(spring hill → CBD)
Je dévisage longuement la figure longiligne passant le pas de la porte. On nous a mis dans un de ces bureaux aux murs faits de verre transparent, sans doute parce qu’ils ont peur que je puisse faire des conneries et qu’ils veulent me surveiller bien plus que je n’ai à surveiller mon fils de trois ans. Et pourtant, je crois qu’ils ont bien raison, parce que je n’ai pas attendu une seule seconde avant de leur dire avec des mots fleuris à quel point leur décision était stupide et complètement conne. Ils ont eu le droit à la variante italienne de certaines expressions, ils ont été demandé s’ils avaient été nourris avec de la mort aux rats en étant enfants. Mais rien n’y fait. Leur avis reste le même, implacable et, à mes yeux, irréfléchi. Le marché se porte bien, c’est ce qu’ils disent, et cela leur a donné l’initiative de vouloir remettre Michael Hills à flot là où, de mon côté, j’étais parfaitement heureux d’observer le Titanic sombrer. Il méritait de sombrer, et je me fous du nombre de victimes. Il le méritait.

Assis au bout d’une longue table désertée par tout un tas d’hommes d’affaires qui y étaient assis après avoir déboutonné leur veste de costume il y a une seconde encore, c’est désormais Evelyn Pearson qui a été annoncée. Ils veulent que j’apprenne à la connaître, ils veulent que j’apprenne surtout à ne pas la détester parce que je vais devoir soutenir publiquement celle qui s’apprête à prendre la tête du navir coulant. Elle pense avoir été honorée, elle ne sait pas qu’ils ont seulement cherché à lui tirer une balle dans le pied pour mieux qu’elle les en remercie ensuite. Sans émotion et surtout sans la moindre chaleur, je reste assis au fond de ma chaise, mon doigt jouant autour du verre d’eau (plus de bouteilles, ce n’est pas écolo) pour que je reste occupé. Mon regard clair ne la lâche pas, occupé à se demander comment un bout de femme qui ne sait sûrement que s’habiller pour se donner un style pourra sauver d’une quelconque façon une entreprise de foutus bijoux.

“Je ne sais pas ce qu’on vous a dit au briefing,” j’espère qu’il y a eu un briefing, au moins “mais je me moque de cette entreprise autant que de la personne qui en est à la tête. C’était déjà le cas du temps de mon frère.” Cela n’a rien à voir avec elle personnellement, comme le prouve toute la haine que je me suis appliqué à renvoyer vers mon aîné durant près de quatre décennies. Quoiqu’il était encore mon modèle jusqu’au début de l’adolescence, alors disons simplement trois décennies. Deux et demi. Bien assez pour m’être demandé comment le tuer un bon millier de fois. “Vous avez hérité d’un fruit pourri.” Officiellement, rien n’est fait et personne ne sait que la Michael Hills est en pleine effervescence. Officieusement, les plus haut placés savent tous qui est Evelyn et ont un plan d’action sur quasiment dix ans. Ça, au moins, je l’ai écouté. Malgré moi, certes. “Mais bienvenue.” J’étire un sourire faux, je lève à sa santé mon verre d’eau jurant avec tous les autres verres de vin à moitié entamés et à moitié terminés, abandonnés sur la table autrefois remplie. Je lui ai dit bienvenue, c’est ce qu’ils attendaient de moi. Je lui donne cinq minutes de mon temps, et je pourrai ensuite retrouver mon fils sans plus avoir à me soucier de cette entreprise.

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@Auden Williams ☆ crédit/ssoveia

Il ne fallait pas s’affairer à lui demander ce qu’elle fichait exactement ici parce qu’au fond, elle n’en savait strictement rien Evie. Seulement, elle était curieuse, c’était l’un de ses nombreux défauts. Des bruits courraient depuis son arrivée à La Fondation, celui qui disait qu’un deal était sur le tapis, qu’elle impliquait une entreprise de joaillerie qu’elle connaissait de nom pour en plus avoir organisé le mariage d'un des membres de la famille qui en était à la tête jusqu'alors, que c’était un sauvetage de dernière minute, le genre de négociation qui ne se refusait pas et qui devenait la dernière chance pour faire remonter le paquebot à la surface. Ça parlait  beaucoup d’argent, ça parlait de plan d’action, ça parlait de clauses et d’articles de lois — absolument rien de tout ça n’avait véritablement de sens pour elle, mais elle était là, et encore une fois, elle ne savait pas bien pourquoi.

Peut-être parce que l’idée de ne plus déambuler dans les locaux de La Fondation était engageante sur la forme ? Parce qu’elle était particulièrement friande des causes perdues, celles qu’il fallait sauver sans trop recevoir en retour ? De là à sauter les deux pieds joints dans un monde qu’elle ne connaissait pas, elle qui était si magnanime, si consciencieuse et prudente ?  Qu’est-ce qui lui passait pas la tête exactement ? Celie avait fait jouer son autorité sans qu’elle ne l’impressionne, mais ses arguments avaient été bons, assez en tout cas pour qu’elle se présente au briefing auquel elle se déroba quand on lui annonça qu’elle allait rencontrer Auden Williams. Entre deux pas qu’elle fit juchée sur ses talons hauts, déambulant au milieu des dédales de verres, on lui glissa qu’à moins d’être suicidaire, il fallait retenir une chose capitale au sujet de cet homme : ce ne serait pas facile, il fallait y aller selon l’énergie qu’il déploierait pour la détester sans même la connaître, et force était de constater que ce n’était pas qu’un peu. Elle en avait connu d’autres, elle savait parlementer avec les enfants gâtés.

