Le feutre qui danse entre les doigts, chorégraphie fragile qui menace de s’arrêter à chaque fois que le plastique vient taper dans le métal d’une bague. Nouvelle tentative, les pupilles qui viennent s’échouer sur le tableau blanc trônant dans la pièce principale de la suite, désespérément vide d’idées valant la peine de s’y attarder. Il y a des fulgurances, par instant, quand le bouchon saute avec entrain et qu’elle s’essaye à venir déposer l’encre. Mais rien ne reste bien longtemps avant de se voir vigoureusement raturé, ou simplement effacé. Enfermée dans une boucle, spirale en direction du néant créatif, le blocage aux allures d’épouvantail qui traîne dans un coin de l’esprit depuis le début de sa carrière prend forme, l’angoisse de ne rien voir sortir à chaque fois qu’elle tente de s’y mettre. Les émotions se mélangent, en résulte une frustration écourtant l’énième tentative de coucher ne serait-ce que l’esquisse d’une mesure. Elle balance le marqueur en direction du tableau, l’aimant fait son office dans un claquement caractéristique pour tout maintenir en place. Le bruit fait sursauter Moka, affalé de tout son long au pied de June depuis plusieurs minutes. « Désolé .» Qu’elle adresse à l’animal qui retourne à ses songes aussi vite qu’il les a quittés. Ça a au moins l’avantage de tirer un sourire éphémère à la brune, dont l’attention est ensuite accaparée par les vibrations de son téléphone, raisonnant sur le meuble voisin de manière frénétique. Note de rappel pour un rendez-vous. Instinctivement, elle a le regard qui part en direction de la pendule fixée au mur, plutôt que de simplement observer l’heure en pixel sur son portable. Le temps semble lui avoir échappé, bien plus qu’anticipé, l’échéance trop proche pour pouvoir s’y rendre tranquillement. Ne lui reste plus qu’à s’activer, mouvements accélérés pour traverser les pièces de long en large, toujours à oublier un truc dans la précipitation, jonglant avec une application de son mobile dans le but de réserver un taxi pouvant la conduire à destination. « Nop, toi, tu restes là mon grand. » En réponse au regard insistant que lance le chien en voyant sa maîtresse sur le point de partir. « J’reviens vite. » Quelques caresses sur le crâne de l’animal et elle quitte la suite. Dans les couloirs de l’hôtel, elle navigue jusqu’à une sortie, pas celle habituellement empruntée par tout un chacun, peu encline de se confronter à quelques interactions non sollicitées. Non, son choix se porte sur une issue à la discrétion plus prononcée, pour qui cherche à éviter les regards épieurs qui pourraient traîner aux abords de l’établissement, grimpant dans le taxi l’attendant un peu plus loin.

