La quantité de sommeil emmagasinée lors de cette dernière semaine s'avérait cruellement, ce dernier chassé ou entrecoupé par le souci de la naissance imminente des jumeaux soumettant Penny à un certain inconfort, les émotions exacerbées de Jude et Maia qui devaient assurément pressentir que leur quotidien serait chamboulé incessamment sous peu et les rappels incessants du travail quand je m'évertuais à obtenir des jours de congé posés depuis un certain temps. Finalement, les heures du jour comme de la nuit se ressemblaient et mon téléphone s'était transformé en fidèle allié afin de me guider au cours de ces jours chargés, me sauvant de ne pas déposer Jude en retard à l'école ou d'arriver moi-même à la mauvaise heure eu centre hospitalier. Puis, lorsque les contractions s'étaient voulues plus rapprochées, Penny et moi n'avions couru aucun risque pour nous précipiter dans le service de maternité qui l'attendait déjà, le vœu assuré de ne pas reproduire un accouchement à domicile surprise.

Il serait mentir que je n'avais pas été profondément soulagé lorsque Jude et Maia avaient été déposés en sécurité chez Olivia et que Penny était installée précautionneusement dans sa chambre d'hôpital. Les prochaines heures risquaient d'être difficiles et houleuses, mais en quelque sorte, la fin de cette grossesse approchait et j'étais rassuré de savoir que jusqu'ici, tout était autant sous contrôle que possible. Du moins, jusqu'à ce le destin nous réserve de nouvelles surprises, comme une mauvaise interprétation du sexe de l'un des bébés et une hémorragie de la délivrance pour ma conjointe.

Je n'oublierais assurément pas ce moment où je m'étais retrouvé seul avec les deux poids plumes à peine prénommés, fripés et encore enveloppés de leur couche de liquide, le coeur à la fois surdimensionné d'amour pour eux et tordu d'angoisse pour leur mère. Finalement, la jeune femme était revenue livide, exténuée mais hors de danger, confirmant implicitement dans nos deux esprits que cette grossesse serait la dernière. Les bébés s'étaient apaisés contre sa peau, rassurés par son odeur, consolés sous ses caresses maternelles gorgées d'amour.

A notre rythme, nous avions vogué sur cette euphorie suivant la naissance des jumeaux. Puis, peu à peu, nous avions élargi notre cocon à nos proches et rapidement, nous avions été épris d'impatience de découvrir la réaction de Jude et Maia à la rencontre de leurs cadets. Si Maia s'était montrée confuse, comprenant peu son nouveau titre de grande sœur et désignant maladroitement de son index les deux poupons en réclamant les bras de sa mère déjà pris par ces derniers, Jude avait exprimé son enthousiasme à avoir un grand frère, promettant déjà de lui prêter ses dinosaures, ses petites voitures et son ballon favoris. J'avais échangé un regard complice avec Olivia tandis que ses propres jumeaux découvraient les miens, ressassant toutes ces péripéties qui avaient rythmé la vie de Lizzie et Lenny jusqu'ici, tous ces moments où leur personnalité ressortaient et durant lesquels ils nous démontraient à quel point ils grandissaient vite, trop vite. Le même sentiment m'étreignait vis-à-vis de Jude et Maia. Si j'étais toujours impressionné à la vitesse à laquelle mon fils développait ses compétences, le choc me saisissait toujours quand je réalisais que Maia ne rentrait plus dans un ancien vêtement et que sa personnalité s'affirmait avec force. Bientôt, les jumeaux porteraient les tenues de leurs aînés et ce simple constat me procurait le vertige.

