C’est comme une scène au cinéma. Il y a l’horizon et les arbres qui en forment les contours. Il y a le hamac qui se laisse troubler le plus doucement du monde par la brise de novembre. Il y a les jouets qui forment un casse-tête éparpillé, calculé, les rouges d’un côté, les bleus d’un autre, les verts au milieu, les multicolores aux extrémités. Il y a des rires hors-champ, ces rires que je devrais reconnaître entre tous mais qui ne me disent strictement rien. Il ne riait pas comme ça avant. Les nuages ont décidé de s’arrêter à quelque part dans le ciel, ils attendent, ils sont sages, ils préparent le reste. Au cinéma, ce serait à peu près à cet instant qu’on entendrait quelqu’un parler. Poser une question, entrer en grande pompe, surprendre le public. On lui attribuerait tout de suite ses intentions : il est là pour faire rire, ils l’ont briefée pour qu’elle soit furieuse. Protagoniste qui livrerait son texte, parce qu’on ne peut pas juste laisser les gens là en espérant qu’ils comprennent toutes les subtilités tous seuls. Surtout pas au début, surtout pas lorsqu’on leur met entre les mains et plein les yeux quelqu’un qu’ils n’ont jamais rencontré. Quelqu’un qui n’est pas là depuis deux ans. Quelqu’un qui n’est pas vraiment celle qu’elle était, il y a deux ans. Il rit encore, mes doigts se serrent sur les pans de la clôture. Se relâchent, au fil d’une expiration silencieuse. Le cinéma.

Le cinéma, c’est parce que ça ferait trop mal autrement. Ce vers quoi je suis allée sans vraiment m’en rendre compte, à la seconde où le taxi m’a déposée à quatre rues de l’adresse que je lui ai donnée. Il fallait que je marche, que je prenne l’air. Il fallait que je laisse passer les bruits qui n’étaient pas du vent ou des conversations chuchotées, les klaxons de la ville, les voitures, tout le reste, c’était trop fort. Alors on dresse le portrait d’un tableau qu’on projetterait sur écran géant. À quelque part entre le 517 en chiffres beaucoup plus gros que dans ma mémoire bourrée de trous, entre la boîte postale vide et la grande porte close, il y a des plans, des palettes de couleurs, un scénario, des personnages. Un personnage ricane entre les buissons, dit des mots de grandes personnes, ricane encore avant d’en dire d’autres bien plus enfantins, baveux. Un autre personnage vient de sortir rejoindre le plus jeune, il appelle le chien, lui donne un morceau de ce qui semble être un biscuit. Il fait soleil, sur les deux chanceux qui profitent du jardin comme si c’était le leur ; ça l’est, ils sont chez eux dans l’histoire. Dans l’histoire ils sont heureux, ils se parlent avec des sourires. Et c’était stupide de venir. J’ai pensé la même chose, hier. Avant-hier aussi. C’était stupide d’insister pour que le chauffeur me laisse à chaque fois un peu plus loin de la maison, leur maison, comme si ça allait rendre la distance plus facile à remettre, maintenant que j’étais venue une fois. Puis trois autres après ça. L’impression d’avoir la tête déconnectée du corps est étrange, la première fois où on le remarque. Le ressent. C’est pas douloureux, c’est juste intriguant. D’être détachée de soi et de pouvoir se voir agir et réagir, d’observer ses doigts danser sur le bois, se reposer dès qu’un craquement a l’air plus louche que ceux des branches lorsque le vent y met du sien. La compartimentalisation aussi, c’est une jolie technique. Quelque chose de bien. Qu’on apprend quand les choses font tellement mal qu’on ne les ressent plus, à un moment très précis mais aussi très flou dans le temps. On sait très bien quand c’est arrivé, quand tout a craqué. On ne pourrait pas dire comment et pourquoi, mais on se rappelle des sons, des parfums, des couleurs, des textures. Il y a des rires et le chant des oiseaux, le jardin sent l’acacia, l’herbe est verte sauge tirant sur le tilleul et j’ai une écharde, au creux de la paume.

À partir de là, tout est une question d’automatisme. Tout semble venir d’une distance un peu brouillée. Un matin de fièvre, après avoir rêvé toute la nuit et s’être réveillée tellement de fois qu’on a fini par dormir les yeux grands ouverts.

Et des yeux, il y en a deux qui viennent d’apparaître, entre les lattes de la clôture. Trop bas pour que ce soit ceux d’Auden. Pourtant ils sont identiques. Il a les mêmes yeux perçants, du bleuté qui s’y reflète. Sloan est juste là de l'autre côté, à un mètre à peine, il se tient debout sans avoir besoin de la main ou de la jambe de personne. Il sourit, je suis sûre qu’il a souri. Mine de rien, ça doit être le signe que je peux moi aussi. L’autorisation est venue aussi vite que la vague de chaleur, de soulagement dans ma poitrine. Les rires recommencent, il file à l’autre bout du jardin, petite fusée beaucoup plus agile que je ne le serai jamais. C’était doux ça, Sloan. Si jamais tu as envie, je peux même rester une minute de plus, recroquevillée à attendre que tu reviennes. Mais je suis patiente, j’ai tout mon temps. Ce que j’ai appris, là-bas, c’est que le temps est ce qu’on en fait. Je le module là, j’en fais ce que je veux. Et je voudrais qu’on se parle avec des sourires encore un peu, nous aussi.