Sans attendre, elle s’installa de l’autre côté de la longue table qu’elle rejoignit en entrant dans la pièce, ne se présentant pas tout de suite, prise de cours par l’entame du jeune homme dont elle ne quitta pas le regard une fois qu’elle l’eut dans sa ligne, et qu’elle constata qu’en effet, c’était un gros morceau à envisager. Elle le coupa presque, s’installa avec grâce sans juger ça nécessaire de se presser "Je n’ai hérité de rien pour l’heure. Je suis ici en tant qu’observatrice." Une remarque qui ne l’arrêta pas dans sa diatribe, tandis qu’elle, elle continuait de le regarder sans trouver opportun de baisser les yeux au contraire : on lui avait dit de se caler sur son énergie, alors elle le faisait sans ciller.
Elle eut un simple sourire lorsqu’il lui souhaita la bienvenue et que tout, dans le geste qu’il fit dans sa direction, dressant son verre d’eau pour un toast ironique, jusqu’au son de sa voix lui donnait l’impression de lui demander des efforts considérables tant ça sonnait faux. Ses deux mains jointes, ses yeux fixes, Evelyn eut un petit mouvement de sourcils qui se haussèrent sitôt qu’il termina de parler, et ce pour annoncer ce qu’elle lui dit à son tour avec flegme "Peut-être devrions nous faire les présentations avant toute chose ? Vous aurez tout le temps de déverser votre mépris à l’égard de l’entreprise de votre frère au cours des cinq minutes, pas une de plus, qu’ils m’ont dit que vous m’accorderez sans doute. Je règle ma montre, ou vous préférez régler la votre ?" Question rhétorique compte tenu du fait que, dressant son poignet sous son propre nez sans attendre qu’il daigne faire la même chose de son côté, Evie enclencha cinq minutes sur son cadran à partir du moment où elle prit une inspiration profonde, mais discrète. Sa tête se releva, ses doigts se nouèrent entre eux, et ses yeux retrouvèrent à distance ceux d’Auden un air de lui dire à vous l’honneur.

Je l’observe avec curiosité. Pearson représente la nouvelle dont je ne sais rien mais dont le profil est sûrement semblable à tous les autres: d’aussi bonne famille qu’elle est de bonne apparence. Je ne remets pas en question sa capacité à être une bien meilleure dirigeante pour l’entreprise que le dernier en date, qui est aussi celui actuel, l’est en ce moment même mais je doute que quiconque puisse y trouver son compte. Le Titanic amenait gloire et richesse à en être à sa tête à l’époque, mais cela n’a pas duré bien longtemps. Une fois mort, cela ne représente plus rien d’importance. Mon verre se lève faussement à sa gloire, je ne ferai pas semblant de l’envier simplement pour me faire bien voir par la nouvelle direction. Ils n’ont rien que je désire, et quand bien même cela aurait pu être le cas, j’ai trop d'égo pour courber l’échine face à quiconque. "Je n’ai hérité de rien pour l’heure. Je suis ici en tant qu’observatrice." Je joue sur les nuances de couleurs mais jamais sur les mots, si bien que son petit discours ne m’intéresse que très peu. Elle n’a hérité de rien aujourd’hui mais elle sera à la tête d’un empire décadent dès demain. C’est du pareil au même. La nuance ne m’intéresse pas. “Ça c’est la définition d’un stagiaire.” Et je ne lui ferai pas l’affront de la considérer comme telle, raison pour laquelle j’estime qu’elle est bien plus qu’une simple observatrice. Elle le sait autant que moi, même si la position peut l’arranger pour l’heure encore.

Elle n’a pas l’absence d’audace d’une stagiaire, pourtant, et si ses premiers pas dans la pièce l’avaient déjà sous-entendu, ses mots le prouvent un peu plus encore. "Peut-être devrions nous faire les présentations avant toute chose ? Vous aurez tout le temps de déverser votre mépris à l’égard de l’entreprise de votre frère au cours des cinq minutes, pas une de plus, qu’ils m’ont dit que vous m’accorderez sans doute. Je règle ma montre, ou vous préférez régler la votre ?" Sa montre affiche cinq minutes dont je me moque complètement, incapable de laisser un cadran ma dicter la durée allouée à une chose ou une autre. Mon regard reste posé dans le sien, rencontrant ses prunelles sans chercher à s’en dérober un seul instant. “Ils ont été optimistes à vous donner cinq minutes.” Je commente d’abord, moi-même étonné qu’ils aient pu penser que je serais capable d’attendre cinq minutes pleines et entières sans me lasser de tout cet environnement et de m’agacer de l’enveloppe parfaitement artificielle autour de cet immeuble. “Je suis un artiste, pas un rat de bureaux. Ça résume la situation.” Contrairement à elle, je ne ressens aucun plaisir à me retrouver enfermé entre ses quatre murs, et ce n’est pas seulement à cause de ma claustrophobie. “Et je ne cherche pas à défendre mon frère quand il fait des erreurs non plus.” Surtout alors qu’elles se sont avérées nombreuses en ce qui concerne Michael Hills autant que sa famille et la façon qu’il a eu d’élever mon fils. Ou de faire semblant de le faire, du moins, entre les reproches et le reste. “Vous savez que c’est un cadeau empoisonné, pas vrai ? Tout ça ?” Mes gestes montrent la pièce et l’immeuble dans un sens plus large, lui qui n’en est pas moins rongé par tous les maux qui puissent exister. Il tient encore debout pour l’heure, oui, mais combien de temps cela pourrait-il durer encore ? Ce n’est qu’une cage dorée réalisée avec soin et dont les affres du temps ne sont pas faciles à observer, mais ils sont bien présents. Je ne sais pas comment elle en est arrivée à être une stagiaire et future cheffe d’entreprise, mais cela représente sans doute la pire décision de sa vie sans qu’elle ne le sache encore. J’en oublie les présentations, peu habitué à suivre les règles. Elle fera ce que bon lui semble lorsque sa montre sonnera.

