L’enveloppe en main, Archie descend avec cérémonie de son transport. Il remercie son conducteur après avoir replacé ses cheveux en se fiant au reflet que lui renvoie la vitre sans tain de la Tesla. Aujourd’hui, il remet à Everybody un chèque qui lui était dû. Effectivement, après avoir organisé moults rencontres pour déterminer quel organisme serait récipient des dons que la partie de rugby engendrerait, le choix était tombé sur cette salle de sport dont Archie ne savait quasi rien. Ça n’avait pas fait parti de son boulot, d’analyser les choix et de les classer en ordre de préférence. Lui, il s’était occupé du suivi de la cagnotte. Il avait été la calculatrice derrière les fichiers Excel et les transactions en ligne. La lecture, ça n’a jamais été son truc ; lui il préférait les chiffres. Et, quand on lui a proposé de remettre le montant d’argent à Everybody malgré la fin catastrophique de la partie de rugby qui avait encastré le bras de Carmine Sighbury dans un plâtre, il avait répondu à la positive avec un large sourire de dents blanches. Pas parce qu’il a envie de faire une bonne action – plutôt parce que ça lui plaît d’avoir les projecteurs rivés sur lui tandis qu’il remet l’enveloppe à l’organisation. Il apprécie de passer pour la providence, d’être le sauveur, de recevoir les applaudissements même si, à la fin, ce n’est pas son argent qu’il remettra à autrui. C’est celle de centaines de personnes qui peuvent seulement rêver de posséder le quart de ce qu’il possède. Un peu hypocrite, certes. La liste de défauts d’Archie est bien plus longue que celle des qualités.

Mais, ça, ce n’est pas tout le monde qui doit le voir. Franchissant la porte d’entrée de la salle de sport, il se tient droit et son torse est bombé, comme s’il s’apprêtait à faire compétition avec les mecs baraqués qu’il croiserait ici. Il a l’habitude des salles de sport. Il en a fréquenté de nombreuses à l’époque où il pensait arriver à faire doubler le volume de ses muscles. Aujourd’hui, il a son propre équipement à domicile mais ça ne l’empêche pas de faire un tour en public de temps en temps, en souvenir de la belle époque où responsabilité ne rimait pas avec quotidien. Traversant le hall, il se dirige jusqu’au kiosque au bout de la pièce, où un client est en train de renouveler son abonnement avec l’aide d’un conseiller. Archie se plante derrière eux, ses yeux vissés sur l’enveloppe (plus symbolique qu’autre chose) qu’il tient entre ses doigts. Il en défroisse coquettement un coin pour faire passer le temps et vient enfin son tour de se faire répondre. « Bonjour ! » Qu’il s’élance en posant aussitôt un coude sur le comptoir pour arborer sa posture des plus détendues. Il est un homme d’affaire qui sait ce qu’il fait ! « Je viens rencontrer votre directeur, monsieur Taylor… » Et, quand il termine sa phrase, il bug complètement sur la petite pile de cartes d’affaire près de son coude. Everybody, une salle inclusive. Il y a beaucoup de couleurs, sur cette carte. Se râclant la gorge et préférant laisser cette information de côté, il relève la tête tandis que l’hôte lui indique la direction du bureau de Chad Taylor. Il tapote le comptoir d’une main ferme pour le remercier et il tourne des talons. Dans le couloir, il note la présence de nombreuses affiches très… Comment dire… Diversifiées. L’une d’entre elles présente fièrement l’organisation Manzili et Archie s’arrête un peu pour en lire le contenu.

Gloups. Quoi ? Vient-il de sauter dans la gueule du loup comme un fier imbécile ? C’est quoi cette salle de licornes et de fleu-fleurs ?

Il aurait peut-être le temps d’opérer un demi-tour pour sortir d’ici au plus vite, mais il est intercepté par ce qui ressemble au gérant la place, celui qu’il était venu rencontrer. Il a vu son visage près de son nom lors des rencontres antérieures. « Oh, monsieur Taylor ! » Qu’il laisse s’échapper en levant la main devant lui, par réflexe, afin de serrer celle de la montagne de muscles. C'est comme s'il venait d'être pris en flagrant délit de rien du tout. Il est trop tard pour apprendre à devenir invisible. « Je suis Archie Kwanteen. Je m’occupais de la gestion de la récolte de dons durant l’événement en août. Vous savez, la partie de Rugby. » Il est souriant, mais son sourire ne regorge pas de toute la confiance dont il peut faire preuve quand il contrôle la situation. L’environnement autour de lui le rejette déjà. « Je souhaitais venir vous donner le chèque en mains propres. Je crois qu’on vous avait avisé de mon arrivée ? »

@Chad Taylor Voilà !