@auden williams  

Spoiler:

« La dame ressemble à maman. »
« Tu sais ce que je t’ai dit sur maman, mon grand. »

Qu’elle ne reviendra plus jamais parce qu’elle est sûrement morte ; version adaptée à un gamin de trois ans, évidemment. Il n’a de souvenirs de sa mère que dans les photos qu’il trouve encore dans la maison, bien qu’elles se trouvent être de plus en plus rares. Elles étaient partout, avant. Mais avant, il y avait aussi la personne, la vraie personne. Maintenant, il n’y a plus que Sloan et moi, et avec le temps je doute que ce soit bénéfique pour lui d’avoir un visage à associer à un fantôme. Il ne se souviendra pas de sa vie jusqu’à son premier anniversaire quand il sera grand et je doute qu’il s’en souvienne déjà, du haut de ses trois petits anniversaires. Peut-être que tout ne fait que remuer le couteau dans la plaie d’un gamin qui a déjà du mal à comprendre pourquoi ses amis ont tous une maman, mais pas lui. « Mais si. » Il gémit, il se plaint, il veut marquer son point. « Sloan... » Je souffle doucement, incapable de réprimander un gamin parce qu’il veut croire aux fantômes. Mentalement, je me promets de virer les dernières photos restantes. Il est revenu du fond du jardin en courant, plus heureux que jamais, et je n’arrive pas à aller contre son point. Je ne peux pas être celui qui apprend à mon fils que la vie n’est pas rose, et pas toujours très belle. « Tu me montres ? » J’essaie d’y mettre du mien, tout comme j’essaie de déjà penser à une excuse pour expliquer qu’il n’y a rien ni personne là où il croit avoir trouvé sa mère.

Je me relève et abandonne le jeu entamé avec Pizza, attrapant mon fils par les cuisses pour le hisser à ma hauteur, une main posée contre son dos le retenant. Il me guide jusqu’au fond du jardin et je me laisse guider, uniquement pour froncer les sourcils lorsque je me retrouve face à un visage que je connais bel et bien. « C’est maman ? » Il demande, parce qu’elle a quitté sa vie il y a trop longtemps pour qu’il puisse en avoir la certitude. Et de tous les mots que je pourrais avoir pour lui reprocher son absence autant que son silence, ceux de Sloan resteront toujours plus puissants. Elle a un fils qui ne la connaît pas, et elle ne peut s’en prendre qu’à elle-même - je le pense déjà et je continuerai de le penser, quel que soit sa version de l’histoire. « C’est l’heure de donner son biscuit à Pizza, tu peux le faire ? » Il est relégué à l’intérieur de la maison, et je compte bien sur le fait qu’il demande au chien un assis, coucher, donne la patte, fais le mort et tout ce qui s’ensuit pour gagner de précieuses minutes. Sloan est un bon garçon, il est assez docile pour filer aussi vite que ses jambes le lui permettent jusqu’à la cuisine à la seconde même où je le repose au sol.

Et si jusque là je n’ai pas quitté mon sourire de circonstance, ni même le regard bienveillant qui a suivi Sloan jusqu’à la maison pour m’assurer qu’il ne soit pas dévié de sa trajectoire par un papillon ou Dieu sait quoi, tout s’envole à la seconde où je repose mon regard sur la jeune femme face à moi. Avec le temps, je me rends compte que je n’avais plus en tête toutes les nuances de ses traits. Ils ont été dessinés des milliers de fois, pourtant. Je les regarde avec moins de tendresse maintenant, aussi. Peut-être que c’est ce qui change tout, justement. « Tu te fous de ma gueule ? » est finalement la question qui résume toutes les autres: où était-elle ? que faisait-elle ? avec qui était-elle ? pourquoi n’a-t-elle pas donné la moindre putain de nouvelle, si ce n’est à moi alors ses enfants, au moins ? Et si jamais elle en doutait, je ne compte pas lui ouvrir le portillon, déjà capable de mentir à mon fils en le regardant les yeux dans les yeux pour lui dire que non, ce n’était pas maman. Si elle ne compte pas revenir dans sa vie et surtout si elle ne compte pas le faire comme il faut, c’est ce que je ferai sans même y réfléchir à deux fois.

« Tu te fous de ma gueule? »
« Je suis pas là pour toi. »

Ça se précipite, sur mes lèvres. C’est probablement trop apique, trop acide, trop agressif pour être dit face à lui. La clôture est utile, en ce moment, elle sert de bouclier additionné aux mois passés là-bas à voir jour après jour que je valais quelque chose, que mes opinions et ce qu’elles m’inspirent valent la peine d’être articulées. Que je n’appartiens pas à personne. Même devant quelqu’un qui, dès que ses yeux ont croisé les miens, m’a provoqué un soubresaut de stress. Je ne croyais pas que ça pincerait encore. Autant. J’ai fait énormément de travail au beau milieu de la forêt, pour tenter de faire la paix avec ce qui s’est passé. J’ai cherché et trouvé des explications, j’ai conçu des scénarios dédouanants, j’ai puisé dans des puits sans fond pour adoucir les souvenirs récents de tous les souvenirs qu’on avait cumulés, pendant des années. Je pouvais pas concevoir devoir dire adieu à ça parce que j'ai eu à dire adieu au reste. Je suis là pour Sloan. « Tu sais autant que moi qu’il va y avoir un avant et un après. » il était là quand Noah a appris pour son avant, il a vu tout ce que ça a engendré pour son après. Il a vécu la même chose avec Damon il n’y a pas si longtemps que ça. Sloan est encore jeune, Swann m’a dit qu’il allait bien, je ne doute pas qu’Auden a tout fait en son pouvoir pour. Mais ce n’est pas une raison pour apparaître comme une fleur sur le pas de la porte et lui imposer un retour qui déstabilise, qui déroute encore plus. À moins qu’il ne se doute de rien ? Auden ne réagirait pas comme ça si c’était le cas. Sloan est jeune, mais Sloan n’est pas stupide. Les lettres sont tabous, j’ai bien vu ce que ça peut faire lorsque je les mentionne et qu’on me répond en écho qu’elles n’existent pas, qu’elles sont faciles à dire, qu’elles seraient bien sympathiques à sortir de mon chapeau pour justifier ceci et cela. Les lettres et Auden, c’est pas pour ça que je suis là. Sloan. « Je veux juste m’assurer de bien faire les choses. » on m’avait fait promettre de ne pas supplier, de ne pas lui donner de contrôle, de ne pas laisser les choses exclusivement entre ses mains à mon retour. On m’avait fait jurer de rester loin de lui. La promesse n’est pas tout à fait brisée puisqu’il y a des panneaux de bois entre nous. On m’avait préparée à ça.