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@Auden Williams ☆ crédit/ssoveia

"Et ça", elle le pointa du doigt pour le faire glisser le long de sa silhouette avachie sur son siège, englobant l’énergie qu’il dégageait plus que sa personne en vérité, "c’est la définition d’une insulte." Les choses auraient été plus simple à gérer si elle savait que l’attitude d’Auden était alimentée par l’idée qu’il ne la supportait déjà pas parce qu’elle était une femme à qui on voulait donner du pouvoir, mais les échos à son sujet étaient relativement tous les mêmes : il se comportait de la même façon avec tout le monde, inutile donc de lui accorder l’étiquette de misogyne de base par commodité, c’était sûrement plus global que ça, et malgré ses mots, elle ne le prit pas personnellement. Elle n’en était pas à ses premiers affronts, elle saurait sans remettre sans perdre son calme. Qu’importait ce qu’il disait et ce qu’il voulait croire, elle était bel et bien ici en tant qu’observatrice. Que ça fasse d’elle une stagiaire ou pas pour l’heure, comme elle le lui avait dit, elle n’avait hérité de rien, et sa décision n’était pas prise.

Sa montre réglée sur cinq minutes, ses doigts joints, Evelyn continua à le regarder se débattre avec son orgueil sans juger nécessaire de l’en empêcher "Mais votre avis a assez de valeur pour qu’ils veuillent le prendre en compte." Elle était persuadée qu’il avait voix au chapitre, autrement il ne serait même pas dans cette salle de réunion "Vous êtes un Williams, ça fait de vous le plus à même de prendre les commandes de tout ça comme vous dites. Je crois avoir compris que vous êtes assez orgueilleux pour ne pas plier face à l’attention à laquelle une place comme celle qu’on me propose vous donnera accès, alors quoi, c’est la paperasse qui vous impressionne ?" Elle cherchait juste à comprendre, ses doigts se resserrant entre eux et ses sourcils se haussant en même temps quand son frère fût mentionné "Et je me moque de votre frère, sans vouloir vous offenser. On ne quitte pas un bateau qui fait naufrage, c’est la première règle du commandant de bord." Il apprécierait l’allégorie, c’était lui qui avait parlé de naufrage le premier.

Elle haussa les épaules "On m’a expliquée qu’il y avait peu de chance qu’il revienne, vous me le confirmez ?" Est-ce qu’elle pouvait se permettre de lui demander exactement quel genre de problèmes Saul fuyait, ou il était encore trop tôt ? Les bureaucrates auxquels elle avait eu à faire avaient polissé les angles des scandales qui entouraient l’entreprise, elle espérait qu’Auden soit moins enclin à marcher sur des oeufs — elle ne l’espérait pas, elle en était sûre, la preuve était son obstination à lui faire réaliser que c’était une mauvaise idée, un cadeau empoissonné selon ses propres termes qui la firent sourire en coin et se redresser pour mieux s’appuyer doucement contre le dossier de sa chaise "C’est bien pour ça que je n’ai pas encore pris ma décision. Le temps est mon allié, plus encore que votre opinion sur le sujet." Continuant d’affronter ses yeux, elle poursuivit sur sa lancée "Vous voulez me faire peur pour des raisons qui vous incombent et que je n’essayerais pas de comprendre si vous décidez que c’est un sujet qui ne me regarde pas, mais laissez-moi au moins le temps d’estimer les dégâts, c’est une faveur que je vous demande de m’accorder." Elle inclina la tête "Et encore une fois, sans vouloir vous offenser, ils partent à la recherche de quelqu’un à placer à la tête de l’entreprise parce que les membres de votre famille s’y refusent. Vous auriez l’opportunité et le pouvoir de laisser le bateau couler pour de bon si ça vous chante, mais vous décidez d’en laisser le sauvetage à quelqu’un d’autre alors quelque part, c’est que vous en tirez quelque chose à votre façon." Elle ne savait pas quoi, elle s’en fichait dans le fond "Evelyn, au fait." lui fit-elle finalement, se présentant en décalé en ne s’attendant pas une seconde à ce qu’il lui retourne la politesse.