Coup d’œil fréquent au niveau de la montre habillant son poignet, suivant avec insistance le trajet de l’aiguille quand celle-ci s’approche dangereusement de l’heure fatidique. L’impatience grandit aussi rapidement que le véhicule galère à se frayer un chemin dans la circulation, pas loin de passer plus de temps à l’arrêt qu’en mouvement en approchant de la destination. « On est encore loin ? » Le même réflexe que des gamins pendant un voyage qui s’éternise un peu trop. « Environ trois cents mètres. » Distance suffisamment faible pour se décider rapidement. « J’vais terminer à pied. Pas la peine d’attendre. » Aucune idée du temps qui sera nécessaire avant de conclure la rencontre à venir, le retour se verra improvisé en conséquence. Elle règle la course et s’extirpe du véhicule, dégainant son téléphone pour y chercher l’adresse exacte à laquelle elle doit se rendre. À peine une poignée de semaines que la brune découvre timidement les rues de Brisbane, loin d’être suffisant pour s’y mouvoir sans l’aide d’un quelconque artifice. Elle avance, les pupilles qui oscillent entre l’horizon et les instructions GPS de son portable, se frayant un chemin jusqu’au point d’arrivée. Devanture typique de diner américain qui veut trop en faire pour rappeler les clichés de l’Oncle Sam, June vérifie une dernière fois se trouver au bon endroit avant de passer la porte dans un tintement de cloche caractéristique. Échange trivial avec le serveur qui l’accueil, la guide jusqu’au booth au sein duquel on l’attend. « Jordan ?! Salut. » Qu’elle prononce, à mi-chemin entre l’interrogation et l’exclamation. « Désolé. J’ai encore du mal à m’y retrouver dans cette ville. » Un peu moins d’un quart d’heure de retard, principalement car elle a bougé à la dernière minute, ce qui ne l’empêche pas de blâmer le trafic et l’inexpérience des lieux sans la moindre hésitation. « Merci d’avoir trouvé le temps pour qu’on puisse discuter. » Car tout a été arrangé de manière précipitée, de la prise de contact par le label jusqu’aux maigres détails communiqués. Faut dire qu’il n’y a pas grand-chose de concret à partager pour le moment, que des bribes d’un projet sans fondations, c’est là tout le problème et la base du pourquoi ils se retrouvent en face-à-face, afin de déterminer si le feeling est bon avant d’avancer plus loin. « Ils t’ont déjà fait le topo sur la situation ? » À savoir, qu’avec la non-implication de son frère pour le prochain album, la nécessité de trouver une personne capable de reprendre son rôle est cruciale.

« C’est moi qui devrais te remercier. » L’échange de courtoisies, toujours un bon signe, ça assure au moins que les deux personnes en présence ne sont pas là contre leur gré. « Ok. Partons sur des remerciements mutuels, c’est un bon début. » Qu’elle accompagne d’un léger sourire. Le point de départ de quelque chose qu’elle espère bien plus grand qu’une simple discussion dans un établissement de restauration, pas qu’elle est quelque chose contre le lieu choisi, bien au contraire, c’est bien le dernier coin où on penserait à la chercher, ce qui en fait l’endroit parfait. Il n’y a pas besoin de tourner autour du pot plus longtemps, le label ayant fait ça partie du travail en lui donnant les premiers détails sur le pourquoi du contact établi. « Plus ou moins oui. Rien qui n’est dans mes cordes. » C’est exactement la pensée qu’elle a eue au moment où le nom de Jordan avait fait irruption dans ses pensées afin qu’il puisse potentiellement prendre part à l’élaboration de son prochain album. Le projet requiert une personne avec de l’expérience et tout autant de versatilité dans ses compétences, histoire de combler toutes celles qui font défaut à June. « Parfait, c’est ce que j’espérais entendre. » Son sourire s’allonge discrètement. « Tu veux un milk-shake ? C’est moi qui invite. Ils sont vraiment super bon je recommande celui à la pistache ou au bounty. Je crois que je vais prendre celui-là aujourd’hui. » Le visage retrouve un air sérieux sans crier gare, changement d’ambiance soudain digne des plus grands acteurs studio, comme si les dernières paroles de son interlocuteur venaient de l’offenser. « Je vais être honnête avec toi, Jordan, pour que tu ne me poses plus jamais ce genre de question. » Elle laisse un court silence, pour ajouter à la dramaturgie de son acte. « Jamais, ô, grand, jamais, je ne refuserai de la bouffe, pas besoin de demander. » Peu importe les circonstances, la nourriture reste un des meilleurs moyens de l’amadouer. Elle ne tient pas la blague plus longtemps, un souffle rieur avant de s’emparer de l’une des cartes disposées sur la table, l’ouvrant aussitôt pour laisser ses pupilles vagabonder parmi l’ensemble des possibilités, jusqu’à s'y perdre. C’est toujours le même problème dans ce genre de moment, tellement de choix qu’elle devient rapidement incapable de jeter son dévolu sur une option sans changer d’avis après une poignée de secondes. « J’vais te faire confiance, sinon on va y passer le reste de la journée. » Et possiblement se retrouver avec la majorité de la carte sur la table. Elle se tourne dans le but de faire signe à la première personne que son regard vient de croiser, celle-ci venant prendre leur commande.

