Les festivités sur le thème des années 20 étaient en plein essor, transformant la ville en un voyage dans le temps. Jonah et son groupe d'amis se mêlaient à la foule vêtus de tenues d'époque, tels des personnages tout droit sortis de Gatsby le Magnifique. La magie des années folles semblait avoir opéré une alchimie sur tout le monde, et s’il y avait bien quelque chose sur lequel Jonah mettait un point d’honneur, c’était de jouer le jeu (voire trop). Le groupe d'amis se dirigea vers le Nate's Jazz Club, l'endroit où la soirée open mic se déroulerait. L'entrée était encadrée par des draperies veloutées et des lumières tamisées. La salle était déjà animée par les talents de la soirée, des musiciens et des chanteurs locaux qui recréaient l'ambiance effervescente des années folles. La troupe se fraya un chemin jusqu'à une table au fond de la salle, dans l'attente des performances à venir. Parmi les cocktails aux noms évoquant le glamour de cette période dorée, Jonah se laissa tenter par un "Prohibition Punch".

L’alcool faisant sa magie, le Fletcher, qui avait déjà l’âme d’un showman, se sentait pousser des ailes. S’il ne manquait jamais une occasion de faire rire ses amis (et de parfaits inconnus) en se mettant en scène, la mise à disposition du micro pour les amateurs était une tentation bien trop grande pour ne pas y céder. Ses amis l'encouragèrent avec des rires complices et quelques tapes dans le dos. Sans réfléchir davantage, il se leva de sa chaise et se dirigea vers la scène, un pied maladroit devant l’autre.

Jonah prit une profonde inspiration, saisit le micro comme un véritable crooner, et trouva dans son répertoire musical l’un des rares morceaux de jazz qu’il connaissait à peu près : Cry Me a River, par Michael Bublé bien sûr. Ou du moins, il essaya de chanter. La mélodie qu'il avait en tête semblait bien différente une fois qu'elle avait quitté sa bouche. Sa voix résonnait avec une tonalité légèrement discordante. Les paroles étaient là, quelque part, mais leur justesse semblait avoir pris des vacances prolongées. Il ne savait pas chanter, le Fletcher, n’avait jamais prétendu savoir non plus. Ce n’était pas aussi désagréable que des ongles sur un tableau, mais pas forcément très loin non plus. Au moins, ses amis gloussaient comme des dindes, et c’était le principal.

Encore la faute à sa sœur. Elle a bon dos, Saddie. Ateliers en nature à droite, soirée open mic à gauche. Cette fois, la sœur d’Archie n’a pas annulé à la dernière minute et ils sont arrivés tous les deux aux festivités, bien vêtus comme ils savent le faire. Pour l’actionnaire, un veston cravate qui tire vers le vintage sans pour autant être complètement obsolète. Son parfum n'est plus aussi bénéolent qu'il l'était au début de la soirée. La robe de Saddie, elle, est droite et lisse sur sa silhouette élancée et sa démarche est digne des figures les plus classes des magazines. C’est toujours étrange pour le frère de voir que sa petite sœur n’est plus si petite que ça.

Ils ont déjà bu au coin de la rue avant d’arriver alors leur démarche n’est pas la plus droite qui soit. Archie est visiblement en train de raconter la meilleure blague du monde à Saddie parce que cette dernière éclate de rire et doit se plaquer la main sur la bouche pour ne pas déranger les musiciens sur scène. Ils ne sont pas bien discrets, à ainsi faire leur entrée dans ce monde décoré au goût des années folles mais le garçon n’a jamais refusé ce genre d’attention. Il aime choquer, attirer les regards ainsi que les bonnes et les mauvaises critiques. Qu’on lui adresse de jolis mots ou des insultes, ça lui fait plaisir d’être au centre du monde.

