Min-Kyung ouvrit la porte de sa penderie et lâcha un profond soupir. Dans moins d’une heure, il avait une entrevue d’embauche et il ne savait toujours pas quoi se mettre sur le dos. Il avait cru naïvement en venant s’installer à Brisbane qu’il n’aurait pas de mal à se trouver un emploi, mais les cliniques vétérinaires ne courraient pas les rues et s’il y avait des refuges pour animaux en grand besoin de bras, Min-Kyung ne pouvait pas se permettre de travailler bénévolement éternellement. Le loyer ne se paierait pas tout seul. Il avait donc multiplié les démarches sans résultat. Heureusement, les choses allaient peut-être changer. Il avait enfin réussi à décrocher une entrevue, il ne restait plus qu’à les impressionner.

Il ne voulait pas être trop formel, mais il devait éviter d’avoir l’air négligé. Vêtu uniquement d’une serviette nouée autour de ses hanches, Min-Kyung commença à jeter des vêtements sur son lit. Un jeans? Un pantalon en lin? La pile de vêtements grossissait et il ne se décidait toujours pas. Il fini par dénicher un jean très foncé moulant qu’il n’avait pratiquement pas porté qu’il est assorti à un t-shirt blanc et un veston. Avec des chaussures oxfords brunes, il avait l’air d’un étudiant en droit, mais il ne lui restait pas assez de temps pour trouver autre chose.

Quelques minutes plus tard, il passait la porte de la clinique Mulligan et ne put réprimer un sourire. Ce n’était pas la première fois que Min venait ici. Il était venu porter son C.V. en main propre deux semaines plus tôt et il était tombé sous le charme de l’établissement. C’était spacieux et moderne, mais en même temps chaleureux et convivial. Il y avait quelques patients dans la salle d’attente, dont un golden retriever très énergique qui voulait vraiment fraterniser avec ce qui semblait être un très vieux berger allemand qui n’en avait clairement rien à faire. Dans une cage, un chat manifestait bruyamment son désaccord en miaulant à s’en fendre l’âme.

Il se dirigea vers le comptoir d’accueil.

« Bonjour. Je suis Min-Kyung, je viens rencontrer Tessa Mulligan pour une entrevue. »

La jeune femme lui sourit en retour.

« Très bien, je vais l’avertir de votre arrivée. Vous pouvez vous assoir dans la salle d’attente. »

Min alla s’assoir à côté du chat offusqué. Naturellement, il ne pouvait pas ignorer de tels appels à l’aide. Il se pencha pour regarder à travers le grillage. C’était un chat domestique, un superbe toxédo qui le fixait avec de grands yeux jaunes.

« Allons, allons, ce n’est pas si terrible quand même. Bon, j’avoue que le thermomètre n’est pas très agréable, mais ça ne dure que quelques secondes, pas plus. »

Il regarda sa propriétaire, une dame d’un certain âge qui tentait en vain d’apaiser le félin.

« C’est peut-être qu’il sent qu’il est ici pour se faire castrer », dit-elle en tapotant la cage. « Les animaux sentent ce genre de chose. »

« Ah! »

Min se pencha de nouveau vers la cage.

« Je compatis, mon bonhomme, mais c’est vraiment pour ton bien. Et c’est une affaire de rien, crois-moi. Je ne compte plus le nombre que j’ai retiré. »

« Vous êtes vétérinaire? »

« Oui, de Melbourne. Avec un peu de chance, je vais travailler ici. Mon entrevue est prévue… dans cinq minutes. »

La dame sourit.