« Je voulais te dis que je suis très honoré que tu aies envie de collaborer avec moi. Je sais qu’on a encore rien commencé et que si jamais ça colle pas ça se fera pas, mais quand même. Merci. » « T’es pas obligé de me remercier toutes les dix minutes, tu sais, surtout que je pourrais en dire autant, ça va dans les deux sens. » Ce n’est pas pour rien qu’elle a fait appel à Jordan, il a participé à plusieurs projets ayant trustés le haut des charts dans divers pays et qui ont été nominés jusqu’aux Grammys. Elle a fait ses devoirs, June, autrement dit, elle a détaillé la page Wikipédia de son interlocuteur et s’est renseignée sur les différents albums auxquels il a contribué. « T’es loin d’être le premier venu, ça te surprend tant que ça que les gens viennent te chercher pour bosser avec toi ? » La question est sincère, en se faisant une place dans le milieu, même en restant aussi discret que possible, enchaîner les hits finit inlassablement par attirer. La seule chose qui lui semble justifier la surprise d’une telle collaboration est la différence dans leurs univers musicaux respectifs. Mais c’est aussi ce qui a pesé dans la balance, cette chose qu’elle recherche, la seule qu’elle est capable de définir quand elle s’imagine le futur album, travailler avec une personne qui ne se contentera pas de rester dans les codes auxquels tout le monde s’attend. « Ok. Voyons voir s’il y a moyen que ça colle entre nous. Il y a un artiste de la scène hip-hop qui t’a déjà tapé dans l’œil musicalement ? » La question n’a pas vocation à être totalement sérieuse, mais plutôt de permettre d’entamer la discussion sur le style qu’ils pourraient mettre en place. « Spoiler, si tu réponds Post Malone, je me casse direct. Enfin, j’attends le milk-shake et je me casse direct. » Elle garde tout de même le sens des priorités, il lui a trop bien vendu ce milk-shake pour qu’elle parte sans y avoir goûté. « Tu es en ville pour combien de temps ? » « Ça c’est une bonne question. » Parce qu’elle n’a pas vraiment la réponse. À son arrivée, elle ne s’imaginait pas rester une seconde de plus une fois la rehab terminée, mais les plans ont clairement changé. « Disons que, pour le moment, on est sur une durée indéterminée. » Au moins le temps que ça prendra pour sortir un projet abouti, pour le reste, tout dépend si d’ici là, elle se sent capable de retourner où ses démons l’attendent, ou si rester vivre de l’autre côté du monde lui semble la meilleure option. « T’as déjà des impératifs qui arrivent ? » Dans un sens, l’affirmatif l’arrangerait quelque peu, afin qu’elle puisse avoir le temps de mettre un semblant d’ordre dans ses idées et lui présenter une base concrète.

« De mon côté c’est les milkshakes et le chocolat que je ne refuserai jamais. » Dans l’esprit de June, il y a cette brève idée qui fait irruption, situation imaginaire où ils squattent ce diner de manière définitive lors des prochains mois. Un micro dans le coin, quelques instruments un peu plus loin, dans le renfoncement où se trouve la vraie-fausse réplique d’un juke-box d’époque, le nécessaire informatique pour le mixage à côté du comptoir et des déserts préparés à la moindre envie. Idée utopique qui les verrait sûrement terminer dans le coma à cause d’un trop-plein de sucre, avant même que le moindre projet puisse voir le jour. « Des valeurs sûres. Ça explique aussi pourquoi on se retrouve ici. » Pas que l’endroit lui déplaise, bien au contraire, mais il faut bien avouer que ce genre de rencontre est habituellement tenue dans des lieux moins communs. Le choix est rafraîchissant, rendant la conversation plus facile, et surtout plus naturelle en opposition à l’ambiance qui pourrait générer un cadre davantage professionnel. « J’oublierai pas l’information. Si jamais je me ramène avec du chocolat, toujours prévoir une seconde portion, voir une troisième. » Parce que soyons honnête, peu importe la quantité de chocolat, celle-ci n’est jamais suffisante.