Chad avait naturellement décliné les dons récoltés lors du match de rugby caritatif que Rhett avait organisé des semaines auparavant. C'était Hassan qui lui avait apporté la nouvelle, après avoir constaté que son voisin avait boudé l'événement, pour les raisons évidentes qu'il avait encore en travers de la gorge le comportement égoïste et destructeur de Rhett, et surtout le manque de scrupules avec lequel il emmenait Evelyn dans sa chute. Chad se doutait que l'ancien athlète, qui venait de céder les droits de sa biographie au cinéma, n'avait pas pris seul cette décision dans l'espoir de se racheter de ses péchés, mais il n'avait pas envie de prendre le risque de lui être redevable. D'ailleurs, cette lubie de vouloir médiatiser le récit de sa vie témoignait à ses yeux de son manque total de considération à l'égard des hommes et des femmes qui avaient pu croiser sa route. En faire un livre était une chose, mais un film, c'était bien la preuve que son entreprise n'était rien d'autre qu'une belle opération de communication. Pour couronner le tout, il y avait de l'eau dans le gaz entre Casey et lui depuis quelques jours. Le sujet, jusque là délibérément éludé, d'un emménagement sous le même toit avait ravivé les tensions jamais tout à fait apaisées entre Casey et Kelly. Chad refusait de céder sa maison, même s'il comprenait les réticences de son compagnon à l'idée de vivre entre les murs où s'était jouée la comédie de son mariage. Un compromis était nécessaire, mais il n'était pas encore à l'ordre du jour, si bien que Chad était à cran constamment, et qu'il en faisait payer les autres. Pour une fois, il n'avait pas l'envie ni la force de sauver les apparences. Brad avait quitté Brisbane deux semaines plus tôt pour prospecter à Sydney, sans manquer de le traiter de con. Cet argent qu'il avait refusé aurait facilité leur ambition d'étendre leur concept sur le territoire australien, mais comme souvent le cadet des Taylor était trop fier pour reconnaître qu'il avait choisi la mauvaise bataille.

Chad se dirigeait justement vers son bureau lorsqu'on l'intercepta. Rhett avait mis les petits plats dans les grands en envoyant en émissaire un jeune homme aux apparences soignées. Un coup bas, quand on connaissait l'importance que Chad accordait à l'image. Il empoigna la main de son interlocuteur de bon cœur, même s'il n'était pas forcément ravi d'être acculé par cette fausse charité. « Enchanté Archie. Tu peux m'appeler Chad. Et me tutoyer si le cœur t'en dit. » Ou simplement s'il ne voulait pas donner l'impression d'être réfractaire à moins de formalités. « On m'avait prévenu en effet, mais je pensais... peu importe. » dit-il en chassant cette idée comme un vulgaire insecte, d'un geste de la main. Archie n'était pas responsable de sa mauvaise humeur, ni du manque de communication des organisateurs de la récolte de dons. D'ailleurs, Brad avait raison. Cet argent providentiel, ils en avaient besoin. « Je t'offre quelque chose pour le déplacement ? J'ai du thé et du café dans mon bureau. Et il doit rester quelques patisseries offertes par le café du coin. » Sans demander son dû, Chad enjoigna Archie à le suivre dans son bureau. La moindre des choses était de remercier ce pauvre homme, qui n'avait fait que donner son temps à une bonne cause, et qui n'avait a priori rien à voir avec l'attitude nuisible de Rhett. « Tu as participé au match ? J'aurais bien aimé donner de ma personne, mais bon... le devoir. » dit-il en se dirigeant vers le bureau. Il supposait que Archie n'était qu'un messager, mais il pouvait aussi bien être un ami de Rhett. Son cheval de Troie pour rentrer dans ses bonnes grâces. Il s'emballait sans doute. Au coin du bureau trônait une boite en carton qu'il ouvrit pour y dévoiler une farandole de pâtisseries aux couleurs LGBT. « A vrai dire on ne s'attendait vraiment pas à récolter les dons, ça a été une sacrée surprise. Comment vous avez fait votre choix ? »

