Si cette nuit sans fin effraie beaucoup d'humain·es et les pousse à fuir les rues et les lieux de vie commune face à la sensation d'être des proies – ce qu'iels sont, indéniablement –, The Nemrod semble échapper à cette règle. Nombreux sont les hommes – bien qu'il y ait parfois quelques femmes – qu'Eve voit passer depuis le comptoir où elle s'amuse à se faire passer pour l'une des leurs, repérant les cibles qui lui semblent les plus intéressantes. Et si elle avait pour habitude de n'officier ici qu'une fois la nuit tombée afin de se protéger de l'astre mortel et de ses lueurs dorées, à présent elle n'en a plus besoin : le jour n'existe plus, il n'y a que la nuit dont elle est reine, à l'instar des gens de son espèce. La vampire peut jouer la barmaid quand elle le souhaite, cédant simplement à ses caprices et à ses envies de sang. C'est ce qui l'a poussée à pousser les portes du pub aujourd'hui : la soif. Ses crocs dissimulés, un air angélique sur les traits, elle a servi des verres à nombre de voyageur·ses simplement de passage, écoutant les habitué·es leur raconter des légendes auxquels iels pouffent sans y croire. Eve les sait vraies, ces histoires, faisant partie de ses créatures dont certain·es doutent encore de l'existence, mais c'est bien ce qui l'amuse dans ce petit manège. Et sa cible, elle l'a repérée il y a un moment maintenant. Le pauvre homme n'a rien demandé mais ressemble un peu trop à son défunt mari – c'est ce qui lui coûtera la vie, aujourd'hui. Et lorsque l'heure est venue, simplement dictée par sa soif puisque le temps n'existe plus vraiment, Eve embobine l'homme puis quitte son poste pour la salle réservée aux employé·es comme si de rien n'était. Elle emprunte la porte arrière pour sortir du pub et elle n'a plus qu'à attendre, sachant que l'homme finira par la rejoindre – et finira sa vie vidée de son sang quelques ruelles plus loin. Lorsque des pas s'approchent dans une rue adjacente au bar, la vampire esquisse un sourire, persuadée que sa victime est sur le point de la rejoindre. Et si elle dissimule encore ses crocs, bientôt elle pourra les enfoncer dans un corps chaud et elle en trépigne presque.

Les pas dans la rue adjacente se rapprochent et Eve n'a qu'une hâte : enfin épancher sa soif. Mener en bateau un naïf humain qui a souvent trop bu est un jeu d'enfant mais qui a quelque chose d'amusant, surtout avec les hommes : ils se pensent si puissants, sont si confiants que les faire tomber de leur piédestal n'en est que plus jouissif. Et ce n'est rien à côté du moment où l'immortelle enfonce ses crocs aiguisés dans leur chair fraîche et se délecter de leur sang comme du plus savoureux des nectars... Un plaisir.

Un plaisir qu'elle attend avec impatience mais qui ne vient pas, puisqu'au lieu d'un imbécile alcoolisé c'est sa collègue qui apparaît derrière elle – pour peu, elle lui aurait sauté au cou pour s'en contenter comme repas, mais elles sont juste à côté du pub et la vampire préfère ne pas attirer les soupçons sur ce lieu si pratique pour piéger des mortel·les. « Tu es bien matinale Daxson... » Comme un vieux réflexe dont elle ne sait se défaire, la serveuse sort sa montre à gousset qu'elle regarde comme si l'objet avait entre ses aiguilles le savoir de l'univers tout entier. Et l'immortelle trouve ça ridicule, bien sûr, car au-dessus d'elles il n'y a plus d'astre pour matérialiser le jour – un astre qu'il brûlerait sa peau d'albâtre. « Tout le monde n'a pas les yeux collés à sa montre, Lynch. » Le ton est légèrement méprisant, le regard l'est encore plus. Ah, les humain·es et leur dépendance au temps... « Davies a encore oublié de se pointer ? » Elle hoche la tête, le prétexte lui semblant parfait pour que Lynch entre à l'intérieur et qu'elle puisse mener son plan initial à bien. « C'est pour ça que je suis arrivée si tôt. » Et elle insiste sur le dernier mot comme sa collègue l'a fait précédemment, se permettant de prendre la situation à la légère car elle se sent infiniment confiante face à une pauvre humaine. « Tu n'entres pas ? » Cette fois elle secoue la tête de gauche à droite. « Je prenais une pause. » Et elle compte bien la prendre un petit moment encore. « Mais toi tu devrais entrer, ta montre risque de ne pas être contente sinon, » siffle-t-elle, sourire en coin presque moqueur aux lèvres.