« Si je t’explique, est-ce que tu vas me croire ou je vais devoir me battre?  » le double sens n’est même pas voulu, je n’y pense pas une seule seconde. Je veux simplement savoir de quoi la suite sera faite, avoir tous les éléments sous les yeux, éviter de ne pas avoir le but bien clair dans mon champ de vision. Je veux m’expliquer, je veux parler, je ne veux pas me foutre de sa gueule ; j’imagine que lui, il ne veut rien savoir d’autre que ce qui lui assurera que Sloan est en sécurité. Ça pourrait me blesser, qu’Auden croit que j’ai voulu volontairement mal faire. Ça pourrait me briser le coeur que la personne qui l’a rempli année après année de toutes ses forces et de toutes les miennes me regarde de la manière dont il le fait depuis que ses iris ont décidé qu’ils allaient plomber les miens. Ça blesse, ça fait mal, ça brise le coeur. Mais je m’y attendais. Elles savaient tout ce qui allait arriver, elles me l’avaient dit. Je les entends, encore, dans ma tête, qui répètent et répètent. C’est comme si elles étaient là, avec nous. « Sloan sait quoi? » parce que ce sera ce à partir de quoi je construirai. Je prendrai ce qu’il me donne, ce que Auden a jugé bon de partager à notre fils. Si Sloan est au courant de quelque chose, jamais je n’en dévierai, je suivrai la trame, je construirai à partir du canevas qu’on a décidé de m’attribuer. Ce n’est pas nécessaire, de me répéter. Ce n’est pas nécessaire de justifier, je sais qu’Auden juge de lui-même si ce que la personne en face de lui dit vaut la peine ou non. Auden, avant, était comme ça. Parfois, je me dis qu’il y avait un avant et un après pour lui aussi. Le après est flou, et pas seulement parce que je le vois en morceaux, des fragments d’Auden que la rambarde découpe avec symétrie. Je me demande si ce qui le faisait rire avant est pareil après. Je me demande si ce qu’il était avant ressemble un peu, au moins, à ce qu’il est après. Ce n’est pas nécessaire de me répéter, mais j’ai l’impulsion de le faire, parce que les mots n’ont plus du tout envie de rester bloqués dans ma gorge. Ils l’ont été pendant trop longtemps, et devant bien trop de gens pour que ce soit encore le cas aujourd’hui. J’ai un après, moi aussi. «  Je vais revenir mais à son rythme, à lui.  »

« Je suis pas là pour toi. »

Ce qui ne répond pas à la question, et ce qui ne précise pas non plus à quel point elle se fout de ma gueule. Parce que oui, elle le fait, c’est le cas. Cela ne peut pas en être autrement après deux ans de silence de sa part et sa tête qui pointe aujourd’hui à travers la clôture de ma propriété (officiellement notre, peu importe) comme si elle était une foutue psychopathe. « Tu sais autant que moi qu’il va y avoir un avant et un après. » Je sais qu’il y a un avant, je l’ai vécu en même temps qu’elle, mais pour l’heure personne ne peut assurer qu’il y aura bel et bien un après. Elle n’est pas assurée de revenir dans la vie de notre fils, elle n’est pas non plus assurée de pouvoir retrouver une place à Brisbane, quelle qu’elle soit d’ailleurs. Personne ne peut nier sa disparition, personne ne peut agir comme s’il ne s’agissait de rien et comme si on pouvait tout lui pardonner parce qu’elle avait un appel manqué de l’école. Il y a beaucoup plus que ça, infiniment plus, et pourtant elle agit comme si de rien n’était, comme si elle avait simplement oublié de me dire “je suis rentrée” un soir. « Viens pas me dire ce que je sais ou non. Je te l’interdis. » Parce qu’aux dernières nouvelles, je ne savais pas qu’elle était en vie, et je savais encore moins qu’elle et ses petites pattes avaient la possibilité de se pointer devant chez moi sans même montrer le moindre signe d’effort. Comme si elle avait pu le faire durant tout ce temps mais qu’elle n’en avait jamais fait l’effort, par exemple. Ou qu’elle ne l’avait simplement jamais jugé nécessaire, encore moins utile. « Je veux juste m’assurer de bien faire les choses. » Elle est amusante, Ginny. J’avais presque oublié ça, et c’est la raison pour laquelle le rire qui sort de ma bouche est particulièrement faux, froid et douloureux. « Tu as deux ans de retard pour ça. » Elle a merdé avec Noah, et elle a trouvé le moyen de merder avec Sloan aussi. Je lui ai trouvé des excuses toute ma vie durant pour tout, absolument pour tout, mais le faire sur ce sujet aussi est au-delà de mes forces. Elle ne mérite pas d’être pardonnée quant à son silence et à son absence.

