Carmine s'était entraîné dur afin de progresser en rugby. En septembre 2022, il était arrivé sur le terrain tel un prince s'imaginant qu'y briller serait aussi facile que de défiler sur les podiums ou de remplir les 18 trous du green. Il avait rapidement déchanté en réalisant que personne au sein de l'équipe n'était là pour le bichonner, comme il en avait l'habitude. Avec ses longues jambes, on avait attendu de lui qu'il court rapidement jusqu'aux zones d'embu. S'il s'était relativement bien débrouillé à la course, Sighbury s'était en revanche montré particulièrement mauvais en plaquage. Effrayé à l'idée d'avoir mal, il slalomait sur des distances ridiculement longues qui faisaient perdre du terrain à l'attaque. Lorsque la confrontation semblait inévitable, sa majesté préférait se coucher plutôt que d'encaisser l'impact. Cette attitude lui avait valu le surnom de " pancake " et bon nombre de plaisanteries de la part de ses co-équipiers.
Passé janvier, pourtant, Carmine avait surpris tout le monde en acceptant finalement de se faire plaquer. Il lui arrivait encore d'avoir des attitudes de lapins pris dans les phares d'un semi-remorque, mais, peu à peu, l'anglais s'était mis à aller au-devant du danger. Il restait hors de question pour lui de foncer tête la première, car son visage était l'outil de travail le plus précieux dont il disposait, mais sa grande taille lui permettait de présenter l'épaule ou de tendre le bras afin de repousser ses assaillants de manière tout aussi efficace. Le surnom était resté, personnifié, affectueux presque, mais les raisons de l'utiliser n'étaient plus les mêmes ...
« Pancake ! » Carmine attrapa la balle que lui lançait l'ailier. Le match était serré. Chaque équipe avait gagné de jolis points, mais aussi commis des erreurs pénalisantes. Il ne restait que quelques minutes pour marquer l'essai qui creuserait l'écart et ferait toute la différence. Vêtu de son t-shirt de l'équipe amateur de Logan City ainsi que de ses hautes chaussettes blanches tâchées de boue, Sighbury fit le point sur ses options. À sa droite, l’un de ses coéquipiers venait de libérer de l'espace en s'interposant. L'anglais cala sous son bras le ballon avant d'orienter sa course dans cette direction. Le champ de vision réduit par l'adrénaline et la concentration, il vit soudain apparaître un adversaire d'au moins vingt kilos de plus que lui. Impossible de le contourner, C. était cerné de toutes parts et l'étau se resserrait autour de lui. " C'est dans la tête ... Juste de la peur ... " Se répéta-t-il mentalement avant de tenter le tout pour le tout, de fermer les yeux, crisper les traits de son visage et projeter son corps contre celui du gros malabar. L'autre vacilla quelque peu, mais ne recula pas. Sighbury sentit ses bras se refermer autour de ses hanches. S'il ne bougeait pas rapidement, il finirait écrasé par l'ennemi. Alors il poussa vivement dans ses crampons puis pivota sur lui-même, se libérant de sa prison. Telle une balle de flipper, le mannequin rebondit contre un autre adversaire et se retrouva au beau milieu d'une brèche défensive. Il saisit l'opportunité sans trop réfléchir, plongeant vers l'avant et marquant de ce fait l'essai qu'il était venu mettre.
L'euphorie fut inattendue. Une main se tendit dans sa direction afin de l'aider à se relever. Quelques-uns de ses coéquipiers le gratifièrent d'une tape dans le dos avant que le jeu ne reprenne. Les cinq dernières minutes du match passèrent à toute vitesse sans que l'équipe adverse parvienne à remonter le score. Au coup de sifflet final, les joueurs du club local poussèrent un cri triomphal. Logan City venait de remporter son premier match de la saison ! Carmine prit part aux effusions de joies puis quitta le terrain en compagnie des autres, un sentiment de fierté profonde au creux de l'estomac. Il avait travaillé si fort pour être capable de jouer convenablement, avait passé tant de soirées en entraînements supplémentaires et parfois malaisant en compagnie d'Archie. Voir ses efforts payer l'emplissait de joie. « Where is my ... ? » C. réalisa qu'il avait oublié sa gourde. Il en fit part aux autres et leur dit qu'il retournait sur le terrain la chercher. L'équipe avait tout le temps de célébrer la victoire, le prochain match n'aurait pas lieu avant trois semaines. De retour aux pieds des gradins, le mannequin se mit à fouiller sous les bancs tout en recoiffant sa mèche. Il ne se souvenait plus de l'endroit ou il avait posé sa bouteille, mais savait qu'il la repérerait facilement à la couleur du Gatorade bleu qu'elle contenait ...
La pression est à son summum. Dans les estrades, Archie serre les poings. Son dos et ramassé vers l’avant, ses coudes collés à son flanc, et il calque inconsciemment ses mouvements sur ceux de Carmine. Il ne s’agit que d’un match de rugby amical mais l’actionnaire le considère comme bien plus. Perché là-haut, à travers quelques spectateurs éparpillés en grappes, il a l’impression d’assister à la partie la plus importante de son histoire. Aucun autre joueur n’existe sur le terrain. Ils sont flous et confus, tandis que ses yeux détaillent la silhouette de Carmine avec l’assiduité d’un rapace qui a verrouillé sa mire. Toute une aventure se compose sur scène, le joueur jadis craintif arrive à se frayer un chemin à travers les monstres qui lui bloquent pourtant le chemin et, lorsqu’il se défait d’une dernière prise avec l’aptitude d’un lièvre pour marquer un point important, Archie se lève vivement de son siège et célèbre avec enthousiasme. Quelques regards amusés se portent en sa direction mais il les ignore, préférant porter à ses lèvres sa bouteille d’eau parce que diantre que c’est exigent de jouer le rôle du papa fier de son fiston. Bucky n’est pas là aujourd’hui. Il se fait papouiller à son salon de toilettage et il ressortira de là avec un pelage long, soyeux et blanc comme la neige.
La partie se termine sur un score positif. L’équipe entière explose de joie ; il s’agit probablement de l’une de leurs premières victoires, à en croire leurs traits à la fois exaltés et étonnés. Archie est tout aussi fier, comme s’il avait été de la partie. Si lors des entrainements il préfère voiler ses émotions et coacher avec le plus de sérieux possible, il s’offre le luxe de féliciter à voix haute le travail de Carmine, et le sien, par extension. Du haut des gradins, il ne peut pas se faire entendre. De toute façon, les joueurs sont bien trop occupés à se lover et, rapidement, ils prennent la direction de la sortie, rapportant avec eux les souvenirs d’une victoire bien méritée. Ce soir, ils fêteront.