Comme deux idiots qui ont trop bu (c’est ce qu’ils sont), ils louvoient entre les tables pour en emprunter une vide qui n’a pas encore été débarrassée des consommations des derniers clients. Tant pis des serveurs viendront bientôt. Sur scène, un autre idiot (ils sont donc trois, en fait) bafouille les paroles d’une chanson qu’Archie a déjà entendu mile fois à la radio sans pour autant se rappeler du titre. Il est ridicule avec son costume de magicien qui a mal configuré sa machine à voyager dans le temps, et il inspire à Saddie un défi : « Un shooter de vodka que t’es pas cap d’aller lui voler le micro. » Bien sûr qu’il est capable. « C’est pas pour moi, le shooter. » Il rétorque, parlant près de son oreille pour qu’elle l’entende bien. « Je monte sur scène, et c’est toi qui le prend. » Le marché est conclu d’un regard complice et d’une poignée de mains. L’homme bondit sur ses pieds, contourne encore la foule avec toute la grâce d’un piaf qui a perdu l’usage de ses ailes, puis apparait près de l’étranger à la voix de casserole. Il lui vole le micro et reprend la chanson là où elle était, ou du moins, là où il pensait qu’elle était : parce qu’il se loupe complètement et d’élance dans le refrain alors que le couplet n’était pas terminé.    

@Archie Kwanteen

Les compétences vocales de Jonah étaient loin de se situer à la hauteur de ses ambitions. Face à cette performance, les regards furent gênés, circonspects, amusés. Alors que les premières notes s'élevaient dans l'air, il devint rapidement évident que la justesse n'était pas son point fort. Voyant que le jeune homme n’était pas là pour se prendre au sérieux, les rires avaient leur place, et certain éclatèrent à quelques endroits de la salle, certains plus discrets que d'autres. Lui poursuivait avec un enthousiasme déroutant. Ses amis, conscients de sa médiocrité vocale, étaient partagés entre le fou rire et l'incrédulité ; pareille mise en scène n’avait rien d’étonnant de la part du Fletcher, mais depuis quand connaissait-il ne serait-ce qu’une chanson de jazz ? Il avait l’air bienheureux, un sourire béat sur le visage. Le moment était singulier, déconcertant et drôle à la fois.

C'est à ce moment-là qu'un inconnu, vêtu lui aussi à la mode de la décennie dans laquelle At Nate’s les transportait, fit une entrée remarquée. Il avait un air d'assurance indéniable, comme s'il était habitué à attirer l'attention partout où il allait. Le public, absorbé par la performance catastrophique de Jonah, ne prêta pas immédiatement attention à cet individu. Mais lorsque l'étranger s'approcha de la scène et prit le micro des mains de Jonah, une vague de surprise parcourut l'assistance -et le performer en herbe. Le micro vola hors de ses mains, et l’autre homme reprit la chanson. Pas beaucoup mieux que Jonah, d’après l’avis parfaitement objectif du premier intéressé.

“Hey !” interpela-t-il l’inconnu en vain, celui-ci étant soit trop absorbé par sa propre performance, soit en train de sciemment l’ignorer. Tant pis, the show must go on, et le jeune homme décida de surfer sur la vague plutôt que de se laisser décontenancer et avoir l’air bête sur scène. Il entreprit une imitation clownesque du pseudo-chanteur, juste à côté de lui, exagérant ses mimiques, ses gestes, ridiculisant son allure, sa démarche, et surtout, en continuant de chanter à tue-tête, micro ou pas. Rapidement, l’audience interpréta leur numéro comme une comédie, et cela provoqua l’hilarité dans la salle.

Archie a un pari à gagner. Lorsqu’une bataille de ce genre est en jeu, il n’est plus question de se soucier du bien des autres, de leur petit confort et de leurs sentiments. Il n’y a plus que le frère et son micro, applaudit timidement par sa sœur dont le visage est viré au rouge pivoine. Il ignore sans problème les agitations, les regards confus, se contente de pointer du doigt Saddie pour lui faire signe de commander son shooter, parce qu’elle devra le gober tout rond maintenant qu’il a respecté – sans mal – sa part du deal. Il ne prend même pas la peine de lire les paroles qui défilent sur l’écran suspendu au mur. Il invente des mots, se contente parfois d’onomatopées grotesques, et sa danse digne de celle d’un matassin n’inspire l’intérêt d’aucun juges de concours de talent.