"Et ça, c’est la définition d’une insulte." J’esquisse un sourire sincèrement amusé. “C’est la raison pour laquelle personne n’a été assez fou pour vouloir de moi en PDG.” Parce que je sais que ça aurait pu devenir réalité, si j’avais été bien rangé. Si je n’avais pas autant de bagages derrière moi, pas une telle réputation non plus. Les études importent peu, mais tout le reste est un immense red flag contre ma personne, ce qui a tout pour m’arranger bien plus qu’autre chose: je ne l’envie pas le moins du monde. Je me retrouve cependant surpris de la répartie dont elle témoigne, sans doute parce que je l’imaginais avoir autant dans le ventre que l’homme actuellement à la tête de l’entreprise (Garry ? Fred ?) ; c’est à dire pas grand chose. "Mais votre avis a assez de valeur pour qu’ils veuillent le prendre en compte." Je marque la négation de mon mouvement de tête. Personne ne prendra en compte mon avis et ils se content sûrement de prier pour que je ne cherche pas à trop leur mettre de bâtons dans les roues. S’ils ne m’ont pas doté d’un droit de veto, c’est bien pour une raison: j’en aurais usé et abusé. “Mon avis ne compte pas. Mon nom de famille, si.” Elle a compris une partie de la mécanique mais pas son ensemble, alors je la redirige avec patience, bien plus amusé par cette discussion que ce que je voudrais avouer. Je n’ai pas de mal à avouer ne pas avoir de pouvoir dans une entreprise en laquelle je ne crois pas et qui n’est, de toute façon, pas le fruit de mon travail. Cela signifie que si le bateau coule, je n’en aurai rien à faire. “Je suis bien trop orgueilleux pour qu’on me flatte au sujet d’un poste que j’ai eu au piston et non au mérite.” Ce que, de son côté, elle s’apprête à accepter. Je la juge seulement à moitié, ou du moins j’estime qu’elle ne mérite pas ce poste mais je ne lui reproche pas de s’apprêter à l’accepter: dans une disposition différente, j’aurais aussi sauté sur l’occasion d’une bonne paie et d’un joli cv. Dans mon monde à moi, aucun des deux ne m’intéresse. “Chacun fait comme il l’entend.” Rares sont les moments où je minimise mes reproches, elle ne connait pas sa chance. “Et je me moque de mon frère aussi, pour information.” Je souris un peu plus encore, sur la même longueur qu’elle: on ne quitte pas un bateau qui fait naufrage. Ce n’est qu’une faute de Saül parmi tant d’autres, et pas même la pire. Elle l’apprendra tôt ou tard.

"On m’a expliquée qu’il y avait peu de chance qu’il revienne, vous me le confirmez ?"
“Il risque un procès. Je pense qu’il va rentrer en Italie.”

Je relève mon regard vers elle, scrutant si elle a oui ou non entendu parler des accusations de violences sexuelles et de fraudes planant au-dessus de la tête de mon aîné. Elles sont la raison pour laquelle il n’a plus mon estime, ni même ma capacité à tout lui pardonner uniquement parce qu’il a été le modèle d’une vie entière. Je doute même qu’il rentre en Italie et je l’imagine plutôt choisir un pays sans le moindre accord d’extradiction. La prison lui irait mal au teint et la ruine plus encore. “La voie est libre.” En résumé: il ne reviendra pas. “Je suis pas du genre à crier au loup. Je ne cherche pas à vous faire peur, je dis simplement qu’il y a de quoi.” Mais certains sont capables de faire face aux démons de leur enfance autant qu’à leur peur du noir. D’autres non. Seul l’avenir saura me dire à quelle catégorie elle appartient, j’imagine. Tout ce que je souhaite, c’est la prévenir des obstacles sur son chemin, parce que je sais déjà que tout le monde a minimisé ce qui l’attend et qu’elle mérite au moins de savoir où elle met les pieds. Je n’ai pas vocation à laisser d’autres vies être détruites à cause de mon frère.

Elle est coriace. Bien plus que j’aurais pu le penser aux premiers abords. Elle persiste sur sa ligne de conduite initiale, elle n’hésite pas à me dépeindre dans un portrait moyennement flatteur, sans que cela ne soit pour me vexer. Elle touche la vérité du bout du doigt: j’ai quelque chose à y gagner si le navire ne coule pas, en effet. Je n’aurais rien à y perdre qu’il fasse naufrage pour autant, paradoxalement. “J’ai un fils. Ça lui assure une certaine stabilité.” Il pourra obtenir ma chaise d’ici vingt ans, mais il pourra surtout profiter de l’argent de cet emploi d’ici là, si jamais le monde de l’art venait à soudainement s’écrouler. Mon travail à Michael Hills lui assure une certaine stabilité que je n’aurais jamais souhaité pour ma personne, mais que je ne peux que souhaiter à mon garçon, quitte à courber l’échine et à me détester pour cela. “Je ne le fais pas pour moi.” Je n’ai rien à y gagner, non. Pas directement, du moins. “J’imagine que vous comprenez.” J’ajoute, partant du postulat que tout le monde a des enfants à notre âge.

"Evelyn, au fait." Un nom bien trop vieux pour un esprit si vif. “Auden.” Elle le sait sûrement déjà, tout comme j’avais déjà connaissance de son prénom, mais je joue le jeu pour prouver un brin de bonne volonté. “Pourquoi est-ce que j’ai l’impression que vous ne sautez pas au plafond à propos de cette opportunité ?” Le fruit est pourri mais le fruit vaut plusieurs millions de dollars. N’importe qui se baignerait déjà dans un jacuzzi de billets mais elle, elle prend encore la température, elle jauge, elle hésite, elle interroge. Elle s’apprête à claquer la porte à tout instant, surtout, et cela m’intrigue bien plus que cela m’inquiète.

