Il n’y a aucune coordination dans les mélodies que j’enchaîne les unes après les autres, et personne ici ne pourrait en dire autrement. C’est drôle, quand on y pense, que ces deux mains-là soient capables de peindre des toiles et de prendre des photos qui attirent les regards et les conversations, mais que ces mêmes mains soient impuissantes face à quelques notes de piano contre lesquelles elles titubent avec maladresse. J’ai retenu des dizaines d’éclats de rire entre les morceaux qu’Anna tente de m’apprendre, par respect pour elle. La pauvre qui doit passer une heure complète à endurer la médiocrité de mes solos. La pauvre qui à chaque leçon doit se dire que cette fois-ci, je vais mieux comprendre les gammes. Que cette fois-ci je vais enfin être capable de faire plus, de faire mieux que la précédente. Qu’un miracle s’est peut-être produit, et que j’aurais même hypothétiquement assez pratiqué durant la semaine pour arriver les doigts prêts à composer une sonate ou deux. Anna est la personne la plus patiente que je connaisse. La plus désintéressée aussi. Tellement d’autres avant elle auraient précipité les choses, ou coupé tout simplement court aux après-midis à jouer avec tout ce qu’il y a de plus faux les partitions que je suis censée finir par connaître et maîtriser.

L’art me fascine. Au point où il me permet d’oublier tout, absolument tout le reste. C’est ce dont on a décidé, en thérapie, pour m’empêcher de sombrer un peu trop vite, un peu trop creux dans ce que là-bas a laissé comme séquelles. En répétant l’horaire, en calfeutrant les trous avec le plus d’activités créatives possible, ma psychologue a espoir que je finirai par reconstruire un peu de bases solides ailleurs que dans mes souvenirs. On a fouillé pour trouver quelque chose qui sortirait du carcan d’avant, pour ne pas simplement multiplier les activités que je connais déjà, à travers lesquelles je suis à l’aise. Le piano, mis à part quand Auden en jouait ce qui était plus rare que rare, est totalement inconnu pour moi. Étonnamment, jamais les parents McGrath n’avaient jugé bon de nous inscrire à des leçons de musique classique. Le cliché anglais ne tenait pas aussi fort que cela, il faut dire. Et puis Anna me calme. Elle a cette présence, elle a cette douceur qui rend tout tellement plus facile. Même mes échecs à répétition avec les enchaînements de pièce. Elle n’hésite pas à décortiquer, à prendre le temps, à ralentir, à prendre des pauses. J’ose espérer qu’elle y trouve quelque chose, elle aussi, dans nos rencontres. Peut-être que je l’amuse - je l’ai vu, à quelques reprises, le sourire en coin qu’elle rattrape avec toute la politesse du monde une seconde à peine après qu’il se soit dessiné sur ses lèvres.

«  J’ai du vin.  » finit par remplacer les échos du pauvre piano que je torture depuis une bonne quarantaine de minutes. Ce doit être ça, qu’Anna gagne à nos leçons. Un petit moment, un verre à peine, où on discute de tout et où on oublie qu’à quelque part je suis son élève et qu’elle est ma professeure. La phrase vient presque comme des excuses, après une manoeuvre musicale particulièrement simple qui a l’air totalement impossible lorsqu’on me demande de la faire. «  Il doit espérer que tu le sauves de moi depuis au moins une heure.  » du menton, je pointe en riant le pauvre clavier malmené par mes soins, avant de laisser le banc à Anna pour filer vers mon sac. Sans même douter de l’endroit où elle a pu ranger les coupes, j’ouvre l’armoire où elles se trouvent, y versant doucement un rouge qu’on pourra prendre au moins jusqu’à la fin de la leçon pour savourer. Anna ne force jamais la conversation, et je ne serais pas étonnée qu’elle profite de ce petit moment pour goûter le vin, pour s’en faire un instant rien qu’à elle. Posant doucement le verre à proximité d’elle, je retrouve une place qui me convient un peu mieux, installée confortablement au creux de la méridienne qui longe l’un des murs du studio. Beaucoup mieux.


