« Je dois rentrer tôt ce soir, tu te souviens ? » Il souffle à Greta, soucieux de rentrer avant que la lune n’ait eu le temps de se frayer un chemin trop évident à travers le ciel. Il est encore jeune et inexpérimenté, il contrôle difficilement ses transformations qu’il subit bien plus qu’autre chose. « On part dans le Bush avec mes parents. » Il lui répète le mensonge qui explique l’absence de toute la famille Constantine, qui se cache du reste du monde pour assurer la souveraineté de leur secret sur toute la ville et, avec elle, l’absence de toutes sortes de rumeurs. « J’espère que tu arriveras à faire sans moi, même si je sais que je vais terriblement te manquer. » Il s’en amuse, il en joue. Son sourire est immense, taquin, et ce sont des lèvres étirées qui se posent finalement sur les siennes lorsqu’il passe de l’autre côté du lit poussiéreux.

Le baiser ne dure pas, il ne tient pas en place. L’asile abandonné est leur endroit à eux, où ils peuvent être qui ils veulent, où ils peuvent discuter comme bon leur semble sans jamais être ennuyés par les autres adolescents ou, pire encore, les adultes. Ici, il peut insouciamment être le petit-ami illégitime d’une humaine qu’il affectionne sincèrement, mais auprès de qui, il le sait, il n’a aucun avenir. Elle ne doit jamais connaître la vérité à son sujet, et un jour il sera bien obligé de la laisser partir, pour faire sa vie auprès d’un autre humain. « Tu crois que tu vivras toute ta vie ici ? » Les choix ne sont pas nombreux. Les enfants de paysans reprennent la ferme de leurs parents, comme le veut la tradition. Ils ne peuvent rien faire d’autre, à commencer parce qu’ils ne savent rien faire d’autre. Ils savent où est leur place dès la naissance et s’y accommodent. Tant bien que mal.

Si ses parents savaient, ils lui feraient un sermon qui durerait bien trop longtemps et qui n’aurait aucun effet sur la jeune femme entêtée qu’elle était. Ambrose avait quelque chose de sombre et cela ne l’avait jamais étonnée, bien au contraire, elle avait été séduite par ce garçon qui était son opposé. Alors elle le suivait partout, même dans les endroits les plus inquiétants qu’il affectionnait tant et avait même appris à les aimer. Les villageois étaient friands de rumeurs en tout genre mais depuis que ce lieu était devenu le repère où ils pouvaient se voir en secret, Greta le voyait différemment. L’endroit était silencieux, paisible et avec Rose à ses côtés, elle se sentait invincible.  « Je dois rentrer tôt ce soir, tu te souviens ? »  « Je m’en souviens. » Son ton était las, les moment qui étaient les leurs étaient toujours beaucoup trop courts. « On part dans le Bush avec mes parents. » Ses bras s’étaient croisés sur sa poitrine.  « Tu trouves toujours une bonne excuse pour disparaître... » Greta était boudeuse, envoûtée par un garçon qui lui cachait encore énormément de choses pourtant. Fuyant, évasif et subtil, il la pensait incapable de déceler que quelque chose sonnait faux. Mais un instant à se perdre dans ses yeux et elle perdait toute envie de le confronter. « J’espère que tu arriveras à faire sans moi, même si je sais que je vais terriblement te manquer. » Ses lèvres avaient trouvé les siennes pour l’empêcher de rétorquer et il avait quitté le lit. « Tu crois que tu vivras toute ta vie ici ? »  Elle avait toujours eu du mal à penser à l’avenir, préférant se concentrer sur ce que lui offrait le moment présent. Regardant autour d’elle, Greta avait laissé s’échapper un léger rire dont l’écho lui était revenu instantanément. « Brisbane ou cet endroit là ? » Greta était distraite, comme si elle pouvait sentir au fond d’elle que quelque chose se préparait. Elle n’avait aucun don psychique mais son sixième sens ne la trompait que rarement. Elle avait fait quelques pas vers lui pour rompre une distance qui lui donnait l’impression d’être vulnérable, la jeune humaine bien incapable de réaliser d’où provenait le réel danger. « Parce que c’est ici qu’on passe le plus clair de notre temps. » avait-elle repris en posant ses mains sur chacun de ses bras, cherchant à obtenir des réponses. « Je pense que je reprendrai la boutique de mes parents, penser à ce à quoi le reste du monde peut ressembler m’effraie. » Les explorateurs la fascinaient mais leurs travaux la déroutaient et la diligence familiale ne l’aurait pas amené bien loin. « Rose ? » Elle avait placé une main sur l’un des murs de pierre et avait trouvé son regard avant de poursuivre. « Tu crois à tout ce que l'on raconte sur ce lieu ? » Et un frisson l’avait parcouru.