Retrouvant sa contenance, Archie défroisse son t-shirt en se raclant la gorge. L’adrénaline retombe en gros flocons. Il s’assure de ne rien oublier sur les gradins avant d’enjamber les marches qui le séparent de la pelouse synthétique. Il maudit son regard de ne pas se détacher du contour de Carmine, trop facilement détachable de la foule tant il apprécie son physique, et la surprise le fige sur place : le mannequin vient de rebrousser chemin. Il se dirige vers le gradin voisin au sien d’un pas rapide et cherche visiblement quelque chose du regard. À cette hauteur et grâce à son angle différent, Archie arrive à repérer la bouteille bleue que le joueur avait porté à ses lèvres à maintes reprises lors des Time Out. Ce doit être un signe que le destin lui envoie. Archie lance une insulte au ciel. Il n’y a pas d’autres explications : il est le personnage principal d’un téléroman à l’eau de rose. « Deuxième marche, à ta droite. » Il lance d’une voix ferme et perçante, levant son index pour pointer la bouteille que Carmine n’arrive toujours pas à retrouver. « Juste sous ton nez, p’tain. » Ils sont aveugles en Angleterre, ou quoi ? Levant les yeux au ciel, Archie le rejoint en faisant de grandes enjambées et il étire tout son tronc pour choper la bouteille nichée derrière une barre en métal. Il en constate le contenu avec un ricanement flatté, la tend à son propriétaire. « Gatorade ! » Il n’a pas besoin de sa confirmation ; quel autre liquide comestible ressemble à un produit ménager ? « Tu écoutes mes conseils même lorsque tu me crois absent. » Jetant un coup d’œil sur le terrain dorénavant abandonné et dont le sol renferme encore le tambourinement des coups de pieds. « Durant la partie aussi, tu les as écoutés. » Il ne serait pas Archie s’il ne prenait pas tout le mérite qui ne lui revient pas nécessairement. Ceci dit, il s’empêche de trop parler de lui car il ne s’agit pas de son moment de gloire. Ça lui arrive de faire preuve de respect. « Tu t’es bien débrouillé. À ce rythme, ils devront te trouver un autre surnom. »Pancake ne conviendra plus. D’ailleurs, il s’empêche de trop le regarder, Pancake, parce que ses cheveux en bataille et l’effort qui colore son visage font remonter quelques souvenirs à la surface. Ils n’en ont pas reparlé de vive-voix, et ce n’est sûrement pas le moment de le faire. Carmine a une victoire à célébrer.
« Deuxième marche, à ta droite. » Carmine ne réagit pas. Il était trop occupé à chercher sa gourde pour supposer que c’était à lui que l’on s’adressait depuis l’autre côté des gradins. Personne n'était au courant de sa participation au match de ce soir. Pas même Greta à laquelle il avait préféré épargner l'ennui de venir le regarder jouer quand il savait que sa soeur et le sport ne partageaient pour ainsi dire aucun atomes crochus. Habituée à se faire interpeler par les photographes scandant son nom à tout va, son attention volatile ignora les râleries anonymes d’Archie concernant sa cécité. Ce ne fut que lorsque l’actionnaire entra dans son champ de vision et vint se faxer entre les sièges que Sighbury s’immobilisa. Surpris de le voir apparaitre, il détailla Kwanteen en s’interrogeant : avait-il assisté au match ? La réponse lui fut servie au même titre que la gourde tendue dans sa direction. « Tu écoutes mes conseils même lorsque tu me crois absent. Durant la partie aussi, tu les as écoutés. » « Admettrais-tu en être flatté ? » Interrogea rhétoriquement l’anglais, loin de se vexer qu’on sous-entendît qu’il devait sa victoire aux uniques conseils de son coach privé. C’était aussi vrai que faux et Carmine - qui ne manquait pas d’estime de lui-même - le savait pertinemment. Sa main se referma sur le contenant qu’il porta à sa bouche. En plus d’avoir les joues rouges, C. était déshydraté.
« Tu t’es bien débrouillé. À ce rythme, ils devront te trouver un autre surnom. » Un sourire étira les lèvres du mannequin tandis qu’il buvait l'infâme mixture pleine d’électrolytes. Une fine rigole de liquide en profita pour s’échapper et coula le long de sa carotide. D’un revers de main, Carmine rectifia le tir avant de répondre : « Tes félicitations me vont droit au cœur. » Contrairement aux critiques pas toujours constructives - mais récurrentes - de Kwanteen lors de leurs entraînements. « Je citerai ton nom si un journaliste m'interroge sur cette victoire, soit rassuré. » Plaisanta-t-il, peu scrupuleux à l'idée de taquiner l'ego d'Archie quand ce dernier semblait ne vouloir inlassablement que tacler le sien depuis leur hommage à Oscar Wilde. Carmine comprenait le mécanisme de défense et l'intérêt que cela avait pour l'homme d'affaires de chercher à dominer et à s'imposer depuis lors. Il trouvait le phénomène triste et quelque peu lassant, mais gardait pour lui son avis sur le sujet. Sighbury se doutait que Kwanteen ne souhaitait pas l'avoir. Ceux qui savent déjà tout ne tendent pas l'oreille. À défaut de le contredire, le mannequin se drapait de sa plus belle superbe et jouait depuis janvier de son flegme britannique pour rendre aussi complexes qu'ardues les tentatives du requin de noyer sa patience. C. ne perdait rien à persévérer, la victoire de ce soir en était la preuve la plus évidente.« Merci pour tes précieux conseils. » Acheva-t-il avec la politesse qu'on lui connaissait.
« Admettrais-tu en être flatté ? » S’il l’admettra ? Non. Mais il peut hausser les épaules pour esquiver la question et changer de sujet. Carmine peut désormais appréhender le comportement d’Archie. Ils se sont assez côtoyés à travers les malaises, mais aussi la bonne entente. Il y a des sujets qu’il ne faut pas évoquer, d’autres dont il faut abuser pour masquer le reste. Les sentiments, les envies, les désirs et les fantasmes se font recouvrir d’une épaisse couche de goudron, mais ils restent bien présents, fossilisés dans le temps. À chaque regard échangé, un secret murmuré. Les jours, les semaines et les mois peuvent parader autant qu’ils le veuillent, rien ne changera l’unique vérité qui réside entre les deux hommes assez grands pour faire leurs propres choix. Il est d’abord question d’une relation de coach à élève, mais Archie et Carmine savent que ce n’est pas aussi simple que ça. Peut-être le second a-t-il deviné que le premier fait des efforts ? Ou alors, il continue à penser qu’il se ferme comme un mur pour protéger son égo. « Tes félicitations me vont droit au cœur. » Il la fixe, cette goutte de gatorade qui n’a pas terminé son trajet le long de son cou et qui a déjoué le mouvement de la main. Elle se loge dans le creux que forme sa clavicule puis elle disparait. Archie relève les prunelles. « Je citerai ton nom si un journaliste m'interroge sur cette victoire, soit rassuré. » Le ton plaisantin de son interlocuteur l’encourage à ponctuer sa phrase d’un ricanement. Il semble sérieux. Il n’a pas envie qu’il soit sérieux. Si Archie cherche à embellir son image autant qu’à multiplier les zéros dans son compte en banque, il se voit confronté à un obstacle. Ce dernier est bien luisant de sueur devant lui, ses cheveux en bataille contrastant avec son emploi de mannequin cajolé et bien léché. « Pas la peine. » Qu’il s’entend confier à contrecœur. Certes, il aurait apprécié un tel honneur dans le passé. La situation n’est cependant pas propice. Ce n’est pas juste une partie de jambes en l’air qu’il souhaite mettre à l’ombre, c’est aussi toute sa relation avec l’homme de renom. Son nom est associé aux entreprises les plus fructueuses, pas à une tête à l’affiche des magazines. En aucun cas il ne souhaite recueillir les abonnés de Carmine sur son compte Instagram, parce qu’il ne veut pas que son succès soit comparé au sien. Aussi, les rumeurs sont des maladies contagieuses. La plus petite des boules de neige se transforme en avalanche une fois rendue au bas de la montagne. Une main qui se frôle ; un regard longuet ; un sourire partagé ; une confession murmurée. Non, Archie et Carmine ne doivent pas s’associer devant les caméras. « Ce n’est pas le genre de domaine dans lequel je veux me distinguer. » Il ne fait pas du coaching son métier. Plutôt éviter les complications en taisant son nom. « Si un jour tu te casses le nez sur le terrain, on dira que c’est ma faute. » Il ajoute d’une voix amusée afin de camoufler ses intentions. Bien sûr que ce n’est pas la raison pour laquelle le duo qu’ils forment doit rester clandestin. Carmine comprendra.