@Anna Constantine

Se tenant à côté de Ginny, Anna garde le silence en l’observant jouer. La mine est sérieuse, concentrée pendant qu’elle regarde ce que son élève fait, se mordant souvent la lèvre pour ne pas se mettre à rire franchement. Parce que Ginny est Ginny. Elle est aussi attachante que déroutante, s’efforçant de bien faire tout en ne pouvant s’empêcher de pester qu’elle n’est pas satisfaite de ce qu’elle fait. C’est un mélange de contradiction entre le geste et la parole, et après quelques cours passés ensemble, Anna a pris gout à ce côté ambivalent, où les émotions semblent être assez confuses. Non pas qu’elle possède désormais des dons pour deviner les personnalités, loin de là. Mais le piano ne laisse pas de place au mensonge. Le piano est un instrument d’émotions qui laisse entrevoir bien plus que ce qu’on voudrait montrer. Et si Ginny clame souvent qu’elle n’est pas douée, Anna n’a jamais et ne sera jamais du même avis. Si ça n’avait pas été le cas, elle n’aurait pas continué les leçons à ses côtés. Elle n’aurait pas persévéré dans l’idée qu’elle finira par jouer avec brio. Le piano qui finit par se révéler à celui ou celle qui ne lâchera pas, même si c’est dur, même si on se dit que le niveau d’un Einaudi est juste inatteignable.

Les notes se mélangent au silence, les gammes, installées devant Ginny, laissent entrevoir la mélodie qui trouble la quiétude des lieux. Anna aime ce son, apprécie la sérénité de l’instant, observant parfois son élève, relevant qu’elle y met tout son coeur, caractérisant des progrès qu’elle fait. Et bien que parfois les paroles soient contradictoires avec les gestes, la pianiste elle, est plus que contente des efforts et des résultats. Elle ne peut, cependant, s’empêcher de rire franchement quand l’élève se décide à suspendre le travail en y apportant une justification plausible : celle de proposer cette bouteille de vin, qu’elle a dans son sac.
« Je crois que tu as bien mérité une pause. » Répond Anna en se redressant et en se massant la nuque. La vérité c’est qu’elle-même en a besoin et qu’elle ne dira pas non. Rare sont les moments où elle s’autorise à se laisser aller, sauf quand il s’agit de profiter avec Ally, à condition d’ouvrir la bouteille avec autant d’ardeur et de volonté que Ginny le fait. Ses paroles font rire la brune qui ne peut s’empêcher de doucement secouer la tête. « Mais non, tu fais des progrès je t’assure. Arrête d’être aussi dure avec toi-même/ »
Vraiment trop dure avec elle, songe la pianiste ne pouvant s’empêcher de pouffer, amusée devant la dégaine de Ginny qui sort alors une bouteille de son sac. Telle une Mary Poppins, elle se dirige vers l’endroit où sont cachés les verres pour les pauses musique. A croire que tout a été prévu pour qu’il en soit ainsi. Ou alors qu’un artiste a besoin d’un verre pour retrouver l’inspiration divine. En tout ças, Anna vient prendre place à côté de Ginny, s’installant sur la méridienne, tenant le verre qui lui a été tendue.
Visiblement, cette pause imprévue a l’air de faire du bien à son élève. Et Anna ne peut qu’approuver l’idée, tendant son verre vers elle afin de pouvoir trinquer avec elle.  « A tes progrès. » Et elle lève déjà un doigt pour faire taire tout ce qui pourrait contredire ses propos. « Et non Ginny, je ne te laisserai pas dire que tu fais du massacre ou que mes oreilles ont saigné. Loin de là. » Elle lui glisse un sourire sincère. Parce qu’elle dit vrai dans ses mots. La vérité c’est qu’il n’y a rien de compliqué dans le piano mais que tout doit être joué avec le coeur et persévérance. Et c’est ça le plus important. « Tu as progressé pour quelqu’un qui n’y connaissait rien. Et tu sais en tant qu’adulte c’est encore plus compliqué que lorsqu’on est enfant. » Elle boit alors une journée, appréciant le tanin se reposant discrètement sur son palais. Tout semble suspendu dans ce studio insonorisé, donnant l’impression d’être dans une bulle. « Si nous étions tous doués du premier coup, nous nous serions tous appelés Ray Charles. » Pouffe-t-elle en reprenant une gorgée de vin.