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@Auden Williams ☆ crédit/ssoveia

"Personne ne naît PDG, ça s’apprend." lui fit-elle remarquer, mettant de côté le principe de succession pour marquer son point. Elle ne croyait pas aux leaders nés, Evie. Elle croyait en l’ambition et en la persévérance. Au charisme aussi à dire vrai, et le moins que l’on pouvait dire, c’était que l’homme en face d’elle en avait. Si tant était qu’il était capable de l’utiliser à bon escient il aurait pu, en apprenant à utiliser les bons outils en prime, être un bon PDG. Qu’importait finalement, elle ne se battrait pas avec lui pour lui faire entendre qu’au-delà de son nom, il aurait pu avoir les capacités pour gérer tout ça. Ce n’était pas son rôle de le rassurer sur quoi que ce soit, il n’en avait guère besoin dans tous les cas "C’est du pareil au même." rétorqua-t-elle, appréciant peu la manière dont il s’arrêtait sur ce genre de subtilités pour faire-valoir sa décision de battre en retraite — lui, son nom, c’était un tout, non ?
On le disait brutalement honnête, il lui donnait pourtant l’impression de faire dans la pirouette mal exécutée depuis tout à l’heure "Est-ce que c’est un moyen de me faire passer un message personnel ?" Ça correspondrait déjà plus à l’image qu’on lui avait dépeint d’Auden Williams. Elle ne pouvait nier que de son côté, c’était le piston qui jouait en sa faveur, et c’était hors-personnage d’attendre d’elle qu’elle s’en félicite et qu’elle plonge dedans sans jauger la profondeur. Elle avait moins d’orgueil que son interlocuteur, mais elle avait des blessures ; et des profondes à juger par le temps qu’elle avait passé en dehors d’Australie à tenter de se construire une vie sans se reposer sur les lauriers douillets récoltés grâce au prestige qui entourait son nom de famille. D’une curieuse façon, ils avaient un point commun.

Deux, si elle comptait l’idée que lui aussi se fichait de son frère "Vous comptez m’en dire plus sur ce qui l’a poussé à s’en aller, ou je dois m’échiner à vous poser la question ?" Inutile de lui dire que l’administration autour avait jugé bon ne pas rentrer dans les détails, ce qui n’était pas sans laisser supposer à Evelyn que quelque chose de grave s’était passé. Auden se fichait de son frère, il se ficherait sans doute aussi d’écorner le portrait qu’en avait fait ses sbires en l’accueillant dans sa société en tant qu’observatrice pour la journée. Un hochement de tête plus tard, et Evie se figura silencieusement de l’information comme quoi la voie était libre "Je vous fais confiance sur la question." Ce serait tout de même une bonne chose qu’il prenne enfin son courage à deux mains pour lui expliquer exactement pourquoi il se plaçait directement en opposant quand certains de ses intérêts étaient en jeu.
Elle était patiente, elle se faisait confiance sur sa capacité à attendre qu’il soit assez mûr pour cueillir ce qu’il voudrait bien partager avec elle. En attendant, elle n’était pas sotte au point de se dire qu’il avait assez d’égard pour elle pour la préserver des dossiers fumeux de Michael Hills : il y avait forcément du ressentiment là-dessous. Mais elle avait assez donné dans les affaires de famille pour vouloir à tout prix s’avancer sur ce terrain-là.

Il avait un fils, c’était ce qui le poussait à rester à bonnes distances de tout ça "Je vois." fit-elle tranquillement, la tête penchée sur le côté, un air de chercher silencieusement où était la farce. Non pas qu’elle avait des préjugés sur l’homme qu’elle continua de regarder frontalement, mais disons qu’à entendre son entourage parler de lui, elle ne se serait pas imaginée un instant qu’il puisse être père. Ça ne la regardait pas, et là encore, elle ne s’avancerait pas sur ce terrain-là, fuyant ce genre de problématique avec détermination encore plus d’ordinaire depuis que Rhett avait soulevé la question des enfants "Pas vraiment." Parce que non, toutes les femmes de leur âge n’avaient pas d’enfant, elle estimait qu’il était assez grand pour le comprendre sans qu’elle n’avait besoin de rentrer dans les détails. Elle ne le fit pas, ajoutant seulement "Mais c’est noble de votre part d’assurer son avenir." Noble, façon de parler : c’était un devoir parental, rien de plus.

Les présentations enfin faites, elle pivota la tête un air de dire enchantée avant de se redresser sur son siège, son buste s’inclinant en avant pour que ses mains se renouent entre elles, la question qu’il lui posa dans la foulée la faisant sourire de moitié "Je me méfie des cadeaux emballés dans du beau papier doré, Auden." Une entame plus nette qu’il n’y paraissait, son ton restant calme et sa voix parfaitement posée quand elle reprit pour lui expliquer "Vous avez un nom, j’en ai un aussi, et je ne suis pas assez idiote pour ne pas avoir deviné dans les grands lignes que le soudain intérêt autour de moi est le fruit d’une tactique de ma famille pour gagner du terrain d’une façon ou d’une autre." Pour faire plus d’argent, pour faire plus de clics, pour défoncer des portes ouvertes et mettre la mainmise sur plusieurs pôles à la fois, le mécénat et la recherche médicale s’avérant bien moins lucratifs que la reprise d’une affaire pesant plusieurs millions. Celie avait toujours eu une tendresse particulière pour les causes perdues, le prouvait la bourse au nom de son époux qu’elle avait rendu accessible aux aspirants rugbymen défavorisés "J’ai toujours refusé de rejoindre La Fondation Pearson jusqu’à très récemment. Une erreur sans doute." Mais une nécessité. Du moins, elle tentait de s’en persuader "Mon arrivée, elle a donné l’impression à Celie de pouvoir décider à ma place des projets que je pourrais envisager dans le futur. Je sais que c’est elle qui a soufflé mon nom à la direction, et je vais vous dire un secret." Fronçant un peu le nez, comme si elle s’apprêtait à partager un secret de polichinelle avec lui, elle reprit "Mon défaut, c’est d’être très curieuse — et d’avoir un talent indéniable pour aller à l’encontre de ce que ma famille attend de moi, mais gardons les anecdotes pour plus tard, je ne suis pas certaine que ça vous intéresse vraiment de toute façon." Et ce n’était pas une critique.