Est-ce prudent, à l'heure où la guilde des chasseurs s'est révélée au grand jour pour lutter – en vain, selon Eve – contre les personnes comme elle, de se jouer de tout comme si rien ne pouvait la mettre en danger ? Sans doute pas, pourtant l'immortelle ne peut pas s'empêcher d'être moqueuse face aux insinuations étranges de sa collègue. Oui, elle est arrivée tôt aujourd'hui, parce qu'à présent elle peut se le permettre : le Soleil ne fait plus partie du jeu, il n'est plus là pour dicter les heures auxquelles elle peut se permettre de sortir des bâtisses et de se balader comme bon lui semble. Mais Lynch n'en sait rien après tout, raison pour laquelle la vampire se montre démesurément confiante et se rit de ses remarques. Elle ne fait rien de mal ici après tout : elle prend simplement une pause après avoir travaillé, au contraire de sa collègue qui devrait se dépêcher d'entrer pour accomplir son devoir – l'immortelle a mieux à faire que de l'écouter bavasser, de toute façon. « Tu as raison. Il faut que je garde un œil sur les clients durant ton absence. » Qu'elle garde donc un œil sur celles et ceux qui se trouvent à l'intérieur, l'attention de l'assoiffée est portée vers un autre. « J'espère qu'il ne seront pas trop perdus sans moi, » siffle-t-elle, un amusement feint dans la voix en totale opposition avec l'attitude plus austère de son interlocutrice. Cette dernière finit d'ailleurs par se mettre en mouvement, se dirigeant vers la porte de service du pub mais s'arrêtant avant de l'atteindre. À la hauteur d'Eve, bien sûr, à qui elle s'adresse encore. « Fais attention, des monstres traînent dans les rues. Et souvent ce ne sont pas ceux auxquels on pense. » La vampire ancre son regard dans celui de sa collègue, le soutenant avec une lueur de défi alors qu'un rictus naît au coin de ses lèvres. Peut-être le premier sincère qu'elle esquisse à son encontre aujourd'hui, parce que ce qui lui semble être une menace l'amuse – ô elle n'a pas peur, loin de là. « Ça fait bien longtemps que je n'ai plus peur des monstres Lynch. » Ça fait bien longtemps que ses crocs lui permettent de se défendre contre les vrais monstres qui se cachent derrière leur prétendue humanité. « Travaille bien, » susurre finalement la Daxson alors que l'autre finit de la contourner pour pousser la porte de service et disparaître à l'intérieur du bar.

Quelques secondes s'écoulent durant lesquelles Eve ne fait rien, s'attendant sans doute à ce que sa collègue ressurgisse pour la prendre sur le fait d'un méfait imaginaire – elle est seule, et ne s'attaquera pas elle-même. Puis la vampire remet en place sa chevelure par habitude et fait deux pas en direction de la ruelle adjacente au pub, y voyant alors une silhouette s'y profiler. Le client qu'elle attendait est là, elle reconnaît sa silhouette ainsi que sa démarche gauche qui explique qu'il est un peu traîné – sans parler de son alcoolémie. La brune revêt alors son plus charmant sourire et se décale pour qu'il la voit à son tour, le laissant venir à elle sans se méfier de la fenêtre qui offre une vue directe sur son petit manège. Mais séduire un pauvre imbécile, même avec de sombres desseins à l'esprit, n'a rien d'un crime, alors la Daxson ne fait rien de mal... Pour l'instant.

Maintenant que l’obstacle que constituait sa collègue est de l’histoire ancienne, Eve peut se concentrer sur ce qu’elle comptait faire durant sa pause : déjeuner. Elle s’approche de la ruelle adjacente au pub pour y repérer son repas qui s’approche, naïf humain à qui elle a fait croire qu’il avait le moindre intérêt à ses yeux. Il en a, en réalité, mais pas de la façon dont il l’imagine. Loin d’elle l’absurdité de ressentir le moindre désir pour cet être insignifiant : elle ne voit en lui qu’une poche de sang dont elle a hâte de s’abreuver. Le fait qu’il soit éméché et boîte ne l’affecte pas, elle s’en moque comme du dernier verre qu’elle lui a servi : elle aussi a soif, c’est à son tour de boire. Ainsi la voilà qui arbore son plus charmant sourire tandis qu’il s’approche, le laissant venir à elle sans se douter qu’elle est surveillée.

