Plusieurs semaines, le temps nécessaire afin que toutes les pièces s’emboîtent à la perfection. Des échanges, dans tous les sens, par mails interposés autant que de vive voix. Rien n’a été laissé au hasard, les attentes placées dans ce premier morceau sont immenses. Le label lui a laissé une chance, à la suite de tractations dont elle n’a pas saisi l’ensemble des aspects. Se contentant de profiter de l’opportunité lui permettant d’avancer comme elle le souhaite, sous couvert de convaincre à l’aide d’un son qui témoignerait de la direction que l’Anglaise souhaite donner à son album. Pas question de se rater, après des mois à errer en quête d’inspiration, elle a finalement retrouvé une partie du rythme de travail qui était le sien. Pas forcément le plus approprié, sacrifiant volontiers les heures de sommeil au profit de l’efficacité. Incapable de fermer l’œil lorsqu’une idée lui trotte dans la tête sans pour autant réussir à la mettre en œuvre. Mais elle ne sait pas fonctionner autrement, bien décidée à foutre tout ce qu’elle a dans ce projet, pour se prouver à elle-même, autant qu’aux autres, ce dont elle est réellement capable. Certaine d’être sur la bonne route pour remporter ce pari, les doutes subsistent pourtant, que cet avis ne soit pas partagé par les personnes qui devront juger et donner le feu vert pour la suite. Il y a eu ces moments où les craintes ont fait surface, la confiance qui se veut assurée en extérieur, tout en restant chancelante dans l’ombre, retardant la finalisation de cette première chanson. Elle ne compte plus les versions différentes ne concernant que les paroles, allant jusqu’à modifier des strophes entières sur un coup de tête pour rendre le tout plus classique, avant de faire machine arrière.

Une nouvelle fois réunis dans le studio de Jordan, il n’est plus question de procéder à des enregistrements, mais plutôt d’écouter la version définitive, celle qu’ils s’apprêtent à envoyer au label. Elle a ce défaut, June, de ne jamais être satisfaite, trouvant des choses à changer à chaque nouvelle écoute d’une musique. Si elle écoutait la petite voix dans sa tête, les modifications n’en finiraient jamais. Alors, elle se mure dans le silence durant les cinq minutes de la chanson, les doigts tapotant sur sa cuisse au rythme des mesures. « Espérons qu’ils soient d’accord avec toi. » Car elle ne se voit pas faire autre chose, il lui fallut de nombreux mois afin de trouver le chemin qu’elle souhaite emprunter. Être forcée de suivre la direction initiale voulue par le label viendrait plomber l’ensemble de ses efforts. Il y a une partie de ses tripes dans cette collaboration, trop pour qu’un revers ne vienne pas entamer sérieusement le moral. « T’as rendu le morceau encore meilleur que la dernière fois, j’aime énormément. » Et l’exercice n’a pas dû être si facile, les explications de June, lorsqu’elle a partagé sa vision, n’étaient pas vraiment les plus claires. Elle-même confuse à certains moments, sans réussir à trouver les mots justes. Tout a évolué au fur et à mesure du processus, jusqu’à devenir limpide aujourd’hui. « C’est peut-être un peu prématuré pour penser à ce genre de récompense. » L’anxiété retient son entrain naturel. Un Grammy reste le but ultime, mais se trouve à cet instant très loin des préoccupations animant ses pensées. « Que le label valide serait déjà une grosse étape. » Un soulagement autant qu’un poids en moins sur les épaules afin d’avancer sur la suite. À ce moment-là, ils pourront espérer mériter une nomination de l’académie. « Tu penses que c’est le moment ? » Elle ne veut pas prendre la décision seule. « De leur envoyer cette version, j’veux dire. » Il ne s’agit que d’une paire de clics, pourtant, l’action lui semble bien plus significative.

