La soirée de gala aura été une réussite, mais Dieu ce que j’ai souffert de la pression les jours précédents. Je crois que, sans la présence d’Hassan à mes côtés, j’aurais appelé Jackson pour lui demander d’être là, de me soutenir, de m’inspirer du courage juste par sa présence. Or, ce n’est pas son rôle de représenter Run for Judy lors des événements en ville. Il a bien d’autres chats à fouetter pour que tourne cette affaire philanthropique. En choisissant d’être l’ambassadrice et de diriger le secteur communication de l’association, je savais ce qu’il m’en coûterait. En outre, j’en suis capable. Je ne suis pas pétrie dans la pâte de la timidité. J’ai du bagou et de l’éloquence. A bien y réfléchir, ma nervosité était à la hauteur de mon investissement pour la cause. J’avais peur de me décevoir, de ne pas atteindre mes objectifs, de faire choux blanc et de rentrer au siège social bredouille. A force de ténacité et de sympathie, j’ai néanmoins trouvé des investisseurs, des nantis touchés par ma présentation, mon discours et mon implication. J’ai même réussi à dégoter un sponsor qui fera du bien aux portefeuilles et qui, en conséquence, nous permettra de mettre en place plus d’activités répondant aux demandes de nos usagers et des gosses pour lesquels nous œuvrons afin d’embellir leur existence. J’arpente donc les couloirs du club de sport la tête bien haute et, ouvrant la porte du bureau de Jackson d’un quart de cercle, non sans avoir frappé au préalable, je le surprends d’un : «Avoue que tu es curieux de savoir comment j’ai fait des merveilles ? Et que tu as hâte que je te parle de chiffres même si ça n’a rien de drôle ? » Je ne les aime pas beaucoup, moi. Je suis une littéraire. La fin justifie toutefois les moyens et c’est pour ceux-là même que Jax s’épuise si je me fie à mon sens de l’observation. Ses cernes tombent jusqu’au dessous de son nez. Sur le bureau traîne un thermo qui doit contenir du café noir et serré. Je jurerais que ses pieds cognent le sol avec nervosité, ce qui signifierait qu’il dort peu. «Tout va bien ?» me suis enquis, cheminant dans sa direction et refermant derrière moi. Dans ma voix traîne cette inquiétude qui est de moins en moins rare désormais. J’ai l’impression que tout mon monde part en cacahuètes et Jackson, qui en fait partie par choix, semble ne pas déroger à cette règle. « Qu’est-ce que tu as mangé depuis ces trois dernières heures ? » Qu’as-tu avalé de sain est le sens réel de ma question. «Parce que je n’ai pas encore mangé, moi, et quelque chose me dit que ça te ferait du bien.» ai-je proposé en m’installant en face de lui, déposant mon rapport sur le bord du bureau face à moi. «Tu sais que si tu es débordé, tu peux compter sur moi.» Mon temps n’est pas extensible, mais on s’arrange toujours pour la famille. «Et on est pas obligés de s’y mettre tout de suite non plus.» Cette approche est-elle la bonne ? C’est plus ou moins celle que j’ai utilisée avec Gabrielle Strange qui m’a aussitôt renvoyée dans mes buts et, soudainement, j’angoisse. Ma bienveillance sera-t-elle malvenue pour le cousin de Mickey aussi ? Mes traits se crispent d’emblée. Je songe à me raviser sauf que je me tais. J’observe et j’attends de peur d’ajouter un mot malheureux.
Il relit pour la troisième fois le même paragraphe sans pour autant en comprendre le sens, l'esprit déconcentré, comme c'est trop souvent le cas depuis trois semaines. Les rapports, de base, Jackson ne les porte pas dans son cœur, qu'ils soient professionnels avec l'ASIO ou personnels avec RUN FOR JUDY. Pourtant, en sa qualité de président, l'agent se doit de les lire, de les comprendre et de les valider ou de les réfuter lorsqu'ils ne lui conviennent pas. Le dernier en date concerne l'incident de la semaine passée. Mills a demandé à Sofia de s'en charger parcequ'elle était avec lui au plus proche du danger mais aussi car, faisant partie de l'équipe médicale, la kiné était la plus à même de jouer ce rôle de reporter entre l'horreur des évènements passés et le besoin pour l'association d'estimer les dégâts présents. Plusieurs des gamins sont en état de choc. Quelques-uns des bénévoles aussi. Mills compte faire appel aux assurances afin que l'association se montre à la hauteur de ses mandats, même sur des terrains où on ne l'attend pas. Accompagner les familles dans la digestion de tout cela et aider le service pédiatrique à reprendre confiance en la sécurité de l'hôpital en fait partie. Jackson est représentant de l'autorité et de la sécurité d'état. S'il ne parvient pas à rassurer ses concitoyens, alors à quoi sert-il au juste ?