TW : narration homophobe

« Enchanté Archie. Tu peux m'appeler Chad. Et me tutoyer si le cœur t'en dit. » L’homme d’affaire au visage de porcelaine n’arrive pas à se concentrer sur cette interaction. Lui qui a l’habitude des regards prolongés, des sourires de vendeur et des poignées de main robustes se retrouve à balayer l’air des yeux tant il a du mal à comprendre ce qu’il se passe dans son champ de vision. Il a vu des indices, mais pas assez pour tirer la conclusion aussi rapidement. Trop de couleurs sur les murs que ça en devient louche, mais pas de quoi appeler les pompiers. Incapable de visser son attention à Chad, il n’entend même pas la fin de sa phrase alors il ne note pas l’information selon laquelle il peut le tutoyer. Il continuera à le vouvoyer par mégarde et tant pis si ça renvoie un mauvais message. Il ne fait pas exprès d’être complètement perdu dans les entrailles de cette cave arc-en-ciel. « On m'avait prévenu en effet, mais je pensais... peu importe. » Ah, oui, Archie aussi pensait autre chose. Grand usager des salles de sport, il n’en a jamais vu avec cette apparence. Où sont les murs gris et les planchers tout à fait monotones se raccordant avec l’équipement ? « Je t'offre quelque chose pour le déplacement ? J'ai du thé et du café dans mon bureau. Et il doit rester quelques patisseries offertes par le café du coin. » Il aurait dû entendre le tutoiement mais… Naaaah. Impossible de mettre le danger de côté. Cependant, il ne refusera jamais une tasse de café. C’est le seul mot qu’il pourra entendre dans le brouhaha de ses pensées contingentées. « Oui, volontiers. Ça me fera le plus grand bien. » Aussi, de s’asseoir un peu, parce qu’il a presque perdu le contrôle de ses jambes devenues molles comme du pudding à la vanille.

Docilement (et effrayé, surtout), il suit Chad jusqu’à ce qui s’apparente à un bureau. Le sien, sûrement. Quand il entre dans la salle, il ressemble à un détecteur de métaux qui sniffe le sol pour chercher une chose en particulier : d’autres indices pour confirmer ses inquiétudes. Son regard sonde la pièce dans son ensemble ; de l’étagère aux cadres suspendus au mur, ainsi que les quelques éléments éparpillés sur la table principale. Il entend la voix du sportif d’une seule oreille inattentive et plusieurs secondes ne silence s’écoulent avant qu’il ne capte que c’était à lui de répondre. En sursaut, il repose ses yeux sur Chad, qu’il détaille avec une interrogation au milieu du front. « Oh ! » Qu’il s’exclame après avoir fait un peu d’ordre à l’écho des mots qui avaient été prononcés. « Oui, j’ai participé. » Il aurait pu en donner, des détails. Les bons coups, les moins bons, le score final, le bras cassé de son coéquipier le plus familier et les lamentations qu’il a gerbées. Mais il n’a pas la tête à parler de ce match qui s’est terminé en catastrophe. Il a envie de sortir d’ici le plus rapidement possible. Il est là pour porter un chèque ; il le fera bien, sans embûches et sans tacher son image. S’il y arrive. « A vrai dire on ne s'attendait vraiment pas à récolter les dons, ça a été une sacrée surprise. Comment vous avez fait votre choix ? » Une petite voix, celle qui est apparue le jour de la mort de sa sœur, vient lui susurrer une réponse déplacée. De justesse, il s’empêche de la donner. Mais elle hurle, lui gratte les tympans, et rend l’exercice fort difficile. « Je ne sais plus trop. Je suis un peu confus. » Il était pourtant présent lors du meeting, et Archie est connu pour son professionnalisme carré et sa prise de décision intelligente. Il n’a pas réalisé le sens que prenait le nom Everybody. Il a accepté le choix de la salle de sport en se disant que c’était un endroit qu’il fréquentait souvent. Une place où le physique prône sur le reste. C’est donc… Tout le monde. Vraiment tout le monde. Surtout ceux qui… apprécient… Toutes… Ces couleurs sur les pâtisseries dévoilées sous les yeux de l’homophobe. De justesse il ne s’étouffe pas. Sa salive est pourtant devenue aussi pâteuse qu’un roux. « C’est Hartfield qui a parlé de cette salle. Je crois que vous vous connaissez… » Autant blâmer une autre personne pour ce choix scandaleux.

Fixant la variété de pâtisseries tout droit sortie d’un film de Barbie, il s’est immobilisé. Il semble même la craindre, son expression faciale s’apparentant à celles d’un chat ayant mis son museau trop près d’un citron. « Haha… C’est très… Enfantin tous ces arcs-en-ciel. » Qu’il bredouille du bout des lèvres en espérant naïvement que Chad lui confirme que ces desserts avaient été confectionnés pour une classe de maternelle. Il n’arrive pas à concevoir qu’il ait pu mettre les pieds dans un endroit qu’il repousse depuis toujours dans l’espoir de rompre ce lien qu’il entretient honteusement avec un univers qui lui a été interdit toute sa vie.

Jusque-là, l'air incrédule d'Archie avait l'air d'amuser Chad, qui l'observait d'un œil curieux examiner le décor. Les gens qui mettaient les pieds pour la première fois dans la salle oscillaient souvent entre stupéfaction et émerveillement. Dans tous les cas, le soin apporté aux détails ne laissait jamais indifférent, et encore moins les personnes qui gardaient une image austère des salles de sport, au style traditionnellement plus industriel, voire brut. Un aménagement minimaliste qui avait au moins le don d'être consensuel, et de ne surtout pas faire parler de lui. Chad avait tout de même veillé à éviter une déco trop tape-à-l'œil. Elle se limitait à quelques fresques dessinées par des artistes LGBT, et beaucoup de plantes pour habiller les couloirs et les murs. Sur ses talons, Archie le suivait jusqu'à son bureau tout en continuant à se dévisser la tête. Il y avait rarement de nuance dans l'avis qu'on se faisait de ce genre de refuge. Le jeune homme était soit intrigué, soit profondément offensé. Par philosophie, Chad décida de lui accorder le bénéfice du doute. Après tout, Rhett n'avait pas envoyé n'importe qui, à défaut d'avoir écouté ses volontés.

