De dire que Joseph est content d’être là, ce serait un euphémisme. Il trépigne comme un jeune adulte prêt à passer son tout premier entretien d’embauche. Bien sûr, il s’est assuré que sa sœur n’était pas au Death Before Decaf' avant d’entrer dans l’établissement. Il n’avait pas cru bon de proposer un autre lieu de rendez-vous à Greta, de peur de faire mauvaise impression ; depuis qu’il a rencontré l’autrice, il a oublié toutes ses peurs au détriment de celle-là. Au diable le reste. Une chance – minuscule soit-elle – se traçait désormais sous ses pieds et il devait s’y jeter les yeux fermés et espérer se détacher de cette sangsue de passé collée à ses fesses. Ce ne sera pas facile. Rien de ce que fait Joseph n’est facile, puisque chacune de ses intrusions dans la vie normale est ponctuée de rappels sévères. S’il croise une autorité, il baisse aussitôt les yeux. La vision d’une seringue à l’hôpital rallume dans ses avant-bras des douleurs flamboyantes à la fois fantômes et tellement réelles. Parfois, il doit s’enfermer dans la salle des produits chimiques pour respirer un peu et calmer la danse impitoyable de son cœur qui n’oublie pas, et qui n’oubliera jamais, la sensation apaisante que lui prodiguaient les drogues dures. Des drogues dures qui le rendaient complètement léger. Ce doit être cette contradiction qui avait un attrait pour lui et qui l’incitait à tenter l’expérience encore et encore, jusqu’à ce que sa toute dernière consommation le plonge dans un coma pendant plusieurs jours.

Il n’a jamais remercié Lily de l’avoir sauvé. Il faut dire que le point d'ancrage de cette famille n'est pas la communication.

En attendant, il préfère ne pas y penser. Les gens installés aux tables autour de lui sont tellement normaux. Des étudiants qui révisent leur cours, des artistes qui cherchent à trouver l’inspiration dans ce lieu beige au parfum de café. En tout cas, il y a un point commun entre tous ces gens : l’ordinateur portable posé devant eux. Joseph, lui, se sent un peu old fashion avec sa pile de carnets crasseux, mais il n’a jamais compris l’attrait des objets électroniques. C’est peut-être parce que, la toute première fois qu’il s’est mis à vraiment écrire, c’était avec un stylo et des feuilles de papier. Cet échange de lettres avec Deborah le suit encore aujourd’hui, et s’il a amélioré sa grammaire et son orthographe depuis tout ce temps, sa calligraphie est toujours aussi maladroite. Il se doute que ce sera le tout premier commentaire qu’énoncera Greta lorsqu’elle posera les yeux sur son ramassis de pensées désordonnées. Il espère seulement qu’elle arrivera à lire pour comprendre le fond et l’intention du texte qui n’est, en fin de compte, qu’une autobiographie camouflée en fiction. Il n’a pas l’intention de lui dire cette vérité-là. Les noms ont été changés, les lieux aussi, et seules les cicatrices sur ses bras pourraient le trahir, mais il a pris soin de se vêtir d’une chemise repassée et tout à fait nouvelle. Il a fourni les efforts, oui, c’est ce qui est le plus important dans cette démarche qu’il entreprend pour devenir quelqu’un. Son œil aveugle et vitreux, lui, continuera de tacher son visage, mais l’avantage d’avoir un handicap aussi visible, c’est que la majorité des gens est bien trop timide pour demander ce qu’il s’est vraiment passé. Sa gueule est taboue, et c’est mieux ainsi.

L’heure du rendez-vous arrive. Il s’est présenté dix minutes en avance pour être certain de faire bonne impression, mais la jeune femme tarde un peu. C’est normal, qu’il se dit, parce qu’elle a un agenda bien plus rempli que le sien. Il a déjà conscience de la chance qu’il a, de la rencontrer aujourd’hui. Il ne comprendra peut-être jamais pourquoi elle lui laisse sa chance, lui et aucun autre amateur, mais il préfère épouser cette réalité plutôt que de s’interroger sur son existence. Il pourrait tirer les mauvaises conclusions.      

Elle ne connaissait rien de lui si ce n’est son apparente passion pour la littérature et c’était suffisant à l’époque pour que Greta choisisse de poursuivre la discussion un peu plus longtemps avec lui plutôt qu’avec quelqu’un d’autre. Il l’avait traitée comme une personne importante tout en taisant son nom de naissance. Il semblait s’émerveiller à chacune de ses paroles comme si elle était une célébrité. Tout sonnait faux à présent et Greta avait finalement compris que tout cela n’était que de la poudre aux yeux, une simple manipulation de la part de quelqu’un qui souhaitait arriver à ses fins. C’était logique, s’il connaissait son premier livre, alors il connaissait également son nom de famille et l’importance que celle-ci avait. Si la partie laissée en Angleterre pouvait être ignorée lorsque l’on ne s’intéressait pas à outrance à la mode, la partie la plus chère qui l’avait rejoint à Brisbane et qui était le visage de différentes marques était connue de tous. Greta vivait d’ailleurs dans une crainte un peu plus intense depuis que Carmine était là, sa notoriété n’était pas dissimulée ni diminuée depuis son retour et vivre sous le même toit signifiait redoubler d’inventivité pour que sa cadette reste dans l’ombre.

“Greta Moore, biographe de Rhett Hartfield, auteure de Nine, n’est autre que Greta Sighbury, la fille cadette des créateurs londoniens Sighbury”. Et en lisant un peu plus de cet article, on y parlait également de son frère avec des photos d’elle à proximité de l’appartement de Carmine. Son week-end à Suzuka avait été une pause avant la tempête médiatique et Greta avait coupé son téléphone plusieurs heures avant d’oser affronter à nouveau les appels incessants. Et parmi toutes ces notifications, l’une d’elle l’avait interpellée. Le rendez-vous avait été fixé et la blonde n’avait pas pris la peine de s’assurer d’être à l’heure alors lorsqu’elle était arrivée, il était déjà là. « Joseph ? » avait-elle tenté, pensant se souvenir du prénom de celui avec lequel elle n’avait finalement échangé que brièvement avant qu’il ne vienne inscrire son numéro dans son téléphone. C’était bien son prénom, c’était ce qu’avait affiché son écran lorsqu’il l’avait contactée et c’était en l’entendant qu’il avait levé les yeux vers elle avant de se lever. « J’imagine qu’il n’est pas nécessaire de me présenter ?  » Un rire lui avait échappé alors que l’homme continuait à lui adresser un sourire hypocrite qui flirtait avec l’insolence. Greta avait réfléchi avant de venir ce qui expliquait son léger retard dont elle se fichait éperdument. Le confronter directement ou le laisser continuer à se perdre dans ses mensonges ? La seconde option était plus amusante et lui permettrait de se mettre assez d’informations sous la dent pour déjà imaginer sa vengeance. Pour le moment, il bénéficiait encore du bénéfice du doute et elle s’était installée face à lui. Elle avait commandé son latte au lait d’avoine avec un certain détachement, son attention portée sur Joseph. « Racontez-moi à nouveau ce projet.  » Elle cachait difficilement sa froideur, un côté de sa personnalité qu’elle ne réservait qu’aux gens qu’elle savait faux et qui avaient été nombreux durant sa vie à Londres. Elle ne réussissait pas à faire semblant malgré ce sourire qu’elle tentait de maintenir sur son visage, impatiente de savoir ce qu’il allait pouvoir lui raconter.