Dès qu’il est assez proche pour l’entendre, elle l’aborde, se plaignant du temps qu’il a mis à la rejoindre comme si elle l’avait attendu avec la plus grande des impatiences. Elle lui propose de s’éloigner, affirmant ne pas vouloir rester si près de son lieu de travail, avec ce genre de sourire en coin qui fait céder tous ces hommes qui se pensent irrésistibles. Saoul, il n’est pas difficile à convaincre, mais elle n’a pas le temps de faire plus de trois pas en direction d’une autre rue que la porte s’ouvre dans un vacarme retentissant. « On a besoin de toi à l'intérieur ! Le patron te réclame. » Aussitôt, la vampire braque sur sa collègue un regard plus noir que la nuit – s’il pouvait tuer, la métisse serait allongée sur le sol sans pouls. Pourtant cela ne suffit pas à la faire fuir, au contraire : Lynch s’approche de sa cible pour s’adresser directement à elle. « Vous devriez rentrer chez vous. » Confus, l’homme balbutie mais se laisse convaincre par la serveuse aussi facilement que par la barmaid un peu plus tôt. Malgré les iris de l’immortelle posés sur lui, il s’éloigne, la laissant sans repas. Et furieuse, bien sûr, tandis qu’elle tourne de nouveau ses yeux emplis d’éclairs vers sa collègue. « Tu viens ? » Si elle était encore mortelle, Eve sentirait sans doute son sang battre jusque dans ses mains de colère. « Ça t’arrive souvent, de ruiner le flirt d’une collègue juste pour ton bon plaisir ? » feule-t-elle, beaucoup moins charmante maintenant que sa cible n’est plus là. « Je sais que le patron ne m’attend pas. C’était quoi ton but ? Me mettre en colère ? » À moins que Lynch veuille finir par être son repas, après tout c’est tout ce qu’elle mériterait à présent. Pourtant la vampire se contient, et pour l’instant il n’y a que son regard qui assassine sa collègue à défaut de ses crocs acérés.

Si le cœur d’Eve, figé depuis des décennies, ne se met pas à battre furieusement malgré la colère qu’elle éprouve, son regard se charge de lourds éclairs qui foudroient sa collègue. Son agacement est perceptible dans sa voix comme dans son attitude tandis qu’elle envisage des représailles sanglantes contre celle qui a gâché son plan pour le déjeuner. « Il a des morpions. Il refile ces merdes à toutes les femmes désespérées qui ont le malheur de finir dans son lit. » Eve roule des yeux, sans se départir de son air provocateur auquel se mêle cette colère qui n’a pas quitté ses iris. « J’avais oublié combien tu peux être altruiste, » rétorque-t-elle d’une voix suintante d’ironie. Elle ne croyait pas un mot de son histoire, et encore moins de la prétention de Lynch à aider autrui – et elle est de toute façon trop furieuse de ne pas avoir pu s’abreuver pour réfléchir plus que cela. « Tout le monde le sait, tout le monde en parle. Mais vas-y, te prive pas. » Eve n’a aucune envie de vérifier si les dires de sa collègue sont vrais, mais celle de lui fondre dessus pour lui tordre le cou et y planter ses crocs la titille de plus en plus. Elle le ferait même dans l’autre sens, pour pouvoir lire l’effroi dans les yeux de l’insupportable serveuse qui prendrait alors conscience de sa vulnérabilité face à elle. « Mais t'as raison, le patron ne t'attend pas. Personne en fait. » La remarque est assortie d’un signe de la main sans équivoque qui fait arquer un sourcil à la barmaid. Est-ce supposé l’insulter ? La vexer ? Elle ne saurait dire, de toute façon ça ne l’atteint nullement. Cet emploi n’est qu’un prétexte, un moyen d’approcher avec une facilité jouissive des repas divers et variés. « On se débrouillera sans toi. » Cette fois, un ricanement échappe même à la vampire. Elle est immortelle et a vécu plus de choses depuis qu’elle est née que tout ce qu’aura vécu Lynch le jour où elle poussera son dernier souffle, qu’est-ce qu’elle peut bien lui faire de ne pas être attendue par de ridicules mortel·les ? « Débrouille-toi oui, je demande à voir, » siffle-t-elle d’une voix moqueuse, menace à peine dissimulée alors que son sourire se fait plus carnassier sans pour autant dévoiler ses crocs aiguisés. Un instant de flottement plus tard, la porte se referme et la serveuse a disparu à l’intérieur. Eve claque sa langue contre son palais avec agacement puis pivote sur ses pieds. Elle se moque bien de ce que pourrait raconter Lynch et de ce que pourrait lui reprocher le patron face à son absence, elle ne compte pas passer une minute de plus en présence de l’humaine. Pas seulement parce qu’elle lui sort évidemment par les yeux, mais parce qu’elle serait bien trop tentée de la transformer en casse-croûte – ce qui, dans l’enceinte du bar, la démasquerait aux yeux de tou·tes. Si Eve n’est pas craintive, elle est cependant lucide et sait que les chasseurs et chasseuses ne manquent pas en ville : devenir un nom supplémentaire sur leur liste à abattre ne la tente nullement, d’autant plus que cela rimerait avec la mort ou la fuite. C’est qu’il serait bien dommage de quitter une ville où la nuit est éternelle. Alors sa vengeance attendra, songe la vampire en s’éloignant du pub d’une démarche sèche. Mais Lynch ne paie rien pour attendre.