Je n’irai pas jusqu’à dire que je la respecte, parce qu’il va m’en falloir bien plus que quelques secondes de discussion pour en venir à une conclusion d’une aussi haute importance, mais disons simplement qu’elle accumule les efforts en ce sens, pas à pas. Elle ne le sait même pas, et elle s’en moque sûrement, mais j’en prends note mentalement. Le fait de ne pas l’avoir mise à la porte en hurlant - future supérieure ou non - est déjà une preuve que je l’estime un minimum, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Le minimum lui-même est difficile à atteindre. "Vous comptez m’en dire plus sur ce qui l’a poussé à s’en aller, ou je dois m’échiner à vous poser la question ?" Elle ose et j’aime ça, évidemment. Il y a encore un an, je serais monté au créneau à la simple idée qu’on me pense capable de dire du mal de mon frère autrement que face à ce dernier seul. Aujourd’hui, je me prête volontiers à l’exercice, certain qu’il ne récolte que ce qu’il a semé. Alors, je l’annonce enfin, d’un sourire simple dénotant cruellement de la teneur de mes mots. “Agression sexuelle, coups et blessures, détournements de fonds. Je connais pas les termes juridiques, mais t’as l’idée.” En somme, il a merdé. Il a merdé à un point où plus personne ne veut entendre parler de lui et à un point où j’arrive comme étant le seul sauveur possible de cette situation. Comme si m’embaucher dans l’équipe pouvait sincèrement paraître être une bonne idée. En somme, il va repartir sur notre terre natale et je vais devoir éponger ses conneries. “Il était fichu, il a voulu partir par la grande porte.” L’ego et l’honneur, toujours. Mais même à mes yeux, Saül a dépassé les bornes.

"Je vois." Elle s’ajoute à la longue liste de ceux qui s’étonnent de me savoir père et qui, surtout, ne me pensent pas capable de l’être de la bonne façon. Je ne rentre pas davantage dans son jeu, je ne perds pas de temps à discuter d’un sujet qui ne regarde personne. "Pas vraiment." Mais elle ne connaît pas le sujet, alors son avis n’a aucune valeur et il m’importe d’autant moins qu’en temps normal. "Je me méfie des cadeaux emballés dans du beau papier doré, Auden." Et elle fait bien, parce qu’ils sont les plus traîtres. Celui-ci a un joli papier doré, mais il ne possède rien d’autre de valeur - mis à part les quelques millions estimés, évidemment. Elle n’est pas stupide, elle sait qu’on prévoit de la jeter au coeur d’un nid de vipères. Tout ce qu’elles souhaitent savoir, c’est si leur poison est douloureux. Et mortel. Elle sait qu’on se joue d’elle ; une part de moi espère seulement qu’elle est en train de préparer sa contre-attaque, laquelle viendra le moment venu mais sera ô combien féroce. Ils ne méritent rien de moins pour oser l’utiliser comme leur pion et lui faire croire qu’ils lui font une faveur en lui donnant une si belle part du gâteau.

“A quel point la famille est un sujet tabou pour que maman se transforme en un prénom ?” J’ai joué un instant avec le stylo sur la table et je replonge maintenant mon regard dans le sien, ayant écouté le reste de son discours mais ayant surtout choisi de m’intéresser à ce qui m’intéresse, justement. Les détails, les points de bascule. Les mots anecdotiques qui n’en sont pas. “Bienvenue dans le clan des vilains petits canards.” Les personnes curieuses ne trouvent pas l’amour de leur famille, encore moins au sein du clan Pearson et ses diktats un peu trop vieux à mon goût. La mienne n’est pas si terrible, loin de là - seul Saül l’est. Je n’en ai pas moins grandi en étant un incorrigible emmerdeur et elle en a fait de même, avec plus de grâce et de retenue cependant. L’épine dans le pied reste la même, peu importe sa forme.

“Monsieur Williams ? Sloan dit que ça fait cinq minutes.”

Je souris. Sincèrement, sans rien en penser d’autre. Bien sûr que Sloan a ses yeux rivés sur l’heure depuis que je lui ai dit que ça allait me prendre cinq minutes et qu’on pourrait reprendre notre coloriage ensemble juste après. “Le temps passe vite quand on s’amuse,” pour Evelyn, d’abord, mon ironie n’étant pas si immense qu’elle aurait pu. “Il peut rentrer.” Pour Jack, ensuite, sans demander l’avis de la brune dans la pièce, la petite tornade d’un mètre de moins et à la démarche mal assurée se faufilant jusque dans mes bras alors que je le hisse à son tour sur la chaise, contre moi. “Jack a dit ça fait plus que cinq minutes.” Il associe une preuve à ses mots: quatre doigts levés avec conviction, mon fils ayant encore de toute évidence du mal à compter convenablement. Je ne note pas l’erreur, accepte ma faute, embrasse rapidement sa tempe avec amusement. “Tu dis bonjour à Evelyn ?” - “Bonjouur Evine.” Il pince les lèvres, ose à peine regarder Evelyn, se cache le visage par pure timidité juste ensuite. Mes bras s’enroulent autour de son dos et s’assurent qu’il ne bascule pas en arrière alors que je redonne de mon attention à la future PDG. “Papa et Evelyn vont travailler ensemble.” Ce qui était un fait assuré avant même que je la rencontre, mais peut-être que je suis curieux de savoir ce que cela donnera, maintenant. “Tu me donnes encore cinq minutes mon grand ? On a bientôt terminé.” Et déjà, ses pieds maladroits retrouvent le sol et lui sa place dans un coin de la pièce, où il est le plus heureux du monde avec des crayons gras entre ses doigts potelés. Un véritable cliché, je sais. “Dessine le chat de James.” Je lui demande, je donne de quoi l’occuper, et je sais que dessiner quatre pattes va lui prendre bien plus de cinq petites minutes.