Joseph ne tient plus en place. Heureusement, il ne s’est pas encore commandé de caféine, parce qu’il serait suspendu au plafond à cette heure. Ses mains sont moites et, s’il a l’habitude de cette texture désagréable sur son épiderme ramolli, aujourd’hui ce n’est pas une addiction qui la lui prodigue. C’est l’impatience, et aussi un mélange d’excitation et d’appréhension, puisqu’il n’arrive toujours pas à croire que l’autrice ait pu répondre à son message. Quand elle lui avait donné son numéro de téléphone, elle n’avait pas paru si intéressée que ça. Il avait ressemblé à tous les autres fans (une petite poignée) qui s’étaient dirigés vers son stand durant l’événement littéraire. Bon, peut-être qu’il n’avait pas le même profil que les autres. Il ne correspond pas aux nombreux clichés des lecteurs assidus qui bouffent cinquante romans par année, et pourtant c’est bel et bien son cas. Il n’y a pas meilleur usager que lui à la bibliothèque et les quelques livres qu’il possède sont remplis de marque-pages, de petites étiquettes, de post-it, pour repérer les meilleurs moments desquels il s’inspire aujourd’hui pour faire sa propre création. Il ne se croit pas très bon écrivain pour l’instant, puisqu’il n’arrivait toujours pas à conjuguer les participes passés il y a de ça quelques mois, mais il pense que ses idées peuvent apporter quelque chose de nouveau sur la table. C’est à cette pensée qu’il s’accroche fermement, tandis qu’il voit la silhouette de Greta traverser la salle du café. Aussitôt, il se dresse pour faire bonne figure, même s’il n’aura jamais la gueule d’un parfait gentleman. « Joseph ? » Il sépare ses fesses de sa chaise, par réflexe. Son nom est rarement prononcé en entier, et à chaque fois que toutes les syllabes s’enchaînent, il se revoit derrière les barreaux, docile et obéissant détenu qu’il était. Il songe à présenter sa main pour qu’elle vienne la lui serrer, mais le geste ne paraîtrait pas naturel. Il la passe plutôt dans sa tignasse mi-longue pour la recoiffer vers l’arrière. « Oui ! » Ce n’est pas trop tôt. Il aurait presque oublié comment fonctionnent ses cordes vocales. Elle a beau ne pas être l’autrice la plus lue du monde, il ressent de l’admiration pour sa plume, ses projets, sa personne. « J’imagine qu’il n’est pas nécessaire de me présenter ?  » Étrange comme formulation. Basculant la tête sur le côté, les deux yeux en forme de point d’interrogation, il hésite. « Non, pas du tout, en effet. » Greta Moore. Son nom est tatoué derrière ses paupières. Enfin, il se rassoit en invitant l’autrice à en faire de même. « J’voulais vous r’mercier d’avoir accepté d’venir. » Mince. Il devrait au moins fournir un effort pour prononcer les mots en entier plutôt que de les couper par la familiarité. Il se reprendra la prochaine fois, s’il y pense.

Un jeune serveur s’arrête à la table et Greta passe commande. De la caféine. Joseph préfère éviter de calquer cette idée. Il demande plutôt un simple verre d’eau. Il en aura besoin pour s’éclaircir la gorge. « Racontez-moi à nouveau ce projet.  » Joseph est un garçon empathique. Les émotions que ressentent les autres se dessinent dans son champ de vision et il aurait beaucoup de mal à les ignorer. Il aurait beau tenter de louvoyer à travers cette froideur transcrite dans le ton de la voix de Greta, ses subtilités viendraient quand même lui effleurer les joues. « Eum… » Il toussote en gardant son regard rivé dans le sien, légèrement déstabilisé. Elle porte un masque ? Il devra lui donner le bénéfice du doute. Ce n’est pas parce qu’il a lu ses écrits qu’il la connait en tant que personne. « En fait, c’est… » Il est intimidé. Il entend ses carnets de note trembler dans son sac et se murmurer des choses. « C’est donc un… » Oula. « Projet que j’ai… » Non, toujours pas. Il déglutit, se fixe comme le marbre pendant un instant qui paraît éternel. Puis il finit par retrouver contenance et à enfoncer sa main dans son sac pour en sortir le carnet jaune, celui qui contient l’ébauche du premier passage de son autobiographie déguisée en fiction. L’enfance, les amis, la sœur, le diable prenant la forme d’une figure religieuse, les éléments qu’il n’a jamais mentionnés à voix haute mais qui feraient de son roman un recueil unique. « C’une histoire qui prend place du point d’vue d’un jeune garçon… » Oups, les contractions dans les phrases. Fais mieux que ça, Joseph. « Qui préfère transformer sa vie en une histoire fantastique plutôt que de la voir telle qu’elle est. » C’est presque un bon résumé, ça. Il aura évité les logorrhées qui pourraient le faire passer pour l'écrivain qu'il n'est pas. Craintif, il attend impatiemment la réaction de Greta afin de savoir si le tout premier pitch a l'effet escompté.      