« Merci pour tes précieux conseils. » Son cœur se serre. Pourquoi doit-il jouer le rôle du méchant dans l’histoire ? Carmine joue la carte du je-m’en-foutisme avec plus d’aisance. Ce doit être sa naturelle impétuosité. Il a dû apprendre à y jouer dans son château en Angleterre, au détour d’un échange cordial noyé sous le thé à la menthe. « C’est normal. » Il grommelle en passant sa main dans sa barbe. « J’imagine que le reste de l’équipe t’attend dans les vestiaires pour célébrer la victoire avec toi. » Oh, oui, les fameux vestiaires dans lesquels il a perdu toute sa couverture et sa dignité. « Vous avez prévu de dîner au Carlton ? » Toute une équipe de rugby dans la luxure d’un restaurant haut-de-gamme. L’image est bien amusante. Archie fait peut-être semblant de paraître plus con qu’il ne l’est.
« Pas la peine. » C. camoufla derrière sa bouteille le rictus désabusé que lui inspirait cette réponse. Archie et son premier degré anxieux. Bien entendu que l'anglais ne comptait pas scander sur tous les toits que Kwanteen et lui se roulaient dans la boue plusieurs soirs par mois depuis le début de l'année. Tous deux l'avaient compris et se l'étaient implicitement fait comprendre le soir de leur première session d'entraînement : Ils n'avaient rien à gagner à ce que leur relation, qu'importe la nature qu'on lui prêtait, fût affichée au grand jour. Les Sighbury, suspicieux depuis le départ de leur fils pour l'Australie, voyaient d'un mauvais œil toute prise de position publique impliquant un homme aux côtés de Carmine. Le mannequin, qui avait usé de la Pride pour venger son égo attaqué par le cadeau d'anniversaire vieillot et chargé de symbolique envoyé par ses parents, connaissait les limites à ne pas franchir. Celle à laquelle la modération de Kwanteen faisait référence en était une. « Ce n’est pas le genre de domaine dans lequel je veux me distinguer. Si un jour tu te casses le nez sur le terrain, on dira que c’est ma faute. »« Ah les ragots ... » Répondit-il nonchalamment avant de formuler à l'actionnaire ses remerciements sincères.
« C’est normal. » Carmine entreprit de revisser le bouchon de sa gourde. Quelque chose dans l'attitude d'Archie le laissait croire que la conversation ne s'éterniserait pas, que la pudeur, une fois de plus, se chargerait de mettre des points finaux à la place d'ouvrir les guillemets. Il se trompait. « J’imagine que le reste de l’équipe t’attend dans les vestiaires pour célébrer la victoire avec toi. Vous avez prévu de dîner au Carlton ? » L'anglais gratifia Kwanteen d'un regard à la fois perçant et déraisonnablement long. Muet, évidemment. Les mots n'étaient pas nécessaires tandis qu'il secouait négligemment la tête dans ce geste de dégagement de mèche ayant fait sa signature tout au long de sa carrière. Sighbury incarnait le paradoxe de l'être et du paraître. En cet instant, le mannequin était à la fois sincèrement lui-même et parfaitement habité par les attitudes qu'il se donnait depuis si longtemps qu'elles avaient fini par fusionner avec sa personne. Après ce silence interminable durant lequel l'air s'était épaissi au point de devenir aussi moite que celui des douches dont parlait son interlocuteur, Carmine sourit. La blancheur de ses dents chassa le malaise aussi rapidement que son mutisme l'avait installé. Il venait de donner aux pensées d'Archie le temps de divaguer en territoires interdits ; de suinter par le trou de la serrure du placard mental dans lequel Kwanteen les séquestrait. « Peut-être. On dit qu'il arrive bien des choses à ceux qui prévoient de s'y rendre ... » Eux n'en avait jamais vu la devanture, ce soir-là. « Tu nous y accompagnerais ? » Le coach qui ne s'assume pas, chaperonnant cette belle brochette de vainqueurs avides de se saouler afin d'honorer leur victoire après s'être copieusement tapées les fesses à coups de serviettes mouillées. C. se faisait peut-être plus naïf qu'il ne l'était. Il prétendra qu'il parlait de lui à la troisième personne si l'autre mord à l'hameçon.
« Ah les ragots ... » Les ragots qui peuvent briser une carrière, oui. Des rumeurs qui ont le pouvoir de détruire en trois minutes ce qu’un Homme a construit en quinze ans. Carmine devrait connaître le pouvoir des réseaux sociaux, à moins qu’il ne connaisse même pas le mot de passe de son compte Instagram et que quelqu’un d’autre s’occupe de publier le meilleur contenu qui plairait à ses millions d’abonnés. Se rend-il simplement compte de la magnitude de ce nombre ? Le moindre détail qu’il affiche de sa vie déclenche une chaine de petits articles, certains professionnels, certains amateurs, d’autres mensongers qui ne cherchent qu’à faire des clics. La moyenne des usagers ne s’interroge pas assez avant d’avaler une information sans en connaître les sources. Alors, oui, ces petits ragots pourraient se transformer en bombe atomique. Ce ne serait plus Archie Kwanteen, le coach de Carmine Sighbury. Ce serait l’homme qui a brisé le nez du visage d’une entreprise multimillionnaire. Et, entre deux articles moralisateurs, il y aurait une petite fanfiction qui se glisse et qui attire le regard de ceux qui cherchent à rassasier leur appétit. « Nous ne sommes peut-être plus dans la cour de récréation, mais les ragots dans ta cour des grands font trop mal pour que j’accepte de prendre le risque. » Qu’il s’explique en détournant son regard. Tant de choses à cacher. La célébrité de Carmine est seulement une bonne excuse de plus pour faire de cette relation, peu importe sa nature, une relation clandestine.
En attendant, l’air est festif. La chaleur s’émane toujours du terrain synthétique sur lequel l’équipe de rugby de Carmine a dégoté sa première victoire. Les estrades se sont rapidement vidées car il ne s’agissait pas là d’un événement médiatisé. Un concierge enjambe les marches armé de sa pince à déchets, mais il est l’unique silhouette qui ne confère pas à leur discussion un semblant d’intimité. Archie reste professionnel et droit, s’empêche de trop longuement détailler la peau humide de Carmine. Il jurerait d’avoir déjà vu cette peau couverte de sueur et ces joues rougies par l’effort. L’environnement n’était pas le même. D’une voix détachée, il s’interroge quant à la suite de la programmation. Il se doute que l’équipe a envie de célébrer et il joue au plus con en mentionnant le Carlton, qui n’accueillerait jamais une bande de garçons taché et mal vêtus. « Peut-être. On dit qu'il arrive bien des choses à ceux qui prévoient de s'y rendre ... » Un souffle net s’échappe de ses narines. Il repose ses prunelles sur Carmine. Il n’a pas envie de faire semblant de ne pas entendre les sous-entendus. Il l’a bien assez fait le jour de leur premier entraînement et ça s’était terminé exactement comment ça ne devait pas se terminer dans le monde parfait et plastifié d’Archie. « Tu nous y accompagnerais ? » Peu importe où ils ont l’intention de se rendre pour noyer leur gosier de bière et de hamburgers ; l’actionnaire ne veut pas prendre le risque de rencontrer ceux qui côtoient Carmine à tous les entraînements. « Ce n’est pas que j’en ai pas envie mais… » Il bredouille du bout des lèvres, esquisse une grimace, et termine en secouant le chef : « Je ne me sentirais pas exactement à ma place. C’est votre victoire. J’étais dans l’ombre. Profitez de la lumière sans moi. » Il s’éloigne de quelques pas microscopiques, feint de s’en aller, mais c’est surtout qu’il veut faire réagir Carmine et sa mine de porcelaine. Sans surprise, il ne lui tire absolument rien, parce que le mannequin ne se laissera jamais manipuler de la sorte. Il tire ses propres fils. Archie soupire. « Si on était dans un film, tu me demanderais de ne pas partir, tu insisterais un peu, puis on trouverait un terrain d’entente. » Qu’est-ce qu’il en sait ? Il ne regarde pas de films, mais ça doit bien être comme ça que ça se passe dans n’importe quelle œuvre pour que deux protagonistes terminent une scène et commencent ensemble la prochaine.
