(tw: mention de la mort d'un enfant)

Here lies Jasper Hewitt, beloved son.
1897 - 1898
L’épitaphe est légèrement abimée malgré le fait que la pierre soit relativement récente et les pots de fleurs entourant la sépulture sont vides et brisés depuis un bon moment déjà. Pire même, les herbes poussent autour et commencent à empiéter, signe évident que le lieu du dernier repos de ce pauvre petit Jasper n’est plus entretenu. Le drame qui a frappé la famille Hewitt a dû les pousser à quitter la ville, sûrement désireux de ne pas rester dans une ville où ils ont perdu un si jeune enfant. Triste, mais une aubaine pour toi. Ce n’est pas la première fois que tu te sers de ce genre de stratagème pour arriver à tes fins et piéger les naïfs ayant le malheur de tomber dans ton piège.
Cela fait des jours pourtant que tu te terres et la faim commence à se faire trop forte. La faute à ce maudit sorcier et à son fichu sortilège. Pour le moment, tu n’as pas tenté le diable, trop peureuse des conséquences que cela pourrait engendrer. Pourtant voilà, les rats et les chats de gouttière ne te suffisent plus, il te faut du sang frais, celui d’un humain. Tant pis, il faut que tu essaies tout de même. De toute manière tu ne sais plus si tu y crois, au bluff de l’autre. Tu es sûre et certaine qu’il a agit de la sorte pour te faire peur et pour te dissuader de continuer tes activités favorites.
Te voilà de retour aux plans basiques, ceux qui ne te demandent que peu d’efforts et qui utilisent juste tes talents d’actrice. Combien de fois t’es-tu retrouvée devant ce même monument à jouer la mère éplorée à la perte de son enfant ? Tu ne comptes plus, mais tu sais que ça fonctionne à chaque fois. Tu restes plantée là pendant des heures, la tête basse et les épaules secouées de spasmes alors que tu fais mine de pleurer toutes les larmes de ton corps, la moitié du visage dissimulée derrière un mouchoir en tissu. Aux aguets, tu attends les proies trop curieuses avec la volonté de bien faire. Ils sont rares, ceux qui résistent au besoin de venir consoler une jeune femme dans la tourmente. Ce soir ne fait pas exception et il ne faut pas longtemps pour que des bruits de pas se rapprochent de toi. Pendant longtemps, tu continues ton petit manège avant de légèrement sursauter au moment où il est tout proche. Tout est une question de timing et de dosage des émotions. « Pardon, je ne vous avais pas entendu arriver. » Mens-tu, la main sur la poitrine pour faire semblant d’apaiser ce coeur qui ne bat pourtant plus. Tu te décales légèrement, juste pour qu’il puisse apercevoir la tombe devant laquelle tu fais le planton. « Vous aussi vous venez voir quelqu’un ? » La touche de maître, c’est la voix chevrotante et les larmes de crocodile qui dévalent tes joues pâles.

Dans une autre vie, dans d’autres circonstances, tu aurais pu devenir une grande actrice et brûler les planches d’un théâtre populaire, ici à Brisbane ou encore à Londres, peut-être même partir jusqu’aux Etats-Unis où les opportunités se présentent à tour de bras. A bien y réfléchir, tu pourrais tenter le coup, qu’est-ce qui t’en empêche après tout ? Quelques années de gloire et de lumière avant de disparaître dans un prétendu accident tragique avant que quiconque n’ait le temps de remarquer que tes traits gardent leur jeunesse plus longtemps que la moyenne. Puis tu iras te réinventer ailleurs, tu auras une autre vie sous un nouveau nom, dans un pays différent où on pointera du doigt d’un air amusé la troublante ressemblance avec la fameuse actrice partie trop tôt.