Sans détoner avec le reste, le bureau de Chad n'avait rien d'extraordinaire. Derrière le bureau en bois étaient encastrées des étagères où trônaient fièrement quelques trophées et des livres sur l'identité, l'inclusion et la nutrition. Il s'était aménagé un coin musculation, avec un banc et un tapis de course, sur lesquels il s'entrainait parfois, mais surtout s'efforçait de redonner confiance à d'autres. Face au tapis, en guise d'encouragement, se dressait un mur végétal avec la devise « Beauty comes in all shapes » affichée sous forme de néons. Absorbée dans une contemplation silencieuse, l'invité de Chad le laissa suspendu quelques instants à sa réponse. Cette dernière, particulièrement laconique, témoignait de son manque d'attention, voire d'intérêt. « Si j'avais pas eu quelques échos, j'aurais presque pu croire que tout s'était passé à merveille. » rétorqua-t-il avec une pointe d'ironie. Comme tout débordement de testostérone, le match avait fini dans le sang et la sueur. « Je t'intimide, ou tu n'es juste pas très bavard ? » avait-il fini par demander, désireux de savoir s'il devait continuer à entretenir la conversation, ou si Archie pensait déjà à son repas du soir. Cela expliquerait peut-être son air distrait, et la manie qu'il avait de répondre à côté de la plaque. Bien entendu, Archie ne pouvait se douter de ce qui pouvait bien se cacher derrière les sourires indulgents de Chad. De toute évidence, il n'aurait pas le fin mot de l'histoire aujourd'hui. « Ah, c'est dommage. J'aurais bien voulu savoir si c'était un choix concerté, ou simplement une consigne de Rhett. » Pour se racheter une conscience, ou bien une amitié piétinée par son égoïsme.

Chad connaissait Rhett depuis longtemps, puisqu'ils étaient tous les deux originaires de Kilcoy, et avaient évolué dans le même cercle amical à l'université. Il avait toujours été un peu narcissique, un défaut que Chad n'avait jamais considéré comme tel avant qu'il ne fasse de l'ombre à son bon sens. « On se connait en effet. Pour le meilleur et pour le pire. » s'était-il contenté de répondre, peu convaincu qu'Archie en avait véritablement quelque chose à faire. « On a été à l'école et à la fac ensemble. Il lui arrivait de fréquenter la salle, mais je ne l'ai plus vu depuis un moment. » avait-il tout de même tenu à ajouter. « Tu le connais bien ? » demanda-t-il enfin, curieux de savoir si Archie avait une meilleure estime de lui, ou s'ils partageaient au moins ce point commun. Se tournant pour activer la machine à café, il entendit un petit rire nerveux qu'il aurait presque pu considérer comme une raillerie, s'il n'était pas si confiant d'être à sa place. « On aime la couleur par ici. Au-delà de l'extravagance, c'est aussi symbolique. » rétablit-il en s'orientant de profil, surveillant d'un œil le café qui coulait dans la tasse. « Entre nous ça n'a rien d'enfantin, quand on sait ce que l'enfance réserve aux personnes différentes. » Les gens ne venaient pas ici pour se faire moquer, ou se souvenir des périodes traumatisantes de leur vie. Au contraire, on venait pour les laisser derrière soi, ou même les enterrer. Soulevant la tasse chaude du bout des doigts, il la porta devant le jeune homme qu'il invita à s'asseoir. « Et un café pour monsieur. Sans sucre j'imagine ? » Il le soupçonnait de l'aimer aussi noir et amer qu'il aimait de toute évidence ses pâtisseries.