Il avait suffi que la presse s’en mêle pour que Greta redevienne celle qu’elle était à Londres. Une femme forte qui ne se laissait pas marcher sur les pieds, un trait de son caractère qui avait disparu puisque son utilité n’était plus la même ici à Brisbane. Elle n’avait plus à se défendre des requins qui nageaient autour des Sighbury en sortant ses propres crocs et durant presque six années, elle avait pu souffler. Son dernier souffle, elle l’avait ironiquement pris à Suzuka, avant de revenir et de découvrir que tout avait été bouleversé durant son absence. Tout s’était fait pendant qu’elle avait baissé la garde - dans tous les sens du terme -, un peu comme si elle avait pu sentir le vent tourner et s’était échappée pour prendre un dernier bol d’air avant de se retrouver totalement oppressée par un monde qui avait déjà été le sien mais duquel elle ne faisait plus partie depuis bien longtemps. L’étau s’était resserré autour d’elle avec le retour de Carmine, mais elle bénéficiait de toute la lumière portée sur son aîné pour rester dans l’ombre. Elle avait naïvement pensé que celle portée sur elle n’irait pas plus loin que l’intérêt pour sa plume, Rhett venant la protéger d’un peu trop d’attention sur elle. Mais elle avait mis un peu moins d’effort pour préserver son anonymat, s’était fiée à bien trop de monde, à commencer par cet homme qui se dirigeait sur elle en se frottant les mains - jouissant déjà probablement de l’argent qu’il avait su générer en faisant le lien entre l’écrivaine londonienne et la biographe. « Oui ! » Son enthousiasme l’avait surprise, et elle avait tenté de sourire poliment avant de balayer d’un revers de la main les échanges de courtoisie. Elle n’allait pas se présenter, il savait pertinemment qui elle était, il avait lu son livre écrit à Londres et publié sous Sighbury, le lien avait ensuite été rapide à faire. « Non, pas du tout, en effet. » Au moins, il marquait des points en ne venant pas nier une évidence ce qui aurait eu le don d’agacer encore un peu plus la blonde. « J’voulais vous r’mercier d’avoir accepté d’venir. » Son sourcil s’était arqué involontairement parce qu’elle était étonnée par le peu d’assurance dont il faisait preuve. « Je vous en prie, c’est normal. » Malgré ses tentatives pour paraître un minimum chaleureuse afin de lui soutirer les informations qu’elle jugeait nécessaires, Greta avait bien du mal à dissimuler le côté narquois de son sourire. Elle n’avait rien à lui dire, elle avait besoin d’entendre ce que lui pourrait avancer, alors elle l’avait questionné sur son projet. « Eum… » Il hésitait, il allait devoir trouver une excuse, et rapidement. « En fait, c’est… » Une ruse pour réussir à l’approcher ? Un prétexte pour venir la voir d’un peu plus près et confirmer que le visage sur le livre de Londres était le même que celui présent sur les plateaux aux côtés de Rhett Hartfield et que seul le nom de famille changeait ? « C’est donc un… Projet que j’ai…» Ce même sourire maintenant presque gêné de le voir éprouver autant de difficulté à s’exprimer ne la quittait pas parce qu’elle s’efforçait de ne pas trahir son impatience. Sa jambe battait la cadence sous la table et ne s’était arrêtée que lorsqu’il avait plongé la main dans son sac et elle devait avouer qu’elle ne s’était pas attendue à ça. « C’une histoire qui prend place du point d’vue d’un jeune garçon… » C’est qu’il avait bossé son script, le fourbe. « Qui préfère transformer sa vie en une histoire fantastique plutôt que de la voir telle qu’elle est. » Son hochement de tête et ses lèvres rabattues par le bas étaient venues souligner un léger intérêt. Elle n’y croyait pas une seconde, mais elle devait avouer que l’idée trouvée rapidement était plutôt bonne. « Vous permettez ? » avait-elle demandé et lorsqu’il avait hoché la tête, elle avait attrapé le manuscrit. En tournant les pages, elle n’avait pas réellement lu, cherchant plutôt à comprendre comment un esprit pouvait être pervers au point de mettre sur pied un scénario aussi travaillé dans l’unique but d’approcher une écrivaine venue chercher la tranquillité sous un nouveau nom et lui enlever ce bénéfice par un simple coup de téléphone aux journalistes. « Et c’est autobiographique ? » Elle n’allait pas s’embêter à tenter de ne pas le brusquer, il ne pouvait de toute façon pas être plus mortifié qu’au moment actuel et ses grands yeux qui ne cessaient de la fixer étaient presque touchants. « Parce que vous aviez l’air de connaître mon premier livre, mais si votre projet est autobiographique, c’est peut-être finalement le second qui vous a mené jusqu’à moi ? » Attention, question piège - Greta souhaitait en apprendre plus sur cet étrange lecteur, l’un des rares à l’approcher pour discuter de son ancien livre. Et heureusement, beaucoup auraient pu la rattacher à Carmine et l’avait même sûrement déjà fait. La différence avec ceux-là, c’était qu’ils n’avaient pas alerté la presse. Avait-il pour but d’approcher la simple écrivaine ou la biographe pour les conseils bidons qu’il demandait ? En parlant, Greta continuait de tourner les pages et tiquait toujours un peu plus. La plume était belle, et son syndrôme de l’imposteur serait peut-être allé jusqu’à dire qu’elle était même meilleure que la sienne par moment. « Quels genres de conseils vouliez-vous exactement ? » Elle en perdait presque de vue la raison qui l’avait amenée ici : trouver un coupable.

Excité comme un élève de Poudlard qui retrouve ses camarades de classe après les vacances d’été, Joseph ne tient presque pas en place sur sa chaise. Pourtant, il n’a toujours pas bu de café pour affoler son cœur battant déjà des records de vitesse dans sa poitrine, et peut-être que ce serait plus judicieux de ne pas en absorber une goutte cet après-midi. Il se mettrait à voler sans balai pour le soulever, il toucherait le ciel et n’aurait rien pour ralentir sa chute. Une mort bien tragique, ce serait. Quoique, ce sera toujours mieux que de périr seul dans une ruelle qui sent les ordures. C’est le destin qui devait l’attendre avant qu’il ne décide de changer de vie et que ça fonctionne vraiment (pour le moment). Dans tous les cas, aujourd’hui il est bel et bien en vie et il s’accroche à cette idée de projet de roman comme s’il avait véritablement une chance de démarquer de la masse s’il enchaîne des jolis mots un après les autres. Joseph est aveugle face au marché ; il ne s’est pas vraiment informé au sujet des maisons d’éditions, des embûches que rencontrent les auteurs amateurs, de la compétition qui réside dans ce domaine, qu’il le veuille ou non. Lui, il veut seulement coucher sur papier des souvenirs, pensant peut-être qu’il s’en débarrassera ainsi. Il a déjà tout essayé avant ça. L’alcool, la cocaïne, le cannabis. Aucun de ces ingrédients magiques ne l’a aidé à oublier ce qu’il souhaite oublier. Avec l’aide d’une personne qui comprend les rouages de l’art de l’écriture, il espère arrive à atteindre cet objectif premier. S’il se défait de la poigne de ses souvenirs, il aura peut-être une véritable chance de tout recommencer.