@Ginny Williams

« Je crois que tu as bien mérité une pause. » j’éclate de rire, trouvant la blague particulièrement marrante sachant à quel point je n’ai rien mérité du tout sauf peut-être un congé musical pour les prochains jours / semaines / séances. Anna a toujours eu ce tact, cette manière bien propre à elle de voir le positif derrière tout ce que je peux finir par gâcher sur son piano. Et si d’habitude je suis aussi du genre à voir le verre à moitié plein, il y a certaines réalités avec lesquelles je crois être forcée de rester bien objective. Mon talent (limité, absent) comme pianiste en fait partie. « Mais non, tu fais des progrès je t’assure. Arrête d’être aussi dure avec toi-même. » « Si tu le dis… » sur les pointe des pieds, je finis par dégainer les deux coupes que je cherchais avec intérêt dans les placards, me retenant d’ajouter une nouvelle critique à mon sujet. Anna a cette autorité que seuls les bons enseignants possèdent. Quand elle dit quelque chose, même si sa voix ne porte pas jusqu’au plafond du studio, on écoute. J’écoute.

La bouteille déjà entamée posée sur une table en retrait, ce sont nos deux silhouettes qui abandonnent le piano pour trouver un peu de confort pendant le repos que je nous ai forcé. « A tes progrès. » lesquels? Je pouffe, le doigt d’Anna venant m’empêcher d’en remettre une couche. Comme une gamine prise en plein sur le fait, je presse les lèvres l’une contre l’autre, mes fossettes se chargeant de se moquer pour moi. « Et non Ginny, je ne te laisserai pas dire que tu fais du massacre ou que mes oreilles ont saigné. Loin de là. » il va donc falloir que je trouve un autre prof de piano, quelqu’un qui ne me censurera pas, qui ne m’empêchera pas de dire la vérité, quelqu’un qui ne me donnera pas l’impression de - oh, ce vin est délicieux. Et ma rébellion d’adolescente en crise et en carton est passée aussi vite qu’elle est montée. « Tu as progressé pour quelqu’un qui n’y connaissait rien. Et tu sais en tant qu’adulte c’est encore plus compliqué que lorsqu’on est enfant. » qu’elle cherche de nouveaux arguments pour me convaincre est adorable. Bizarrement, ça me rappelle à quoi ressemblait la vie, là-bas. Personne ne voyait le mal dans personne, tout le monde supportait tout le monde. Le nombre de nuits qu’on a bien pu toutes passer à fusionner nos forces pour aider l’une de nos soeurs à construire la vision qu’elle avait en tête. Des toiles, des films, des poèmes, des chansons, des monuments ; tout y passait, rien n’était à notre épreuve. Anna aurait été incroyable, là-bas.

« Tu veux savoir quelque chose ? » une gorgée plus tard, j’attrape son regard du mien. Une lueur de malice y pointe, juste assez pour qu’elle réalise que la suite va certainement lui provoquer un ou deux roulements d’yeux. « Ça me plaît, d’être nulle. » un rire de plus, et j’hausse ma main libre en gage d'innocence. Oups, vraiment pas fait exprès, c’est l'habitude, vraiment désolée, tu ne m’y reprendras plus je te promets. « Moins nulle qu’au tout début. » c’est un peu de progrès ça, non? J’aimerais bien les entendre, ses autres étudiants. Tous droit sortis du conservatoire, avec les yeux brillants et la bouche en coeur, prêts à composer des sonates qui vont rivaliser avec celles des plus gtrands compositeurs classiques sur des serviettes en papier. « Ça enlève la pression de tout le reste. » tout le reste est vague, pas assez pour que je ne ressente pas un bref inconfort qui me force à me replacer, instinctivement sur mon siège. Tout est tellement chaotique depuis mon retour, que de pouvoir contrôler le petit chaos qu’est ma nullité derrière un clavier me suffit. C'est le seul contrôle auquel j’ai droit. « Tu restes souvent ici, après ? » changeant de sujet, j’espère qu’Anna n’y verra pas une manière de la couper sur l'élan qu’elle aurait bien pu avoir. « Le studio est tellement intéressant, quand il n’y a rien qui s’y passe. » il est bondé d’ombres, de flous, de teintes et d’angles qu’on ne voit pas, quand il est rempli. Ou tout simplement quand on s’y affaire à apprendre. J’adore l’observer, en silence.