Ne que ... mais. Carmine intellectualisait le choix des mots. Les tournures de phrase avaient leur importance, particulièrement aux oreilles d'un homme élevé dans un milieu au sein duquel chaque synonyme avait sa nuance, chaque inflexion sa signification. Carmine avait grandi à l'école traditionnelle anglaise et s'était comme bon nombre d'aristocrates avant lui familiarisé avec les notions d'étiquette, de savoir vivre et de bonnes manières. Il n'était pour lui difficile ni de reconnaître qu'Archie marchait sur des œufs, ni d'anticiper la suite de sa phrase : « Je ne me sentirais pas exactement à ma place. C’est votre victoire. J’étais dans l’ombre. Profitez de la lumière sans moi. »« Très bien. » Pourquoi se formaliser d'un refus ? Insister aurait été malpoli en plus d'être mauvais genre. S'en vexé n'aurait fait que prouver un manque regrettable de maturité ou d'éducation. Un gentleman se devait de respecter les limites de ses interlocuteurs s'il aspirait à ce que la réciproque se fasse vis-à-vis des siennes. Il était pour l'anglais tout à fait concevable d'admettre que Kwanteen et lui ne partageaient pas les-mêmes, encore plus après avoir entendu l'actionnaire parler de risque de ragots. C. y était habitué, papillon de lumière, star des projecteurs. Archie, homme de l'ombre, préférait ne pas s'exposer. Le mannequin comprenait ce positionnement. Greta s'était pris un pseudonyme pour les mêmes raisons ...
Aussi l'observa-t-il s'éloigner avant qu'Archie ne revint sur ses pas et, par la même occasion, sur ses nombreuses négations : « Si on était dans un film, tu me demanderais de ne pas partir, tu insisterais un peu, puis on trouverait un terrain d’entente. » Le visage de Sighbury se fendit d'un nouveau sourire. Plus délicat que le précédent, moins ostentatoire. Il aurait pu glousser si son corps n'avait pas été gorgé de testostérone d'après match ; rougir si ses joues n'avaient pas été empourprées par l'effort. « Un film romantique, alors. » Carmine et son fleur bleu inébranlable. Cette conversation-là aussi, ils l'avaient eu. Ou, plutôt, Kwanteen s'était montré catégorique et l'anglais, flegmatique au possible, avait haussé le sourcil en prenant note. Cela ne l'empêcha pas de faire un pas en direction de l'actionnaire, d'enjamber le gradin qui les séparait et de se planter face à lui. La proximité de leur corps était alors suffisante pour appeler à plus de rapprochement, mais pas assez marquée pour intriguer quiconque aurait jeté un œil à leur duo. Carmine maîtrisait les périmètres de la distance personnelle. Avoir eu l'occasion de réduire cette dernière à néant en compagnie de l'actionnaire lui conférait une connaissance très précise des douanes et des radars existants sur son chemin vers l'autre homme. « Je t'écoute. » Minauda-t-il. « Qu'est-ce qui se trouve sur ce terrain d'entente ? » Ni verre au Carlton, ni hamburger avec l'équipe, de toute évidence. Comme souvent, C. ouvrait les négociations en se donnant le privilège d'observer le jeu de son interlocuteur avant de montrer le sien. Son attitude, toutefois, n'aurait su tromper le coach qui l'avait plaqué et corrigé à de nombreuses reprises durant les entraînements : Sighbury ne fuyait plus l'impact. Il allait au-devant de la collision.
« Très bien. » Carmine n’insisterait pas. C’est écrit dans le ton de sa voix, dans son langage corporel mais aussi dans le ciel. En gros, gras, italique, et ça clignote aussi, comme l’enseigne d’un mauvais motel qui cherche des clients. Et puis, il faut dire qu’Archie n’a fait que lui présenter des murs à chacune de ses perches tendues durant les derniers mois. Il n’avait pas eu le temps de réfléchir et de prendre une décision. Aujourd’hui, il est toujours aussi perdu mais il se laisse la chance de faire un pas dans une direction ou une autre. Peut-être qu’en avançant un peu, sa boussole se mettra à pointer le nord. Depuis trop longtemps, il stagne dans un champ magnétique.
Alors il joue la comédie – et il le fait bien. Jouer un personnage qui n’est pas le sien, il sait le faire. Il s’adapte aux situations, porte un masque ou un autre en fonction de ses envies et ses objectifs. Cet après-midi, il veut envoyer un signal à Carmine et c’est libre à lui de l’attraper ou pas. Si les portes se ferment, alors il aura tenté. Tant pis. Il devra se remettre de sa défaite en se douchant quarante fois pour bien débarrasser sa peau de l’odeur de loser. « Un film romantique, alors. » Il a envie de s’offusquer puisque c’est un réflexe de rejeter toute romance. Il veut se protéger et, s’il tombait amoureux, il deviendrait vulnérable. Heureusement, il ne connait pas encore ces sentiments, même, il ne pense pas que son cerveau est capable de commettre une telle erreur. Ce serait de gâcher une vie complète d’efforts et d’hardiesse. « Ce n’est pas l’étiquette que je lui donnerais. » Il se défend brièvement, plantant son regard dans celui de Carmine alors qu’il s’immobilise devant lui et que son torse le cache du soleil. Il cesse de plisser les paupières, retire ses lunettes fumées et les accroche à la ligne de son col. Il ne surprend pas ses genoux à ramollir. Pas cette fois. Le lieu public possède un bien plus grand emprise sur l’actionnaire et sa belle image. « Je t'écoute. » Il s’humecte les lèvres en ricanant. « Qu'est-ce qui se trouve sur ce terrain d'entente ? » Il observe ses iris un à un. Ils sont encore plus bleus maintenant que le rouge de ses joues fait contraste. Une mèche de ses cheveux est toujours collée à son front. Le mannequin n’apprécierait pas de savoir sa coiffe imparfaite. Archie pourrait régler ce problème. Il ne fait cependant rien. Il ne perd pas le contrôle de son corps malgré la moindre distance qui les sépare. « Tu sens la porcherie. » Il finit par lâcher après avoir retenu son souffle. « Ton parfum dispendieux ne fait plus effet en-dessous de toutes ces couches de crasse. » Il lui adresse un sourire fier et se recule d’un pas. Bien sûr que l’odeur ne le dérange pas. Ce n’est qu’une technique pour apporter la meilleure des transitions : « Va te refaire une beauté. Si tu voyais tes cheveux, tu t’offusquerais. » Il attrape sa paire de lunettes soleil et la lui tend. « Et en sortant des vestiaires, tu pourrais porter ça. Cache-toi un peu, et rejoins-moi au Prisme. » Le bar le plus simplet qui puisse exister. L’endroit où Archie allait se bourrer la gueule avec ses amis quand il avait seize ans et une fausse carte d’identité. Peut-être qu’en retournant dans ce lieu historique, il pourra revivre ces années gâchées à poursuivre celles qui, à la fin, n’arrivaient pas à percer son cœur de pierre.
