le moment est mal choisi pour parler couple, sentiments à la con et mariage. Je sais que je ne peux pas en vouloir à Ugo d’avoir mal choisi le moment pour se faire larguer, et j’imagine que c’est le plus haut niveur de mesure dont je suis capable. “Trouve toi quelqu’un à sauter, ça fera le job pour un temps.” Personne ne vient me voir pour obtenir de bons conseils conjugaux, évidemment. Je fais avec ce que j’ai, je jongle avec mes propres démons et actes manqués. Me trouver quelqu’un à sauter n’a fait que mettre le feu aux poudres avec James de mon côté, mais puisque le contexte est parfaitement différent pour Ugo, j’ose espérer que les conséquences seront différentes aussi. “Enfin, si jamais vous comptez pas aller voir un psy ou je sais pas quoi. Là, évidemment, ça serait pas la meilleure idée.” Peut-être qu’elle a essayé de lui faire peur, peut-être qu’elle tente de lui pointer un problème ; peut-être que tout n’est pas encore perdu pour lui et qu’elle n’est allée voir ailleurs qu’une seule fois, pour en réalité se souvenir qu’elle aime un peu trop Ugo pour lui faire ça. J’en sais rien. J’espère, au fond.

« Eirk ! L’idée qu’un inconnu puisse finalement prendre ma place » Je sais, je sais. Il n’aime pas cette idée et je ne l’aime pas non plus pour lui. De mon côté, pourtant, je ne me suis jamais préparé à cela, et la nouvelle a été particulièrement difficile à accepter lorsque c’est Ezra lui-même qui m’a annoncé après coup qu’elle avait retrouvé quelqu’un. L’annonce n’est même pas venue de Ginny, et c’est sans doute ce qui a compliqué encore un peu plus le sujet, lui qui est déjà loin d’être simple à la base. J’espère simplement pour Ugo que tout se passera mieux pour lui. « Faut pas se leurrer, je sais que ça finira tôt ou tard par arriver … mais c’est le genre de trucs auxquels je ne suis pas encore prêt à penser … » - “Ouais. Je dis juste qu’elle va sûrement pas finir sa vie seule, te leurre pas.” C’est ma façon à moi de lui donner un conseil conjugal, ou tout du moins un conseil post-rupture, puisque c’est le sujet que je semble un peu plus maîtriser que les autres, maintenant. Et évidemment, mes conseils passent aussi par l’idée qu’il se trouve quelqu’un pour s’occuper certains soirs. Elle ne remplacera jamais sa femme, mais elle l’occupera assez pour qu’il ne pense pas à Valencia. « Un psy ? Nan ! [...] Il semble que je vais devoir me concentrer sur ton judicieux conseil » Tout est terminé pour de bon, voilà ce qu’il me dit entre deux rires et trois sourires pour cacher la misère. « et me trouver quelqu’un à sauter histoire de récupérer un peu de ma superbe. Va juste falloir que je remonte en selle… » Peut-être que c’est maintenant que je devrais lui donner à mon tour le conseil sympathiquement donné par James, à savoir garder sa braguette fermée à Weatherton. Pourtant, d’autres règles s’appliquent pour lui, et j’imagine sans mal qu’il a carte blanche de baiser qui il veut ; même Flora. “Nan, je me fais pas de souci pour toi, tu risques pas de m’avoir à la pitié sur ce coup là.” Il a aime sa femme pendant longtemps et je sais qu’il lui a toujours été fidèle, mais je sais aussi qu’il est de ceux qui aiment plaire et savoir que tel est le cas. Il se retrouvera rapidement quelqu’un. Que ce soit une histoire sérieuse ou non, peu importe, tant qu’il passe à autre chose: Valencia semble l’avoir déjà fait de son côté. Ils peuvent encore tenter de faire au mieux pour leurs enfants, mais en ce qui les concerne eux deux, il n’y a sûrement plus rien à en tirer.

« Et, c’est quoi cette sale tronche que tu nous tires ? Je te manquais à ce point ? » Le sourire est faux mais je l’étire longuement en sa direction, après avoir reposé mon regard sur lui. Il a mon attention durant quelques secondes, avant que Sloan ne la regagne déjà. “Ils ont abandonné les recherches pour Ginny. Ils ne s’attendent plus à la retrouver en vie.” Ils ne cherchent désormais plus qu’un corps, bien que je doute que chercher s’applique dans la situation actuelle alors qu’ils se contentent d’attendre qu’on leur signale une telle chose. Je ne m’apitoie pas davantage sur le sujet, ou même sur mon sort. Ce que je me contente de faire, c’est de dépeindre la situation aussi simplement et objectivement que possible, rayant de l’équation ce que je ressens sur ce sujet. “Je l’expliquerai à Sloan quand il sera en âge de comprendre, plus tard.” Je me donne du temps supplémentaire, et surtout je tente autant que possible de préserver son insouciance enfantine. Il mérite de grandir comme n’importe quel gamin, et je jure de faire au mieux pour lui apporter autant que l’auraient fait deux parents, même si je ne remplacerai jamais Ginny.