La bouteille de vin au sein des studios est une première pour Anna. Elle n’y a jamais songé auparavant. Toujours trop sage. Toujours dans le respect des règles. Ici, c’est son lieu de travail, c’est vrai. Mais c’est aussi le lieu où des liens incroyables se sont façonnés. Bien évidemment, Samuel arrive en tête de liste. Tout en haut et très loin derrière les autres. Parce qu’au delà du couple qu’ils forment, il est celui qui lui a sauvé la vie. Lui apporté un souffle nouveau dans une existence où la douleur était tellement… tellement forte. Il a su recoller les morceaux d’une âme en miette. Et bien que tout ne soit pas parfait, Anna est tellement reconnaissante qu’il soit le maestro également de sa vie. Puis, il y a Eddie qui a su montrer combien elle pouvait compter sur son amitié. Alors oui, Anna a toujours été sage dans ses faits et gestes ici. Et bien que l’alcool n’ait jamais été prohibé en ces lieux de mélodie, elle se sent pareille à une adolescente rebelle qui brave l’interdit. Ne pouvant s’empêcher de s’amuser de Ginny qui ne cesse de clamer haut et fort - à qui veut l’entendre - qu’elle n’est pas douée. Ce dont Anna s’oppose avec bienveillance. Elle en a connu des élèves depuis le temps qu’elle donne des cours. Et ce qu’elle a retenu de ces années, c’est que tout ce qui prend du temps en vaut la peine de s’accrocher. Ce qui n’a pas l’air de convaincre son élève. Ce qui l’amuse plus qu’autre chose.
« Tu veux savoir quelque chose ? » Anna repose son verre, se redressant légèrement. « Je suis toute ouïe. » Elle est prête à tout entendre. « Ça me plaît, d’être nulle. » Anna ne peut s’empêcher de rire, secouant déjà la tête devant les propos de Ginny. Incorrigible serait le bon mot même. « Moins nulle qu’au tout début. » Et là, le rire est encore plus grand et joyeux. Anna aime la simplicité qu’il y a dans leurs échanges. C’est fluide, c’est doux et c’est agréable. « J’aime bien cette précision apportée tes propos. » Et en vrai, ça l’éclate. Elle a bon fond Anna et surtout, elle est de ces êtres qui croient fortement aux compétences de chacun. Que tout le monde peut réussir à condition d’y mettre du sien. Et elle n’a jamais été du genre à s’avouer vaincue ou les rares fois ont suffi à la mettre par terre sans être capable de pouvoir se relever.
Et vivre avec ce perpétuel sentiment d’échec.
« Cela dit, je veux bien que tu m’en expliques davantage. » Elle est intriguée, d’autant plus que l’affection apportée à Ginny rend le tout encore plus curieux. « Ça enlève la pression de tout le reste. »Elle ne peut s’empêcher de froncer les sourcils, ne pouvant s’empêcher d’être impacté par ses mots plus qu’à l’accoutumée. Parce qu’au fond d’elle, Anna ne peut s’empêcher de la comprendre. Pour avoir vécu dans l’ombre perpétuelle de sa soeur, la pianiste n’a jamais été considérée comme la plus douée. Elle n’a jamais été un « modèle de réussite » à en reprendre les mots décriés, par son père, avec tant de fierté. « Je comprends ce que tu veux dire… » Se contente de répondre Anna avec un sourire un peu moins joyeux. Peut être trop nostalgique après tout. « J’étais un peu comme ça gamine. être moins douée et le reconnaitre était une manière de me protéger. » Elle reprend son verre, en boit une gorgée. Contemple le liquide foncé puis relevant son regard vers Ginny. « Puis, je me suis rendue compte que ça ne tenait qu’à moi d’en décider de comment je voulais m’auto-considérer. » et qu’elle ne pourra jamais empêcher Ginny d’en faire de même pour le piano. Mais au fond d’elle, Anna espère qu’il pourra en être autrement. Qu’elle réalisera tous les progrès qui sont faits.
« Tu restes souvent ici, après ? » Elle ne peut s’empêcher de remarquer le changement de sujet qui passe tel un cheveu sur la soupe. Imperceptible malgré tout. Anna croit en la théorie des âmes qui se ressemblent sans avoir besoin de communiquer. « Le studio est tellement intéressant, quand il n’y a rien qui s’y passe. » - « Intéressant quand il y a du vin, qui plus est. » Anna esquisse une moue amusée. Avant de soupire d’aise, observant les lieux où elles sont. « Je pourrais passer ma vie ici, si je ne possédais pas le beau rôle de maman. J’aime tellement quand c’est calme. Tu te recentres sur toi, tu réfléchis à ta vie. Tu te projettes... Mais tu sais ce qui est génial aussi ? » Elle se redresse pour se tenir plus droite, lève les mains comme si elles étaient sur le clavier. Fermant les yeux, elle reprend doucement la parole. « Quand il y a du monde. Je ferme les yeux et je me concentre fort. Et j’arrive à entendre toutes les mélodies de chaque salle… Elles raisonnent en moi et je me sens tellement alors vivante. » Et ça l’inspire à créer, à imaginer. Et puis à se rappeler, à éprouver des regrets. Le manque aussi. « Là, tu peux dire que tu me trouves carrément bizarre ou flippante. » Finit par dire Anna en se tassant contre le dossier de l’assise. Elle ne peut s’empêcher de rire, parce que c’est bien la personne qui découvre une de ses lubies lorsqu’elle est ici. Même Samuel n’est pas au courant de tout ça. « Et sinon… Ginny… Est-ce qu’il y a un domaine dans lequel tu excelles ? » Aux yeux de la pianiste, il y a forcément une compétence mieux maitrisée qu’une autre.