Mais tout ça, ce ne sont que des rêves éveillés qui ne risquent pas de se réaliser de si tôt si tu ne te nourris pas bientôt. C’est là qu’il entre en jeu, le blondinet. Il n’a pas l’air beaucoup plus vieux que toi (enfin de ton apparence), et tu profites de faire semblant d’être toujours aussi bouleversée pour l’observer en détail. Soit il est lui aussi très bon acteur et cherche à déceler les créatures dans ton genre, soit il est réellement ce qu’il prétend être. Son langage corporel et ce que tu décèles dans ses yeux semble indiquer qu’il dit la vérité. « Des heures déjà ? » Tu fais mine de t’en étonner en regardant autour de vous, comme si tu cherchais une quelconque indication de temps alors qu’en réalité, tu t’assures qu’il n’y aura aucun témoin lorsque le moment sera venu. « Désolée, je- J’ai tendance à perdre la notion du temps parfois.  » Ce n’est même pas un mensonge, en plus. Et si avant la nuit éternelle c’était un problème, ça l’est beaucoup moins aujourd’hui puisque tu n’es plus pressée par la course perpétuelle du soleil. « Merci. » Tu ajoutes avec un sourire pincé à ses condoléances qui devraient être adressées à une autre que toi, pauvre madame Hewitt qui a probablement fini par mourir de chagrin.
Un dernier reniflement pour le show et tu te râcles la gorge, faisant en sorte d’adopter une attitude un poil gênée en reprenant contenance. « Et merci pour votre sollicitude, ça me touche. » Tu acquiesces doucement en forçant un nouveau sourire un peu sympathique. « Vous travaillez beaucoup en ce moment, je me trompe ? » Ta voix se baisse, devenant presque un murmure inquiet, un peu comme si tu parlais d’un secret bien gardé. « Je veux dire, avec tout ce qui se passe… » Comme si tu n’étais pas responsable d’au moins quelques enterrements toi-même.

Le rôle de la petite ingénue est facile à jouer et d’ordinaire ça te plaît suffisamment pour que tu y retournes encore et encore. Ils sont crédules, les hommes, simples à manipuler et à mener par le bout du nez. Le tout, c’est de rester dans le personnage jusqu’au dernier moment et de faire en sorte qu’ils ne se rendent jamais compte de ce qui les attend. Un jeu d’enfant lorsque l’on sait quelles ficelles tirer et quelles attitudes adopter. Ce qui est le plus amusant dans tout ça, c’est que de ton vivant tu n’étais pas ce genre de personne, à croire que devenir une vampire a fait ressortir ce qu’il y avait de pire en toi et que ça a fini par devenir ta personnalité. Pas tellement le choix, sinon c’est la mort assurée et tu ne souhaites pas ça. Tu acquiesces doucement, lâchant un léger soupir. « Je ne pense pas trop m’attarder dans le coin, je commence à avoir faim. » Si ton estomac pouvait encore gargouiller, nul doute qu’il se serait manifesté à cet instant précis. Et puis, tu ne mens pas, une fois ton repas terminé, tu pourras repartir vaquer à tes occupations et laisser reposer en paix ce pauvre petit Jasper.
« C’est très respectable comme métier. » Que tu réponds en tamponnant tes joues humides avec ton mouchoir. Si tu es tout à fait honnête, ça t’a toujours impressionnée, ces gens qui choisissent ce genre de voie professionnelle, et puis avec le recul tu comprends. Il ne sera jamais à court de travail et au moins, il a globalement la paix et le respect de ses pairs. En tout cas il a plus de mérite qu’un banquier, quoi. T’es presque chagrinée à l’idée de devoir t’en prendre à lui. Presque. « Me protéger ? » Ca y est, la panique apparente te gagne, restant parfaitement dans ta position de pauvre petite chose sans défense. A ça, tu ajoutes des regards presque frénétiques tout autour, l’air de chercher après un danger imminent alors que tu sais très bien d’où il vient. Finalement, tu calmes un peu le jeu, reportant ton attention sur le fossoyeur face à toi. Bien sûr que non, tu n’es pas armée, et ton personnage l’est encore moins, ça rajoute une touche fragile. « Je- non ? Vous avez quelque chose, vous ? » Tu l’interroges du regard, l’air suffisamment paniquée pour rester crédible jusqu’à ce qu’il se rende compte de ce que tu es. Est-il armé ? Sa pelle ne te fait pas vraiment peur, tu te sais assez rapide pour éviter d’en prendre un coup, surtout si tu t’en prends à lui par surprise. « Vous n’avez pas peur, seul ici ? Moi je serai terrifiée. » Surtout avec ce qui se passe en ce moment, les simples humains sont des proies faciles à attraper, il faut être sacrément inconscient pour ne pas s’en rendre compte.