« Dans ce cas, je vous souhaite bonne chance. C’est peut-être vous qui allez enlever les testicules de mon Gustave! »

« Je l’espère bien. »

@Tessa Mulligan

Cette vieille femme était adorable, bien que sa franchise soit quelque peu déconcertante. Min-Kyung espérait vraiment que l’entrevue porterait ses fruits. Déjà parce qu’il n’y avait pas tant d’options pour lui ici, mais parce que sa première impression était vraiment bonne et qu’il se voyait travailler ici. À sa plus grande surprise, le stress, qui ne l’avait pas quitté depuis sa confirmation d’entrevue, s’évanouit complètement et il poursuivit sa conversation non seulement avec la femme au chat, mais avec les autres clients de la salle d’attente au point qu’il ne vit même plus le temps passer. Lorsqu’on le convoqua enfin, l’entrevue était officiellement en retard de dix minutes, mais Min ne s’en formalisait pas. Il savait comment ça se passait dans les coulisses d’une clinique.

Il discutait toujours lorsqu’une femme s’avança vers lui. Min savait qui elle était avant même qu’elle ait ouvert la bouche et il se leva aussitôt de sa chaise, la main tendue vers elle. « Il n’y a aucun problème. J’étais en très charmante compagnie. » Gustave le chat choisit cet instant précis pour lâcher un autre très long miaulement comme s’il protestait vivement contre les paroles de Min-Kyung. « Tessa Mulligan, c’est moi que vous avez eu au téléphone l’autre jour. » Il lui serra la main en lui renvoyant son sourire. « Min-Kyung Ho, enchanté. » Il lui emboîta le pas, sans doute en direction de son bureau. « Est-ce que je peux vous offrir quelque chose? Un café, un thé? »

« Un café, merci. »

La boisson apparue devant lui, fumante et délicieusement odorante. Il en but une gorgée et constata qu’il était plutôt bon. Un autre excellent point à ajouter à la liste de qualités que dressait Min sur cet établissement. Décidément, il serait déçu si cette rencontre n’aboutissait à rien.

« Comme je vous l’ai dit au téléphone, je recherche avant tout une collaboration efficace, mais je tiens à ce que la clinique ne soit pas un business. Je tiens à l’esprit familial des lieux, mes petits patients ne sont pas un chiffre d’affaire et j’aimerai que mes collaborateurs soient dans le même état d’esprit. »

« Je comprends tout à fait », répondit Min-Kyung sans se départir de son sourire. « Et je partage votre avis. C’est quelque chose que j’ai remarqué à l’instant où j’ai posé les pieds ici et à travers les conversations que j’ai eu avec les patients dans la salle d’attente. Ils aiment beaucoup cet endroit et les soins que reçoivent leurs compagnons à quatre pattes. Loin de moi l’intention d’y changer quoi que ce soit. J’espère plutôt y contribuer. »

Ming-Kyung avait d’excellentes références, autant de ses anciens collègues que d’anciens professeurs d’université. Tous ceux ayant travaillé à ses côtés pouvaient le confirmer : il était très soucieux du bien-être de ses petits patients, mais aussi très empathique pour leurs maîtres traversant des moments très difficiles. Il ne comptait jamais ses heures et n’hésitait jamais à se porter volontaire.

« Quant à la façon dont j’espère le faire… Je travaille avec les chats et les chiens, évidemment, mais je suis aussi un spécialiste des animaux exotiques : serpent, lézard et oiseau. J’ai également travaillé avec des animaux sauvages lors des grands incendies de forêt en tant que volontaire. Traiter les petites victimes du feu est devenu une spécialité par la force des choses. Je travaille beaucoup avec les refuges aussi. J’avais l’habitude d’organiser des journées de type “catch, neuter and release” à mon ancienne clinique afin de contrôler la surpopulation de chats errants dans la ville. Est-ce quelque chose que vous faites ici aussi? »

@Tessa Mulligan

Toutes choses considérées, Min-Kyung avait le sentiment que l’entrevue se passait plutôt bien. Ils partageaient la même vision des choses quant à la façon de gérer une clinique vétérinaire et la relation qu’ils souhaitaient établir avec la clientèle. Ils donnaient également leur temps sans hésiter aux refuges, mais également à la faune sauvage, Min ayant une préférence pour les créatures terrestres alors que les intérêts de Tessa étaient plutôt vers l’océan. En cela, ils se complétaient. Finalement, son ouverture d’esprit quant aux différents projets auxquels il avait participé à Melbourne confirmait qu’il y avait de la place pour les initiatives personnelles. Min ne manquait pas d’idée, mais il ne devait pas bruler les étapes non plus.