Ils ont le temps de discuter pendant qu’on s’occupe de leur commande. « Tous les jours je suis impressionné de mon propre parcours. Pas que j’oublie mais… Je sais pas comment expliquer hmmm… C’est toujours trop beau pour être vrai. » Elle comprend le sentiment, en partie. « Un peu comme si avec une fausse note, tout pouvait s’arrêter du jour au lendemain ? » Le genre d’idée qui doit traîner dans la tête d’un nombre incalculable de personnes ayant réussi à faire quelque chose de leur vie. Elle n’y fait pas exception, June, s’étant imposé un rythme de vie à pleine vitesse pendant des années afin que cette pensée reste cachée dans un coin de son crâne, sans prendre trop d’importance. Le calme imposé des derniers mois n’est pas allé dans ce sens, l’introspection ayant fait ressortir de vieux démons. « Je prends rien pour acquis et je me sens très chanceux de pouvoir vivre de ma passion. » Cette phrase, elle la fait sourire, car à eux seuls, ces mots suffisent à la convaincre que s’ils arrivent à s’accorder musicalement, les possibilités de réaliser un projet ambitieux sont réelles. Ne rien prendre pour acquis, c’est accepter de faire des choses qui sortent de l’ordinaire, ou qui ne vont pas dans le sens que tout le monde attend. Elle n’a encore aucune idée arrêtée de ce qu’elle veut pour l’album June, mais ces caractéristiques seront sans doute de la partie. « Ce sont de belles paroles, sincèrement, parfaites dans un discours après avoir reçu un Grammy. » L’objectif ultime, il faut voir grand pour faire de grandes choses, autant viser le sommet même si pour le moment, le projet n’est qu’un tas de rien.

La question pour mettre en lumière ses goûts en matière de hip-hop semble faire son effet, Jordan se prend au jeu en enchaînant rapidement avec une liste de quelques artistes. La première réponse part dans le bon sens, surtout en considérant l’accent que tout le monde zappe, afin de prononcer convenablement le blase de XXXTentacion. Elle hoche la tête de haut en bas, acquiesçant silencieusement au fur et à mesure que les noms s’enchaînent, fredonnant en même temps qu’il chantonne les paroles de Take Care. « Tout le monde est fan de Rihanna, c’est une constante universelle. » Qu’elle place avant qu’il ne termine son énumération. « Est-ce que j’ai passé le vibe check ? » Pas besoin pour June de laisser planer le suspense, son attitude pendant les dernières minutes trahis que la réponse est positive. « Ouais. » Mais elle ne le laisse pas s’en sortir sans une remarque pour autant. « Ça aurait pu être parfait si tu m’avais cité Kendrick, Childish Gambino ou Chance the Rapper. N’importe lequel des trois et c’était une victoire instantanée. » Chacune de ses playlists contient au moins l’un de leurs sons, étant capable de les écouter en boucle sans jamais s’en lasser. Tout semble s’accorder au fil de la discussion, bien plus facilement qu’elle aurait pu s’y attendre vu que, sur le papier tout du moins, leurs univers semblaient différents. « J’ai l’impression qu’on va pouvoir s’accorder sur quelque chose. » Reste à savoir quoi.