Il en est là de ses introspections lorsqu'on frappe à la porte. La voix d'Aliyah s'élève en même temps que le regard de l'agent. Jax capte son air enjouée. La soirée de gala. Dans la tempête de sa vie privée et des récents évènements fortuits, il avait complétement oublié. « Fais-moi rêver. » Répond-il pour donner le change, résolu à se montrer attentif aux chiffres en question quand bien même il en est au point de ne plus être capable de lire 2 phrases sans perdre le fil, penser à Louisa qui termine son premier mois de grossesse, Gabrielle qui ne lui a pas encore communiqué la date exacte du procès pour lequel il est amené à témoigner, Novak dont il a la responsabilité de l'entraînement physique, Show a qui il devrait envoyer un texto afin de s'assurer que tout va bien, Mickey dont il n'a plus de nouvelles depuis leur dernière cuite et, bien évidemment, Marley dont le seul souvenir l'empêche de dormir depuis une éternité aussi noire que le café qu'il boit en tentant d'assurer sur tous les fronts. « Tout va bien ? » Comme à chaque fois, Mills répond par l'affirmative. Un hochement de tête, rien de plus, à peine un fin sourire visant à rassurer celle qui le connait suffisamment pour savoir que l'approcher sur le terrain de la bouffe est probablement l'angle le plus pertinent. Ce qu'il a mangé ? « Rien. » Une preuve en soi que Jackson file un mauvais coton.
Sauter le petit-déjeuner ne lui ressemble pas, lui qui dévore comme un ogre du matin au soir dans le but de nourrir cette carcasse de champion. De là à dire que les adieux avec Lynch l'ont profondément affecté, il n'y a qu'un coup de cuillère à pot. C'était la même histoire en 2018, après qu'elle se soit cassée à Melbourne sans se retourner. Jax se nourrit de son désespoir et broie du noir à défaut de manger. La ritournelle de tout ce qu'il ne trouve pas la force de faire pour revenir à la surface et ainsi reprendre le contrôle de sa vie tourne en boucle dans son estomac, lui coupant l'appétit, dessinant ses abdos à force de le faire piocher dans ses réserves de gras déjà pas bien épaisses. Il y pense jour et nuit, se répète les mots de son ex et ceux de Mickey après elle sans plus savoir quel choix faire. Le cœur ou la raison ? L'estime de soi ou l'amour de l'autre ? Le pardon ou l'intransigeance ? « T'as raison, » finit-il par admettre, refermant d'un coup sec le clapet de son ordinateur. « On s'commande un truc. » Il dégaine son portable, ouvre l'application de livraison puis tend l'objet à Aliyah afin qu'elle fasse son choix. Tous les moyens sont bons pour ne pas retomber dans les questions existentielles qu'il se posent chaque fois que l'ultimatum lancé par la métisse revient lui ronger le sang. Jusqu'à l'arrivée de Reeves, Jackson se noyait dans le travail, à présent il peut bien se distraire dans la bouffe ou dans toutes autres discussion que cette dernière amènera avec elle entre deux coups de fourchettes.
« J'parie que Strange te charge déjà comme une mule, j'te fais grâce du rattrapage de pots cassés post alerte hospitalière. » Relance-t-il sur le ton de la camaraderie, parce qu'il connait Gabrielle et qu'il sait que l'avocate est au moins aussi bosseuse que lui. Être son assistante ne doit pas rendre la vie d'Aliyah plus facile et moins chargée qu'elle ne l'est déjà. Chacun ses problèmes, chacun sa croix : Mills n'est pas du genre à demander qu'un autre que lui porte son sac de briques. Il encaisse. C'est là l'une de ses principales qualités. Après s'être servi un énième café, il tend à la brune le thermo puis reprend : « Tu t'es amusée au moins ? » Au gala.