Le soir amorcé, j'avais quitté une Penny qui combattait contre le sommeil et les jumeaux lovés l'un contre l'autre pour récupérer Jude et Maia chez Olivia. Même si ma meilleure amie s'était proposée spontanément et avait totalement assuré pouvoir s'occuper de mes deux enfants en plus des siens en solo, je ne pouvais m'empêcher de me sentir coupable à son égard et de vouloir la libérer de cette responsabilité. Je pénétrais dans la petite maisonnée sise Logan City, attendri de constater les chaussures de Jude et Maia bien alignées à côté de celles de Lenny et Lizzie, puis leur sac à dos posés contre le mur, juste sous leur veste. Je traversais la demeure jusqu'au jardin où je reconnaissais la voix de Liv parfois voilée des cris de Lenny et de Jude. Sur le seuil de la porte-fenêtre, j'eus droit au spectacle de mon fils qui pédalait avec maladresse mais énergie sur son vélo, ses pieds glissant parfois des pédales mais finissant par s'y rabattre avec force, Lenny gravitant autour de lui et sa mère trottant derrière pour réagir en cas de manque d'équilibre ou de chute. Les petites roues étaient abandonnées à côté de Lizzie, plongée dans sa lecture, pendant que Maia mâchouillait avidement un cube de bois. Lorsque Jude entreprit de freiner avec ses baskets, je ne pus m'empêcher de rire doucement, attirant irrémédiablement l'attention de ma filleule et de ma fille. « Isy ! T'es revenu ! » J'accueillais la fillette dans mes bras pour déposer affectueusement un baiser sur sa joue. « Oui, je suis revenu rejoindre la petite fête sportive ! C'est pas mal par chez vous ! » J'annonçais avec enthousiasme en déposant Lizzie sur le sol et caressant doucement ses cheveux blonds. Je hissais ensuite Maia de son parc qui tendait ses bras vers moi, caressant tendrement son dos alors qu'elle posait sa tête sur mon épaule en suçant ses doigts, malmenée par une percée dentaire depuis quelques jours. Je déposais précautionneusement un baiser sur son front, lui susurrant des mots doux.

« T'as laissé Penny et les jumeaux au calme ? » me salua Olivia, les joues rougies par l'effort. « Tout le monde piquait du nez et ils sont assez peu de patients dans le service pour être traités aux petits oignons, » je déclarais. « Merci encore d'avoir gardé la troupe. Je t'en dois une, » je reconnaissais avec une infinie gratitude. « Papa ! Papa ! Regarde ! » Clama Jude avant de reprendre son vélo, guidé par Lenny pour faire de son mieux pour rouler en équilibre sur ses deux roues. Evitant de justesse un buisson, le garçonnet finit par lâcher son vélo qui tomba à la renverse pour se ruer vers nous. « T'es devenu un vrai pro dit donc ! C'est Lenny et Liv qui t'ont montré à aller si vite ? Bravo mon grand, » je félicitais en l'étreignant affectueusement avant qu'il ne se dérobe de nouveau vers son bolide, Lenny sur ses talons. « Ca s'est bien passé, sinon ? » Je m'inquiétais auprès d'Olivia, espérant que cette armée d'enfants ne lui ait pas mené la vie dure. « Ils n'étaient pas trop chiants, tous, Lizzie ? » J'adressais à la fillette sur un ton complice.

Un sourire sincère se dessina sur mes lippes lorsque Olivia indiqua apprécier garder mes enfants, quand bien même je ne souhaitais pas en faire une habitude. Je vouais une totale confiance en ma meilleure amie, cependant, je culpabilisais d'ajouter deux enfants en bas âge à ses jumeaux qui nécessitaient déjà de l'attention. Liv avait le coeur bon et je soupçonnais qu'elle puisse aisément mettre ses besoins en arrière-plan pour favoriser ceux des petits, ce qui était certes admirable mais je refusais qu'elle s'épuise davantage par ma faute.

« Oui, Jude est mignon. Il est patient pour son âge, encore plus quand ce n'est pas avec moi ou Penny, » je remarquais avec un sourire complice. Comme tout bon enfant qui se respecte, Jude se comportait mieux en dehors de la maison familiale, quand bien même je ne pouvais pas le qualifier d'enfant difficile. Cependant, j'étais très probablement biaisé sur son compte, tout comme sur celui de Maia à qui je trouvais sans difficulté multiples qualités, et il en allait de même avec Lenny et Lizzie. Je reportais par ailleurs mon attention sur cette dernière et riais doucement lorsque la fillette se plaint des garçons pour complimenter l'attitude de Maia avec elle. « Je pense que Maia aime beaucoup passer du temps avec toi, Lizzie, » je faisais en caressant le dos de la petite hissée dans mes bras, qui pointait alors de son index son frère qui cabriolait fièrement sur son vélo.