Greta ne lui pose pas de lapin. Ce n’est pas qu’il s’attendait à ce qu’elle le fasse… C’est qu’il est surpris de la voir ici, devant lui, en chair et en os, sans événement médiatisé pour justifier la rencontre. Elle est venue pour lui alors elle doit bien avoir vu quelque chose de spécial chez cet étrange personnage ? Il espèce que c’est son aura qui l’a envouté comme une potion de charme, bien qu’il se doute que c’est son physique amoché qui se fait davantage remarquer le premier. Dans tous les cas, il a hâte de savoir pourquoi elle présentée au café alors qu’elle a certainement évité d’autres occasions similaires avant celle-ci. Il compte bien lui poser la question une fois qu’ils seront bien attablés. « Je vous en prie, c’est normal. » Il lui renvoie le sourire qu’elle lui offre, ses palettes enfoncées dans sa lèvre inférieure, par nervosité. Il ressemble à Hermione qui aperçoit pour la première fois le professeur Lockhart et qui rougit en un claquement de doigts. Maintenant, il doit pitcher son idée, et ce n’est pas comme s’il ne s’attendait pas à ce que cette étape se présente, c’est plutôt qu’il est surpris qu’elle arrive de sitôt parce qu’il n’avait… pas vraiment préparé son discours. Bien sûr, il connait les bases de l’histoire qu’il veut écrire. Il souhaite rapporter des faits réels mais les camoufler derrière des costumes, des supercheries, des illusions enchanteresses pour transformer son enfance en une épopée magique. Le gamin de son histoire, lui-même, préfère s’imaginer un roi déchu à la place de son père et un vampire manipulateur à la place de l’homme de Dieu. Maladroitement, c’est ce qu’il explique à Greta. « Vous permettez ? » Surpris, il opine du chef et fait glisser sa paperasse désordonnée sous le nez de l’autrice. Il ne sent plus son cœur battre lorsqu’elle se met à feuilleter les pages avec intérêt – il jurerait que c’est ce qu’il lit dans la prunelle curieuse de ses yeux. « Et c’est autobiographique ? » Il fronce les sourcils. Il ne s’attendait pas à ce que cette question ouvre la discussion. « Eum… » Il ne sait pas s’il a envie de l’admettre. Il préférerait se cacher derrière ce manuscrit. « Parce que vous aviez l’air de connaître mon premier livre, mais si votre projet est autobiographique, c’est peut-être finalement le second qui vous a mené jusqu’à moi ? » Ses lèvres s’entrouvrent. Il paraît étonné. « Non, pas vraiment. Je n’ai pas… Lu… L’autobiographie, en fait. » Il admet, ses traits se crispant de honte. « Je préfère la fantaisie, les histoires de magie, parfois la romance, ou les journaux de voyage, mais… » Il hausse les épaules, se passe la main dans la barbe. « Je ne connais pas l’homme derrière l’autobiographie. C’est un acteur, c’est ça ? » Il s’attend presque à ce qu’elle lui jette sa paume contre sa joue. Est-ce un signe d’irrespect de ne pas lire toute la bibliographie d’une autrice qu’il prétend admirer ? « J’écoute pas trop la télévision, c’pas vraiment un univers qui me parle. » Et, surtout, il n’a jamais pu prendre le temps de nourrir sa culture cinématographique puisqu’il n’a jamais possédé de télévision ou même d’ordinateur. Aujourd’hui, à l’appartement, il y a bel et bien un écran dans le salon, mais ce n’est pas un réflexe de se poser sur le canapé et de zapper toute la journée. Joseph est un nomade qui a besoin de bouger, de sortir dehors, de bouffer le soleil. Parfois, il a l’impression que cet appartement est Azkaban.

« Quels genres de conseils vouliez-vous exactement ? » Elle n’a pas arrêté de se perdre dans les pages de son manuscrit, et elle ne le lui a pas encore jeté au nez. C’est bon signe. « J’ai les idées, mais je ne sais pas structurer un texte. J’ai l’impression que mes écrits ne sont pas dans l’ordre… Vous comprenez ? » Il n’a pas eu l’éducation nécessaire pour connaître les bases de la rédaction, sa scolarité s’étant arrêtée prématurément. Son orthographe et sa grammaire se sont grandement améliorés quand il s’est mis à lire en prison, mais il a beau être capable de conjuguer ses participes passés ou d’écrire expelliarmus, il ne construira rien de tenace si les fondations ne sont pas solides. « J’me disais que vous pourriez peut-être m’aider à mettre ce projet en forme si l’histoire vous plaît… » Il s’est fait des illusions. Il commence déjà à douter. Il n’arrive plus à regarder la jeune femme dans les yeux. Il se sent ridicule. La réalité le fouette en plein visage. Il n’est pas digne d’elle, à quoi pensait-il, au juste ?        