« Tu sens la porcherie. » Au tour de Carmine d'expirer brièvement du nez. Le talent de Kwanteen pour casser l'ambiance n'avait d'égale que celui avec lequel il choisissait la couleur de ses voitures de collection… L'anglais se passa toutefois de commentaire et le laissa continuer sur sa lancée, conscient qu'il s'agissait davantage d'un tremplin que d'une insulte. « Ton parfum dispendieux ne fait plus effet en dessous de toutes ces couches de crasse. » À force de voir Archie se cacher derrière ses pics et ses remarques désobligeantes, l'anglais avait appris à faire la différence entre méchanceté et auto-protection de la part de l'actionnaire. Cette attitude n'était pas sans lui rappeler celle de Mabel qui, plus jeune, avait écopé du surnom de " sorcière " tant sa virulence la précédait. La meilleure amie de Sighbury était pour beaucoup une vilaine garce, mais, pour lui qui la connaissait au-delà des apparences, Griffiths était avant tout un cœur tendre et maladroit. Était-ce cependant une raison suffisante pour accorder à Archie le même bénéfice du doute ? C. s'interrogeait à ce propos quand l'autre ajouta un « Va te refaire une beauté. Si tu voyais tes cheveux, tu t’offusquerais » qui le déconcentra instantanément. Aussitôt, par réflexe, la main du mannequin se mit à recoiffer sa mèche. « Et en sortant des vestiaires, tu pourrais porter ça. Cache-toi un peu, et rejoins-moi au Prisme. » Sighbury observa un instant la paire de lunettes que lui tendait Kwanteen. L'anglais ne connaissait rien de ce " Prisme " mais devinait sans mal qu'il s'agissait d'un endroit au sein duquel aucun paparazzi ne s'attendait à le voir débarquer. Ses doigts longilignes se refermèrent sur la monture, signe qu'il acceptait ce compromis. « Dans un film romantique, tu m'aurais prêté ta veste plutôt que tes lunettes. Je m'en contenterai pour cette fois. » Répondit-il, le nez hautin, avant de tourner les talons, un air de suffisance mutine sur le visage. Carmine trouvait à redire uniquement parce que l'ego de l'actionnaire en avait lourdement besoin. Intérieurement, le mannequin se satisfaisait pleinement de ce geste qui, s'il n'était pas nécessairement pensé pour son confort personnel - mais plutôt pour celui égoïste du propriétaire de l'objet - signifiait plus que toute autre petite attention. Se cacher n'était pas chose aisée pour la figure publique qu'était Sighbury et la vitesse à laquelle sa carrière solo explosait rendait de plus en plus difficile la vie anonyme à Brisbane. La presse avait fini par comprendre qu'il ne reviendrait pas de si tôt en Angleterre. Elle avait donc décidé de le traquer en territoire Australien et les flashs indésirables redevenaient doucement mais sûrement l'air de sa vie quotidienne, le CO2 de ses sorties même les plus anodines…
* * *
C, était sorti des douches bien après ses co-équipiers auxquels il avait prétendu préférer rentrer se reposer de ce match flatteur pour sa réputation, mais pas assez pour éclipser le fait que tout un chacun connaissait ses manières ainsi que sa préciosité. Personne ne fut surpris que sa majesté exigea du repos après avoir brillé de la sorte et l'on n'insista pas puisqu'en dépit de son image efféminée au sein de l'équipe, la superbe de Sighbury suffisaient à dissuader quiconque de prétendre mieux savoir que lui ce qu'il désirait. Vêtu d'un pantalon bleu sombre et côtelé sur lequel tombait un pull beige tout à fait adapté aux températures plus fraîches de la saison, l'anglais ressemblait toujours autant à une gravure de mode derrière les verres fumés d'Archie. Dans le taxi l'amenant au Prisme, il contrôla ses messages et répondit aux plus importants. Asher s'inquiétait du score. C. se fit un plaisir de lui donner quelques détails sur le match.
Arrivé sur place, Sighbury passa le téléphone en mode avion et pénétra le bar en toute discrétion. Même basiques, les vêtements griffés au nom de sa marque détonnaient dans le décor tristement banal des lieux. Carmine se fit la réflexion que le choix de cette tenue de rechange avait été pertinent. Archie l'aurait probablement attaqué sur son élégance déplacée s'il était arrivé, comme à son habitude, en costard cravate. Repérant Kwanteen perché au bar, Sighbury s'en approcha et glissa une fesse sur le tabouret voisin du sien. Il fit le choix de garder les lunettes, privant ainsi l'homme d'affaires d'une lecture directe de ses iris plus bleu que le néon au-dessus duquel s'alignaient les rangées de verres, de l'autre côté du comptoir. « Comment connais-tu cet endroit ? » Questionna-t-il comme s'ils venaient de se quitter, curieux de connaître l'histoire derrière le choix du lieu.
Les rôles ont été remis entre les mains de leur meilleur interprète. La contenance de Carmine n’a d’égal que la désinvolture d’Archie alors que ce dernier se met à énumérer ce qui ne plairait pas dans le physique de son interlocuteur. Il veut le faire réagir mais aussi lui rappeler que ce jeu de laisse ne le suivra pas jusque sur le terrain. S’il s’est livré à lui la première fois, aujourd’hui il ne réitère pas l’offre. Il veut lui offrir une chance – ou plutôt s’offrir une chance, à lui, de tâter les territoires du bout des doigts pour voir si ça pourrait fonctionner. Il garde son sang-froid devant cette beauté fatiguée que le portrait de Carmine lui exhibe. Ses cheveux rappellent les ébats. La sueur peinte sur son front aussi, ainsi que les teintes de rouges que les coups de pinceau ont appliqué sur ses joues. Le mannequin est encore plus beau dans son naturel des plus décontracté, mais de l’avouer, ce serait de lui donner les rênes une deuxième fois. Archie a une personnalité de battant. Il ne se laissera pas marcher sur les orteils à toutes les fois et, en réagissant ainsi à leur proximité, il envoie le message à Carmine. Écrit noir sur blanc, gravé dans la pierre, tatoué dans sa peau.
Et voilà qu’il présente son plan sans passer par quatre chemins. Il veut le voir dans un contexte des plus banals. Pas d’artifices, de paillettes, de caméras et de microphones. Ils se rendront dans un bar des plus minables parce que c’est là qu’Archie a découvert le garçon qu’il était. Il n’a jamais perdu son cœur d’adolescent, il l’a seulement rangé quelque part le temps de devenir un adulte et de faire ses preuves. Preuves faites : il peut se permettre de s’embellir de sa jeunesse. Il était fougueux, désobéissant, mais s’en sortait toujours sans amandes ni reproches parce que son langage est fin, et il l’a toujours été. « Dans un film romantique, tu m'aurais prêté ta veste plutôt que tes lunettes. Je m'en contenterai pour cette fois. » Carmine s’est vêtit de son masque le plus robuste. Il n’a pas l’intention de baisser la tête maintenant qu’Archie lui a donné un ordre. Le ton de la soirée a été donné. Il ne changera pas de caractère pour l’actionnaire. Si ce dernier sait s’adapter à son public, si sa personnalité affixale est façonnable sous toutes les coutures, il n’arrachera pas encore le joueur à sa mascarade. « Je te l’ai dit. Ce n’est pas un film romantique. » Il énonce pour la dernière fois en lui faisant un signe de la main tandis que le joueur de rugby tourne des talons pour aller se refaire une beauté.
***
Il n’en fait pas trop. Archie arbore ce qu’il aurait arboré s’il était sorti en boîte quinze ans plus tôt. Son jean n’est pas sur mesure, son haut noir le confond à la masse. C’est ce qu’il désire. Se camoufler, faire partie du paysage, le temps de se rencontrer. Il n’a cependant pas oublié sa Rolex qui brille à son poignet. C’est un détail sans lequel il ne peut sortir. Bien sûr, il arrive au Prisme avant Carmine. Au comptoir, il se permet l’achat d’une seule bière. Pas une pinte. Une bouteille donc la bouche épouse la sienne à chaque goulée. L’endroit n’a pas changé. Les murs renferment des souvenirs qui lui arrachent de temps en temps des rictus tandis que le fil de ses bêtises se déroule derrière ses paupières. Il en a embrassé, des filles, ici. Il en a guidé plusieurs jusqu’à la toilette, a glissé des dizaines de dollars dans la fente de la machine à capotes. L’endroit n’est pas glamour et il ne prétend pas l’être. C’est un lieu où les humains vivent de leurs instincts primaires et ne se posent pas de questions.