« Tu restes manger avec nous ? Et dormir ? Parce qu'il est pas question que tu rentres chez toi avec cette tête, Isy ! » Je considérais quelques instants Olivia, entrouvrant la bouche pour riposter. « De toute façon, tu vas retourner voir Penny demain, non ? Autant que Jude et Maia soient là, ça te fera un détour en moins. » Mes lèvres s'étirèrent dans un sourire en coin, reconnaissant de la volonté de mon amie à me faciliter cette transition. « Je ne vois pas du tout le problème avec ma tête, » je plaisantais, sachant pertinemment que mes traits étaient tirés, digne d'une suite de plusieurs gardes difficiles aux urgences - le stress et l'absence complète de sommeil commun à ces deux situations. « Plus sérieusement, on ne va pas t'envahir plus longtemps, Liv. » Je répliquais gentiment, craintif d'exténuer la jeune femme avec trois personnes de plus sous son toit. « C'est déjà très gentil de t'être occupé d'eux aujourd'hui, je ne vais pas abuser, même si tu les adores. Sinon, tu vas finir avec la même tête que moi ! » « Mais est-ce que Jude peut rester ? On a déjà préparé le fort pour ce soir ! » surgit un Lenny essoufflé qui manifestement avait entendu la conversation. Je croisais le regard implorant de Jude qui tirait sur mon t-shirt avec des « s'il-te-plaît papa » et des « forts » en arguments féroces. « Je nous paie des pizzas et on rentre après ? » Je proposais en compromis, croisant de nouveau le regard d'Olivia.

Je me sentais en infériorité numérique totale sur ma décision de débarrasser le plancher de la maison d'Olivia pour aller rejoindre mon domicile avec Maia et Jude. Bien vite, mon fils fit coalition avec Lenny pour solliciter une nuit supplémentaire chez les Welch et très sincèrement, cela me brisait le coeur de la lui refuser alors que les garçons s'étaient évertués à monter une construction dont ils étaient très fiers. Tandis que je penchais vers un compromis qui constituait à ce que Jude reste la nuit chez ma meilleure amie mais que je rentre avec ma fille, la trentenaire négocia mon offre de pizzas avec une condition non négligeable de passer la nuit chez elle, dans cette chambre d'amis que je partagerais avec Maia, et manifestement une peluche de ma filleule. « Je sais pas... » Je faisais, hésitant, guetté par les yeux plein d'espoirs de Lenny et Jude. « Sinon c'est d'accord pour Jude mais Maia et moi rentrerons. Il faut que je passe par la maison, j'avais la tête un peu dans le guidon hier quand on est parti, j'ai peut-être oublié d'éteindre ou de fermer un truc. Puis il faut que je récupère des affaires. » Je m'inquiétais déjà, spéculant sur un problème à mon domicile, ou une nouvelle nuit que gérerait peut-être mal Maia hors de son lit, sans compter l'invasion chez Olivia même si elle assurait que ça ne la dérangeait pas. « Je paye les pizzas, tu prends la responsabilité du film. Deal ? » Je négociais, la main de Lizzie dans la mienne me tirant déjà vers sa chambre.

Je me plaisais toujours à découvrir les univers des enfants, même si je n'entrais dans la chambre de Lizzie et de Lenny que quand j'y étais formellement invité. La petite fille avait organisé soigneusement son royaume et une armada de peluches où chaque membre de l'équipage paraissait avoir sa place et son rôle veillait sur son lit. Quelques dessins étaient accrochés sur un panneau au-dessus de son petit bureau que je lui avais construit quelques années plus tôt, dans lequel j'imaginais ses cahiers, crayons et fournitures. En addition, il y avait maintenant une petite boîte où je l'imaginais ranger précautionneusement ses possessions les plus précieuses. Alors que je remboîtais la poignée de la fenêtre, Lizzie finit par me tendre un koala en peluche. « Tu es sûre qu'il ne va pas te manquer pendant la nuit, Monsieur Koala ? » Je lui demandais, touché par la générosité de la fillette qui argumentait avec la même poigne que sa mère. « Et si pour l'instant on le laissait un peu avec ses copains et on repassera après manger ? » Je tentais. « Est-ce que tu sais à quoi tu aimerais ta pizza ? » Je faisais diversion.

Lizzie revenait dans la cuisine avec son koala dans les bras et je tirais mon téléphone de la poche de mon pantalon. « Tu as réussi à regrouper les envies de chacun ? » Je questionnais en riant légèrement, imaginant que l'affaire devait s'apparenter assez monologue vu l'excitation des garçons dans le salon et les babillements de Maia. « Paul n'est pas là ? » Je demandais ensuite, n'oubliant pas l'adolescent.