Bien sûr, j’ai hâte de lui communiquer ce qui m’emplit de fierté, de lui confier mes réussites et de savourer avec lui le fruit de nos efforts et de notre travail. Je n’ai pas mobilisé une dizaine d’investisseurs, mais les deux qui se sont engagés promettent - signature à l’appui - de grosses sommes. Il y a donc de quoi fêter et, pourtant, je ne me lance pas d’emblée dans mon compte-rendu. J’observe plutôt mon interlocuteur avec la bienveillance d’une mère. Mon sens des priorités implique aussitôt que je m’inquiète de l’état émotionnel de Jacksons j’esquisse une grimace qui sous-entend un “minute papillon”. La chaise invité de son bureau investie, mon sourcil s’arrondit devant son aveu : il n’a rien avalé de la journée et c’est anormal. ça l’est assez pour que je feigne moi-même d’être affamée, histoire de l’inciter à ce que nous déjeunions ensemble. Par chance, mon cousin a mordu à l’hameçon et je complète le panier de son application en commandant plus de plats que mon estomac ne peut réellement contenir. J’en choisis expressément en étant lucide sur ce que Mills les terminera. Pour le moins, j’y compte bien et j’ajoute dans un sourire : « Ne juge pas. J’avais envie de quelque chose de gras. genre un burger… avec beaucoup de frites.» Mon but est d’offrir assez de sucres et de calories au corps musculeux de Jax avant qu’il ne flanche puisqu’il est visiblement harassé. Somme toute, je ne le suis pas moins. Il voit juste, mon interlocuteur, notre amie commune - ma boss, quoique nous représentions plus l’une pour l’autre - est elle-même sous pression et, parfois, éteinte. «Hé oui ! Elle me charge bien en ce moment. Elle est sous tension. Elle a l’air absente.»Autant que toi, me suis-je retenue d’ajouter. «Et je t’avoue que je ne sais pas trop comment je peux l’aider. Par contre, si tu as besoin que je lise les contrats d’assurances ou autre, pour t’alléger et repérer la faille, n'hésite pas. Ne m’oblige pas à te rappeler que je suis secrétaire juridique.» Je le gratifie d’un clin d’oeil, l’air pourtant faussement menaçant, une duperie pour alléger l’ambiance alourdie par l’amas de dossier qui traîne sur le bureau. «Je me suis engagée avec toi dans cette aventure, avec tout mon coeur, et pas pour te faire plaisir. Alors, utilise tes ressources humaines. Et arrêter d’éluder la question : comment vas-tu ? Après l’incident à l’hôpital et plus généralement aussi.» J’aurais pu ponctuer d’un “vraiment”. Sur Mickey, c’est efficace et ne sont-ils pas taillés dans le même bois, les Mills-Reeves. J’ai, à défaut, accorder aux représentants des forces de l’ordre tout l’espace utile à s’épancher. «Et, oui, je me suis plutôt bien amusée oui.» Sur ces mots, mes traits se fendent de ces sourires animés par des souvenirs agréables. Peut-être même ai-je rougi à l’évocation, dans mes souvenirs, d’Hassan et de sa bienveillance, de cette force qu’il dégage, de cette aura de résilience qui laisse penser qu’il a vu le pis, qu’il ne l’a pas abattu et que dès lors, aucune épreuve n’est insurmontable. «Je pourrais te donner quelques informations supplémentaires, mais pour ça, je devrai te demander de ne rien dire à Mickey et je ne veux pas vous faire ça.» Et pour cause, je respecte leur connivence, le caractère spécial de leur relation.