@Ginny Williams

« J’aime bien cette précision apportée tes propos. » le vin rougit les lèvres d’Anna, j’imagine qu’il finira par faire le même effet aux miennes. « J’entends ta voix dans ma tête si je ne précise pas. » quelques séances à peine, quelques coups d’oeil et froncements de sourcils et on y est. Elle a réussi à se faire une place nichée au creux de mes pensées sans que personne ne s’en étonne. Il y a des gens comme ça, qui sont confortables. À côtoyer, à imaginer. C’est bien ce que je fais, quand je laisse mes prunelles dériver sur la salle, et que j’y imagine toutes les conversations, tous les cours, toutes les rencontres et toutes les réflexions qu’elle a bien pu vivre ici. « Cela dit, je veux bien que tu m’en expliques davantage. » je résume à demi-mot, elle hoche pleinement de la tête. « Je comprends ce que tu veux dire… » il y a des marques qui restent, peu importe d’où elles viennent. Certains les nommeraient des traumatismes, j’aime à penser qu’ils sont des apprentissages. De nos limites, de celles des autres, du juste milieu. « J’étais un peu comme ça gamine. être moins douée et le reconnaitre était une manière de me protéger. » j’aurais voulu la connaître, celle-là, cette version d'Anna. Une longue gorgée de vin plus tard, je balaie les relents nostalgiques des notes parfaites dans l’espoir qu’on m’accorde un minimum de confiance, enfant. On a tous nos tactiques, quand on grandit. « Puis, je me suis rendue compte que ça ne tenait qu’à moi d’en décider de comment je voulais m’auto-considérer. » son soupir me suggère que le mien peut prendre le relais de l’initiative. « Mes parents ont eu des années pour nous considérer, tous les trois. » ce sera ça, le mot du jour. « Être McGrath c’était venir avec tout un CV. » et même Jill ne pouvait pas se permettre d’être un échec. Même toutes ses erreurs, tous ses drames, toutes ses crises, elle les faisait avec brio, un talent inouïe. Elle était la meilleure des pestes. Matt, lui, était le fils parfait par procuration, le portrait idéal de ce que l’idéal de mes parents aurait pu avoir l’air s’ils n’avaient pas été aussi exigeants avec lui. Ils n’ont même pas pleuré quand il est parti, que Jill m’a dit.