« T’as du mérite rien que d’avoir réussi à te concentrer sur les bonnes indications parmi tout ce que j’ai pu baragouiner ces dernières semaines. » Même elle, arrivait à se perdre dans le fil de ses pensées lors du processus amenant à la création de ces quelques minutes de musique. Va-et-vient incessant d’idées parfois contradictoires, l’épiphanie d’un jour pouvant disparaître subitement le lendemain. Être persuadée de connaître la destination, sans pour autant avoir la capacité d’indiquer clairement le chemin à emprunter. Le sentiment est insupportable, lui a donné envie de s’arracher les cheveux à plusieurs reprises, dans les moments où ses explications n’étaient pas suffisantes pour mener au résultat espéré. Elle se serait paumée dans un labyrinthe, l’Anglaise, si elle avait opté pour une production en solitaire, jusqu’à tourner en rond indéfiniment et ne finalement rien en sortir. La présence de Jordan sur le projet vient prévenir de cette spirale, capable de démêler les nœuds et d’en ressortir les bonnes informations. Le chemin a été légèrement plus tortueux qu’anticipé, mais l’important reste le résultat des heures de travail matérialisé par ces quelques minutes de musique qu’ils viennent d’écouter une nouvelle fois, à la suite d’énièmes modifications. Il y a toujours de petites choses qui font tiquer l’esprit éternellement critique, des imperfections amplifiées par le poids reposant sur leur création. Une seule balle dans le barillet afin de toucher le centre de la cible, le droit à l’erreur réduit au néant justifie les hésitations parsemant chacune des décisions de la brune. Peu avide de retenue, ses ambitions ne sont jamais déguisées, visant au plus haut. C’est même elle, qui, lors de leur premier face à face, lui a conseillé de préparer un discours pour le moment où on leur remettrait un gramophone plaqué or. Excès de légèreté avec l’objectif de masquer une confiance en berne alors qu’elle était, à ce moment, incapable de créer quoi que ce soit de qualitatif. Les problèmes d’inspiration se sont résolus, bien que la confiance ne soit pas encore au beau fixe. Et, à cet instant, lorsque tout se matérialise, elle n’est plus capable de la feindre, rattrapée par l’enjeu. Elle n’arrive pas à voir plus loin que l’étape du label, même en étant persuadée de la qualité de ce qu’ils peaufinent depuis plusieurs semaines. « C’est même pas une question de chance. » Elle préfèrerait largement s’en remettre au karma plutôt qu’à l’avis de responsables ayant le pouvoir de réduire les efforts à néant, car la nouvelle direction empruntée ne leur convient pas, sans la moindre opinion qualitative. Au moins, le karma est influençable, lui. « Si tout ne tenait qu’à ça, j’irais allumer un foutu cierge. » Ou n’importe quel autre objet avec la vocation de s’acheter de bonnes grâces. « Mais pour l’instant, la seule récompense qui m’intéresse, c’est une validation du label pour s’y mettre définitivement. » Accord conditionnant le champ des possibles.

Mais avant de penser à la suite, il faudrait déjà mettre un point final au morceau témoin auquel ils consacrent encore du temps pour divers fignolages. Changements que peu de gens pourraient déceler sans une écoute poussée, dans une volonté de ne rien laisser au hasard. Vouloir encore faire des modifications revient à chipoter et perdre du temps, moyen inconscient de repousser le jugement. Le doute, encore, même lorsque Jordan lui confie sa certitude quant à la qualité de la musique. Elle pourrait pointer certains passages pour de nouvelles éditions, continuer de se planquer derrières diverses excuses comme elle l’a si bien fait toute l’année. Solution de facilité, enfermée dans une routine qu’elle s’efforce pourtant de briser depuis quelque temps. Son partenaire musical est pourtant conciliant, refusant de la brusquer en lui offrant la possibilité de repousser la prise de décision. Elle se pince les lèvres face à l’hésitation, June, cherchant à se convaincre d’écouter la raison plutôt que de chercher le confort. Personne n’a jamais rien accomplis à attendre sagement que les choses se passent et en espérant que la tournure soit favorable. « Non, c’est bon. » Délayer ne fera qu’accentuer l’hésitation. « On l’envoie maintenant. » Elle se redresse afin de se donner un peu plus d’allant. « Oui, j’suis certaine. » Qu’elle anticipe avant qu’il ne lui offre une nouvelle possibilité d’hésiter. « Si tu me dis que le morceau est dans son meilleur état, je te fais confiance. » Et, au fond, elle estime aussi que leur création est à un niveau suffisant pour convaincre, malgré les infimes modifications qu’elle s’entête à trouver. Et en l’espace de quelques clics, c’est plusieurs semaines de taf qui partent se faire juger au tribunal musical. « Par contre, faut trouver quelque chose d’autre à faire maintenant. Sinon l’attente va me rendre folle. » À regarder son téléphone toutes les deux minutes dans l’espoir d’y voir une réponse qui ne viendra sûrement pas avant une paire de jours. « T’as d’autres projets dans les tuyaux en ce moment ? Ou d’autres sons que tu m’as pas encore fait écouter ? »