« Tu trouves toujours une bonne excuse pour disparaître... »
« Mais toujours de meilleures encore pour revenir. »

Il ne peut pas se permettre de laisser une dispute déjà éclater. Il ne veut pas gâcher leur dernière journée ensemble, et il ne veut pas non plus faire de mal à Greta, qui ne peut décemment pas comprendre pourquoi il doit effectivement s’absenter aussi longtemps et aussi souvent. « Brisbane ou cet endroit là ? » Il répond par un rire distrait, incapable de savoir si elle est sérieuse ou non. « Eh bien, tu comptes vivre pour toujours dans un ancien asile ? » Ou y vivre, tout court ? Non, évidemment. Ils s’y rencontrent parce que cela a quelque chose de grisant mais cela ne va pas plus loin. Il associe l’endroit à Greta, à leurs moments ensemble, mais certainement à rien d’autre. Ce ne sont que quatre murs. « Parce que c’est ici qu’on passe le plus clair de notre temps. » - « Et ? » Il demande déjà, fronçant à son tour les sourcils alors qu’il sent le vent changer.

Elle annonce vouloir reprendre l’entreprise familiale et il hoche la tête cette fois-ci. C’est une sage décision. Cela la rendra peut-être heureuse, mais cela lui assurera au moins un quotidien stable. « Rose ? Tu crois à tout ce que l'on raconte sur ce lieu ? » Elle est trop curieuse pour qu’il ne rigole pas, pour la seconde fois en trop peu de temps. « Mais non voyons. Ce sont des histoires pour effrayer les enfants. » Comme celles des créatures de la nuit, qu’il aurait pu ajouter, s’il n’en était pas une lui-même. « C’est le moment où tu me dis que tu veux en avoir le coeur net et que tu me proposes d’aller dans l’aile psychiatrique ? » Le ton de sa question est égal, preuve que cela ne le dérangerait pas vraiment, au fond. Ce serait même amusant, sans doute.

Il craignait le moindre désaccord et n’autoriserait aucune dispute, elle le savait. Il n’avait ni le temps ni l’énergie nécéssaire à accorder à de telles futilités et Greta refusait de gâcher des moments qui devenaient de plus en plus courts. Cela rendait leur histoire bien plus légère et c’était probablement ce qui continuait de les lier malgré leurs caractères si différents. « Mais toujours de meilleures encore pour revenir. » Ambrose excellait pour trouver les mots justes et ceux-ci avaient obligé Greta à lui voler un énième baiser avant de répondre à ses questions. « Eh bien, tu comptes vivre pour toujours dans un ancien asile ? » Elle avait ri, elle n’accordait que peu de sérieux à cette conversation qui n’aurait aucune finalité. « Et ? » « Et rien du tout, c’est une constatation et je me demanderais toujours pourquoi tu aimes tant les lieux les plus incongrus. » C’était ce qui le rendait unique à son sens et elle le suivait avec toujours le même enthousiasme. Ce soir cependant, Greta se sentait un peu moins brave qu’à l’accoutumée. « Mais non voyons. Ce sont des histoires pour effrayer les enfants. » Un frisson l’avait parcouru à cet exact moment, venant remettre en question la véracité des propos d’Ambrose. « C’est le moment où tu me dis que tu veux en avoir le coeur net et que tu me proposes d’aller dans l’aile psychiatrique ? » « Je sais reconnaître la psychologie inversée, Rose. Je te suis. » En traînant les pieds mais elle le suivrait parce qu’il était hors de question pour elle de rester ici à l’attendre pendant qu’il allait explorer les lieux. En marchant dans ses pas, Greta ne pouvait que constater qu’il semblait connaître parfaitement les lieux alors qu’ils s’étaient toujours contentés de la partie la moins sombre de l’hôpital. Les écriteaux étaient poussiéreux et illisibles mais très vite, il les avait menés à l’endroit voulu. « Lâche moi Ambr… » Le petit rire qui accompagnait ses mots s’était transformé en un cri en constatant que ce n’était pas lui qui attrapait son bras mais une personne blême et qu’elle ne connaissait pas. « Bonsoir ? » avait-elle demandé alors que la personne s’approchait dangereusement d’eux. La pénombre rendait difficile son identification mais malgré l’obscurité, la paleur de son visage était frappante et Greta avait senti ses pulsions cardiaques s’accélérer et elle avait mis la main dans sa poche.