Étriqué dans son petit monde, le jeune homme ne perçoit pas la surprise de son adversaire de scène, dont l’offuscation verbale lui coule comme de l’air sur le crâne et passe d’une oreille à l’autre sans les traverser. Lorsque sa petite sœur l’implore de cesser son numéro, il secoue le chef à la négative. Sa chanson n’est pas terminée. Aussi, la salle semble apprécier ce spectacle improvisé. Jetant enfin un coup d’œil sur le premier propriétaire du micro, il le jauge de bas en haut, le regard étourdi, puis il finit par s’esclaffer débilement en lui tapotant l’épaule avec vigueur. La chanson se dérobe en fondu au noir et le silence qui s’installe, ponctué de quelques rires persistants de la foule, fait l’effet d’un retour à la réalité solide. « Oups. » Que souffle le millionnaire en réalisant sa situation. Il n’en est pas pour autant moins amusé lorsqu’il vient pour redonner le micro à l’étranger, lui tapotant l’épaule une dernière fois, puis la tête aussi parce que « gentil toutou ». « Désolé bichon. » D’un mouvement malhabile, il fait un tour sur lui-même et va retrouver les marches qu’il a empruntées pour grimper ici, mais il pose visiblement le pied dans le vide parce que son corps s’écrase de tout son poids sur le sol, un mètre plus bas.

« GNURF ! » C’est le son ridicule qui s’extirpe de ses poumons comprimés par la chute, scène tout droit sortie d’une bande-dessinée ou d’un classique de Jerry Lewis.        

@Archie Kwanteen

Pendant que son camarade de jeu improvisait des paroles délirantes, mais avec une certaine inventivité, il n'était plus question de rivalité pour la maîtrise de la scène. Pour Jonah, seule comptait l'absurdité de la situation et le plaisir qu’il en tirait. Cela faisait rire des clients, en blaser d’autres qui prenaient le thème de la soirée trop au sérieux -ew, ces gens qui s’amusent, quelle idée. Ceux-là, il les ignorait. Ses pas de danse, sautillants et désarticulés, ne semblaient suivre aucune chorégraphie précise. C'était un spectacle d’un grotesque assumé. Malheureusement, toutes les bonnes choses avaient une fin. La chanson s’évaporant, Jonah entendit son groupe d’amis faire un véritable boucan de foire tout au fond de la salle, mélange de cris d’amusement et d’applaudissements. Il récupéra le micro et, absorbé par sa bulle, ne fit pas attention à son complice éphémère, car il s’empressa de lever le poing bien haut comme un Freddie Mercury du dimanche -totalement anachronique. L’autre homme avait quitté la scène avec tout l'aplomb qu'il avait affiché jusque-là. Ce qui rendit sa chute un peu plus drôle. Un son grotesque s'échappa de ses lèvres, écho de la collision entre son organisme alcoolisé et la dureté du sol. Jonah se pinça les lèvres de toutes ses forces afin de retenir un rire et se précipita vers lui. “Hé bud, ça va ?” il demanda en l’aidant à se remettre sur ses deux pieds. “On dirait que la marche s’est décalée pile quand t’as voulu mettre le pied dessus, pas d’chance.” Il rit à sa propre bêtise. Bien sûr que c’était l’escalier qui avait bougé, rien à voir avec ses jambes incapables de mettre une chaussure devant l’autre. “Allez, on va faire une p’tite bambée jusqu’à ta table.” Facile à repérer, c’était sans doute celle où une jeune femme s’était plaquée les mains sur la bouche de stupéfaction, les yeux ronds avec une pointe d’inquiétude, et qui s’était levée pour s’assurer, de loin, que son chéri allait bien. “Sacré numéro, ton copain.” fit le Fletcher à la demoiselle une fois l’inconnu rassis à sa place.

Ouch, ça fait mal, la gravité.  

Ayant à moitié réalisé ce qu’il vient de se passer, Archie décolle son nez du plancher, les étoiles orbitant autour de sa tête, nouvellement astre. Il mélange de rire et de stupéfaction s’élève dans la salle et il n’arrive pas à déterminer s’il est celui qui attire l’attention ou si quelque chose de stupéfiant s’est passé tandis qu’il comatait.  