« Avant de poursuivre, je préfère vous donner les raisons de ma recherche. J’ai été forcée de lever le pied drastiquement l’an dernier suite à des soucis de santé. Je n’ai plus la capacité de suivre le rythme que j’avais avant et… j’ai besoin de quelqu’un qui saura prendre le relais en cas de force majeure, si je dois m’absenter. Je vous rassure, je ne suis pas à l’agonie et la clinique ne risque pas de fermer dans les mois à venir, mais il m’arrive parfois d’avoir des petits coups de fatigue ou des rendez-vous qui font que je ne pourrais pas être présente physiquement au moins. »

Voilà qui expliquait pourquoi Tessa puisse être très pointilleuse dans son choix de candidat. Elle voulait quelqu’un à sa hauteur, capable de prendre le relais si nécessaire. Avec près de dix ans d’expérience de travail, Min n’avait plus besoin d’être tenu par la main depuis un moment déjà. « Je vois… Si cela peut vous rassurer, j’ai l’habitude de travailler sous pression et dans des conditions compliquées. En cela, les feux de forêt ont été très formateurs. J’ai géré des équipes extrêmement stressées et c’est sans parler des moments où il a fallu être créatif quand le matériel venait à manquer. Donc si je dois garder le phare durant votre absence, je peux le faire et la place sera exactement la même à votre retour. J’apprécie votre honnêteté et j’espère que votre condition de santé s’améliora. Parfois, on n’a juste pas le choix que de ralentir le rythme si l’on veut continuer à faire ce que l’on aime même si c’est très frustrant. » Il parlait par expérience. Deux ans plus tôt, un médecin lui avait conseillé de ne pas trop forcer sur la course à pied que ses genoux montraient des signes d’usure et que s’il ne voulait pas être un candidat pour un remplacement complet avant ses 50 ans, il devait faire attention. Puis il y avait le café aussi. Il devrait peut-être se mettre au décaféiné même s’il trouvait le goût très différent…

@Tessa Mulligan

En fait, la situation de Tessa pouvait provoquer deux réactions bien distinctes chez une éventuelle nouvelle recrue. D’un côté il y a le jeune loup fraichement gradué de l’université, avide de faire ses preuves et nourri d’une ambition débordante qui pourrait voir ça comme l’occasion parfaite. Loin d’être stupide, il se croit parfaitement préparé grâce aux longues heures passées en stage lors de sa formation. Toutefois, il y a un monde de différence entre un environnement supervisé par un professionnel cumulant plusieurs années dans le milieu qui est là pour nous pousser à nous questionner et un environnement de travail où l’on se retrouve généralement laissé à nous-mêmes et responsable des décisions que l’on prend, pour le meilleur et pour le pire. Il n’y a rien de plus dangereux que quelqu’un qui est convaincu de savoir et qui ne prend plus la peine de se poser des questions. Min est coupable d’avoir été comme ça. Lorsqu’il est sorti de l’université, il voulait montrer qu’il n’avait pas été au sommet de sa promotion sans raison. Disons simplement que les premières années ont été aussi formatrices que le temps passé à l’école.