Déjà, je repose mon regard sur la jeune femme, comme si de rien n’était. “On peut garder les anecdotes pour les réunions. Un chef d’entreprise, ça a de toute façon pas vraiment besoin d’écouter ?” Et moi encore moins, évidemment.

shoot the bullet at the sky
@Auden Williams ☆ crédit/ssoveia

"Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il ne fait pas les choses à moitié." Le moins que l’on puisse dire, c’est que la personne qu’on mettra à la tête de l’entreprise délaissée de Saul Williams devra avoir les reins solides et une connaissance parfaite de ses droits en la matière. Evelyn avait les reins solides, quiconque la connaissait le savait tant elle en avait essuyé, des affronts. Du reste, elle avait fait des études d’arts graphiques et bifurquée en cours de route pour devenir organisatrice de mariage, ce qui lui avait finalement donné l’occasion de se rendre compte qu’elle avait une fibre marketing innée et un rapport au business qui l’avait rendue digne des conseils qu’on lui demandait de temps à autres ; elle savait gérer une affaire, elle avait aussi assez côtoyé des avocats tout au long de sa vie, son nom la rendant la plus à même de gérer les scandales, restait toutefois qu’elle n’était sûrement pas la plus indiquée pour s’approprier tout ça, et que la réflexion était nécessaire pour ne pas se lancer dans quelque chose qui lui paraissait démesuré. Pas seulement parce qu’elle estimait que quelqu’un d’autre ferait sans doute les choses bien mieux qu’elle, elle avait confiance en son potentiel et une volonté d’apprendre qu’elle mettrait au service de l’entreprise au point de terminer par exceller sans aucun doute, mais parce qu’elle avait des valeurs et qu’être associée à la liste des méfaits d’un homme comme celui qu’on lui proposait de remplacer pèserait sans aucun doute sur sa conscience à un moment donné. Elle ne tenait pas à passer la serpillère pour quelqu’un qui avait préféré laisser le sale boulot à ceux qu’il avait trahi ; le rôle de suppléante, non merci, et elle entendait bien le faire comprendre à Auden à qui elle adressa un léger rire quand il salua la départ de son frère "Il s’est enfuit, je n’appelle pas ça être parti par la grande porte." Et en une phrase, elle lui donnait son opinion à son propos sans juger ça trop dur au contraire.

"A quel point la famille est un sujet tabou pour que tu ne vois aucun inconvénient à parler des erreurs de ton frère et à offrir son empire à quelqu’un que tu connais à peine ?" S’il voulait jouer à ce jeu-là, Evelyn avait des mécanismes de défense certainement aussi bien huilés sur les siens. Elle ne se lancerait pas sur ce terrain-là. Elle ne deviendrait pas amie avec Auden, et ne comptait tisser aucun lien avec lui. Il avait été clair dès le début, et elle apprenait vite à se caler sur les désirs et ressentis de son auditoire. Elle lui renvoya un regard, ne s’attendant pas à ce qu’il lui réponde exactement comme elle ne lui avait pas répondu, et se félicita à peine avec lui de faire partie du club très fermés des enfants démolis par la volonté de leurs parents de les faire suivre un chemin qui n’était pas le leur. Elle aurait pu lui rétorquer que c’était les cygnes qui étaient dépeints dans les plus belles oeuvres, mais elle s’abstint pour relever la tête vers la source du dérangement qu’on leur imposa un instant, la tête d’un assistant passant au travers de la porte de la salle de réunion.

Quand elle vit un petit garçon s’avancer dans la pièce, Evelyn se détendit sans en avoir l’air, gardant pour autant la même posture. Ses mains croisées devant elle, elle les dénoua juste pour dégager son visage d’une mèche de cheveux, et faire le point sur la ressemblance qu’il y avait entre le père et le fils. Elle ne connaissait pas assez Auden pour savoir s'il était vraiment différent à ce moment-là ou si c’était ce qu’elle aurait aimé croire parce que c’était le cliché qui venait avec la paternité : ça changeait un homme d’après les rumeurs, et c’était sûrement trop tôt pour en faire une vérité absolue, elle qui ne voulait pas d’enfants dans cette optique, consciente que faire peser le poids du changement sur les épaules d’un enfant, c’était lui faire cadeau d’une tare qu’elle regretterait de voir se transformer en névrose avec le temps. Forcément que le tableau lui parlait, et que si elle n’était pas si certaine de soulever des questions de la part de son interlocuteur, elle fuirait sans demander son reste. A la place, elle dit au petit garçon "Evie, c’est plus facile à dire. Bonjour Sloan, c’est ça ?" Elle demanda l’assentiment du père en dérivant son regard vers lui, et le corrigea quand il la désigna comme une collègue de travail "Papa et Evie vont peut-être travailler ensemble." Rien n’était décidé, rien ne valait non plus qu’elle se précipite. Après tout, Michael Hills avait vivoté en dilettante ces derniers mois, ce n’était pas quelques semaines de plus qui changeraient quoi que ce soit.