De demander à Archie de répondre à des questions dans un environnement qui le rend aussi inquiet, c’est de poser devant les yeux d’un enfant de cinq ans une équation algébrique. Sa capacité à réfléchir a disparu à l’instant-même où ses yeux se sont posés un peu trop longtemps sur le symbole, pourtant gaie, de l’arc-en-ciel près de la porte d’entrée. Et sur tous les autres, discrets mais bien présents, pour supporter une cause qui fait cracher son père. Le fils s’est toujours fié au père pour se faire une opinion. Celle de Charles a toujours pesé dans la balance, un peu trop d’ailleurs, tant qu’il a un siège réservé sur l’épaule d’Archie. Il est toujours là pour lui murmurer le bien et le mal. Et, dans les couleurs, l’actionnaire voit le mal. C’est le taureau devant lequel on brandit un drap rouge. Il a été conditionné pour taper du sabot et souffler de la poussière par ses narines. Il est question de Rhett. Quand il repense à ce Rhett, c’est aussi de l’inconfort qu’il ressent parce que, même si ça avait été un accident, il était le responsable du seul bras cassé de la partie. Et quel bras cassé ! Celui de sa majesté, pour lequel Archie oublie parfois son dédain envers les arc-en-ciel. « Si j'avais pas eu quelques échos, j'aurais presque pu croire que tout s'était passé à merveille. » Les yeux du garçon détaillent le mur vert de plante et les mots néons qui y brillent. « Je t'intimide, ou tu n'es juste pas très bavard ? » Presque dans un sursaut, il repose son attention sur celui qui pense ne pas l’avoir. Il ouvre la bouche, près à dire quelque chose, mais il décide de tourner la page. « Non, excuse-moi, j’ai la tête ailleurs. » Archie n’est ni impressionnable et, les mots, il peut en balancer pour divertir une salle entière pendant des heures. C’est le contexte qui le rend différent, mais il ne souhaite pas causer de problèmes. Aussi, même s’il sait faire aller ses pieds durant un duel de boxe, il se doute qu’un seul coup de poing de la part de Chad le mettrait K.O tant sa musculature est imposante. Il ne vaut mieux pas se faire un ennemi. L’exercice sera laborieux, certes. « Ah, c'est dommage. J'aurais bien voulu savoir si c'était un choix concerté, ou simplement une consigne de Rhett. »  Se pinçant les lèvres, il répond par logique : « C’était sûrement une décision de groupe. » Quoique, Archie aurait peut-être proposé autre chose s’il avait su sur quel genre d’établissement il allait trébucher. « Mais il a proposé le nom. » Ça, il en est certain, maintenant qu’il rembobine sa mémoire quelques mois plus tôt. Par contre, les détails, il ne peut pas faire.      

« On se connait en effet. Pour le meilleur et pour le pire. » Se redressant le dos, il s’efforce de planter ses yeux dans ceux de Chad pour que la discussion se poursuive sans coquille. Il sent cependant la sueur s’accumuler sur son front, et ce n’est pas par manque d’air climatisé. Il aimerait retrouver son aisance, lui demander pourquoi le meilleur et le pire, hélas l'inspiration est morte. Quand le sportif explique qu’il a rencontré Rhett à la fac, il opine du chef sans se prononcer davantage. À vrai dire, il ne sait rien de ce rugbyman. Il ne suit pas les nouvelles sportives, Archie. Il n’a d’yeux que pour la section économie dans le journal. Il n’a jamais été du genre idole qui pose des posters de personnalités publiques sur les murs de sa chambre. Il est son propre fan, son propre héros, même s’il a de plus en plus de difficultés à s’aduler depuis qu’il confronte un reflet qui lui déplait. « Non je ne le connais pas. J’ai été invité par l’un des participants de l’équipe adverse, celui qui s’est fait casser le bras par votre compagnon de fac. Carmine Sighbury. » La prononciation du nom se fait sans maladresse : petite victoire. Il se permet même, sifflotant : « J’ai d’ailleurs l’impression qu’il a fait exprès, mais on ne pourra jamais le savoir. » Après tout, il était un professionnel qui avait sauté à pleine vitesse dans un amateur. Il devait savoir ce qu’il faisait.

Il se sentait presque à nouveau à l’aise, de parler de rugby, mais une découverte déroutante vient casser son flegme. Des biscuits chatoyants qui, il espère, ont été confectionnés par une classe de maternelle un peu trop friand des couleurs. Cette fois, la grimace qui défait son visage est bien visible et explicite. « On aime la couleur par ici. Au-delà de l'extravagance, c'est aussi symbolique. » Ce n’est pas la réponse qu’il recherchait ! Oh non ! « Entre nous ça n'a rien d'enfantin, quand on sait ce que l'enfance réserve aux personnes différentes. » Coup de massue dans le cœur d’Archie qui baisse les yeux. Il en a intimidé, des gamins. Ceux qui sortaient de la masse étaient les cibles les plus faciles, alors il les dévorait sans jamais arriver à satisfaire son appétit insatiable. Aujourd’hui, ce n’est plus une fierté. Il préfère fuir ce qui le rend inconfortable plutôt que de le faire saigner. Mais les pensées, la peur, le dégout, il est toujours bien présent dans son cœur nourri des préjugés de son père, des siens aussi, quelle est la différence après tout. En toisant les autres, il punissait ce qu’il garde en lui sans pouvoir s’en séparer. Ce n’est pas faute d’avoir essayé. « Hm. » Sans commentaire. L’opinion de la brute n’est pas quémandée en cet instant. Par automatisme, il vient s’asseoir sur le siège que lui désigne Chad et acquiesce au sujet du café noir. Il en boit trois gorgées rapidement, pour se brûler la gorge et déplacer le mal. « Je ne vais pas tarder. Je ne suis pas à ma place. » C’est Charles qui a parlé pour lui.  