Gabrielle et son air absent. Jackson connait. Il n'a qu'à fermer les yeux pour la revoir complétement démunie à ses côtés, dans le canapé, en janvier. Nul doute que Mister Brushing plane toujours au-dessus de la tête de l'avocate, tout comme Marley n'a pas fini de tourner au-dessus de la sienne. Ils se sont promis que cette partie de jambes en l'air n'avait jamais existé mais, le temps d'un instant, Mills se demande s'il ne devrait pas soulever discrètement la question lors de leur prochaine répétition du procès. À court de ressources et d'imagination pour se sortir Lynch de la cervelle, il se dit que Strange serait peut-être encline à partager avec lui quelques-unes de ses techniques concernant sa récupération post-rupture avec celui qui la décoiffait à l'époque où tout semblait rose dans la vie sentimentale de l'avocate. « ... Ne m’oblige pas à te rappeler que je suis secrétaire juridique. » Jax bat des cils, déconcentré. Son regard lointain fait le point sur le visage d'Aliyah tandis que ses doigts finalisent la commande avec l'habitude des goinfres abonnés aussi bien à Uber Eat qu'à Doordash. Un burger et beaucoup de frites : l'équivalent d'un menu enfant à ses yeux. Bonne nouvelle pour les actionnaires des compagnies de livraison de repas, Jackson gagne bien sa vie. Il a même une carte de crédit uniquement dédiée à ce genre de transactions ... « Je me suis engagée avec toi dans cette aventure, avec tout mon cœur, et pas pour te faire plaisir. Alors, utilise tes ressources humaines. » Poursuit-elle, aussi déterminée que sa patronne lorsqu'il s'agit de se faire entendre. Le président capitule et pousse en direction de Reeves le contrat d'assurance de l'association. « Ok. J'te soumettrai mon mail en relecture avant de l'envoyer. » De cette manière, la brune pourra lui faire part de son expertise. L'agent s'y connait en mentions légales, mais pas aussi bien que ceux dont c'est le métier. Au PSI, ce n'est jamais à lui que l'on demande de trouver les subtilités cachées entre les lignes. Les subtilités, Mills leur casse la gueule et puis c'est tout. « Et arrête d’éluder la question : comment vas-tu ? Après l’incident à l’hôpital et plus généralement aussi. » Celle-ci n'en est pas une. La question est même plutôt directe, raison pour laquelle Jax ne la contourne pas, cette fois-ci. « Fatigué. » Admet-il, fait suffisamment rare pour être notifier. Sa formation militaire lui a appris à le nier autant qu'à se convaincre du contraire, même lorsque ses paupières pèsent tes tonnes au cours d’une planque qui s'éternise. Mais la fatigue accablant Jackson depuis des semaines est surtout mentale, c'est pourquoi il pousse un long soupire. « J'm'inquiète pour Judy. » Lâche-t-il sur la fin de son expiration. « J'suis pas prêt pour avoir une fille. »
Il lui faut quelques secondes avant de réaliser ce qu'il vient de dire et faire la connexion avec Mickey. Merde. Non seulement Mills n'a pas encore averti Aliyah que Louisa est enceinte, mais il vient en plus de faire un parallèle tout sauf désirable avec son cousin au talent paternel discutable envers Lola depuis sa rechute. « Rien d'grave. » Reprend-il pour mieux rattraper sa gaffe. « Elle voit un garçon. » Mills s'attendait-il à rester pour toujours l'homme de la vie de Chapman ? Peut-être que oui. Mais ce qu'il remarque surtout c'est le sourire nostalgique un tantinet rêveur qu'affiche Aliyah après lui avoir parlé du gala. Jax est peut-être au bout du rouleau, mais ses capacités d'analyses du langage non-verbale dépassent de loin celles administratives. « Et toi aussi ... » Ajoute-t-il d'un ton à la fois suspicieux, surpris et hésitant. Il est quasi certain de son hypothèse, d'autant plus si pour en savoir davantage il devrait " ne rien dire à Mickey ". C’est la façon dont la brune présente les choses qui l'incite à réfléchir avant de poursuivre ... Lui non plus ne souhaite pas se mettre en porte-à-faux vis à vis de son cousin. Aux dernières nouvelles, c'est Reeves qui l'a ramassé à la petite cuillère après le sinistre combat face à Lynch.
« Non. » Tranche-t-il catégoriquement. « J'veux pas savoir. » Jackson secoue la tête. Cette information n'a rien de professionnelle, il peut donc choisir de faire l'autruche si cela lui chante. Quelque chose lui dit que la mélodie du silence vaut mieux que celle de la vérité dans ce cas précis. Contrairement à beaucoup de monde, l'agent sait qu'il est parfois préférable de mentir par omission ou de se contenter d'un blanc plutôt que d'être confronté à des vérités fâcheuses. Il se satisfait parfaitement de rester dans l'ignorance mais tient à ce que la réciproque ne soit pas rendue car ce que Mickey sait depuis bientôt un mois, Aliyah mérite tout autant de le savoir : « Lou est enceinte. » C'est toujours pareil depuis qu'ils se sont séparés : Jax doit informer les Reeves en double et ce morceau de conversation le ramène à l'ambiance morose du studio de son cousin lorsqu'il avait ajouté : « De moi. » Et il n'est pas prêt pour ça, fille ou garçon.