Archie, tu es la chose stupéfiante qui s’est passée.  

“Hé bud, ça va ?” Son regard étourdi s’ancre à celui de cet étranger - ah non, il l’a déjà vu sur scène, lui – qui s’est jeté vers lui dans le but de l’aider à se relever. La tête noyée d’alcool, il ne peut contenir un rire alors qu’il se redresse avec un peu d’aide. “On dirait que la marche s’est décalée pile quand t’as voulu mettre le pied dessus, pas d’chance.” « Cette putain de marche... Son fabriquant va m'entendre parler ! » Il bredouille en lançant un regard noir à cette fameuse marche tout droit venue des enfers, et, percevant la présence de sa sœur à l’autre bout de la pièce, il soulève la main et pivote la tête vers elle pour la saluer. C’est autant pour la rassurer quant à son état que pour encourager ses applaudissements, qu’elle lui offre abondamment une fois qu’elle constate qu’il n’a pas la tronche en sang. “Allez, on va faire une p’tite bambée jusqu’à ta table.” Il s’accroche au garçon comme si sa vie en dépendait et il acquiesce avec vivacité, puis son rire ne fait que se multiplier plus la distance entre lui et Saddie diminue. Il est tant contagieux qu’elle se met à rire aussi, complice d’absolument tout, même ses bêtises et ses échecs. “Sacré numéro, ton copain.” Le frère et la sœur s’échangent un regard hilare. C’est la meilleure blague du monde. « Yep, et ma copine elle doit caler un autre shooter pour respecter notre deal ! » Il cherche le comptoir du bar du regard puis, juste avant que l’inconnu ne les laisse, il soulève son poing pour l’encourager à lui faire un fist bump : « T’as géré, mec, j’te promets de ne plus te voler le micro mais j’t’encourage pas nécessairement à remonter sur scène ! » Il ne faut pas se leurrer, il sonnait comme une casserole.      

@Archie Kwanteen

Jonah rit aux éclats en écoutant le blond maugréer contre la maléfique marche, comprenant que son nouvel ami était dans un état de joyeuse ivresse -si cela n’était pas déjà l’évidence même. Il soutint le jeune homme avec un bras amical autour des épaules comme s’ils se connaissaient depuis le lycée, alors qu'ils se dirigeaient vers sa table, guidés par les rires et les applaudissements de la personne qui l’attendait là-bas. Le joyeux luron atterrit sur sa chaise, mou et moite comme le bras d’Harry Potter après le Brackium Emendo de Lockhart. « Yep, et ma copine elle doit caler un autre shooter pour respecter notre deal ! » Ladite copine avait l’air prête à honorer sa part du marché, quoique, non sans tenter de négocier sa peine. En tout cas, Jonah n’avait pas l’intention de s’en mêler. Il échangea le fist bump avec le bonhomme, se disant que, l’espace d’une chanson (d’une cacophonie insupportable), il s’était fait un camarade de beuverie. Et c’était ce genre de rencontres qui mettaient du piquant dans les bonnes soirées, et résultaient en les meilleures anecdotes. « T’as géré, mec, j’te promets de ne plus te voler le micro mais j’t’encourage pas nécessairement à remonter sur scène ! » Le Fletcher s'esclaffa. On avait beau lui répéter qu’il ne savait pas chanter, il persistait. Car à ses yeux, savoir chanter n’était pas plus important que l’intention qu’on y mettait, et lui le faisait avec tout son petit coeur à chaque fois. Les tympans de son entourage n’étaient pas toujours d’accord avec ce postulat. "Merci, l’ami. Apprends les paroles la prochaine fois ! " Comme s’il y en aurait une, un jour, de prochaine fois. Sauf que ce type était l’équivalent masculin de la meilleure amie des chiottes chez les filles ; quelqu’un qui aura été le meilleur des potes pendant cinq minutes, et qu’il ne reverra sans doute jamais. Il le quitta sur ce, et retourna à sa propre table où ses amis l’attendaient. En jetant un coup d’oeil autour de la salle, Jonah était convaincu d’une chose : s’il y avait une aussi bonne ambiance, c’était un peu grâce à eux.