Le coeur un poil moins léger que tout à l’heure, j’en viens quand même à retrouver le regard joueur d’Anna. Il brille désormais presqu’autant que le mien. « Intéressant quand il y a du vin, qui plus est. » ma coupe tinte sur la sienne, tout va mieux lorsqu’on laisse les sujets qui fâchent de côté pour quelques minutes. « Je pourrais passer ma vie ici, si je ne possédais pas le beau rôle de maman. J’aime tellement quand c’est calme. Tu te recentres sur toi, tu réfléchis à ta vie. Tu te projettes... Mais tu sais ce qui est génial aussi ? » mes sourcils froncés l’encouragent à poursuivre. Et lorsqu’elle ferme les yeux, qu’elle se replace, que ses épaules se redressent et que j’entraperçois un battement le long de sa nuque, mon attention ne pourrait pas dériver ailleurs. « Quand il y a du monde. Je ferme les yeux et je me concentre fort. Et j’arrive à entendre toutes les mélodies de chaque salle… Elles raisonnent en moi et je me sens tellement alors vivante. » c’est exactement ça. Elle a tout saisi Anna, elle sait exactement de quoi elle parle. « Là, tu peux dire que tu me trouves carrément bizarre ou flippante. » elle me fascine. Et elle sort du jeu aussi vite qu’elle y est entrée. « Et sinon… Ginny… Est-ce qu’il y a un domaine dans lequel tu excelles ? » « J’aimerais te peindre. » ma voix est aussi douce que mon enthousiasme la laisse l’être. J’aimerais la peindre, peu importe la question, peu importe vers où Anna souhaite faire dériver la discussion. Une gorgée de vin plus tard, je dépose ma coupe au sol, reprend place près d’elle, dans notre bulle. « Avant, j’aurais dit que je n’excelle pas, que j’essaie seulement. » à propos de la peinture, mais à propos de tout le reste. Mes enfants, mes amours, ma vie, la liste est si longue que je n’aurais jamais eu assez de doigts pour tout compter. « Maintenant je sais. Ça a pris un moment, mais on y est. » deux ans, très exactement. Vivre là-bas, malgré tout l’émoi que cela a pu causer ici, a eu ses bons côtés. « À force de répéter. » un clin d’oeil plus tard, et je retrouve ses iris des miens. J’aimerais la peindre.