Greta avait tendance à exagérer et à voir beaucoup plus de négatifs dans les événements qu’il n’y en avait réellement. Son nom dans les journaux serait bientôt remplacé par ceux de personnages bien plus connus qu’elle, son anonymat était tout à fait relatif depuis que Carmine était revenu et la vérité aurait fini par éclater un jour. Ce n’était là rien de dramatique, les gens se fichaient éperdument de la cadette des stylistes londoniens, si ce n’était quelques intéressés qui l’approcheraient pour tenter d’arriver jusqu’à Carmine. Pourtant, l’écrivaine ressentait le besoin de trouver le coupable alors même que l’histoire aurait pu devenir notoire par le biais d’un bouche à oreille savamment orchestré. La biographie et les plateaux auraient pu suffir à faire ouvrir les yeux à un bon nombre de personnes mais trouver quelqu’un à blâmer lui semblait absolument indispensable pour réussir à passer sa colère et à tourner la page. Ce Joseph était mal à l’aise et cela venait lui confirmer des doutes déjà bien en place dans son esprit mais en feuilletant rapidement son roman, Greta avait senti son sourcil se arquer parce que tout cela semblait extrêmement travaillé. Il avait évoqué la façon dont ce roman décrivait la vie d’un jeune garçon de manière fantastique et elle n’avait pas pu s’empêcher de demander s’il s’agissait là d’une autobiographie dissimulée. Cette histoire était-elle la sienne ? Etait-ce la double casquette de la jeune femme qui l’avait mené à lui demander conseil à elle ? Greta reconnaissait une plume avec du potentiel et elle se surprenait à ne plus voir un coupable mais plutôt un réel écrivain en devenir. « Eum… » avait-il commencé pour répondre, venant souligner une énième fois le peu de confiance en lui qu’il semblait avoir. « Non, pas vraiment. Je n’ai pas… Lu… L’autobiographie, en fait. » Quelque chose n’allait pas. S’il n’avait pas lu la biographie de Rhett, avait-il pu faire le lien entre la Greta de Londres et celle d’Australie ? Peut-être, ses simples apparitions sur les plateaux suffisaient à lier les deux et le fait qu’il n’ait pas lu son second ouvrage laissait entendre combien il n’avait que faire de sa carrière, que tout ce qui l’intéréssait était son nom de famille et l’argent. « Je préfère la fantaisie, les histoires de magie, parfois la romance, ou les journaux de voyage, mais… Je ne connais pas l’homme derrière l’autobiographie. C’est un acteur, c’est ça ? » Pas un aussi bon acteur que lui qui se pavanait dans ses mensonges. « Un ancien rugbyman. » Et tout autre chose mais Greta n’était pas là pour s’épancher sur la vie de Rhett, s’il s’y intéressait, il n’aurait qu’à acheter Nine. « J’écoute pas trop la télévision, c’pas vraiment un univers qui me parle. » Greta avait levé le menton avant de lancer le sujet de ces fameux conseils qu’il souhaitait.« J’ai les idées, mais je ne sais pas structurer un texte. J’ai l’impression que mes écrits ne sont pas dans l’ordre… Vous comprenez ? » Greta acquiescait parce qu’elle comprenait justement exactement ce qu’il voulait dire. Elle-même s’était perdue alors qu’elle écrivait son premier roman, écrivant ici et là des idées de chapitres qui n’auraient eu de sens que dans un certain ordre. S’éparpiller était dangereux, un manuscrit était bien trop conséquent pour que l’on ne risque pas de perdre de vue l’histoire que l’on voulait raconter en proposant quelque chose de décousu.  « J’me disais que vous pourriez peut-être m’aider à mettre ce projet en forme si l’histoire vous plaît… » L’histoire pouvait effectivement lui plaire et elle aurait eu quelques conseils à lui donner malgré son expérience très relative en la matière. Un seul et unique roman suivi d’une biographie, la liste était bien trop courte pour que Greta ait un réel potentiel à l’aider. C’était ce qui l’avait fait tiquer à nouveau et lui rappeler les raisons qui l’avaient menée ici en premier lieu. « L’important c’est que vous sachiez où vous souhaitez aller. » avait-elle commencé, répondant négligemment à une question qui était pourtant extrêmement bien formulée. Sous la table, sa cuisse continuait de s’agiter et battre la cadence alors que son regard s’était planté dans celui de Joseph qui, lui, le fuyait. Il ne voulait pas la regarder, probablement le signe qu’il avait tant à se reprocher. « Et quelque chose me dit que vous savez pertinemment la direction à prendre pour arriver à vos fins. » La preuve en était, les journaux étaient maintenant formels quant à l’identité de la biographe de Rhett Hartfield. « Ecoutez, je vois bien que vous n’avez pas besoin de mon aide. Certes vos écrits sont peut-être un peu décousus mais honnêtement, vous pensiez que j’allais croire que vous vouliez me demander conseil à moi ? » avait-elle lancé, son agacement ayant pris le dessus sur cette discussion qui l’avait intriguée plus que de raison. « Qu’est-ce que vous voulez ? Vous n’avez pas gagné assez d’argent avec mon nom qui fait les gros titres ? » Greta pestait et ce n’était que les regards curieux des autres clients sur elle qui lui avaient permis de s’arrêter dans son monologue. Elle avait déjà assez d’attention portée sur elle à cause de ce drôle de personnage, elle n’allait pas en rajouter en créant une scène sur place publique.