Entre les adolescents qui venaient à reculons, les femmes qui l'embauchaient autrefois pour des cours privés sans dissimuler leurs intentions, et certains coachs rêveurs, Chad avait l'habitude de composer avec des esprits dispersés. Il ne lui avait pas fallu bien longtemps pour remarquer qu'Archie faisait partie de cette catégorie de personnes qui se laissaient distraire par le monde qui les entourait, souvent signe d'une grande intelligence. Ce dernier s'excusa d'avoir la tête ailleurs, inspirant à Chad un sourire attendri. « C'est bien ce qui me semblait. » s'était-il contenté de répondre sans se départir de ce sourire qui se voulait complice. Il n'avait pas envie d'accabler Archie, qui n'avait certainement pas demandé à être ici. A la grande déception de Chad, il n'avait pas eu l'air particulièrement impliqué dans le processus de décision pour l'attribution des fonds, ou peut-être avait-il fait preuve à ce moment du même niveau de concentration. Au risque de tirer sur la corde, Chad s'accommoda néanmoins de sa réponse, qui se voulait paradoxalement aussi hasardeuse qu'elle était exprimée avec assurance. « Ok, je crois que je pourrais me satisfaire de cette réponse. » dit-il à voix haute, réflexion qu'il se faisait surtout à lui-même pour se rassurer de ne pas aller totalement à l'encontre de ses principes. Son orgueil le sommait de refuser cet argent, mais le projet n'avait jamais appartenu qu'à lui, et encore moins maintenant qu'il avait rassemblé une véritable communauté. Il pouvait donc se satisfaire de cette déclaration pour accepter le chèque tout en continuant de dormir sur ses deux oreilles, et surtout sans se sentir redevable de quoique ce soit envers Rhett.

Faire de ce dernier un sujet de conversation sembla au moins ranimer l'engagement d'Archie. Contrairement à Chad, il avait participé au match, et sa vision de l'événement n'était pas corrompue par la rancune et un sentiment de trahison. Chad était curieux d'entendre son point de vue. Les termes qu'il employa pour qualifier Rhett l'amusèrent autant qu'il les trouvait appropriés. Rhett était un compagnon de fac. Il n'avait jamais été un ami, malgré leurs récents efforts pour rétablir le lien. « C'est ce que j'ai entendu. Loin de moi l'envie d'enfoncer Rhett, il le fait très bien tout seul, mais ça lui ressemblerait bien ce genre de vengeance. » Ce ne serait pas la première fois qu'il se montrait violent en présence de témoins. Cette fois, il pouvait au moins prétexter le contexte de la mêlée. « Il avait de bonnes raisons de vouloir casser un bras à ce Carmine ? » demanda Chad un peu naïvement. Se réjouir du mal des autres n'était pas dans ses habitudes, mais si Carmine était un ami d'Archie et qu'il était si ostensiblement provocateur, peut-être qu'il l'avait mérité. Lorsque la discussion bifurqua sur un sujet que Chad refusait de considérer comme gênant au sein de cet établissement, Archie sembla tout de suite poussé hors de sa zone de confort. Il baissa les yeux, comme s'il n'osait pas confesser quelque chose. D'avoir été une brute certainement. En tout cas, Chad n'en serait pas étonné. Puis il se réfugia dans un mutisme éloquent. Archie n'avait pas besoin de prononcer le moindre mot pour lui faire comprendre qu'il voyait ces fantaisies comme un mode de vie duquel on pouvait décider de s'écarter, avec un peu de volonté. Pour Chad, il était hors de question de s'excuser ou de se sentir comme un étranger dans un lieu qu'il avait construit pour s'accepter et aider les autres à en faire autant. Archie engloutit son café comme un verre d'eau. Il préférait à l'évidence se brûler la langue que dire un autre mot de travers. Une sage décision. Sa conclusion chagrina tout de même Chad, qui s'en serait voulu de laisser Archie inverser les rôles. Il n'était pas la victime. « Tu te trompes, tout le monde est à sa place ici... » avait-il rétabli, laissant les mots flotter un instant avant de continuer. « A condition d'être tolérant. » Comme en témoignait le règlement intérieur, et le contrat social que tout le monde s'engageait d'ordinaire à signer, le maitre mot était la tolérance. Les alliés étaient accueillis avec autant de chaleur et de bienveillance. « Mon associé et moi avons créé cet endroit comme un refuge pour échapper au jugement et à la violence parfois qui règnent dans les salles de sport traditionnelles. S'il y a bien une chose que je refuse, c'est de me faire insulter ou moquer entre ces murs. C'est tout ce que je demande. » avait-il renchéri sans hausser le ton. La dernière chose que voulait Chad était de se montrer hostile.  « Tu as le droit de ne pas te sentir à ta place, mais ça te regarde. »