À sa droite, un mouvement. Il s’apprête à refuser les avances de cette aventurière mais c’est le regard de Carmine qu’il capte. Silencieux, il lui adresse un signe de la tête. Un tas de choses doivent se passer dans la tête de monsieur luxe. Il doit se dire ô combien ce bar n’illumine pas son teint, ô comment il préfère la somptuosité des restaurants qui nourrissent les grands noms. Ce soir, il n’est pas un grand nom. Il n’y a que la marque de son accoutrement qui détonne. « Comment connais-tu cet endroit ? » Il fait signe au barman de le considérer maintenant que son invité est arrivé. « C’est le tout premier bar où je suis entré. » Il repose ses perles bleues sur Carmine, cache sa déception de rencontrer un mur inexpressif – la paire de lunettes fumées. « Bien sûr, j’avais fait faire une fausse carte d’identité. Je ne devais pas avoir plus de quinze ans quand je me suis assis à ce comptoir. » Il ricane, avale une gorgée de bière en se remémorant des souvenirs. « J’ai brisé autant de nez que de cœurs, ici. » Et à chaque fois il s’en sortait indemne en pointant les autres ou les circonstances du doigt. Ça a fait sa force. On le jalousait et on l’admirait en même temps. Il était une légende aussi appréciée que détestée. Une époque révolue qui décalque encore sur lui. Mais ce n’est plus pareil. La maturité est arrivée comme un coup de pied dans les couilles. Puis il a perdu sa définition du bonheur, s’est acharné à l’approprier à la richesse.
« Tu as toujours été aussi sérieux et bien élevé ? » Il se risque à interroger, l’arcade de son sourcil pointant le plafond, tandis qu’il s’exerce à déchiffrer le faciès satiné de la perfection ambulante.
Le tout premier bar ou Archie était entré. L'aveu laissa Carmine perplexe derrière son apparente inexpressivité. De marbre en façade, mais foncièrement intrigué derrière les verres des lunettes fumées, le mannequin imagina à quoi pouvait bien ressembler la jeunesse de Kwanteen. Les informations transmises par l'actionnaire au cours de leurs échanges précédents lui avaient permis de visualiser un jeune homme arrogant, capitaine de son équipe de football et de toute évidence obsédé par les filles. L'opposé de l'anglais que l'on avait souvent cité en exemple de courtoisie, qui s'illustrait dans la pratique de sports aussi solitaires qu'individuels et dont le petit nombre de conquêtes contrastait avec le titre de mannequin le plus désiré d'Angleterre. « Bien sûr, j’avais fait faire une fausse carte d’identité. Je ne devais pas avoir plus de quinze ans quand je me suis assis à ce comptoir. »« Je vois ... » La réponse était aussi évasive que ce que suggérait le tableau dépeint par Archie. C. ne formula pas l'interrogation qui lui traversa l'esprit lorsqu'il se demanda si le comptoir auquel ils se trouvaient avait supporté autant de fois les coudes de Kwanteen que le carrelage des toilettes n'avait marqué ses genoux. Imaginer l'homme d'affaires avec une quinzaine d'année de moins, tête plongée dans la cuvette, ne valait pas le souvenir qu'il gardait de lui descendant son verre de porto cul-sec dans cette immense cuisine afin de se donner du courage. « J’ai brisé autant de nez que de cœurs, ici. » « J'espère en ressortir indemne. » Répondit l'anglais, pince sans rire, dont la nonchalance traduisait la sérénité avec laquelle il appréhendait la chose. Sighbury ne craignait pas pour son visage. Il doutait qu'Archie en eut après son nez. Quant à son cœur, l'organe ne risquait pas grand chose non plus. Ce n'était pas un film romantique et le cadre dans lequel l'avait invité l'actionnaire se chargeait de le lui rappeler : il n'y avait ni thé, ni champagne à la carte !
« Un Gin & Tonic, please. » Commanda-t-il de son plus bel accent britannique. Le barman tiqua. Carmine n'en eut que faire et reporta son attention sur son voisin. « Tu as toujours été aussi sérieux et bien élevé ? » Archie lui posait-il cette question en référence aux politesses dont Sighbury ponctuait ses phrases, là où celles de l'australien s'en trouvaient régulièrement dépourvues ? C. n'en savait rien, mais il estima qu'il ne risquait rien non plus à répondre avec sincérité : « Il faudrait définir la notion de sérieux. Pour ce qui est de l'éducation, la bienséance à son importance la d'ou je viens. » C'était un euphémisme. Carmine aurait pu raconter à Kwanteen que, pendant qu'il se saoulait au bar, lui apprenait par cœur les titres et les arbres généalogiques des Lords afin de ne commettre aucun impair lors des diners mondains organisés par ses parents. Ou bien encore admettre qu'on lui avait sévèrement réappris à marcher droit en empilant des livres sur sa tête après que sa poussée de croissance l'eut précipité d'un gabarit d'enfant à celui de jeune homme d'un mètre quatre-vingt-dix. Défiler tout en gardant les volumes en équilibre était un véritable challenge. Ces détails, toutefois, lui parurent trop personnels, trop intimes. C réfléchit puis choisit d'en révéler un qui, selon lui, intéresserait davantage son interlocuteur : « J'ai bu mon premier verre d'alcool à 21 ans. » L'âge de la majorité dans l'Angleterre riche et conservatrice dont il était issu, quand bien même quelques farfelus avaient, en 1970, décidé de l'abaisser à 18 ans. Sighbury désigna le verre que le barman venait tout juste de déposer face à lui. « Un Gin & Tonic. » Ses doigts s'enroulèrent autour du récipient qu'il porta à son nez afin d'en humer l'odeur. « Je pensais qu'il n'y avait que du Tonic dans ce verre ... » Qu'il avait avalé d'un trait, assoiffé par la fête. Un fin sourire étira la commissure de ses lèvres tandis que des souvenirs de Greta, le lendemain matin de cette nuit aux contours flous, lui revenaient à l'esprit. Sa sœur lui était revenue avec des histoires ridicules, prétendant qu'il avait dansé sur une table et vexé l'une de ses amies en lui conseillant de perdre du poids. Ce comportement ne lui ressemblait pas et n'était résolument pas sérieux, mais Sighbury garda le mystère et leva son verre en direction de Kwanteen tandis que, de sa main libre, il faisait glisser les lunettes sur le bout de son nez afin d'instaurer un contact visuel : « À cette victoire. »
Si Carmine va s’en sortir indemne ? Sûrement pas. Archie est une bombe à retardement qui se dépeint sur tous les tableaux. Il change de masque en fonction de la situation et sans prévenir, il blesse pour se protéger et il n’apprend pas de ses erreurs. Il a été codé par des règles qu’il ne devrait plus suivre aujourd’hui mais qui font partie de sa carte mère. Carmine ne verra que trop rarement le rose, mais ça vaut peut-être la peine d’essayer parce que les remords font plus mal que les regrets. Ils ne sont pas obligés de créer quelque chose. Ils peuvent essayer de construire à partir d’outils qu’ils possèdent chacun de leur côté. Ça peut fonctionner autant que ça peut virer en éboulement de terrain. Seul l’avenir le dira. « Ton nez ne risque rien. » Ainsi il comprendra que son cœur peut risquer de se faire égratigner mais que ça ferait partie du jeu. C’est à lui de décider s’il veut poser son pion sur le plateau.