« Je déteste les deadlines des labels. » Elle aurait dû être plus claire dans sa réponse, si elle n’a personnellement aucune limite à la durée de son séjour en territoire australien, la partie professionnelle ne possède pas des conditions similaires. « En toute franchise, le label pousse afin d’obtenir quelque chose dans un bon délai. » L’annulation de la tournée à la dernière minute leur a coûté une blinde, ils cherchent donc à compenser les pertes avec un nouvel album, quitte à mettre la pression pour que celui-ci voie le jour le plus rapidement possible. « On n’est pas sur un timing irréalisable, t’inquiète, et je m’occuperai de leur faire comprendre qu’il faut du temps pour sortir les meilleurs sons possibles. » C’est déjà ce qu’elle fait, même si, pour le moment, elle leur promet du vent en attendant d’avoir du concret. « Pour le moment, ça table plus sur fin de cette d’année/début 2024. Avec un ou deux titres en anticipés histoire de faire la promo. » Et mettre en place toute la stratégie du label autour de son image, dans l’objectif de faire oublier les problèmes qui ont émaillés son quotidien ces dernières années, la montrer sous un nouveau jour, tout un délire de PR qu’elle redoute déjà. « Je serai dispo à partir d'Août. Juillet je serai en déplacement quasi tout le mois. » Pas plus mal, au final, même si ça veut dire que le projet ne pourra pas être officiellement démarré avant cette période, le délai lui laissera le temps de bosser sur les bases de ce qu’elle souhaite mettre en place, pour éviter d’arriver les mains vides. « Pas un souci, j’ai un truc dans les tuyaux pour Juillet. » Les discussions sont en cours entre les têtes pensantes, mais des premiers retours qu’elle a pu avoir, tout devrait se concrétiser prochainement. « J’ai eu quelques soucis avec mon studio y’a quelques mois du coup j’ai du temps qui s’est dégagé. J’ai un set up minimaliste pour l’instant là où je crèche en attendant de trouver une nouvelle maison. » Bon à savoir. « Du coup tout dépend ce que tu recherches faudra louer un studio à un moment si besoin. » Pas le temps de répondre que le serveur vient déposer la commande sur la table. « Merci. » Le regard est fixé sur le milkshake plusieurs secondes avant de venir se fixer de nouveau sur Jordan. « C’est quoi que t’appelles un set up minimaliste ? » Un ordinateur et un micro qui se battent en duel ? Le type d’installation qu’elle a déjà connu quand sa carrière se résumait à poster des vidéos sur YouTube en espérant percer. Ou alors un minimum qui permet quand même de faire une maquette avant de passer aux choses sérieuses ? Elle préférerait la seconde option, qui leur laisserait la possibilité de mettre au point l’album sans avoir à se rendre directement dans un studio. L’idée de tout élaborer dans un environnement chill n’est pas pour lui déplaire. « Moment de vérité ? » Jouant avec la paille, elle ne tient pas plus longtemps avant de goûter la boisson sucrée recommandée au début de la conversation. « Ok, c’est validé ! » Peut-être avec un peu trop d’entrain pour un simple milkshake.