« Si je t’explique, est-ce que tu vas me croire ou je vais devoir me battre? »
« Ça dépend à quel point t’es arrivée à ficeler ton mensonge. »

Elle a toujours le bénéfice du doute. Son simple prénom lui donne encore des bénéfices, même après tout ce temps, même après tout ce qu’on a vécu. Elle a un passe-droit, elle est un passe-droit à elle toute seule, mais pour aujourd’hui il ne peut plus y avoir de miracles et je ne peux pas faire comme si rien ne s’était passé et ce uniquement parce que j’aimerais qu’il en soit ainsi. Tout serait plus simple de cette manière, je suis le premier à en convenir, mais je suis aussi le premier à me battre pour que justice soit faite et pour qu’elle fasse à l’étendue des dégâts de ses erreurs. Je ne me battrai plus avec elle, je le sais déjà, mais je ne sais pas comment une telle discussion peut trouver sa conclusion. « Sloan sait quoi? » - « Il sait qu’il a une maman qui est très loin mais qui pense très fort à lui, parce que c’est tout ce que je peux dire à un gamin de son âge. » Et c’est un mensonge que j’ai répété à de bien trop nombreuses reprises à une époque où je la pensais morte. Maintenant, je me rends compte qu’il s’agit d’un mensonge uniquement parce qu’elle n’était même pas “très loin”, et peut-être aussi parce qu’elle ne pensait pas “très fort” à lui. Je n’arrive pas à croire une telle chose venant de Ginny, et pourtant je n’ai pas la capacité de penser le contraire. « Je vais revenir mais à son rythme, à lui. » - « Tu reviendras dans sa vie que si je le veux. T’as pas le droit de croire que tu le connais encore alors que tu l’as même pas vu grandir. » Je déciderai selon le bien de Sloan avant le mien, c’est un fait, mais contrairement à elle je ne pars pas du principe qu’il vaut mieux pour lui qu’il connaisse sa mère. J’ai besoin d’en savoir davantage avant d’en venir à une telle conclusion. « Si tu reviens. Si. C’est pas pour sortir à nouveau de sa vie un jour, tu m’entends ? » Parce qu’il est hors de question que j’explique à mon enfant que sa mère est partie maintenant qu’il est en âge d’avoir des souvenirs clairs de cette dernière. Je ne serai pas celui qui lui tiendra un tel discours, parce que je ne veux pas qu’il entende un tel discours, justement, à commencer par là. « Je me fous que t’aies envie de le voir maintenant alors que ça t’est vraisemblablement pas passé à l’esprit au cours des dernières années, ni pour lui ni pour Noah. » Elle arrive la bouche en coeur comme elle sait si bien le faire, elle qui pouvait partir du principe que je céderais à son doux minois il y a une période pas si lointaine de ça. Un temps où elle portait encore son alliance, me faisant me rappeler que j’aurais dû retirer la mienne il y a longtemps aussi. « Si tu reviens, ça commence par des explications. » Et elles ont intérêt à être bonnes, vraiment bonnes.

« Viens pas me dire ce que je sais ou non. Je te l’interdis. » 
« Tu as deux ans de retard pour ça. »
« Ça dépend à quel point t’es arrivée à ficeler ton mensonge. »
« Il sait qu’il a une maman qui est très loin mais qui pense très fort à lui, parce que c’est tout ce que je peux dire à un gamin de son âge. » 
« Tu reviendras dans sa vie que si je le veux. T’as pas le droit de croire que tu le connais encore alors que tu l’as même pas vu grandir. »

Chaque parole d’Auden frappe exactement là où il le souhaite. Il n’y a rien qui protège qui que ce soit de quoi que ce soit ; tout y passe. Les yeux qui se voilent, la gorge qui se serre, les doigts qui tremblent, la clôture qui sert de pare-choc. Immobile, j’encaisse à peine mais j’encaisse tout de même. Il n’y a rien qui aurait été compréhensible dans son discours quelques jours plus tôt ; rien de ce qui aurait été dit par lui que j’aurais été en mesure de comprendre. Chaque accusation aurait sonné faux, je lui aurais demandé de répéter, j’aurais froncé les sourcils, j’aurais été incapable de rester silencieuse à recevoir ses attaques les unes après les autres sans penser à faire autre chose qu’à me défendre. Je n’aurais pas été capable de connecter les points, j’aurais éclaté de rire devant l’absurdité de ses histoires. Pourtant aujourd’hui, je sais. Swann s’est assuré que je sache, Ezra a colmaté les trous, ils se sont tous affairés, les mains dans le plâtre, à boucher les fissures et à colmater le reste. Auden a tous les droits de parler ainsi, de me parler ainsi, et je lui parlerais de la même manière s’il m’avait laissée à croire de sa part ce que lui, a cru de la mienne. Pourtant - « Si tu reviens. Si. C’est pas pour sortir à nouveau de sa vie un jour, tu m’entends ? » pourtant quelque chose cloche. Quelque chose fait plus mal que le reste, même si je m’attendais au pire. Les journées passées à rôder ici, à reprendre des forces. Les après-midis à vouloir aller toquer à la porte, à ne même pas dépasser la boîte postale tellement ma clavicule me faisait stupidement mal à retardement. La douleur fantôme n’existe pas, ici. Elle est superflue face à tout le reste. Elle flotte ailleurs, dans un monde où Auden et Ginny haussent le ton les doigts pleins de peinture et le coeur qui brûle de ne pas savoir s’aimer comme ils le doivent mais de s’aimer quand même. Il n’y a rien, absolument rien de ces deux-là, quand on nous voit de l’extérieur. Quand je nous vois de l’intérieur, aussi. « Je me fous que t’aies envie de le voir maintenant alors que ça t’est vraisemblablement pas passé à l’esprit au cours des dernières années, ni pour lui ni pour Noah. » c’est ça, c’est ça qui cloche. C’est ça qui ne fait pas de sens, dans tout ce qu’Auden peut bien dire. Tout ce qu’il dit sauf ça est totalement légitime. Il a raison, il a raison sur toute la ligne, il a toutes les bonnes réponses et il a une note parfaite à l’examen. Il est un bien meilleur père que quiconque pourrait le croire, lui-même y comprit. Je n’en avais jamais douté et après aujourd’hui encore moins. Auden devrait se voir, Auden devrait réaliser comment il remporte toutes les médailles - mais Auden ne voit que moi, et toute la haine que j’amène dans mon passage.              