« Un Gin & Tonic, please. » Pour camoufler le sourire qui menace de trahir son contentement, il se mord la lèvre intérieure. Il ne trempera pas sa bouche dans du thé à la menthe, ce soir. C’est sa manière d’annoncer qu’un deuxième joueur a rejoint la partie. Du coin de l’œil, il capte la réaction du barman, qui semble s’être arrêté en plein milieu de sa course. Ô combien Archie aurait envie de lui dire qu’il a effectivement vu le portrait de cet homme sur les panneaux publicitaires qui ceinturent l’autoroute. Il ne s’habituera pas à cette attention qui ne lui est même pas porté. « Il faudrait définir la notion de sérieux. Pour ce qui est de l'éducation, la bienséance à son importance la d'ou je viens. » Il bascule la tête. Ça, il l’avait compris. Il ne vient pas de la rue, ça c’est une évidence. S’humectant les lèvres, il ne déloge pas son regard du sien, cherche à discerner la circonférence sinueuse de ses yeux en amande derrière le verre fumée. « Et d’où tu viens, exactement ? » Au diable les articles à son sujet. Il pourrait mettre la patte sur toutes les informations dont il aurait besoin pour recréer devant lui la figure publique qu’il expose sur les réseaux. Ce n’est pas cette couche superficielle qu’il veut effleurer du bout du doigt – de la langue. Ce sont les secrets, les échecs avant les victoires, les essais et les erreurs. « Ne me fais pas un résumé de ta page Wikipedia. Ça ne m’intéresse pas du tout. » Il l’avise en l’interrompant dans sa lancée. Oh que non. Il ne les emploie pas toujours, les bonnes manières, lui. Dans ce lieu où se mélangent nostalgie, beuverie et mauvaises idées, il ne s’armera pas de ses jolies parures. Carmine obtiendra le naturel et il espère que la réciproque sera de mise. Mais qu’est-ce qui peut bien en savoir ? C’est peut-être vraiment le naturel de Carmine, de se tenir le dos droit, d’employer des tournures de phrases dignes des soirées Scrabble chez papi et de s’offusquer de la qualité de l’air. « J'ai bu mon premier verre d'alcool à 21 ans. » La confession ne le surprend pas. Il suit les règles. Bon petit prince. Si lui a accumulé les médailles en sport de combat, Carmine a gonflé sa collection en faisant preuve de bonne conduite. « Un Gin & Tonic. » Il ignore le barman qui s’attarde encore un peu sur son client, comme s’il était prêt à lui poser la question que le mannequin doit entendre tous les jours. Mais il prend la bonne décision et tourne des talons sans rien dire. « Je pensais qu'il n'y avait que du Tonic dans ce verre ... » Il esquisse un sourire, se calquant sur le garçon, effleurant la bouche de sa bière contre la sienne. « Et ça t’a fait bizarre ? Tu t’es transformé en monstre dévergondé ou tu n’y as plus jamais touché parce que tu ne te reconnaissais plus dans le miroir le lendemain matin ? » Ça pourrait expliquer son amour pour la boisson chaude bien plus distinguée que les shooters de fort. Ce n’est pas juste parce qu’il est un cliché anglais, si ?
« À cette victoire. » Autant ça lui fait plaisir de revoir la couleur de ses yeux par-dessus les lunettes, autant il sent son cœur manquer un battement. Un moment, il reste coincé entre le rêve et la réalité, et il se rend compte qu’il n’a pas entendu ce qu’il a dit. « Quoi ? » Il demande donc après avoir battu des cils pour retomber dans ses chaussures. « Qu’est-ce que tu as dit ? » S’il utilisait son cerveau, il aurait compris qu’il était en train de trinquer à quelque chose. Probablement à la partie de rugby mais, vraiment, le cerveau d’Archie a entendu l’information et l’a aussitôt filtré hors de ses oreilles sans la considérer.
Carmine avait-il fait vœu de sobriété suite à cette nuit un peu floue ? C'était tout à fait possible, mais pas pour les raisons que l'on aurait pu croire. Au lendemain de la fête, le mannequin avait présenté ses excuses à l'amie de Greta, usant de ses timbres les plus sucrés, d'un bouquet de fleurs bien fourni ainsi que de grands battements de cils dans le but de se faire pardonner. Il était important pour l'anglais que cette fausse note ne vint pas entacher sa réputation. Sighbury aimait les tissus sans plis et parfaitement repassés au même titre que la certitude d'être irréprochable. Il avait très tôt appris la différence entre les médisances de jalousie et celles basées sur des faits tangibles. S'il ne s'inquiétait pas des premières, le mannequin mettait un point d'honneur à éviter autant que possible les secondes. L'aigreur des envieux renforce la désirabilité là où les témoignages des victimes d'impolitesse font de l'ombre à la renommée. Une subtilité sans importance pour beaucoup de personnes, mais primordiale dans le monde élitiste de Carmine. Il était le miel. La cerise sur le gâteau. Le dessert que tout le monde voulait en fin de repas. L'hôte auquel était envoyé le premier carton d'invitation. Celui dont la moindre recommandation valait de l'or tant son réseau était grand et ses liens avec les différents acteurs le composant de qualité exploitable ...
Le mal de crâne des lendemains de cuite n'avait finalement pesé qu'à quantité négligeable dans la balance de ses choix vis-à-vis de l'alcool. C. préférait garder le contrôle des situations. Il n'avait pas besoin d'être saoul pour s'amuser ou passer un bon moment. Son métier l'avait désinhibé bien avant que cela ne soit devenu une problématique personnelle commune à la plupart des adolescents qui, de dépit, se tournaient vers toutes sortes de substances capables de les sortir de leur coquille. L'anglais n'avait pas ce problème, en témoignait la façon dont son regard accrochait celui d'Archie par-dessus ses lunettes tandis qu'il levait son verre pour trinquer. L'exercice, chez Carmine, consistait davantage à garder secret ce qu'il ne souhaitait pas laisser paraître que de se forcer à briller. S'il ne montait pas sur les tables lorsqu'il était sobre, c'était d'abord parce que défiler sur des meubles manquait cruellement d'élégance. C. préférait les podiums aux lumières ajustées ...
« Quoi ? Qu’est-ce que tu as dit ? » « J'ai dis : à cette grande occasion. » La référence était voulue. Sighbury se souvenait de l'insistance avec laquelle Kwanteen avait tenté de le convaincre de boire de l'alcool lorsqu'ils étaient dans le dressing. Camouflant son sourire charmeur derrière le rebord du verre, il but une gorgée du cocktail qu'il reposa ensuite sur le comptoir. Un seul verre pouvait durer des heures tant l'anglais y allait de parcimonie. Rapidement, C. replaça les lunettes. Si le barman était suspicieux, d'autres le seraient peut-être. Mieux valait garder cette barrière opacifiante, car le bleu de ses yeux était aussi caractéristique de sa personne que cette mèche qu'il recoiffait sur les affiches Rolex. « Je suis surpris que tu sois venu assister au match. » Admit-il, dos tourné à la salle, saisissant les expressions faciales d'Archie tantôt en le regardant de biais, tantôt en captant son reflet dans le miroir se situant derrière les rangées de verres du bar.
Le trouble de l'homme d'affaires représentait un mystère au regard de Carmine qui se prenait à analyser son comportement et tentait quelques perches afin de juger de ses réactions. Il lui semblait qu'Archie était à la fois attiré et repoussé par sa personne, ce qu'elle représentait aux yeux de l'Australien. Ce dernier s'appliquait à creuser des tranchées entre eux pour mieux se frustrer de ne pas être capable de sauter par-dessus. Un no mans land : voilà à quoi ressemblait le vide les séparant l'un de l'autre. Sighbury, en observateur avisé, sortait les jumelles depuis sa tour de guet. Dans le viseur, il détaillait Kwanteen slalomer entre les bombes tout en se demandant s'il serait raisonnable d'en ajouter de nouvelles. Des mines que l'actionnaire n'aurait pas lui-même posées. La tentation était présente, mais, ce soir, ivre de sa joie d'avoir performé sur le terrain en partie grâce aux conseils d'Archie, C. consentait à ne pas jouer avec ses nerfs et à se montrer plus explicite : « J'ai pensé à toi sous la douche. »
« J'ai dis : à cette grande occasion. » À travers le flou provoqué par les battements de son cœur ainsi que la frénésie des souvenirs que lui procure ce lieu intemporel, il n’a plus l’impression de pouvoir concentrer ses mots sur le moment présent. Il s’est perdu quelque part en 2005, revit l’atmosphère à la fois familière et inconnue aujourd’hui parce que sa compagnie n’est nulle autre que celle d’un homme. Il n’y a pas de femmes à épater ou de cartilages à fracturer. La soirée est encore jeune et de nombreuses tables sont toujours dégarnies, et ne trouveront pas preneur avant les dix heures passées. S’il s’est trouvé une place dans sa petite bulle, il ne peut cependant pas ignorer les paires d’yeux occupées à vivre leur vie autour d’eux.