La montre d’Evie sonna à l’instant où Auden demanda cinq minutes de plus à son fils. Elle l’arrêta sans délai "Sur le fil." fit-elle, décalant sa chaise du bord de la table en même temps que Sloan descendait des genoux de son père. Elle le regarda filer sagement pour faire ce qu’il lui avait demandé de faire, et lui adressa signe de la main quand il passa à ses côtés ; elle le suivit du regard simplement pour noter tout haut à son père sur qui elle reposa les yeux un instant après "Il est très mignon." Comme tous les enfants en même temps, rien de vraiment surprenant à ça, mais ça lui avait échappé — comme le sourire qu’elle accorda finalement à Auden dont elle s’approcha, longeant la table pour rogner la distance qui les séparait tandis que sa tête se penchait sur le côté, et qu’elle réagit en décalé à ce qu’il avait ajouté "On m’avait dit que tu étais dur en affaires, mais j’ai l’impression d’avoir remporté des points si tu me donnes déjà le titre de chef d’entreprise. Est-ce que tu t’es renseigné sur moi au moins ?" Elle ne savait pas à quel moment exactement le tutoiement s’était imposé, mais ce n’était qu'un détail visiblement. Ce qui l’était moins, c’était le rôle à lui attribuer, et la précipitation avec laquelle ça semblait être soulevé. Pragmatique, Evie compléta "Chaque chose en son temps, Auden. Le navire ne coulera pas plus bas."

"Il s’est enfuit, je n’appelle pas ça être parti par la grande porte."
« Toujours plus grande que la case prison. »”

Il n’est pas parti avec les honneurs, c’est un fait que je ne peux nier, mais il faut tout de même avouer qu’il s’en sort admirablement bien pour un homme qui aurait pu finir sa vie derrière les barreaux. Même dorés, ils n’en restent pas moins une prison. "A quel point la famille est un sujet tabou pour que tu ne vois aucun inconvénient à parler des erreurs de ton frère et à offrir son empire à quelqu’un que tu connais à peine ?" J’aime sa répartie et j’aime plus encore le fait qu’elle ne réponde pas à ma question initiale, ce que tout le monde sait associer à une réponse positive: la famille est donc un sujet difficile chez elle aussi. Mon sourire s’étire lentement mais sûrement. « On aurait tellement d’anecdotes croustillantes à se raconter un soir auprès du feu. » Je l’énonce sur un ton amusé mais je n’en pense pas moins. Mon rapport à la famille est difficile malgré l’importance qu’elle tient dans la culture italienne, et le sien l’est tout autant sans que je ne sache pourquoi. On peut enlever l’idée que la discussion se passe au coin du feu mais je ne doute pas un seul instant qu’elle porte son lot de problèmes et de scandales. Les australiens ont simplement une façon différente de les exprimer. « Je suis rancunier et mon frère loin d’être un saint. »” Je ne le suis pas non plus, mais il a commis des erreurs qui n’auraient jamais été les miennes, à commencer par l’éducation de Cosimo/Damon. Et celle-ci, au cœur de bien d’autres encore, je ne risque pas de la lui pardonner, même alors qu’il se trouve au bout du monde.

A l’arrivée de Sloan dans la pièce, Evelyn s’adapte aux capacités restreintes dues à l’âge de mon garçon. J’observe leur échange sans rien dire, à peu près certain qu’elle ne risque pas de le traumatiser à tout instant. Elle lui parle avec douceur et me conforte dans mon idée initiale. "Evie, c’est plus facile à dire. Bonjour Sloan, c’est ça ?" Et il l’appellera donc Evie pour le restant de ses jours, là où j’en resterait pour ma part à son prénom dans sa forme plus longue. Elle m’étonne dans le bon sens du terme, mais je n’irai pas jusqu’à dire m’entendre avec elle. Je la supporte aisément, mais le reste serait trop me demander, surtout après une seule entrevue. "Papa et Evie vont peut-être travailler ensemble." Elle est encore bien plus pragmatique que je le suis mais je ne veux pas avoir un tel débat face à Sloan, raison pour laquelle je laisse couler. Michael Hills est une cause perdue et elle a tout de ceux qui adorent justement de tels cas.

"Il est très mignon." - « Il a tout pris de sa mère. » Et je ne ferai pas un laïus sur cette dernière, Evelyn peut au moins être rassurée là-dessus. Je me contente simplement d’expliquer comment un gamin aussi mignon peut véritablement être mon fils. "On m’avait dit que tu étais dur en affaires, mais j’ai l’impression d’avoir remporté des points si tu me donnes déjà le titre de chef d’entreprise. Est-ce que tu t’es renseigné sur moi au moins ?" Mes lèvres roulent les unes contre les autres, signe que ma réponse sera négative et que je ne prends pas réellement l’histoire au sérieux non plus. J’avance mes coudes sur la table, désormais vidée de tout dessin de chat. Le menton relevé, j’observe la jeune femme de toute sa hauteur relative. « J’aurais dû ? De grosses casseroles à signaler ? » Elle ne m’a donné aucun indice pouvant me signifier que je devrais me méfier d’elle, et je ne cherche pas plus loin. Si elle ne montre aucun signe avant coureur, alors je veux croire qu’elle mérite un brin de ma confiance, ou tout du moins qu’elle ne m’inspire rien de mauvais au point où j’aurais à coeur de me mettre en travers de son ascension. "Chaque chose en son temps, Auden. Le navire ne coulera pas plus bas." A l’image d’un enfant amusé, je souris un peu plus encore. « On va bien s’entendre. » Elle a un certain détachement que j’apprécie à sa juste valeur, et j’imagine que c’est ce qui permettra aussi de lui sauver la mise. Personne ne sait si elle pourra arriver à ramener le navire à la surface, et je n’ai pas envie que cette entreprise détruise une innocente de plus.