« Si tu reviens, ça commence par des explications. » si. Pas si je reviens, s’il me laisse revenir. Si j’ai le droit, s’il me le donne.

« Est-ce que tu crois vraiment que je pourrais ne pas vouloir les voir ou leur parler pendant tout ce temps? » j’aurais pensé, j’aurais vraiment cru que de tout le monde, il serait celui qui aurait remis le silence en question plus que tous les autres. Ezra a un historique ; il l’a vécu, le silence, il a dû apprendre à la dure à l’accepter, il a été un dommage collatéral. Swann y aurait vu - y a vu - l'autosabotage typique des McGrath. La capacité qu’on peut tous avoir à s’isoler, à détourner les yeux, à disparaître dans sa tête ou sur le globe, comme Jill l’a fait plus que j’ai de doigts pour le compter. Comme Matt l’a fait, une seule et unique fois. Mais Auden. Auden qui connait chacun de mes morceaux par coeur. Auden qui les a collés et recollés, qui les a étudiés, qui savait comment j’allais réagir, ce que j’allais dire même avant que je le sache. Partir avait mis fin à quelque chose, mais partir n’aurait pas pu mettre fin à ça. On ne désapprend pas les gens aussi facilement. Je n’ai pas désappris ses cicatrices aussi facilement qu’il l’a fait pour les miennes. « Volontairement? » que la personne qui me connaît plus que moi-même ait accepté que je ne donne pas de nouvelles, qu’il ait vu là quelque chose que j’aurais pu faire sans la moindre équivoque, que je raye mes fils de ma vie, que je joue à l’absente. Que je sois égoïste au point où j’aurais choisi de ne pas adresser la parole à deux enfants qui n’ont rien demandé, de mon plein gré, me brise le coeur. « Est-ce que tu me détestes à ce point-là? » la question, elle est autant pour lui que pour moi. Est-ce que je suis vraiment devenue cette personne-là? Est-ce qu’il a raison, est-ce que Sloan et Noah (et eux, tous) n’étaient pas mieux quand j’étais aussi simplement enterrée? « Parce que si tu penses que je suis capable de faire ça et d’ensuite dormir sur mes deux oreilles pendant deux ans, alors t’as raison, Sloan et Noah méritent mieux que moi. » il ne l’a pas dit mais il le pense assez fort pour que je l’entende. S’il croit que je suis cette mère-là, il fait bien de protéger Sloan. Je le protègerais sur ma vie si Auden m’envoyait le même portrait. « J’ai écrit des lettres Auden, il y en avait même d’adressées à ton nom. » pour ce que ça vaut. Personne ne me croit de toute façon, personne n’y voit autre chose qu’une jolie petite excuse bien trouvée pour adoucir les coins. Ça se fait en voiture tu sais, Auden. Tu peux aller voir, je connais à peu près l’adresse. Tu peux y aller toi-même, fouiller et voir que je ne mens pas.  Que j’en ai pas la force devant toi. « Je savais qu’ils étaient en sécurité avec Ezra et toi. Que si vous ne me répondiez pas, c’était parce que tout allait bien. » ça, c’est la version édulcorée. La nuit, parfois, il y avait cette petite voix qui me chuchotait à l’oreille qu’ils préféraient ne pas me répondre. Que c’étaient eux, qui jouaient les fantômes. Qu’ils ne voulaient pas de moi, qu’ils m’avaient oubliée, que ça les arrangeait que je ne sois plus là, que c’était ce que je méritais. Que mon absence leur convenait plus que ma présence. Là-bas, je ne me suis jamais sentie de trop - ici, ils se sont précipités sur le seul et unique scénario qui ne me ramènerait jamais dans leurs pattes. La fatalité leur convenait. « J’ignorais que j’étais morte. Je serais partie de là-bas bien avant si j’avais su. » je sonne bizarre, à voix haute. Morte. Le regard que m’accorde Auden me suggère que j’aurais probablement dû le rester.

« Est-ce que tu crois vraiment que je pourrais ne pas vouloir les voir ou leur parler pendant tout ce temps? »
« Je te reconnais plus. »