Tout semble s’imbriquer du mieux possible, des contraintes calendaires aux références musicales, la facilité des accords en est presque étonnante, ce qui est loin d’être désagréable. Quitte à devoir se triturer l’esprit, elle préfère que ce soit en rapport avec la musique plutôt qu’un casse-tête administratif. L’énumération du set up donne toute la consistance à sa description de minimaliste, les bases visant à produire, suffisant pour mettre en place une idée, sortir quelques maquettes, les prémices d’un travail qui seront développées ensuite à l’aide d’un équipement plus fournis. « Je pense qu’il n’y a pas besoin de plus pour le moment. » Comprendre que, vu l’état d’avancement quasi nul du projet à l’instant de cette discussion, n’importe quoi serait suffisant pour en considérer l’avancement. « J’aime bien l’idée de travailler dans un environnement moins sérieux qu’un studio pro. » Une atmosphère plus intimiste, qui permet de se soustraire à la pression, d’éviter les intrusions impromptues des personnes qui traînent forcément dans les parages des studios d’enregistrement, prêtes à donner leur avis à tout bout de champ. Puis, il y a aussi ce sentiment de nostalgie, d’une époque beaucoup plus simple, avant le label et la notoriété décuplée, quand la musique n’était qu’un enchaînement de prises un peu maladroites dans le confort de l’appartement familial, à l’aide d’un micro, d’un keyboard et d’un ordinateur, le tout acheté d’occasion. Un semblant de retour aux sources, finalement, c’est peut-être de ça, qu’elle a besoin. « Si t’es prêt à m’accueillir dans ton chez-toi provisoire pour quelques sessions musicales, le temps de mettre un truc sur pied, ça me convient parfaitement. » Elle n’a aucune idée du nombre de sessions qui seront nécessaires à l’élaboration d’un concept assez solide et, même si elle ne fait que rebondir sur l’idée de profiter du home studio restreint de Jordan, difficile de passer outre le sentiment d’empiéter sur la vie privée, encore plus lorsqu’il s’agit d’une personne que l’on connaît à peine. « Sinon, j’ai une suite à l’Emerald. Au besoin, on peut aussi y installer un minimum de set up. » Il ne s’agirait que d’une demande parmi tant d’autres.

La dégustation du milkshake prend place, et n’offre pas la moindre déception, faut dire que niveau bouffe, June est difficile à décevoir. Un sourire vient illuminer son visage lorsque Jordan concrétise par les mots cette idée farfelue de faire de cet endroit leur quartier général. Ses yeux balayent de nouveau la carte posée sur la table, un court instant, sans vraiment s’attarder sur quelque détail que ce soit. « C’est acté. Au moins le temps d’essayer une bonne partie de ce qui est disponible. » Jusqu’à ce que le sucre ait raison d’eux et que l’idée ne leur soulève pas le cœur, si tant est que cela soit possible. La mention de l’alcool la prend au dépourvu, dernier sujet qu’elle pensait évocable, aussi bien en raison du lieu choisi dans le cadre de l’entrevue que par la nature de leurs échanges. Mais même cette partie semble avancer dans le bon sens. « Je peux demander pourquoi ? » Faut souvent qu’elle demande pourquoi, avec cette pointe de curiosité que ne la quitte jamais. « Y a pas de soucis de mon côté là-dessus, au contraire. J’y touche plus. » Subtilité du dernier mot, avouant de manière indirecte que ce ne fut pas toujours le cas. « Ordre du médecin. » Et du psychologue, et du label, et de sa famille, bien que pour ces derniers, rien n’a été formulé de vive voix, faudrait déjà communiquer avec eux avant de savoir s’ils s’inquiètent vraiment, ou si les différents brouillent encore les sentiments. Peut-être qu’un jour, elle aura le courage, en attendant, elle préfère la fuite, comme pour l’alcool. Facile de ne pas céder quand on évite soigneusement tout ce qui pourrait mener à la tentation.

Contrairement à tout ce qu’on a pu lui rabâcher depuis des mois, moins elle en parle, de son alcoolisme, mieux elle se porte. Ce qui explique le changement rapide afin de recentrer la discussion sur le sujet principal. « J’ai pas encore de vraie piste à te donner concernant la direction artistique du projet. » Autre que cet arc narratif de rédemption qu’on tente de lui faire emprunter de force, sur lequel son inspiration se brise à chaque tentative. Elle n’a encore aucune idée de ce qu’elle veut véritablement mettre en place, toutes les idées qui lui trottent dans la tête n’ont comme point commun d’être que des choses qu’elle souhaiterait éviter. « Tout ce que je peux te dire pour l’instant, c’est qu’il n’y aura pas de vibe pop. » Elle a assez donné dans le genre, unique certitude qui l’anime. « Donc plutôt se baser sur des instruments que sur des beats électroniques. Un truc un peu intimiste. » Elle n’impose pas d’autre contrainte, car le concept de l’album n’est pas plus élaboré que ça. « Je me doute que c’est pas grand-chose, voir presque rien. Mais c’est un début, histoire de trouver une base avant de se revoir. »