Mentir par omission, c’est vraiment facile. Un enfant de cinq ans y arriverait et serait capable de se mettre dans la poche n’importe quelle personne avec un semblant d’empathie. Exactement ce qui se passe ici, puisque le jeune homme semble bien décidé à compatir à cette peine que tu affiches en surface. Il a l’air d’avoir bon coeur et c’est dommage pour lui, car c’est ce qui va causer sa perte. A trop se soucier des autres, on finit par s’oublier et par les temps qui courent, c’est la pire chose qui soit, même s’il n’en a pas encore conscience. « Elle a de la chance, votre soeur. » Enfin peut-être pas tant que ça, du coup. Ce soir, elle attendra le retour de son frère tout ça pour se rendre compte bien trop tard qu’il ne rentrera plus jamais. Elle devra apprendre à se débrouiller sans lui et, avec un peu de chance, sera recueillie par les bonnes soeurs d’un couvent tout ça pour finir par entrer dans les ordres d’ici quelques années. Tu te sens presque mal pour elle, même pour lui, à vrai dire. Il n’a rien demandé de tout ça et d’autres mériteraient probablement plus d’y passer ; ce ils sont nombreux, les mauvais gens, ceux qui font du mal aux autres et qui finalement, ne viendraient pas à manquer à qui que ce soit. Heureusement pour eux et malheureusement pour le croquemort, tu n’es pas la main de la justice ; tu es une survivante. Quelqu’un qui se contente de saisir les opportunités qui se présentent à toi et tant pis pour les conséquences tant qu’elles ne te touchent pas.
Mauvais endroit, mauvais moment, comme ils disent.
Un peu comme toi lorsque tu as croisé la route de ce sorcier un peu trop zélé. Son mauvais sort, tu n’y crois toujours pas. Forcément, tu es méfiante et pas tout à fait rassurée, mais à aucun moment tu ne penses cela possible, ça se saurait et ça se serait forcément déjà vu, comme situation. Tu estimes avoir suffisamment d’expérience, du haut de tes cinq années en tant que vampire pour savoir ce genre de choses, parce que sinon, il ne te reste rien à quoi te raccrocher.
Tu ne préfères pas penser aux alternatives qui t’attendent, si jamais c’est avéré. Vraiment, tu n’as aucune envie de te laisser dépérir et de finir comme tous ceux qui ont vainement tenté de combattre leur nouvelle nature, se qualifiant de “végétariens” sous prétexte qu’ils ne touchaient pas aux humains. Certains ont réussi sans que tu ne saches trop comment, et d’autres ont fini par devenir fous ; autant dire que tu aimerais éviter autant que possible cette dernière voie. « J’espère que vous trouverez vite une solution à vos problèmes, en tout cas. » Tu ajoutes avec un sourire et une main amicale qui se pose sur son avant-bras. C’est là, à cet instant précis et alors qu’il sent le froid des tes doigts s’infiltrer jusque sous son vêtement, qu’il va se rendre compte de ce qui l’attend.
Une seconde, peut-être deux, juste le temps de voir la peur passer dans son regard avant de te jeter sur lui comme l’affamée que tu es. Tes dents se plantent dans la chair de son cou, et rien. Jusqu’à ce que tu arrives à ta seconde gorgée et là, tu sens immédiatement que quelque chose cloche, presque comme si son sang était trop épais pour être consommé. Pourtant, tu resserres ta prise et, têtue que tu es, tu insistes encore jusqu’à manquer de t’étouffer. D’un geste vif, tu repousses l’humain et tu te mets à tousser, crachant le sang sur le sol en reprenant ton souffle, paniquée.
Le sorcier disait vrai.
Rageusement tu tentes de maîtriser toutes ces émotions qui t’assaillissent, lâchant injure sur injure puis tu regardes d'un air mauvais le pauvre type à quelques mètres de toi, la main sur sa nuque alors qu’il tente tant bien que mal de contenir le sang qui s’échappe de lui. Confuse, tu décides qu’il est temps pour toi de partir et de faire le point sur ce qui vient de se passer, tant pis si l’autre crève dans son cimetière.