Non, je ne le crois pas. Je n’aurais jamais pu le croire. Je n’aurais jamais pu penser qu’elle refuserait de voir ses enfants à un quelconque moment, et pourtant j’ai dû faire face au fait accompli pendant deux ans, à jongler entre son absence et l’inaction de la police autant que les hypothèses foireuses de ces derniers. Alors, j’en viens à la seule conclusion qui fasse encore un minimum de sens: la femme face à moi n’est pas celle que j’ai aimé pendant une décennie. Elle n’est pas celle avec qui j’étais heureux de fonder une famille et des projets avec. Elle y ressemble en tous points, son visage est parfaitement trompeur mais son attitude, elle, n’y est plus. « Je pensais que t’étais morte parce que ça aurait été la seule explication. » J’avoue, la voix un peu moins tranchante et accusatrice. Elle l’est toujours, dans le fond, mais je n’ai plus autant de cœur à mettre à l'œuvre. La colère est toujours présente et le sentiment d’injustice l’emporte très largement mais une part de moi veut comprendre ce qui a pu se passer parce qu’il ne s’agit pas d’un sujet duquel je peux passer outre sans que cela n’ait pas la moindre incidence. « Volontairement? » Elle remue le couteau. « Merde j’en sais rien Ginny, t’as disparu du jour au lendemain. » Et à ça, je ne pouvais pas être préparé d’une quelconque manière. On avait une vie presque douce et presque belle, on avait tout ce qu’on voulait, on vivait d’art et on voyait grandir notre fils encore nourrisson. On avait tout ou presque et le presque nous convenait, avant que plus rien n’aille, avant que la chute du Paradis soit presque mortelle. J’ai cru qu’elle l’a été, pour elle. « Est-ce que tu me détestes à ce point-là? » Le regard que je lui lance est noir, parfaitement noir. Je ne la déteste pas, mais je la déteste de croire que cela pourrait être le cas, autant du fait qu’elle prenne le temps de mettre l’emphase sur ce sentiment. J’ai été déçu et parfois je ne l’ai pas comprise mais je ne l’ai jamais détestée. Je lui ai reproché certains de ses choix, souvent, mais je ne l’ai pas détesté pour ça. Finalement, je suis en colère au point où je n’arrive pas à lui répondre, et au point où je ne fais pas le moindre effort en ce sens non plus. Le temps en est à la loi du talion et si elle veut penser que je la déteste à un point incommensurable alors qu’il en soit ainsi, parce que lutter contre cette idée ne fait pas partie de mes priorités en termes de combat. De nombreux autres sont à mener, bien plus importants encore. « C’est pas le sujet. » Il n’est pas question de nous en cet instant, et je n’ai pas l’intention de ramener le sujet sur un tel terrain. « Parce que si tu penses que je suis capable de faire ça et d’ensuite dormir sur mes deux oreilles pendant deux ans, alors t’as raison, Sloan et Noah méritent mieux que moi. » Justement, c’est bien parce que je n’arrive pas à associer un tel comportement à sa personne que j’ai autant de mal à comprendre tout le reste et tout ce qu’il y a autour. Elle a toujours été une mère formidable malgré les difficultés de la vie et je ne peux pas me permettre de lui faire le moindre reproche sur ce point, mais je ne comprends pas pour autant comment elle a pu laisser Sloan grandir sans pouvoir me laisser remplir la case contact mère sur le moindre papier le concernant. Un mort n’a pas de contact, un mort ne sera jamais à joindre. « Peu importe comment tu t’es sentie, c’est ce qu’il s’est passé. Sloan a aucun souvenir de toi, tu t’en rends compte ? » Il sait qu’il a une mère, lui aussi, mais il ne comprend pas pourquoi elle ne vient pas le chercher à la sortie de la crèche mais pour certains de ses amis, ni même qu’il n’a aucune histoire à raconter à son propos. Il a une mère, quelque part, et il en est venu à penser qu’elle ne l’aime pas assez et que c’est là la raison pour laquelle elle n’est pas à ses côtés. Ni aux miens.

« J’ai écrit des lettres Auden, il y en avait même d’adressées à ton nom. » Elle est amusante, Ginny. Pas assez pour véritablement me faire rire mais passez pour que je murmure un mais bien sûr dans ma barbe, sans doute déjà lassé de l’entendre aligner toutes les excuses et fausses raisons qu’elle a pourtant dû prendre un temps fou à préparer. « Qui ne sont jamais arrivées. » Je contrecarre, je précise. Des lettres que personne n’a jamais lues, ce ne sont rien d’autre que des chimères. « Je savais qu’ils étaient en sécurité avec Ezra et toi. Que si vous ne me répondiez pas, c’était parce que tout allait bien. » Et encore heureux, que tout allait bien. S’il y avait eu le moindre problème, elle ne l’aurait même pas su et elle aurait tout aussi peu pu être capable d’aider d’une quelconque manière. « J’ignorais que j’étais morte. Je serais partie de là-bas bien avant si j’avais su. » - « Où ça là-bas ? » Qu’elle nomme enfin ce là-bas, que je sache avec plus de précision quel endroit détester sur cette Terre, celui qui a vraisemblablement accueilli ma femme pendant deux ans sans que je n’en sache rien, et sans que je puisse y accéder. « Je comprends que tu m’en veuilles à moi, que t’aies voulu partir à Sydney à cause de ça. » Je ne reviens pas sur les faits et la raison derrière sa possible haine envers moi. Je sais, elle sait. Mais, mais il y a un mais. « Mais t’avais pas le droit de faire de Sloan une victime collatérale, et ça je te promets que je te le pardonnerai jamais et sûrement que lui non plus. » Il va grandir, il va l’aimer - si elle reste -, mais il ne va pas oublier. Son histoire aura des trous, des zones d’ombres, et il ne l’oubliera jamais. Excédé, je souffle doucement. « Tu comptes rester ? Tu peux me regarder dans les yeux et me dire que tu me referas plus jamais cette merde ? » Me referas. Ma langue fourche, s’emballe. Il n’est pas question de moi. Il y a un enfant qui a donné un biscuit au chien de la famille et qui aimerait plus que tout au monde retrouver sa mère, et je n’ai pas le droit de l’en priver si j’ai des raisons de croire que ma femme compte bel et bien rester dans sa vie, maintenant.