Joseph sera toujours le dernier informé. Il ne sait pas, ne sait rien. Ce manque de connaissances pourrait le faire passer pour un paresseux ou un isolé alors qu’il ne s’agit que d’une méthode qu’il a découverte pour ne pas se faire plus de mal que nécessaire. Joseph n’aime pas savoir par un intermédiaire. Il préfère rencontrer en face, observer une personne à travers ses yeux plutôt que par des articles biaisés. S’il connait Greta, c’est par son nom imprimé sur ses livres, et quelques lettres ne lui auront jamais rencontré l’histoire complète, jusque dans ses entrailles et ses recoins les plus intimes. Il est au courant pour cette autobiographie dont elle fait référence, a vu la couverture du bouquin sur les autobus et les panneaux publicitaires, mais il n’a jamais pris soin d’en trouver un exemplaire solide à feuilleter. Ça ne l’intéresse pas, la vie des étrangers. Il n’a jamais cherché à découvrir les facettes cachées des personnalités publiques, et il ne comprend d’ailleurs pas comment quelqu’un peut trouver le temps de s’immiscer dans la vie des autres plutôt que d’écrire sa propre histoire. Lui, il a l’impression de survivre tous les jours. Ce détachement qu’il laisse paraître dans son visage n’est en fait qu’un bouclier pour se protéger des commentaires et des reproches qu’il pourrait se prendre. Ah, et, fait encore plus important : il n’a pas envie de se comparer à une personne qui a réussi sa vie, même si sa biographie a été écrite par la plume d’une autrice dont il a apprécié le travail une fois. « Un ancien rugbyman. » Oh. Il devrait être surpris d’entendre cette correction, mais elle lui passe au-dessus de la tête à des kilomètres. Il s’était imaginé que Rhett était un acteur, s’était accroché à cette idée sans s’y pencher davantage. Il y a tout un univers artificiel dans la tête de Joseph, dont les fondations s’inspirent de ses idées premières. Il avait la tête d’un acteur ; il était devenu un acteur dans son imagination. Dans tous les cas, il ne peut pas parler de cette autobiographie-là puisque, que Greta le croit ou non : ça ne l’intéresse pas. Il est là pour sa première publication, celle qu’il a lue en prison et qui lui a donné envie de se plonger dans d’autres lectures. Qui l’a inspiré à prendre un crayon, aussi. Alors il en parle, de ça. De cette envie de créer lui aussi, malgré le fait qu’il n’ait jamais rien fait de bon dans sa vie. Il a l’impression que quelque chose pourrait enfin naître de son cerveau, mais il n’a pas l’éducation nécessaire pour se lancer dans le projet sans faire plusieurs coquilles. « L’important c’est que vous sachiez où vous souhaitez aller. » Opinant du chef, il joue avec ses doigts sous la table pour filtrer sa nervosité. Le ton de la jeune femme le surprend encore même s’ils ont déjà bu la moitié de leur boisson. Il faut dire que la gorge irritée de Joseph réclame beaucoup d’eau. « Et quelque chose me dit que vous savez pertinemment la direction à prendre pour arriver à vos fins. » Paupières plissées, il l’observe dénouer son fil conducteur sans rien capter. Il entend une sorte de reproche dans cette énonciation, mais Joseph ne se sent coupable de rien alors elle lui passe par-dessus la tête comme l’autobiographie de l’acte…. Du joueur de rugby. « Ah bon..? » Il lui aura suffit de lire quelques lignes dans son manuscrit décousu pour tirer cette conclusion ? C’est une surhumaine. « Ecoutez, je vois bien que vous n’avez pas besoin de mon aide. Certes vos écrits sont peut-être un peu décousus mais honnêtement, vous pensiez que j’allais croire que vous vouliez me demander conseil à moi ? » Reposant son regard sur ses écrits disposés sur la table, il entrouvre les lèvres et laisse s’échapper un point d’interrogation. Le bateau vient de changer de direction. Complètement. Il n’a plus seulement l’impression d’entendre des reproches dans sa voix, il en est certain désormais. « J’ai apprécié vot'e premier bouquin, vous savez comment écrire, alors j’ai pensé que… » Il ne peut pas terminer sa phrase. Il est perdu. « Qu’est-ce que vous voulez ? Vous n’avez pas gagné assez d’argent avec mon nom qui fait les gros titres ? » Se reculant le tronc sur sa chaise, il la contemple avec perplexité. Il laisse plusieurs secondes s’écouler. Des grains de sable qui s’émiettent dans un sablier. Remarquant enfin les regards intrusifs des autres clients, qui se permettent des murmures, Joseph se râcle la gorge et se prend le menton dans la main pour mieux réfléchir. « Qui êtes-vous ? » Il s’ose à demander d’une voix ferme mais respectueuse, souhaitant à tout prix de lui éviter une humiliation. Elle ne le croira pas s’il affirme ne pas savoir de quoi elle parle. Elle lui a fait comprendre qu’elle entretenait des doutes quant à son honnêteté depuis le début. Elle s’est visiblement formé une opinion à son sujet, comme tous les autres avant. Ça ne changera jamais. Joseph le vilain du conte, le grand méchant loup.  

Greta n’avait pas anticipé tout ce qui pourrait découler de la biographie. Bien sûr qu’elle s’était imaginée que le résultat pourrait combler les lecteurs et que sa plume plairait, si elle travaillait avant tout par passion, l’idée de la réussite apparaissait comme le but final de tous ses projets. C’était un avantage, quelque chose qu’elle avait du accueillir avec la plus grande méfiance parce qu’elle s’évertuait à protéger son anonymat tout en célébrant cette victoire. Un paradoxe. Voilà ce qu’elle était en train de vivre depuis quelques jours et très vite, la réalité l’avait rattrapée: il était impossible d’apparaître sur des plateaux télé pour défendre son écrit sans que les médias ne s'intéressent pas un peu à la personne. Greta avait été naïve, ce n’était pas la première fois - probablement pas la dernière non plus. Mais maintenant que le mal était fait, elle était déterminée à comprendre d’où venait ce remue-ménage dont elle était la cause. Comme à Londres, elle devait identifier ses détracteurs et venir terrasser le mal à la racine. C’était la raison de sa présence aujourd’hui face à ce Joseph qui s’était dénoncé simplement en la contactant au pire moment possible. Comment avait-il pu être assez malin pour dénicher son passé, le vendre à la presse et en tirer un profit pour finalement venir jusqu’à elle quand tout éclatait ? C’était illogique, rien de tout cela ne faisait sens, mais Greta restait persuadée parce qu’elle n’en pouvait plus de ne pas savoir qui avait pu la vendre ainsi. Joseph jouait son rôle à la perfection, venant ajouter un soupçon d’incrédulité dans leur discussion et elle aurait presque pu se laisser convaincre. « Ah bon..? » avait-il dit avec ce même air surpris et hébété qu’il maîtrisait à la perfection. Il savait arriver à ses fins, c’était une certitude, et c’était toute la raison de leur présence ici. Greta proposait ses arguments comme elle avancerait ses pions sur un échiquier, mais son interlocuteur restait hermétique à son besoin de vérité. « J’ai apprécié votre premier bouquin, vous savez comment écrire, alors j’ai pensé que… » Elle avait balayé son apparent stress de la main, venant lui demander clairement les choses. Qu’avait-il à gagner dans tout cela ? L’argent était une chose, mais maintenant que tout était bouclé, pourquoi s’intéréssait-elle à elle ? C’était trop. « Qui êtes-vous ? » Un rire franc s’était échappé des lèvres de Greta qui avait eu pour effet de faire tourner quelques têtes vers eux. Une de plus, une de moins, plus rien n’avait d’importance et les médias pourraient même la considérer en couple avec cet inconnu si cela leur chantait. Elle n’en avait plus rien à faire parce que la colère avait pris le dessus. « Vous me demandez réellement qui je suis ? Après avoir vendu mon nom à la presse ? » Ses yeux s’étaient levés au ciel. « Pas de chance pour vous, les créateurs Sighbury intéressent, leur cadette beaucoup moins. » Elle avait haussé les épaules alors que sa jambe battait la cadence sous la table pour lui éviter d’exploser. « Vous savez vous auriez pu vous en tirer si seulement vous n’aviez pas eu l’audace de me contacter en plein raz de marée. » Greta n’était plus que rarement cette version d’elle-même : cette femme forte qui gardait la tête haute en toutes circonstances et s’imposer de cette façon lui faisait un bien fou.