« Et rien du tout, c’est une constatation et je me demanderais toujours pourquoi tu aimes tant les lieux les plus incongrus. »
« Ce n’est que pour passer le temps. »

Il ne veut pas entendre de sa part qu’il aime les lieux incongrus, pas alors qu’on lui a déjà ri au nez en lui demandant de retourner dans sa niche, comme s’il n’était qu’un vulgaire chien. Il ne veut pas l’entendre, et il ne veut pas que Greta s’amuse d’un sujet sensiblement proche, même si elle ignore tout de sa condition. Tout est bien mieux ainsi: il n’a aucune intention de le lui dire. « Je sais reconnaître la psychologie inversée, Rose. Je te suis. » Il ouvre la bouche mais la referme aussitôt, ne s’étant certainement pas attendu à ce qu’elle prenne cette décision. Il n’avait aucune envie d’aller explorer l’aile psychiatrique, lui, mais maintenant il n’a plus le choix, sinon il risque de passer pour une poule mouillée. « Lâche moi Ambr… » Ambrose s’apprêtait à râler ne même pas l’avoir touché mais change radicalement d’attitude au moment de se retourner et de constater qu’un autre est auprès d’elle. « Bonsoir ? » Elle prend encore le temps de lui parler mais Ambrose, lui, ne sent plus que la mort. Par réflexe et par instinct de protection, il entre déjà dans une transformation spontanée, son corps changeant radicalement pour afficher la dentition d’un loup et les griffes de ces derniers.

Mais l’homme tombe à terre et Ambrose, lui, se retourne aussitôt pour que Greta ne voit pas son visage, sans doute déjà à peine reconnaissable, et bien plus proche du loup que de l’humain. « Tu vas bien ? Il t’a touchée ? » Il demande et il grommelle, le dos tourné à la jeune femme. En entendant un bruit derrière lui, et donc près d’elle, il n’attend pas davantage de retrouver un visage normal et se retourne pour en observer la source, soucieux qu’on lui veuille encore du mal. Pourtant, il n’y a rien. Rien ni personne, à part ce corps au sol, inerte. Son regard paniqué, lui, croise celui de Greta, dans les prunelles de qui il retrouve déjà toute la terreur du monde. « Je peux t’expliquer. » Il se racle la gorge. « C’est… Je… Tu vas devoir t’asseoir, je crois. »

Il n’était pas le plus loquace et n’appréciait guère les questions et elle avait appris à s’en contenter. Pourtant, le grondement des rumeurs des villageois avait rendu Greta plus nerveuse qu’à l’accoutumée et les excuses à la chaîne d’Ambrose pour se dérober semblaient de plus en plus factices. « Ce n’est que pour passer le temps. » Il avait évoqué l’aile psychiatrique alors elle avait accédé à sa requête parce que c’était ce qu’elle avait pensé, qu’il avait envie d’y passer un temps, sans que cela ne suggère une quelconque partie de plaisir. Une fois sur place, l’effroi l’avait gagné alors qu’elle avait senti quelque chose lui effleurer le bras. Ce ne pouvait être la main de l’homme qui se tenait trop loin et qui avait finalement péri. « Tu vas bien ? Il t’a touchée ? » Elle aurait pu passer de longues minutes à tenter de comprendre ce qu’il venait de se passer mais Ambrose s’était tournée vers elle. « Non, tout va b… » Son hurlement avait duré de longues secondes alors que de son Ambrose elle ne reconnaissait que les yeux sombres. « Je peux t’expliquer. » Ses pas l’amenaient toujours un peu plus vers l’arrière, son cœur battait la chamade et elle ne désirait qu’une chose, prendre la fuite. Ses crocs étaient acérés à l’image de ses griffes et sa chevelure de jais le recouvrait maintenant entièrement. « C’est… Je… Tu vas devoir t’asseoir, je crois. » Elle ne voulait rien entendre, il lui avait précédemment dit que ses inquiétudes étaient infondées alors que le danger était là juste sous son nez. Greta se sentait trahie et l’amour avait bien du mal à continuer à trouver son chemin. «  Je ne veux rien entendre… J’ai déjà compris. » Et sans qu’il n’ait eu le temps de l’en empêcher ou même de tenter de la rattraper, Greta avait fui. Elle avait couru sans s’arrêter ni se retourner, déambulant dans un dédale de couloirs interminables sans même s’enquérir de ce qu’elle pourrait bien y croiser. Elle avait poussé les portes de l’hôpital et avait disparu dans la brume, se dirigeant vers le labyrinthe