Jax n’est pas qu’un inconnu auquel je rends des comptes parce que je me suis bénévolement engagée pour la cause de Run for Judy. Alors, quand il m’échappe, quand ses pensées vagabondent loin de l’incident de l’hôpital, à des lieues de sa commande, à des kilomètres de mes bonnes nouvelles, j’arque un sourcil. L’expression est à mi-chemin entre la curiosité et la fatalité. Il ne me surprend pas, il ne me vexe pas non plus. J’avoue qu’il me flatte, maintenant qu’il est de retour lorsqu’il me tend les contrats d’assurance. «Je me disais bien. A tout vouloir faire tout seul, tu vas finir par t’épuiser…» Et, peut-être, à tout perdre, ai-je songé, me taisant, ma propre cervelle s’égarant vers son cousin qui a plus ou moins suivi cette voie. Dans cette pièce, nous sommes deux à être dévoués, non pas à Scar le boxeur, mais à l’homme sensible qui se cache dans ses murs, qui s’abîme dans la décadence. Je suis tentée de prendre de ses nouvelles. Au lieu de ça, je risque un «A quoi tu pensais ? Tu étais ailleurs et, je te connais, Mills. Tu étais là bas ? A l’hôpital ? » Avec une femme ? Laquelle ? Marley qui l’aura tant fait souffrir ? Sa meilleure amie, Louisa, pour laquelle il serait prêt à tomber dans les excès pour répondre à ses caprices ou à ses envies. Qu’importe, cette question-là est moins capitale que celle au sujet de son état d’esprit. J’accueille son honnêteté avec reconnaissance et, comme lui, je soupire sur le sort de Judy. « On l’est tous, mais elle a le droit de vivre. Tu te devrais t’en souvenir, lâcher prise et prendre le temps de te reposer. Surtout que tu sais que je peux gérer ici, histoire que tu t’accordes une soirée ou deux.» Il n’est rien qu’il ne m’ait appris à faire pour le remplacer en cas d’urgence liée à son boulot.
Néanmoins, je suis lucide sur ce qu'il est compliqué de déléguer, plus encore lorsqu'on est fier comme un paon, fier comme un Reeves, fier comme un Mills. Je ne lui en veux pas, je comprends… tout du moins en partie : sa réaction m’échappe un peu, mais j'y reviendrai. «Si ça peut te rassurer, personne ne l’est vraiment. Je n’étais pas prête à être mère avant de la sentir bouger. » D’instinct, ma main a glissé sur mon ventre marqué des stigmates d’une grossesse désirée. Il est la preuve de magnifiques souvenirs d’un passé révolu et, habitée par la nostalgie, je ne prends pas le pouls de sa ponctuation. « Bien que je t’avoue que tu viens de me perdre. J'ai raté un épisode ? Un truc en lien avec Judy et son mec ? Et, je me doutais tu sais, que tu ne voudrais pas savoir. Alors, pas d'hypothèse de ce genre-là. Tu vas t’imaginer des tas de trucs, tu vas t’inquiéter, tu vas vouloir savoir et tout va tourner au tragique parce que tu finiras par parler à Mickey non pas de la vérité, mais de celle que tu penses être la tienne. . » Et pour cause, chacun semble persuadé qu’il est en droit d’intervenir dans le couple que Mickey et moi formons tantôt plus - nous n’avons pas divorcé, il s’y oppose et je n’insiste pas toujours - tantôt moins - nous portons toujours nos alliances, mais les observons avec nostalgie. «Donc, moi, je respecte, et toi, pas de déduction. Nada. ça marche ?» J’ai tendu une main dans sa direction pour sceller ce pacte et si j’avais su…
Si j’avais su ce qui m’attendait, je serais restée assise. Je ne serais pas tombée sur mes fesses, au sens littéral, sur la chaise sous ces dernières. «Lou. Quel Lou ? Louisa ? Mais…» A des kilomètres de l’homophobie, adepte du “vivre et laisser vivre de préférence ensemble”, je suis perplexe. « Tu es en train de me dire que tu as donné…. de toi…» Il est des mots que ma candeur refuse de prononcer. «Pour qu’elle et sa copine aient un enfant ? Et, c’est quoi ton rôle dans tout ça ? Merde. Je dois te féliciter? Tu prévois d'assumer ? Parce que la bonne question, c'est pas de savoir si on est prêt à en faire quelqu'un de bien, mais de ce qu'on a dans le coeur pour l'aimer, même si on se plante parfois. » De nouveaux, je tire une pensée de mon chapeau à la faveur de Mickey. Il en commet, des bêtises, mais il l'aime sa gamine et tant que j'en serai convaincue, je serai sa plus fervente défenderesse.