Aucune cérémonie, afin de ne pas rajouter aux hésitations déjà présentes. Pourtant, le moment appelle à un minimum de célébration, ils viennent de poser ce qui s’apparente à la première pierre du projet, le socle sur lequel ils comptent faire reposer tout le reste. Beaucoup de temps et d’efforts se retrouvent condensés dans les quelques minutes misent en rythme. Mais les clics nécessaires à l’envoi viennent se perdre dans un instant de silence, comme si célébrer trop tôt amenait la certitude d’un échec futur. Maman a tenté d’inculquer la religion à ses gamins, l’idée n’a pas vraiment pris sur June, se contentant de mémoriser certaines métaphores philosophiques plutôt que de traîner assidument sur les bancs de l’église. Le karma est une chose en laquelle l’Anglaise croit, en revanche. L’équilibre des forces, qui oriente son attitude actuelle vers la retenue afin de faire pencher la balance du côté favorable. Ainsi, elle est beaucoup moins apte à la confiance débordante lorsque la réalité de l’enjeu la rattrape. Mais, même en cherchant à dompter l’engouement, l’esprit s’agite en arrière-plan lorsqu’il n’est soumis à aucune distraction. Rester sans rien faire, immobile et dénuée d’objectif à court terme n’est pas dans sa nature, trop facilement sujette à l'ennui, décuplé par l’attente démarrant tout juste son compte à rebours. Alors, elle s’enquiert rapidement pour détourner sa propre attention, lançant le premier sujet lui venant en tête. Une certitude qu’elle a pu acquérir du temps passé avec Jordan, celui-ci ne refusera jamais de partager ses mélodies aux personnes prêtes à les écouter. Rien que pour leur premier morceau, le musicien fourmillait d’idées, capable d’envoyer des sons à n’importe quel moment. Il n’y a pas besoin de grand-chose afin qu’un premier fichier ne soit lancé et que la suite s’enchaîne de manière fluide. « Ouais, j’ai cru comprendre que t’as un faible pour le piano. » Malgré la collection éclectique d’instruments en sa possession. « Y’a une raison particulière ou c’est juste le premier instrument que t’as pratiqué ? »

La musique continue de tenir le silence à distance à mesure que les pistes s’enchaînent. « Je trouve ça sympa, d’avoir que des instruments physiques, sans rien d’autres pour accompagner la voix. » Pas une chose dont elle a l’habitude, les codes de son genre faisant rarement place à ce genre d’expérience, ancrés dans l’utilisation d’électronique afin d’habiller les compositions. Elle a été séduite, au cours de leurs différentes sessions musicales, par plus d’authenticité. « Je pense à un truc depuis plusieurs jours. » D’abord une idée parmi tant d’autres, avant de revenir à plusieurs occasions, jusqu’à la prendre réellement en considération. « Si jamais on a le feu vert pour aller plus loin. » Le si se retrouve accentué sans même en avoir pleinement conscience, toujours dans cette optique de ne pas s’avancer sur le jugement du label. « J’aimerais inclure des morceaux avec un orchestre derrière. Pas juste une collection d’instruments enregistrés chacun dans leur coin et montés ensemble en mastering. Un véritable orchestre comme dans les opéras. » Elle n’a jamais manqué d’ambition, même lorsque restreinte afin de ne pas s’enflammer avant l’heure. « Tu penses que c’est jouable ? Que tu serais capable d’écrire une partition de ce genre ? » Elle n’appréhende pas vraiment l’ampleur de sa demande, ne s’arrêtant qu’au résultat possible qu’une telle entreprise pourrait rendre. Elle a ce besoin de cassure, qu’on ne puisse pas dire que ce projet ressemble à ce qui compose déjà sa discographie. Il ne s’agit sûrement pas de la dernière idée de ce genre que June pourra lancer à la volée. « J’me dis que ça peut rendre vraiment bien, encore plus sur scène. » Même si cette dernière partie semble encore terriblement éloignée pour y penser.