Le nœud se resserre autour du cou de Joseph. Celui qui se fait prendre pour un chasseur se fait piéger à tort. La tasse de café qu’il tenait encore doit retrouver la surface de la table pour éviter le dégât. Ses yeux parlent à sa place ; on y lit de l’incompréhension, de l’embarras, beaucoup de questions aussi. Mais c’est facile de le traiter de bon acteur parce qu’il n’a pas la tête d’un type honnête, il le conçoit. Il a dû en former beaucoup, de mensonges, dans sa vie. C’était pour se sortir des impasses, éviter les menottes, se glisser hors des situations dangereuses comme une anguille visqueuse qui se fraie un chemin entre les roches qui composent le sol de la rivière. Pour l’instant, une nuage trouble broue encore la vision de Joseph et chaque reproche déguisé de Greta nourrit sa perplexité, mais voilà que l’autrice balance enfin le problème : « Vous me demandez réellement qui je suis ? Après avoir vendu mon nom à la presse ? » C’est donc ça, le souci. Son identité (secrète ?) a été révélée au grand public. Il comprendrait s’il savait à qui il avait affaire mais… Dans sa version des faits, il se trouve toujours devant Greta Moore, l’écrivaine derrière le roman qu’il a beaucoup apprécié en prison. Celui qui lui a permis de s’évader en gardant les deux pieds sur terre. « Pas de chance pour vous, les créateurs Sighbury intéressent, leur cadette beaucoup moins. » Les créateurs Sighbury ? Mais quoi ? Qui sont ces créateurs ? Il aurait envie de s’indigner, de serrer les poings et de répéter le même discours qu’il a dit encore et encore, mais il a conscience que la jeune femme s’est déjà fait une idée. Elle l’accuse d’un acte de trahison et il a le profil parfait. Enfin… Il aurait le profil parfait s’il s’y connaissait moindrement en actualité et en grandes marques. Il a d’autres choses à faire. Assurer sa survie, notamment, et balayer le passé pour se concentrer sur un futur plus lumineux. « Vous savez vous auriez pu vous en tirer si seulement vous n’aviez pas eu l’audace de me contacter en plein raz de marée. » Abasourdi, Joseph n’a plus les moyens de se battre. C’est un long soupire qui s’échappe de sa bouche tandis qu’il passe sa main dans son visage pour se masser les tempes, se détendre un peu. L’agitation de Greta a appâté quelques regards dans la salle. Il y a des curieux qui laissent leurs yeux passer du portrait de l’autrice à leur téléphone, comme s’ils s’étaient mis à effectuer des recherches sur internet. Alors Joseph se trouve devant une célébrité qui n’est pas devenu célèbre par le biais de ses publications ? Qui pourrait croire à cette coïncidence ? Personne. Absolument personne. Il ne peut pas la blâmer.

« J’comprends votre réticence. Y’a mille raisons de pas m’croire. » Il ne peut plus rien faire pour plaider sa cause. Greta ne lui doit rien du tout, surtout si elle est en train de vivre une situation de crise. « J’ai la gueule d’un type en qui il faut pas avoir confiance, c’est ça ? » Il demande d’une voix qui penche dangereusement vers l’ironie. Ce n’est pas une information nouvelle pour lui. L’étiquette est tatouée sur son front, pas seulement attachée à ses cheveux. « Vous pouvez décider de pas m’croire, j’crois bien que ça changera plus rien. J’me trouvais déjà chanceux d’pouvoir discuter avec une autrice dont j’aimais pas mal la plume, et, pour tout dire, j’y croyais pas, que vous puissiez m’accorder du temps comme ça. » Il y avait une raison derrière cette rencontre. Alors, elle ne voulait pas seulement l’aider. Elle cherchait à lui soutirer des informations – qu’il ne possède pas. « J’suis désolé pour c’qui vous arrive, mais j’y comprends rien, et j’y suis pour rien non plus. » Il avale le fond de sa tasse pour annoncer son départ imminent. C’est peine perdue désormais. Sa réputation le suivra et tant pis, il s’adaptera comme toujours. Il trouvera bien un moyen d’améliorer ses écrits et de faire quelque chose de bien avec ses manuscrits sens-dessus-dessous. « Je sais comment me tirer d'affaire. Vous avez raison sur une chose : je vous aurais jamais recontactée si j'avais abusé d'vous dans votre dos. J'suis pas un novice dans l'domaine, j'en ai préparé des dizaines, de mauvais coups, dans l'passé. Si vous croyez que j'aurais pu faire ce genre de faute évitable, vous vous trompez. » Il n'avoue rien. Pas vraiment. Elle a sûrement compris de quel milieu il vient, si elle l'a accusé dès qu'une injustice a été commise.        

La discrétion n’avait plus réellement d’importance maintenant que Greta n’était plus obligée de faire profil bas, un mal pour un bien, sûrement. Le fait était que la façon dont elle réagissait face à son masque qui venait de tomber n’avait rien à voir avec quiconque si ce n’est elle-même et ses rêves. S’émanciper et se prouver quelque chose, à elle bien plus qu’à ses lecteurs. Quelque chose qu’elle avait longtemps désiré et qui n’aurait été possible qu’à Brisbane venait de lui échapper et elle avalait difficilement la pilule et le goût amer qu’elle lui laissait. Beaucoup lui aurait indiqué à quel point elle dramatisait l’événement, mais personne ne pouvait réellement comprendre combien il lui importait de devenir quelqu’un et de ne plus jamais penser que son seul talent dans la vie était de porter le nom de famille Sighbury. L’inconnu face à elle avait révélé connaître son nom d’une manière extrêmement subtile : avoir lu son premier roman signifiait avoir vu Greta Sighbury tout en haut de l’ouvrage. Mais cela ne suffisait pas à le blâmer, car si sa notoriété ne s’était pas exporté, le roman lui avait probablement su trouver quelques lecteurs en Australie. Dont lui, et la coïncidence la faisait tiquer au point qu’il ne devienne un défouloir. Mais plutôt que de faire face à un sourire carnassier comme celui que prenait souvent Sergio, par exemple, après un sale coup, c’était un regard perdu qui s’était posé sur elle. Et ce même après plusieurs accusations, là encore, l’homme donnait l’impression d’être désarçonné et incrédule plutôt que celle d’être en train de mentir pour sauver sa peau.