Archie a accepté sans se poser de questions parce qu’il avait d’autres œufs à fouetter. Son agenda surchargé ne lui permet pas d’élaborer de longues et tumultueuses recherchent au sujet des organismes de la ville. Quand Everybody a été proposée pour recevoir les fonds récoltés lors de la partie de rugby amicale (ce nom a très mal vieilli), Archie a simplement accepté l’initiative sans se plonger davantage dans les dossiers. Dans tous les cas, l’argent reviendrait à un établissement qu’il ne connait pas ; il n’en avait rien à faire, lui qui n’a jamais eu le cœur dans la main ou un esprit d’équipe. Il s’est toujours battu seul pour obtenir ce qu’il désir. D’ailleurs, il serait le dernier à accepter un don d’argent s’il était dans le besoin ; son égo est bien trop imposant pour qu’il admette qu’il a besoin d’aide. « Ok, je crois que je pourrais me satisfaire de cette réponse. » Heureusement, parce que l’actionnaire ne peut rien lui offrir de plus. Autour de la table, le consensus s’est fait en quelques minutes. Lui, on lui a refilé le dossier Excel et l’accès au compte en banque de l’association afin qu’il s’occupe d’organiser la collecte de fonds. Il n’a pas été payé pour ça, d’ailleurs, et il ne l’aurait certainement pas fait s’il n’y avait pas eu Carmine dans l’équation. Ce même Carmine qui a terminé la partie de rugby prématurément avec cinq cent millilitres de sang en moins. « C'est ce que j'ai entendu. Loin de moi l'envie d'enfoncer Rhett, il le fait très bien tout seul, mais ça lui ressemblerait bien ce genre de vengeance. » Un type charmant, alors. Archie a bien fait de le toiser et de lui jeter des éclairs avec les yeux. Il n’a rien à obtenir d’un sportif enragé comme celui-là. Il garde ses jolis sourire brillants pour ceux desquels il peut profiter. Cela dit, l’animosité entre lui et Chad se sent à même la pièce dans laquelle il se trouve, et c’est à se demander pourquoi Rhett aurait accepté de filer le chèque à l’organisation d’une personne qu’il ne tient pas dans son cœur. Ce n’est pas le genre de mélodrames adolescents auxquels Archie accorde de l’importance. Elles sont loin derrière lui, ses années de popularité et de bonne réputation. Aujourd’hui il n’a plus besoin de rien prouver. Il ne choisit plus de camp ; il a monté le sien. « Il avait de bonnes raisons de vouloir casser un bras à ce Carmine ? » Passant nerveusement sa main dans sa barbe pour dissimuler un sourire confus, il s’empresse de réponse : « Existe-t-il de bonnes raisons de le faire ? » Archie a été de ceux qui se battaient avec la parole. Ses poings étaient réservés aux compétitions de boxe qu’il menait plusieurs fois par année. Un bon argument sera toujours meilleur qu’une dent cassée. En tout cas, si Rhett souhaitait envoyer un message, il s’est complètement gourré parce qu’il n’y avait aucun traducteur disponible pour le lire. Tout ce qu’il a fait, c’était de se donner mauvaise réputation. Quelle idée de tabasser l’une des personnes les plus chéries de l’Angleterre ! Il a dû s’en faire, des ennemis, là-bas. Mais en a-t-il quelque chose à foutre ? Encore une fois, Archie ne le saura jamais. Il ne lui a jamais parlé, à cette brute, et ce n’est pas près de changer. Il n’a même pas cherché à savoir si Cavendish allait s’en tirer ; c’est comme s’il lui avait craché dessus.