J'offrais un sourire entendu à Liv, comprenant qu'elle ne souhaitait pas me voir prendre la route le soir tombé, en particulier considérant le peu d'heures de sommeil que j'avais cumulé ces derniers jours. Néanmoins, j'étais très probablement prêt à débattre avec la jeune femme, restant mal à l'aise d'abuser de son hospitalité, quand bien même elle assurait qu'avoir sa maison remplie d'individus qu'elle appréciait lui plaisait. « Tu me parles comme si je n'avais jamais conduit en étant fatigué, » je rapportais. Plus d'une fois, j'avais manqué de m'endormir au volant et je soupçonnais que ma meilleure amie et collègue me rejoignait sur ce danger. Après des gardes qui se suivent et sont éreintantes, il m'arrivait d'avoir du mal à ne pas piquer du nez sur la voie, si bien que j'avais développé la stratégie de mettre la musique alors à tue-tête dans l'habitacle. Je ne me risquerais pas à heurter les tympans de ma fille qui serait installée sur la banquette arrière ce soir, toutefois, et je comptais puiser dans mes ressources énergétiques, aussi maigres soit-elle, pour rentrer à domicile et débarrasser le plancher de la Welch - moins Jude qui resterait avec Lenny.

Je saisissais le menu que me tendait Olivia et je prenais bonne note des commandes de la maisonnée. Je m'installais à la table, hissant ma fille sur mes genoux, avant de m'intéresser à Paul qui manquait à l'appel des pizzas. J'apprenais que l'adolescent se trouvait au cinéma avec ses amis, armé potentiellement d'espoirs romantiques. Un rictus attendri se dessina sur mes lèvres et je me permis de commenter : « Tu l'as sans doute déjà fait et ça sonne très vieux-jeu, mais parler des relations qu'ils peuvent avoir à cet âge-là peut franchement être positif dans leur interactions. Découvrir tout d'emblée de jeu avec la pression de l'inconnue et des pairs, c'est plutôt hasardeux. » J'avouais. Sans compter que Paul ne venait pas nécessairement d'un foyer au sein duquel ce genre de sujet était abordé sereinement. Je glissais avec curiosité : « Je parie sur le Lucas. » Je dévorais la joue de Maia de quelques baisers, faisant rire le bambin aux éclats. « Et toi, pas d'amoureux ni d'amoureuse avant tes vingt-et-un ans. »

« Tu veux boire un truc pour célébrer la naissance de tes jumeaux ? » Je ris légèrement, supposant avec jeu : « C'est une autre stratégie pour que je reste cette nuit ? » L'alcool n'aiderait probablement pas à rester éveillé, même en petite dose. « Qu'est-ce que tu proposes ? » Je formulais néanmoins.

Débattre avec Olivia me semblait souvent constituer une cause perdue, en particulier lorsque nous étions tous deux dotés d'un caractère relativement têtu. Ainsi, non sans consentir à son offre soutenue de passer la nuit chez elle, je me contentais de changer de sujet. L'adolescent dont elle prenait soin depuis plusieurs mois désormais se hissait au centre de notre discussion, l'évolution du volet sentimental de sa vie pimentant son quotidien - et celui de la Welch.

L'infirmière me révélait avoir préparé au maximum Paul, autant embarrassants les échanges en son dessein aient-ils pu être. Je ne pouvais m'empêcher de considérer que le jeune homme avait de la chance d'être hébergé sous le toit de Liv et d'être ainsi placé sous l'aile d'une adulte qui avait à coeur son bien-être mais aussi de l'accompagner dans chaque étape de sa vie. Même biologiques, il était commun que des enfants et adolescents restent totalement dans l'inconnu sur des sujets concernant la sexualité ou même la puberté avant d'y être confrontés, ignorances que je trouvais regrettables car elles engrangeaient des situations d'angoisse et de honte à mes yeux dérisoires et néfastes pour la construction de l'individu. Si je priais pour que ma fille ne fréquente pas avant ses vingt-et-un ans, je me doutais que mes paroles ne constituent qu'un vieux pieu et je me promettais surtout d'informer mes enfants et de développer un discours ouvert et de confiance avec eux tout au long de leur vie. Ma sœur et moi avions souffert des a priori butés et du silence tabou de mes parents sur ce que je percevais comme des faits naturels de la vie ; je transformais mes parents en parfaits contre-exemples pour le rôle que je souhaitais assurer pour mes propres enfants. « Et tu es bien tombé malgré tout. Il y a tellement de gosses qui découvrent encore tout par eux-mêmes et parfois certainement pas dans les bonnes conditions, avec souvent Internet en allié à double-tranchant. » Je ris doucement quand Olivia proposa son expertise en plein essor pour éduquer mes propres enfants. « Qui sait, peut-être que Maia et Mila seront plus confortables avec toi pour certaines questions ou demandes de réassurance, » je conjecturais. Parfois, la langue se déliait plus facilement avec des adultes qui n'étaient pas nos parents, mais restaient des personnes de confiance.