Les oiseaux chantent, les branches craquent, Sloan éclate de rire à l’intérieur et « Je te reconnais plus. » c’était ça, le plan. Le plan était de revenir quand je serais plus forte encore que je ne l’ai jamais été. De lui montrer, de tous leur montrer à quel point j’avais grandi, à quel point j’étais quelqu’un de complètement nouveau, de mieux, la meilleure version que j’aurais jamais pu être. « Je pensais que t’étais morte parce que ça aurait été la seule explication. » le plan est allé aux poubelles de la gare à la seconde où Swann m’a dit tout ce que j’avais bien pu faire sans jamais savoir que c’était le cas. « Merde j’en sais rien Ginny, t’as disparu du jour au lendemain. » mon prénom dans sa voix fait mal, bizarrement mal. Pourtant, je suis habituée de l’entendre dans ma tête, l’écho qui résonne parfois dans le silence, un acouphène comme un autre. Jamais dans une intonation différente que celle de la dernière fois. « C’est pas le sujet. » je sais, je sais que ça ne l’est pas, je demande quand même. J’ai le droit. Je crois. « Est-ce que t’aurais préféré que je le reste? » morte. Ça le sous-entend, et je n’ai pas besoin de le préciser pour qu’Auden sache de quoi je parle. S’il veut que je sois honnête, il doit l’être lui aussi. C’était la seule explication parce qu’il n’a pas cherché plus loin, il n’a pas gratté ailleurs. « Pas pour lui. Pour toi. » la question n’a même pas besoin de recevoir de réponse, je vois bien dans ses yeux qu’il dira non mais pensera oui. Sloan ne mérite pas la seule explication. Sloan mérite mieux et je ne ferai que me le répéter encore et encore pour toujours, marquée. Mais Auden, Auden a toujours aimé les coupures sèches, les pages arrachées et les livres fermés, rangés. Le contraire m’étonnerait, et dans ce cas-ci, ce serait moi, qui ne le reconnaitrais plus.  

« Peu importe comment tu t’es sentie, c’est ce qu’il s’est passé. Sloan a aucun souvenir de toi, tu t’en rends compte ? » « Il se rappelle mon visage. » tenir tête ne sert à rien et c’est bien pourquoi ma voix siffle doucement entre les lattes de la clôture. S’il entend, il aura toute la latitude de mettre la faute sur les photos d’avant, qu’il a bien dû retirer des murs quand mon diagnostic de décès est devenu l’évidence. Je ne lui en voudrais pas, je ne lui en voudrai jamais. Même quand je suis partie je ne lui en voulais pas. « Qui ne sont jamais arrivées. » même maintenant. Elles étaient brèves, les lettres. Une l’était bien moins, et j’ai fait la paix avec elle après avoir regretté des nuits durant de l’avoir envoyée. Toutes les autres venues après auraient servi à colmater les fissures, mais elles ne sont ni ici ni nulle part, apparemment. Peut-être sont-elles restées - « Où ça là-bas ? » un deuxième sursaut me prend, d’entendre pour une seconde fois de la bouche d’Auden quelque chose que j’y croyais proscrit. C’est moi, pourtant, qui en ai parlé. « Tu y croiras ou ce sera comme pour les lettres? » tellement lâche, de gagner du temps. Auden verra facilement à travers. La question est légitime pourtant, et j'ai besoin de la réponse pour avancer. Pour savoir jusqu’où je peux en dire, pour que le risque soit grand mais qu’il soit entendu. J’en ai déjà trop dit, à Swann, à mon oreiller, la nuit. Même les silences qui restent en suspens donnent trop d’informations sur ce qu’on m’a fait jurer au fer rouge de garder pour moi. Pour le bien de toutes celles qui y sont encore. De toutes celles qui rêvent de me voir y revenir. « Je comprends que tu m’en veuilles à moi, que t’aies voulu partir à Sydney à cause de ça. » il ne comprend rien, rien du tout. Et moi non plus, mais au moins je suis au courant. Au moins j’ai accepté l’incompréhension qui me serre la gorge constamment depuis que Sydney rapetissait graduellement derrière nous, dans le rétroviseur. « Mais t’avais pas le droit de faire de Sloan une victime collatérale, et ça je te promets que je te le pardonnerai jamais et sûrement que lui non plus. » « Auden, arrête. » ma voix est aussi calme qu’elle peut l’être, même si mes jointures sont blanches tellement elles se referment avec violence contre le bois. « Tu crois que tu peux me faire plus de mal encore que je m’en fais moi-même? » qu’il ne me pardonne jamais est rhétorique, tout sauf surprenant. Je l’ai su à la seconde où j’ai compris que les lettres n’avaient pas été envoyées. Mais qu’il croit que ses menaces me feront ressentir plus de culpabilité que celle qui me gruge jusqu’à la moelle depuis des jours est naïf, risible. « T’y arriveras jamais. » quelque chose me dit qu’il ne se gênera pas pour tout de même essayer.

« Tu comptes rester ? Tu peux me regarder dans les yeux et me dire que tu me referas plus jamais cette merde ? » « Ouvre la porte. » j’arrive à tenir son regard du mien une seconde de plus, j’ignore où j’en prends la force.  « Je resterai pas si tu me laisses pas le droit de rester. » c’est lui, le père de Sloan. Il a gagné le droit de décider pour tout et sur tout à la seconde où j’ai perdu le mien pour la longue liste de raisons qu’il étale depuis mon arrivée, que je connais déjà par cœur au point de les avoir tatouées sur toutes les parois de mon crâne.  « C’est le deal. » c’est comme ça que j’aurais fonctionné avec lui, si les rôles avaient été inversés. Auden dirait qu’il n’aurait jamais fait une chose pareille. Ce serait mentir de dire que j’en douterais. « Je reste tant que tu le veux. » c’est un cocktail de dizaines de milliers d’émotions qui me traverse. Je suis terrorisée, qu’il verrouille, qu’il décide que c’est terminé, que la chance est passée. Il en aurait le droit. Il pourrait le prendre. Je me battrais, j’en mourrais (pour de vrai, cette fois) mais il pourrait le prendre. En venir à se dire que le procès assez duré, que je suis un risque trop gros, que sa version fera le moins de mal à notre fils, qu’une mère effacée est moins pire que de m’avoir comme mère, tout court. « Pour lui. » pas pour toi.