Ils trouveront bien un moyen de s’arranger, après tout, chaque question se solde par un accord mutuel depuis le début de leur conversation. Qu’il s’agisse de bosser dans l’habitation temporaire de Jordan, ou d’installer le nécessaire à l’Emerald, l’un comme l’autre n’a que peu d’importance au final, du moment qu’ils se retrouvent dans des conditions suffisamment agréables afin de faire débuter le projet, elle ne demande pas grand-chose de plus à cet instant. Se mettre la tête dans la musique a souvent été la solution aux problèmes, alors elle nourrit l’espoir qu’une fois dans l’ambiance, les blocages qui l’empêchent de sortir la moindre idée potable commenceront à se dissiper. « Si ta moitié n’a rien contre une présence supplémentaire de manière ponctuelle, faisons comme ça. Au pire, on trouvera toujours un moyen, comme dit, l’hôtel pourra faire office de secours. »

Le niveau du milkshake descend de manière régulière entre deux prises de paroles, avant d’écouter attentivement la réponse de Jordan sur son abstention par rapport à la consommation d’alcool. Elle reconnaît les premiers mots, partageant se penchant à verser dans l’excès avec facilité, spirale infinie quand la boisson vient empoisonner le système et catalyser les mauvais choix. La conclusion, par contre, ne fait rien résonner. Peut-être qu’il est encore trop tôt pour couver ce genre de sentiment, d’avoir la sensation d’être pleinement en contrôle de sa vie. « J’attendais pas forcément autant de détails, mais c’est tout à ton honneur. » Car au fond, elle connaît une partie des étapes qu’il faut traverser pour en arriver là, celles dont on omet souvent l’existence dans les récits de rétablissement, et la confiance essentielle afin de tout évoquer sans la moindre retenue. C’est pour cette raison que, personnellement, June n’ira pas plus loin que le semblant d’explication précédent, ordre du médecin, son manque d’assurance sur le sujet l’empêchant d’y faire face d’une manière sérieuse ou détachée. « On célébrera donc à coup de milkshake et de jus d’fruits. » Toujours plus facile d’en rire, histoire de rendre la réalité moins tangible.

Ne s’attardant pas sur le sujet, elle partage quelques bribes d’idées concernant les contours du futur album, ou plutôt, le peu qu’elle ne souhaite pas inclure dans le projet. Aux oubliettes la dominance pop accaparant la majorité des ondes radios et les beats basés uniquement sur l’électronique. Et voilà, aucune addition supplémentaire au niveau des consignes pour le moment, ce qui ne semble pas déranger son interlocuteur. « Ouais, on peut carrément faire ça. » Meilleur moyen de trouver les accords sur lesquels ils pourront tous les deux évoluer en ayant connaissance des préférences de l’autre. « Va pour une jam session. Un bail que j’en ai pas fait. » De la musique sans la moindre prétention, des notes envoyées à la volée et des textes improvisés, le tout avec un agencement vacillant entre des accords fluides et maladroits. C’était une sorte de jeu auquel elle s’adonnait avec son frère, à l’époque où ils étaient encore capables de s’adresser la parole sans que la brune ne fasse partir la moindre conversation en affrontement. « Ma voix. » L’unique instrument qu’elle maîtrise. Avec le temps, elle a appris quelques accords de guitare et de piano, la base de la base, les doigts glissant toujours sur les cordes ou les touches avec une certaine hésitation, l’ensemble reste bien loin d’avoir la capacité de sortir quelques mélodies que ce soit. « C’est tout, mais promis, cet instrument, j’en possède une maîtrise sans faute. » Jamais eut besoin de plus, Justin s’occupait du reste avec brio.