Il pose enfin ses iris brouillés sur le verre suspendu dans l’air et dans le temps. La surface du gin tonic tangue. Archie se secoue les puces, soulève sa bière et fait entre en contact les deux consommations. Le tintement qui retentit ne vibre pas de la même manière que lors des soirées mondaines. Il se prend moins pour ce qu’il n’est pas. « À cette grande occasion. » Qu’il copie enfin avant d’arroser son gosier des derniers millilitres de malt amer. Il ne détache pas son regard de celui de Carmine durant le mouvement, aussi parce que c’est une question de politesse, aussi parce qu’il a envie d’admirer sa présence. Ses yeux ne parlent pas à la salle. Le public ne saura pas qu’il a envie de chanter des louanges du Sighbury brillant et vainqueur. « Je suis surpris que tu sois venu assister au match. » « Je n’avais rien à faire de la journée. » Il prétend en battant des cils, pour ne pas explicitement exposer son désir de le voir en action. Ça lui avait fait plaisir de le voir esquiver les attaques comme il lui avait montré, de courir jusqu’à l’autre bout du terrain sans craintivement le sonder du regard, de peur de se faire percuter par un taureau. Il avait écouté ses conseils et les avait mis à exécution : on coach ne pouvait pas obtenir meilleur validation. Malgré sa feinte, il accorde à Carmine regard plein de sens, parce que si ses yeux ne parlent pas à la salle, ils racontent une histoire complète au mannequin.
« J'ai pensé à toi sous la douche. » Le temps se fige. Il baisse le menton et fait tourner sa langue dans sa bouche, sur sa rangée de dents, pose sa bière vide de l’autre côté du comptoir pour informer le barman qu’il veut se procurer un autre divertissement. « Pas ici. » Il dicte d’une voix nette mais dénuée de sévérité. Il lui accordera ce genre d’attention lorsqu’ils auront entré la sphère du privé. Ce n’est pas un rejet : c’est une remise à plus tard. En attendant, il a invité Carmine dans cet antre pour gratter la couche de luxure et de bourgeoisie qui recouvre sa peau. Une première nature ? Une protection ? Une crème rajeunissante ? « Je veux savoir de quel monde tu viens. »Il fait signe au barman qui n’a visiblement pas jugé bon de venir le débarrasser de la bouteille esseulée. « Je prendrai comme lui. » Un gin tonic, donc. Ils feront bouillir leur sang avec le même alcool. Il se pose un peu plus confortablement sur son siège et interroge Carmine du regard.« Je t’écoute. N’importe quelle information qu’on ne peut pas trouver sur ta page Wikipedia. » Ce sera peut-être un défi pour celui dont la vie privée et professionnelle ne sont séparées que par une fine ligne fragile.
Le cadre ne répondait pas aux standards de célébration Carminesques. Ce bar, à défaut d'être mal fréquenté, flirtait avec le glauque. Le barman ne mettait pas grande conviction dans l'astiquage des verres qu'il sortait du lave-vaisselle ; le choix des musiques d'ambiance ne séduisait pas l'oreille de sa Majesté, mais le vert des iris d'Archie semblait amenuir la quantité de défauts que l'anglais aurait pu trouver à cet écrin indigne de sa rutilante victoire. Rien d'autre à faire de la journée ... À qui espérait-il faire avaler ça ? Pas à Sighbury, en tout cas. L'accord était tacite : ne pas souligner les mensonges, même ceux que l'on voyait comme le nez au milieu de la figure. Le silence s'imposait alors comme seule réponse valable tandis que le regard soutenu ne servait qu'à dire ce que la voix taisait.
Adoptant une autre stratégie, Carmine s'était montré explicite. La seule vision du porte-serviette avait effectivement suffi à orienter ses pensées en direction l'actionnaire. Il l'avait revu nu, les cheveux pleins de mousse et les joues rouges de ce qui était de la gêne, mais que l'anglais avait d'abord cru être de la chaleur. Doux souvenir du début de la courbe, de ce plat anodin avant qu'ils ne dérapent sur la pente savonneuse… La réaction de Kwanteen ne se fit pas attendre. Son « Pas ici » claqua tel un coup de martinet dans l'air. Ne pas souligner les vérités non plus, donc. Le mannequin prit note. Il observa l'objet de ses fantasmes post-entraînement pousser du bout des doigts la bouteille vide de sa bière sur le comptoir. Vite, que l'on hydrate cet homme trop sobre pour affronter la réalité en face ! Un soupir amusé lui échappa. Il appréciait le paradoxe autant qu'il déplorait le manque de cohérence. Brute et abstraite, Archie était une œuvre d'Art complexe à cerner.
« Je veux savoir de quel monde tu viens. » C. arqua un sourcil. Depuis quand Kwanteen s'intéressait-il à autre chose qu'à ses intérêts personnels ? « Je t’écoute. N’importe quelle information qu’on ne peut pas trouver sur ta page Wikipedia. » L'anglais hésita, pensant le pour et le contre de ce jeu de sincérité auquel toute personne aussi avisée que lui savait qu'il ne fallait pas se prêter. Pas quand le partenaire n'était autre qu'un requin. Mais les requins n'avaient pas cette façon de communiquer avec le regard tel que le faisait Archie. Ces prédateurs avaient la pupille morte et vide là où Kwanteen, n'en déplaise à l'image qu'il souhaitait renvoyer de lui-même, témoignait d'une délicieuse profondeur dans laquelle le mannequin avait apprécié se perdre. Avait-ce été une erreur de lui faire face pendant l'orgasme ? Sûrement que oui. Mais le mal était fait et, puisque le doute s'immisçait, Sighbury s'accorda l'audace d'explorer la part d'ombre. Son courage, Carmine ne l'arborait pas en virilité ostentatoire ni en prise de positions controversées ou provocantes. Il faisait partie de ces hommes dont la plus grande force était aussi la pire des faiblesses : l'anglais était sentimental. « Je viens d'un monde ou être soi-même ne suffit pas. » Avoua-t-il, plus pensif que désinvolte, preuve s'il en fallait de la véracité de ses propos et du peu de filtres qu'il y apposait. Carmine joua un instant avec son verre, attendant que celui d'Archie les rejoigne pour prendre une nouvelle gorgée du breuvage.« Ou l'on s'émerveille du paraître, car l'on s'ennuie de ce qui est vraiment. »
L'anglais parlait en connaissance de cause. L'attraction avec laquelle sa personne attirait les curieux rivalisait avec celle des comètes capables de désaxer les astres, mais la vérité frappait fort lorsqu'elle tombait le masque : personne n'avait envie de découvrir qu'un mortel habitait ce costume de demi-dieu. Un écran sur lequel projeter des fantasmes, qu'importe leur nature, voilà ce qu'était l'anglais. En avoir pris conscience beaucoup trop jeune l'avait désillusionné au point de faire de lui un adulte désormais capable de l'admettre tout en sirotant son gin avec le plus grand des flegmes. L'amour de Carmine pour l'Art s'expliquait en partie par le fait qu'il trouvait dans les peintures et les objets une authenticité que les humains ne lui apportaient pas. Sighbury ne méprisait pas la superficialité. Il l'avait rendue lucrative. Chacun ses tours de magies.
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Dernière édition par Carmine Sighbury le Mer 16 Aoû 2023 - 5:15, édité 1 fois