« Tu vas t’imaginer des tas de trucs, tu vas t’inquiéter, tu vas vouloir savoir et tout va tourner au tragique parce que tu finiras par parler à Mickey non pas de la vérité, mais de celle que tu penses être la tienne. » Jax reste interdit face à tant de clairvoyance. S'il s'agissait de quelqu'un d'autre, l'agent froncerait probablement les sourcils en signe de confrontation imminente, mais c'est Aliyah qu'il a devant lui. Entre eux, il n'y a jamais eu que du soutien et de la solidarité. De la reconnaissance, aussi, lorsqu'elle est arrivée dans la vie de Mickey pour l'illuminer de sourires que l'agent n'avait jusqu'alors jamais vu sur la face de son cousin. Après la chute de Scar, Mills et Aliyah n'ont eu d'autres choix que de faire équipe pour tenter de sauver ce qui pouvait encore l'être, à commencer par le bien-être de Lola. Raison pour laquelle l'entêté laisse la brune lui parler sur ce ton. Il sait au plus profond de lui que Reeves ne s'inquiète pas tant pour elle que pour les conséquences néfastes que pourraient avoir des merdes de communications entre son ex-mari et son cousin par alliance. Cette femme a parfaitement raison d'anticiper les sorties de piste. Mickey et Jackson sont connus pour leur meilleur, mais aussi pour leur pire. « Donc, moi, je respecte, et toi, pas de déduction. Nada. ça marche ? » Jax acquiesce. Il fera comme s'il n'avait rien vu, rien entendu et surtout rien pensé de tout cela.
L'annonce de la grossesse vient de toute façon les distraire et c'est sans surprise que l'agent voit son interlocutrice tomber cul sur sa chaise. S'il avait encore la force de le faire, probablement que Jackson se vexerait qu'on accueille son aveu de paternité avec autant de surprise et de désarroi. Quoi, personne ne le pensait capable de mettre une fille enceinte ? « Lou. Quel Lou ? Louisa ? Mais… Tu es en train de me dire que tu as donné…. de toi…» Les bafouillages d'Aliyah autant que son discours de maman au langage surveillé lui arrache un sourire consterné. Jax ne peut pas lui en vouloir, Reeves est beaucoup trop cute. « Bien sûr que j'vais assumer ! » s'exclame-t-il après avoir mentalement relevé que cette question est aussi la première posée par son cousin. La suite du discours de Reeves ne fait qu'alimenter le flux de pensées en direction du boxeur. Ils n'ont pas besoin de prononcer son nom pour savoir que tous deux visualisent l'image de Mickey tenant Lola dans ses bras, à la maternité.
Jax était là. Il a vu la fragilité secouer la carcasse du champion au moment de prendre son enfant dans ses bras. Tremblera-t-il aussi quand on lui proposera de couper le cordon ? « On a fait tout ce qu'il faut pour pas se planter. » Jax inclue Erika dans ce on. La future femme de Louisa a fait preuve d'une maturité extraordinaire dans toutes cette histoire. L'agent comme la pilote lui sont reconnaissants. « J'pense pas que ce bébé manquera d'amour. » Mills n'est peut-être pas confiant quant au fait d'être prêt pour la grande aventure dans laquelle il s'est embarqué, mais il est certain d'avoir le cœur vaillant. C'est ce qu'il est : fort et courageux. Pour le reste, il planifie ce qui peut l'être et improvise quand il le faut. « Ni d'un père. » Ses lèvres se pincent imperceptiblement car le visage de Mickey s'impose une fois de plus dans son esprit. Jax n'a jamais cherché d'excuses à son cousin. Ado, il était le premier à lui coller des claques derrière la tête pour le remettre dans le droit chemin. Mais, à l'aube de sa paternité et maintenant qu'il ressent tout le poids des responsabilités l'attendant d'ici quelques mois, Mills ne peut s'empêcher de compatir en silence. Mickey n'est pas un mauvais père. Mickey n'a simplement pas eu la chance d'avoir un exemple à copier ...