Parler de la partie de rugby aura eu l’effet d’œillères pour Archie. Il aurait presque oublié l’ambiance générale de l’établissement dans lequel il avait pénétré avec appréhension. La page du bras cassé tournée, il fait désormais face aux indices tellement palpables qui couvrent les murs du bureau. Des arcs-en-ciel, des slogans niais, des numéros de téléphone à contacter en cas de besoin et, surtout, l’idée de l’acceptance dépeinte sous toutes ses formes. Le café brûlant dans les mains d’Archie ne lui permet pas de retrouver un semblant de réconfort entre les murs d’un endroit que son père décrirait de sataniste. Oui ; c’est un mot qu’il a déjà employé pour parler de l’homosexualité. « Tu te trompes, tout le monde est à sa place ici... » Les idées pré-faites d’Archie ne se décomposeront pas au coût d’une seule affirmation. Il y a trente ans de sa vie à détruire et à reconstruire. Ça ne se fera peut-être jamais. Une maison ne tiendrait jamais sans ses fondations. « A condition d'être tolérant. » Plissant le regard, il observe Chad avec une note de reproches dans la prunelle. Il a compris le message qu’il vient de lui envoyer. Ce n’est pas comme s’il apprenait quelque chose de nouveau. Les intimidateurs ont conscience de l’être, dans la majorité des cas. Ils ne se rendent simplement pas compte de l’importance des dégâts qu’ils peuvent causer. « Mon associé et moi avons créé cet endroit comme un refuge pour échapper au jugement et à la violence parfois qui règnent dans les salles de sport traditionnelles. S'il y a bien une chose que je refuse, c'est de me faire insulter ou moquer entre ces murs. C'est tout ce que je demande. » Redressant le dos, Archie exprime ainsi son intention. Celle de rester droit, de ne pas se laisser faire la morale ou marcher sur les pieds ; il a été élevé pour mordre, pas pour recevoir le fouet. Encore là, il lui faudra toute une vie pour déconstruire ses convictions mal placées. « Tu as le droit de ne pas te sentir à ta place, mais ça te regarde. » Il ne voit qu’une seule solution pour se sortir de son malaise. De sa valise, il extirpe le chèque disposé dans une enveloppe scellée et il la pose sur le bureau devant lui. Il ne prend pas la peine de terminer son café – de toute façon brûlant – et il se redresse, laissant Chad en plan sans même clôturer l’échange. Il n’a pas besoin de se faire montrer la sortie. Il l’emprunte sans un mot de plus, prenant bien soin de ne croiser le regard de personne dans l’établissement parce que, ces gens-là, ce n’est pas lui. Ça ne devrait pas être lui.

Que dirait son père s’il le voyait là ?    

Pour quelqu'un d'aussi médiocre pour masquer la sienne, Archie semblait avoir un avis ironiquement tranché sur l'usage gratuit de la violence. Même si la question pouvait paraître ambiguë, il fallait bien mal connaître Chad pour croire qu'il était capable de cautionner l'agressivité récurrente de Rhett. A sa décharge, ce dernier était un homme entier qui ne s'encombrait pas des faux semblants dont Chad soupçonnait de plus en plus son interlocuteur de se parer, à mesure que sa défiance grandissait. Plus le temps passait et moins Archie lui paraissait sympathique. Son aversion devenait plus évidente que ses réponses étaient lapidaires. Avec une pointe de condescendance que son rôle de bienfaiteur semblait lui procurer. S'il était un poil plus orgueilleux, Chad aurait pu se raviser. Prendre ce chèque dont Archie se servait pour légitimer son mépris envers lui, mais aussi envers tout ce qu'il avait construit, et le déchirer sans le quitter des yeux avec un air de défi. Mais de toute évidence il n'était qu'un messager mal choisi. Un homme riche qui n'avait pas de problème à jeter l'argent par les fenêtres, sauf pour des causes qui dépassaient sa compréhension. Plus le temps passait et moins Chad suspectait Rhett d'être capable de lui faire un coup pareil. Il avait son lot de défauts mais gardait toujours un minimum de respect pour ses proches. Alors il n'avait plus aucun scrupule à accepter cet argent qu'on lui cédait avec aussi peu d'entrain qu'il en avait lui-même au départ, non sans défendre ses convictions. « Je suis pas du genre à légitimer la violence, mais parfois elle est justifiable. » rétorqua-t-il, faisant écho à celle qu'il sentait bouillir au fond de lui. Plutôt pacifiste, Chad ne pourrait pas promettre de rester passif face à une provocation outrancière. Il ne sous-entendait rien de plus que c'était peut-être ce qui avait déclenché la colère de Rhett. Bombant le tose, Chad ne se laissa pas démonter. Archie était clair, il n'était plus ici comme un allié. L'avait-il même jamais été ? Ce dernier ne cilla pas non plus, restant même plutôt en phase avec sa prétendue aversion de la violence. Ses intentions étaient pourtant bien moins timides que sa répartie. En demeurant silencieux il achevait de prouver qu'il en resterait là, quoique lui aussi aurait aimé se raviser. Chad n'avait pas plus envie que lui de se trouver ici, face à un homme qui le prenait de haut. Il le laissa se lever sans bouger, se contenant de suivre sa trajectoire des yeux, de la main qu'il plongea dans sa malette pour en extraire le chèque qu'il déposa sur le bureau, jusqu'à son défilé dramatique jusqu'à la sortie. Il attendit que son dos disparaisse au détour du couloir pour secouer la tête, le regard hébété, se jurant de ne plus jamais laisser entrer quelqu'un dans son bureau sans s'enquérir d'abord de sa bienveillance. Car ici, il n'y avait définitivement pas de place pour la violence.