La seconde réaction était celle que Min venait d’avoir, qui comprenait réellement la situation et les complications qui pouvaient en découler. Il ne cherchait pas à prouver quoi que ce soit. Il était là pour travailler en équipe et, surtout, respecter ce qui avait été fait avant lui. « Je peux vous faire visiter si vous voulez. Le bureau de mon ancienne collaboratrice est au fond du couloir et si vous souhaitez faire un essai, ça pourrait être le vôtre. » « Avec plaisir. » Min suivit Tessa qui lui présenta les nombreux attraits de la clinique. Elle était très moderne, avec du matériel de pointe. Les animaux et leurs propriétaires avaient vraiment accès aux meilleurs traitements. « Le scanner est une récente acquisition. Il est encore en rodage, mais j’avoue que je n’en suis pas peu fière ! » « Avec raison! Il y a deux ans, j’ai assisté à un congrès vétérinaire à Sydney et le fabricant venait présenter ses produits. Je sais combien coûte cette chose et c’est un important investissement. J’avoue avoir hâte de travailler avec. » Sur le coup, Min semblait réellement impressionné. « La clinique est ouverte de 8h30 à 19h, mais on pourra s’arranger sur les temps de présence sans problème afin que vous puissiez continuer vos extras. Nous pourrons nous arranger je ne me fais pas de souci. » Min-Kyung acquiesça. « L’horaire me convient parfaitement. » Et il avait aussi d’autres idées, mais ce n’était peut-être pas le temps d’en parler.

« Est-ce que vous avez des questions ? Des demandes auxquelles je n’aurai pas répondu ? Le café est compris dans le contrat. » Min-Kyung sourit. « J’ai bien quelques idées et propositions qui me viennent en tête, mais je vais attendre d’être bien intégré avant. Après tout, vous pourriez réaliser que je suis insupportable. Ce n’est pas le cas, mes anciens collègues peuvent en témoigner, mais qui sait? » Il s’esclaffa. « Quant au café, vous allez peut-être avoir envie de le mettre sous clef avec un code d’accès et des empreintes digitales. J’aime beaucoup le café, mais je suis prêt à apporter mes propres réserves afin d’éviter de dévaliser celles de la clinique. »

@Tessa Mulligan

Min-Kyung ne voulait vraiment pas sauter aux conclusions trop vite, mais il avait la certitude que l’affaire était conclue. Dans tous les cas, le courant passait bien entre Tessa et lui et il se sentait suffisamment confortable en sa présence pour échanger quelques plaisanteries. Elle découvrira bien assez vite son sens de l’humour et son sens de la répartie difficile à imaginer chez lui alors qu’il a souvent l’air très sérieux. « L’un des critères en petits caractères en bas de la page, c’était l’amour du café. Vous cochez donc un nouveau critère, félicitation! Cela dit… Méfiez-vous, si je n’ai pas ma dose quotidienne je peux me transformer en Gremlins et c’est pas beau à voir! » « Ah, c’était donc ça les petites lignes impossibles à lire sans une loupe. Je croyais qu’on me demandait de vendre mon âme au diable ou quelque chose du genre. Heureux d’apprendre que ça ne concerne que le café. » Il sourit, continuant à marcher à ses côtés. Parfois, il s’arrêtait pour poser des questions, s’intéressant surtout à l’équipement ainsi qu’aux améliorations prévues dans l’avenir. Min aimait avoir de nouveaux jouets, que ce soit un appareil d’imagerie ou des outils chirurgicaux.

« Quand seriez-vous disponible? Ce bureau n’a pas été utilisé depuis trop longtemps, alors j’avoue qu’il me tarde de pouvoir retrouver un collègue. » « Je peux être ici demain matin si vous en avez besoin. Je suis libre, je n’ai aucune obligation, donc demain ou lundi prochain ne fait aucune différence. Je suppose qu’il va y avoir de la paperasse à remplir du côté des ressources humaines et m’ajouter un système pour la prise de rendez-vous et… » Min s’arrêta, rosissant légèrement. « Enfin, je saute peut-être aux conclusions, mais j’ai vraiment hâte de commencer à travailler. » Surtout qu’il commençait à s’ennuyer dans son appartement. Très actif, il pouvait supporter et même apprécier quelques journées plus tranquilles, mais Min-Kyung était définitivement le genre de personne qui préférait l’action et se sentir utile.