« J’comprends votre réticence. Y’a mille raisons de pas m’croire. » Sur ce point, il avait raison, et elle était étonnée que son interlocuteur s’aligne sur son point de vue. Attrapant sa tasse de thé pour la porter à ses lèvres, Greta lui indiquait que la parole était maintenant à la défense. « J’ai la gueule d’un type en qui il faut pas avoir confiance, c’est ça ? » « Non, c’est pas ce que je suis en train de dire… » Un sentiment de culpabilité l’avait rapidement gagnée parce qu’elle réalisait qu’elle accordait à ce lecteur un traîtement qu’elle détestait qu’on lui inflige à elle. Greta, portée par la colère du moment, devenait une version d’elle qui ne lui plaisait pas. « Vous pouvez décider de pas m’croire, j’crois bien que ça changera plus rien. J’me trouvais déjà chanceux d’pouvoir discuter avec une autrice dont j’aimais pas mal la plume, et, pour tout dire, j’y croyais pas, que vous puissiez m’accorder du temps comme ça. » Plus la sincérité se lisait dans ses yeux et l’intonation de ses phrases, plus la colère que l’écrivaine ressentait laissait place à une pointe de culpabilité. Il ne cessait de la complimenter, et, en échange, elle ne faisait que lui faire porter un chapeau qui semblait de moins en moins lui aller. « J’suis désolé pour c’qui vous arrive, mais j’y comprends rien, et j’y suis pour rien non plus. » La blonde avait soupiré avant de baisser la tête, profitant de le voir terminer son café d’une traite. « Je sais comment me tirer d'affaire. Vous avez raison sur une chose : je vous aurais jamais recontactée si j'avais abusé d'vous dans votre dos. J'suis pas un novice dans l'domaine, j'en ai préparé des dizaines, de mauvais coups, dans l'passé. Si vous croyez que j'aurais pu faire ce genre de faute évitable, vous vous trompez. » Quel intérêt aurait-il à utiliser cette carte pour se défendre s’il était réellement coupable ? Greta aurait pu le laisser s’échapper, en rester là et tenter d’oublier ce fâcheux épisode guidé par ce bouleversement dans sa vie mais si elle avait une occasion de se rattraper, elle ne pouvait pas passer à côté. « Faut me comprendre, vous avez débarqué en prétendant avoir lu mon premier roman qui n’a pas eu un franc succès ici et tout ça pile quand mon vrai nom de famille a fuité… » Et elle continuait de lui parler comme si tout cela avait du sens pour lui, en lui demandant en plus de la comprendre après l’avoir tant blâmé. « J’ai fait le lien entre tout ça parce que j’avais du mal à imaginer qu’il s’agissait d’une coïncidence. » Greta avait soupiré avant de secouer la tête, plutôt que de tenter d’oublier cet épisode, elle s’efforçait de trouver un coupable quitte à se tourner en ridicule ou pire, à passer pour l’héritière prétentieuse, l’image qu’elle fuyait. « Je suis désolée, je sais pas ce qu’il m’a pris… Je peux vous offrir un autre café pour parler calmement de votre projet ? Parce que ça fait partie des choses les plus étonnantes, votre talent est réel. » Son sourire était timide parce qu’elle réalisait bien que son comportement n’était pas excusable, mais pourtant, elle était extrêmement sincère.

Au fil de sa vie, Joseph a été contraint à adopter des réflexes de manipulateur pour se sortir de mauvaises situations. Il a menti, a joué de nombreux rôles qui lui collent encore à la peau aujourd’hui, comme des tics qui lui auraient transmis la maladie de Lyme. Seulement, avec la maturité sont venues de nouvelles intentions, notamment celle d’être quelqu’un de correct. Pas un génie, pas un Dieu, pas un méritant d’un prix Nobel. Seulement un être humain décent. Il est le premier à savoir que son apparence peut lui jouer des tours, mais à force de percuter des murs, il a appris à les contourner même si ça lui coûte quelque chose. Il pourrait faire marche arrière, laisser Greta et ses doutes à ce café et la laisser gagner la bataille qu’elle mène contre un pécheur qui n’est pas lui. Ils ne se connaissent pas beaucoup, une rupture ne blesserait ni le garçon, ni l’écrivaine. Il trouverait un autre moyen d’exploiter les centaines de lignes qu’il a regroupées dans ses carnets de notes dans l’espoir de construire quelque chose plutôt que de détruire des fondations.

Mais il n’a plus envie d’être désigné comme le coupable parfait. Le méfait dont il est accusé le dérange. Consommer de la drogue, c’est une chose. Qu’on pointe le paquet de joints qu’il cache dans ses poches, tant pis ! Mais de le traiter de traître, de prétendre qu’il a vendu une personne pour obtenir un gain, c’est mal le connaître. L’argent n’est pas son appât. Il ne délatte pas, non plus. Il vit sa vie à côté dans l’espoir de la terminer sans trop de regrets. Pour garder le peu d’honneur qu’il lui reste, il décide de défendre sa personne ainsi que sa parole. Qu’importe si des oreilles curieuses épient le duo bizarre au milieu de la salle. Il n’a plus rien a cacher, a déjà écopé de sa punition. « Faut me comprendre, vous avez débarqué en prétendant avoir lu mon premier roman qui n’a pas eu un franc succès ici et tout ça pile quand mon vrai nom de famille a fuité… » La commissure de sa lèvre se redresse, légèrement amusé par ce détail. Effectivement, les livres qui terminent leur vie dans la bibliothèque éclopée de la prison ne sont jamais les plus gros succès. Ce sont ceux qui se trimbalent de boîtes à livres aux marchés aux puces, qui ne trouvent aucun preneur. Malgré tout, c’est le premier lu qu’il a lu de sa vie. En entier, du moins. Les bandes-dessinées ne comptent pas, il en raffolait, gamin. Il a suivi toutes les aventures de Tintin, s’est imaginé à ses côtés pour fuir son quotidien sans pitié. « J’ai fait le lien entre tout ça parce que j’avais du mal à imaginer qu’il s’agissait d’une coïncidence. » Opinant du chef, il doit lui concéder ce malentendu. Il ne se serait sans doute pas cru lui-même. « Sighbury, c’est ça ? Le nom sonne extravagant et super luxueux. » Il bredouille d’une voix amusée, curieux de savoir dans quels plats il a mis les pieds mais n’osant pas poser la question. Il effectuera ses recherches plus tard et rigolera derrière l’écran fissuré de son téléphone.

« Je suis désolée, je sais pas ce qu’il m’a pris…Je peux vous offrir un autre café pour parler calmement de votre projet ? Parce que ça fait partie des choses les plus étonnantes, votre talent est réel. » Joseph n’a pas besoin qu’on lui tende une pièce. Il sait acheter ses cafés lui-même. « C’est gentil, mais j’ai plus soif. » Reposant ensuite ses mains sur ses carnets pour les faire se frotter contre la table, il se mord le bout de la langue et demande d’une commence d’une voix pleine de confiance : « J’suis prêt à noter chaque conseil que vous m’donnerez ! » Dans sa tête. Pas besoin de papier et de crayon.