Au fil du temps, appréhendant la famille de Mickey comme étant la mienne aussi, une relation de confiance s’est installée entre Jax et moi, une relation qui n’alloue pas de place aux secrets. Les règles souffrent cependant d’exception pour la confirmer et nous sommes confrontés à celle-ci. En toute décence, je ne peux expliquer au cousin du père de Lola que je ne me suis pas présenté à ce bal de charité sans cavalier. Une question, de Mickey à mon sujet, et je peux dire Adieu à mes efforts pour maintenir entre nous et, au profit de ma famille, un semblant de sérénité. Alors, je m’abstiens. Pis, je conclus un pacte avec mon interlocuteur : pas d’informations, pas d’interrogatoire pour assouvir une quelconque curiosité. Aujourd’hui, nous ne parlons que de lui et de cette fatigue - à moins que ses traits ne trahissent la lassitude - qui noircit ses paupières. Aspire-t-il à une autre vie que la sienne, Jax ? A fortiori, nous aurons tout le temps du monde pour en parler : je lui ai dégagé du temps et je ne suis plus concentrée que sur lui. Je l’écoute avec l’attention d’une religieuse et je tombe des nues tandis qu’il m’apprend son prochain rôle - il sera capital - dans la vie d’un être nouveau à naître. Ce qui m’étonne moi, en revanche, c’est qu’il soit prêt à l’endosser pleinement, sans regrets et je suis prise d’une fierté incommensurable à son endroit. «C’est bien. Je… je suis contente pour toi.» Tellement que mes yeux s’humidifient, ils se délavent de joie : je suis trop sensible pour mon propre bien et pour ma fierté. Par chance, elle est muselé à l’intérieur de ses bureaux. Je suis en sécurité et je laisse ainsi s’exprimer ma joie sans pudeur. « Excuse-moi. Prépare-toi à ce que je me lève pour te prendre dans mes bras dans les cinq minutes à venir pour te féliciter. En attendant, je serai là. Si tu as besoin de quoique ce soit. Vous pourrez m’appeler et… » Et la réalité me frappe de plein fouet. Quel sera ma place dans la vie de ce poupon ? En aurais-je encore ? A l’époque de mon mariage, elle aurait été évidente, mais aujourd’hui que le divorce ne tient qu’aux fils des justifications de Mickey - Justification dont je ne sais pas grand-chose, mais que je devine au moins en partie - mon temps est-il révolu ? «Enfin, si… tu as besoin. Et si les mamans le veulent. Elles ne me connaissent pas et…» Hésitante, l’idée de les rencontrer me traverse l’esprit, mais est-elle à propos ? Le coeur serré, je tais mes inquiétudes faute à une évidence : Jackson paraît fébrile, dans le doute, non pas d’être capable d’aimer ou d’assumer, mais bien d’être à la hauteur de l’image du bon père de famille selon l’imaginaire collectif. «Tu sais, il n’y a pas de mode d’emploi pour ce qui t’attend. Moi, je suis certaine que tu seras parfait. » Penchée dans sa direction, je pose une main délicate sur son avant-bras. Mon sourire, quant à lui, est d’une sincérité débordante de bienveillance. «Le genre de papa gaga devant cette toute petite chose qui te ressemblera. Et puis, comme nous tous, tu regretteras de l’avoir grandir trop vite mais on y est pas encore alors, surtout, profite. » Un long soupir s’échappe de mes lèvres et j’ajoute avec nostalgie : «Tu te souviens ? Lola. On aurait dit un gosse le matin de Noël. » Pas de mon épuisement mêlé à une joie extatique qui m’a gardé loin du tout un chacun au profit de cette bulle qu’était ma famille. C'est à Mickey que je pense tandis que je m'interroge sur ce qu'il conviendra ou non d'assister Jackson pendant le travail à la maternité par ma simple présence dans un couloir. «C'est le genre de moment indescriptible qui te change un homme et tu n'y réchapperas, Mills. Crois-moi. Et j'ai bien envie d'être là pour voir ça, si tu veux, bien sûr. » ai-je osé, tête basse, en jouant nerveusement avec un bic traînant sur le bureau.