« Est-ce que t’aurais préféré que je le reste? »
« Non. »

Il n’y a pas un monde dans lequel j’aurais pu préférer que mon fils grandisse sans sa mère, et c’est ce qui suffit à me faire répondre par la négative. Peu importe ce que cela signifie pour ma propre personne, c’est à mon fils que je pense en premier lieu et lui pour qui je serais prêt à tout. L’amour que je portais à Ginny, et porte peut-être encore, n’est même pas un paramètre que je prends en compte. En attendant, je ne cherche pas à lui faire plaisir à aucun moment et je me contente d’être purement transparent lorsque je lui avoue qu’il n’y a pas le moindre monde dans lequel je la préfère disparue et présumée morte. « Pas pour lui. Pour toi. » Ma mâchoire se crispe, la faute sans doute à une forme de frustration que j’avais oubliée. Il n’y a personne qui me connaisse autant qu’elle, et s’il y en a bien qui talonnent non loin derrière, ils ne sont pas Ginny. « Non plus. » Les raisons sont moins évidentes mais elles existent tout de même. Même à titre personnel, je n’aurais jamais eu à cœur de la préférer disparue ou même morte. Elle est ma femme, elle est celle que j’ai longtemps aimé, et peu importe à quel point tout a changé depuis, on mérite mieux qu’un au revoir volé.

« Il se rappelle mon visage. »
« Il se rappelle des photos de ton visage. »

Il y a des nuances qui valent la peine d’être soulignées. Sloan se souvient d’elle parce qu’elle est partout, autant qu’elle est nulle part. Il se souvient d’elle comme il connaît d’autres visages sur des photos, et elle n’a aucun mérite là-dedans, et certainement pas celui d’avoir jusque là été une bonne mère pour lui. Dans les premiers mois de sa vie, elle l’a été. Depuis, il n’en est plus rien. « Tu y croiras ou ce sera comme pour les lettres? » Tout dépendra de sa réponse, j’imagine, mais pour ça il faut d’abord qu’il y ait une réponse de la moindre sorte plutôt que d’autres questions qu’elle ajoute à la suite des miennes. Son instinct de mimétisme a toujours été fort mais aujourd’hui n’est pas le moment. Mon silence est la preuve que je n’ai pas envie de rentrer dans n’importe quel jeu à ses côtés.

« Auden, arrête. Tu crois que tu peux me faire plus de mal encore que je m’en fais moi-même? T’y arriveras jamais. » J’y suis déjà arrivé une première fois, je pourrais y arriver une seconde sans mal. Je ne veux pas jouer à ça, je ne veux pas entrer dans un tel cercle vicieux, mais elle parle dans le vente à croire que je n’en serais pas capable. Je ne jouerai pas contre la mère de mon enfant et celle qui est encore officiellement ma femme aux yeux de la loi, mais cela ne veut pas dire pour autant que je n’en serais pas capable. « Je ne veux pas te faire de mal, mais me lance pas sur le sujet. » et qu’elle n’aille pas plus loin dans son idée d’en faire une compétition, surtout. « Ouvre la porte. » Elle ose faire face à mon regard et bien qu’une vieille part de mon âme se trouve particulièrement fière alors qu’elle ose parler et ose dire ce qu’elle pense, n’en reste pas moins que le Auden d’aujourd’hui ne compte pas reculer sur un tel sujet. Elle peut se rebeller, elle peut agir, elle peut man up, mais qu’elle n’ose pas sincèrement faire du sujet de notre fils son terrain d’apprentissage. J’ouvrirai quand j’aurai une réponse qui me plaît, et non parce qu’elle me l’a demandé. « Je resterai pas si tu me laisses pas le droit de rester. C’est le deal. Je reste tant que tu le veux. Pour lui. » Il n’y a plus que des décisions faites pour lui, maintenant. Tout ce qui se dit et tout ce qui se fait, c’est pour Sloan. Sur ce point, au moins, j’ai l’impression qu’on tombe d’accord sans avoir à négocier quoi que ce soit. « Tu restes tant que c’est une bonne chose pour lui. » Tant qu’elle le rend heureux, tant qu’elle est une présence positive. A la seconde où elle vacille à nouveau, où elle hésite, où elle se renferme sur elle-même, c’est fini. A la seconde où elle commence à transmettre ses peurs et ses psychoses à notre fils, c’est fini. Il n’y aura pas d’avertissement, elle ne mérite plus qu’on prenne des pincettes avec elle. « Va falloir y aller pas à pas. » Je la préviens quand j’ouvre enfin la clôture: Sloan est un garçon timide, le genre qui ne montre pas ses sentiments facilement et il va avoir du mal à donner tout son amour et sa confiance à une femme qui ressemble simplement à une mère qu’il n’a jamais connu. Il va avoir besoin de temps, lui aussi. « Pizza sera heureux de te revoir, au moins. » Il est sans doute le seul à n’apporter aucune nuance à l’amour qu’il lui porte, ironiquement.