Je plissais les yeux, suspicieux, quand mon interlocutrice proposa des mocktails ou des cocktails. « Tu veux ajouter de l'alcool pour être sûr que je m'effondre et passe la nuit ici, c'est ça ? » Si je tenais bien l'alcool, je me trouvais tout de même à un stade de ma vie où il me suffisait que de me poser dans un canapé trop longtemps pour m'endormir. Regarder un film devenait un véritable exploit : Netflix m'observait plutôt que je ne le matais. Pire, les dessins animés colorés et rythmés à souhait ne repoussaient même plus Morphée lorsque le jour s'assombrissait trop. « Allez, va pour ta version alcoolisée. On a tout de même deux nouvelles têtes blondes à célébrer. » Les mots sonnaient si incongrus à mes oreilles. « C'est dingue, je n'arrive toujours pas à réaliser. Comme Jude et Maia. Parfois, j'ai peur de me réveiller un matin et que rien de cette vie ne soit réel. » Je confiais à Liv. J'avais tant espéré et convoité être père, fonder une famille, que maintenant que j'étais comblé avec mes quatre enfants, je peinais à accepter que le destin m'ait gratifié de ces bonheurs. J'avais tant souffert que la béatitude possédait un goût irréel auquel je ne m'habituais pas, ou que je refusais d'accepter, de peur qu'il s'évapore trop rapidement. « Ca t'arrive parfois d'être surprise d'avoir accompli ce que tu as accompli et d'avoir la vie que tu mènes ? »  

« Dire qu'il est maintenant partout et que l'on s'imagine mal vivre sans... » Je remarquais, amortissant non sans peine le coup de vieux en songeant qu'à mon enfance ainsi qu'à mon adolescence, les recherches pour les travaux scolaires ou en vue de satisfaire la moindre curiosité se faisaient dans des livres et non en pianotant un clavier. Toutes informations étaient dorénavant disponibles en quelques clics, frisant l'instantanée. Certes, cela nécessitait également de développer un jugement critique très tôt, mais je ne pouvais que reconnaître ce progrès.

J'avais entendu plus d'une fois, comme beaucoup, les multiples plaintes sur la découverte virtuelle de la sexualité de la génération qui nous succédait. La pornographie, entre autres, était aisément accessible et cela pouvait fausser la vision des jeunes de l'intimité et du rapport à Autrui dans cette sphère. Toutefois, une partie de ma personne ne pouvait s'empêcher de penser que cela constituait aussi une brique pour forger le jugement critique des jeunes esprits et qu'au moins, ils n'étaient pas laissés dans un inconnu prodigieux qui pouvait conduire à des expériences néfastes pour leur développement et des rapports sans protection. J'avais forcément une pensée pour ma sœur qui était devenue mère à dix-sept ans. Si nous étions nés vingt ans plus tard, Phoebe aurait-elle fait les mêmes choix, armée des connaissances bien différentes ? « On fera équipe, » j'affirmais dans un léger sourire lorsqu'il était question de l'éducation de nos propres progénitures.

Olivia me rassurait en me confiant qu'elle-même éprouvait parfois de la difficulté à croire que la vie qu'elle menait était bien réelle. Une pointe de culpabilité s'infiltrait sournooisement en moi lorsqu'elle évoquait ses premières nuits avec les jumeaux, quand le sentiment d'abandonner Penny avec Mila et Jack me terrassait. Certes, la jeune maman avait souhaité que je m'occupe de nos aînés, nous avions tous deux été d'accord sur notre organisation avant même son accouchement, et j'étais convaincue qu'elle serait bien prise en charge à l'hôpital. En revanche, une partie de moi réalisait que la naissance de Maia avait été tout de même plus facilitatrice puisqu'il n'avait pas été question de laisser qui que ce soit dans un autre lieu. « J'espère que leur première nuit ne sera pas trop rude. J'ai l'impression d'être un mauvais père, même s'il faut bien que je sois aussi celui de Jude et Maia. La sensation de ne pas pouvoir me couper en assez de morceaux vient de s'accentuer et les jumeaux n'ont même pas une journée. » Je m'inquiétais, la mine grave, pendant qu'Olivia se montrait généreuse dans la concoction des mojitos qui me garantissaient de ne pas prendre la route cette nuit avec Jude et Maia. « Et bientôt ils nous empêcheront de dormir parce qu'ils sont en fiesta avec leurs copains à l'extérieur. » Je me projetais, avant de conclure avec une touche d'humour : « Nous sommes un peu maso quand même, non ? »