Je souffle une fois de plus, un peu plus longuement cette fois-ci, comme allégé d’un poids. “On se retrouve au point de départ tous les deux. C’est bien, je me sens moins seul.” Je tente un brin d’humour, je me souviens de ce temps où nous étions insouciants sous le soleil italien. Nous avons des enfants à charge maintenant, mais ni lui ni moi n’avons plus de femme. Les choses changent à bien des niveaux mais jamais tous. “Mais si tu m’appelles bourré à trois heures du matin pour me raconter que t’as sauté la première venue, là par contre je t’en mets une, t’as pas idée d’à quel point Sloan a le sommeil léger.” Les choses changent, donc. A l’époque, j’aurais été avec lui dans cette aventure aux allures de mauvaises idées. Aujourd’hui, je n’adapte pas à ma personne le conseil de “se taper quelqu’un pour passer à autre chose”.

« Oh putain Auden, je suis désolé. »

Je serre les dents, mon regard perdu sur le chapeau de Sloan, savamment posé sur la tête de ce dernier. Je sais qu’il l’est, tout comme je sais qu’il n’y a sûrement rien d’autre à dire en cet instant. On s’attend tous à perdre ses parents, puisque tel est l’ordre naturel des choses, mais rien ni personne ne sait nous préparer à la perte de l’être aimé, ou même à celle d’un enfant. Fort heureusement, je me contente d’avoir perdu Ginny, au sens propre, comme au figuré sûrement: tout le monde sait ce que signifie l’abandon des recherches, et si ce n’était pas suffisant ils ont cru bon de le spécifier eux-mêmes. On ne cherche plus qu’un corps. Qu’y-a-il à répondre à ce genre de choses ? Un corps, un simple corps. C’est ainsi qu’ils parlent de Ginny maintenant, après plus d’une décennie passée à ses côtés.

La discussion est chassée par une autre et surtout par mon désir de ne pas m’appesantir davantage sur un sujet que ni lui ni moi n’avons le pouvoir de changer. Je voulais qu’il le sache et je voulais qu’il l’apprenne de ma bouche, tout comme il en a sûrement été de même pour lui et sa femme, bientôt ex-femme. Les temps changent sans que ce ne soit pour le meilleur, de toute évidence. « Me connaissant ce coup de fil pourrait se passer quand Sloan sera à la fac, t’inquiètes pas pour ça. » Il a toujours eu pour mérite de me suivre dans mes élans d’humour douteux, et pour cela je l’en remercie autant que je l’apprécie, en témoigne le sourire en coin que cela a le mérite de me tirer. Ugo n’a jamais été de ce genre, c’est bien vrai, là où j’étais longtemps tout son opposé. Avant Ginny. En réalité, mon sourire ne se fane que lorsque la discussion redevient déjà bien plus sérieuse, et ce sans que cela ne soit une volonté de ma part. « Tu sais que tu peux compter sur moi ? Mon mariage est peut-être en pleine implosion, ça ne veut pas dire que tu ne peux pas ou moins compter sur moi --- je suis toujours là, si jamais t’as besoin de quoique ce soit. » Je me prépare à une esquive ou une autre, n’ayant pas réellement besoin de peaufiner mon discours tant il est bien rodé. « Je sais que tu gères tout, seul, et bien même … mais je voulais simplement que ce soit dit » Et mes lèvres se scellent avant qu’aucun son n’en soit sorti. Il me connaît assez pour anticiper le genre de réaction que j’aurais eue, évidemment. “Ouais. Merci.” Je ne lui demanderai pas d’aide pour autant, sûrement parce qu’il n’y a rien que je puisse demander, mais je le remercie tout de même pour son geste. “Le contraire est tout aussi vrai.” Et de mon côté, j’ai peut-être un peu plus de chances de pouvoir l’aider, qui plus est. Je suis bien plus fier qu’il ne l’est, cela aidera peut-être à ce qu’il retrouve mon téléphone le moment venu, si le besoin s’en fait ressentir. “Je suis pas un conseiller conjugal de choix, mais je peux au moins te dire comment aborder James dans un mauvais jour. Faut bien aider le cliché de ceux qui se raccrochent à leur job quand le reste va mal.” J’esquisse un sourire amer, moi-même incapable de me consacrer à mon travail à la hauteur où je le voudrais, et surtout à la hauteur que j’en ai longtemps eu pour habitude. Il n’y a plus que Sloan qui occupe mon quotidien, maintenant.