L'émotion d'Aliyah le touche plus qu'il ne voudrait bien l'admettre. Jax est fatigué. La voir sur le point de pleurer parce qu'il s'apprête à devenir père pourrait trop facilement lui mettre la larme à l'oeil, à lui aussi. Tous savent, dans cette famille à laquelle l'agent estime que son interlocutrice appartient encore, à quel point faire procréer est à la fois important et attendu. Mickey et sa fratrie en sont la preuve : chez les Mills-Reeves, les enfants uniques sont rares. Jackson est une exception regrettable, le résultat de l'agression de Gloria qui, après avoir perdu le fœtus de son second enfant, n'a pas eu l'occasion de tenter d'en avoir un autre. L'opération lui ayant sauvé la vie a coûté celle du bébé, mais aussi la fertilité de sa mère. Un drame familial passé sous silence. Un tabou dévastateur pour Idriss, le père de Jax, privé du droit d'avoir une tribu de marmots dans son salon ... Par l'arrivée de cet enfant, les espoirs transgénérationnels pesant sur ses épaules de l'agent s'allègent. Mills sera tellement fier de ramener ce poupon aux repas de famille et de bomber le torse en disant que c'est le sien !
« Enfin, si… tu as besoin. Et si les mamans le veulent. Elles ne me connaissent pas et … » Jax saisit les doutes et l'inconfort de la brune à travers ses hésitations. Il y coupe net d'un « Tatie Ali » catégorique, auquel répond Aliyah par des encouragements sur le bon père qu'il fera. Mills observe la main qu'elle pose sur son avant-bras tandis que la vibration discrète sur le bois du bureau annonce l'arrivée imminente de leur commande. Il sourit lorsqu'elle prédit qu'il sera complètement gaga. « J'compte aménager mon planning pour être plus présent. » Répond-il, car Jackson veut voir grandir son enfant et sait bien que voyager aux quatre coins du monde, même pour les nobles cause de former des recrues ou de chasser des terroristes, ne l'aidera pas dans ce sens. « Tu te souviens ? Lola. On aurait dit un gosse le matin de Noël. » Le sourire de l'agent se teinte de nostalgie. Évidemment qu'il se souvient. Des photos de Mickey et de Lola pas plus grande qu'une bouteille d'eau reposent sur le manteau de cheminée de leur grand-mère en hommage à ce moment de joie intense. « J'l'ai jamais vu aussi excité. » Secrètement, Jax espère ressentir le même genre d'émotions que son cousin le jour de l'accouchement. Personne n'aurait pu empêcher Reeves de bondir dans tous les sens. Le boxeur semblait possédé. « C'est le genre de moment indescriptible qui te change un homme et tu n'y réchapperas, Mills. Crois-moi. Et j'ai bien envie d'être là pour voir ça, si tu veux, bien sûr. » L'air penaud d'Aliyah vis-à-vis de sa présence lors de ce grand jour l'incite à poser sa main par-dessus celle de la brune. « Tu seras toujours la bienvenue. » Jax pèse ses mots et son regard intense, bien que cerné, ne souffre d'aucune équivoque. « On est une famille. » Les coups frappés à la porte viennent ponctuer cette affirmation.
Réactif, le président se lève, récupère la nourriture puis revient s'asseoir de son côté du bureau. Il disperse les plats, s'empare du sien et souhaite à Aliyah un bon appétit. Comme c'était à prévoir, la première bouchée lui rappelle à quel point son corps immense est affamé. Mills se met alors à engranger tel un ogre. La bouffe adoucit ses tourments, chasse de son esprit Marley et relativise l'histoire de la prise d'otage. Aliyah et lui peuvent alors se replonger dans les souvenirs tendres et heureux des premiers pas de Lola, de ses premiers mots. Le repas se termine sur une note positive. Jackson semble moins accablé qu'il ne l'était précédemment. Lorsque la brune s'apprête à quitter son bureau, le dossier des assurances sous le bras, Mills lui tient la porte et ajoute : « Merci pour ta visite. Appel si t'as besoin et embrasse Lola de ma part. »
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