Anna n’a jamais été ce genre de personnes à parler de ses états d’âme à n’importe qui. Elle a toujours su manier l’art de dissimuler, de ne pas montrer ses émotions. Et de cacher le vrai du faux. Maintenir les illusions pour faire croire que tout va bien. Ou afficher un sourire quand son coeur est en train de pleurer toutes les larmes de son corps. Elle a souvent été dans ce cas de figure lorsque son mariage a commencé à sombrer. Lorsqu’il a fallu étaler le plus grand sourire , sur son visage, à son fils et maintenir ce besoin d’apporter de la joie et du rire pour le petit. Lorsqu’ils ont été invités dans des repas de famille et qu’elle avait juste envie de se terrer dans un trou et de ne plus en sortir. A chaque fois, elle s’est faite violence. Et depuis, elle s’est renfermée sur elle, évitant de trop en dire ou alors d’en dire peu si confiance il y a. Et c’est ce qu’elle aime bien chez Ginny. Cette simplicité. Ces mots bruts. « J’entends ta voix dans ma tête si je ne précise pas. »  Anna ne peut s’empêcher de rire, affichant un sourire démoniaque s’alliant à son visage d’ange. Si elle lui permet de croire en ses progrès, la bataille est pratiquement gagnée.
Et puis, il y a ces similitudes dans les mots de Ginny qui lui rappellent son passé. Elle se dévoile un peu plus, Anna. Expliquant l’enfance qu’elle a vécu. N’importe qui d’un point de vue extérieure aurait acclamé les Pettersson pour cette éducation brillante qu’ils auront donné à leurs filles. Mais pour Anna, les choses n’ont pas été ressenties ainsi. Bien au contraire, elle a lutté si longtemps avant de comprendre réellement. « Mes parents ont eu des années pour nous considérer, tous les trois. » Anna reste silencieuse, fixant le visage de Ginny. Son coeur s’est mis à battre plus fort tout à coup sans qu’elle n’y trouve de raisons quelconques. « Être McGrath c’était venir avec tout un CV. » Elle a ce sourire triste qui se fige sur ses lippes. « Tu as eu, aussi, une enfance de casse bonbon je vois. » Elle aurait des tas d’autres questions à lui poser sur son enfance et même sur ce fameux « trois » qu’elle a prononcé. Il y a des frères ou/et des soeurs. Et Anna aurait aimé savoir leur entente d’aujourd’hui ou si l’exigeance de leur éducation a laissé des traces indélébiles.
Mais la conversation revient sur le studio, sur cette safe place qu’il représente sans que personne puisse venir les déranger réellement. En général quand les portes des studios sont fermés, cela veut tout dire… Et elle a vérifié qu’elles étaient isolées par ce simple claquement de porte. Et Anna se met à raconter comment elle arrive à s’évader. Pourquoi d’ailleurs ? ça parait tellement farfelu. Elle peut passer pour une illuminée qui aime ce qu’elle fait, c’est ok. La musique la fera éternellement vibrer en ces lieux. Mais il y a des moments où parfois la mélodie s’arrête et il y a la curiosité qui la démange aussi. C’est presque un besoin d’en savoir plus sur cette élève intrigante, qui sort des bouteilles de vins telle une Mary Poppins et qui possède des similitudes d’enfance. Cependant, la réponse qui sort des lèvres de Ginny n’est pas, ce à quoi elle s’attendait. « J’aimerais te peindre. » - « Me peindre ? »  L’étonnement est clairement là. elle n’est pas offusquée loin de là. Juste surprise parce qu’on ne le lui a jamais fait. Bien sûr que Samuel lui joue souvent des morceaux de piano et qu’Anna aime particulièrement ces instants là. « Avant, j’aurais dit que je n’excelle pas, que j’essaie seulement. » Anna suppose qu’elle parle de peindre. « Maintenant je sais. Ça a pris un moment, mais on y est. » Persévérance est un mot qu’elle aime plus que tout. Elle le sait, Anna, il crée des miracles et des réussites pour celui qui n’abandonne pas. « À force de répéter. » Elle ne peut s’empêcher de pouffer de rire. Parce qu’elle comprend où Ginny veut en venir. « Ce sera toujours mieux qu’hier n’est ce pas ? » à l’échelle du piano, de la peinture, de la vie. « Je ne sais pas quoi te dire… C’est bien la première qu’on me propose de me peindre. » Forcément, son manque de confiance en elle revient au galop. Sa discrétion lui hurle que ça ne sert à rien. Et en même temps quand c’est Ginny qui propose, il y a cette confiance qui s’est discrètement instaurée, et qui l’apaise. C’est fou en si peu de leçons de piano. « Mais pourquoi ? Je suis certaine qu’il y a des modèles bien plus photogéniques que moi. » Elle babille plus qu’elle ne se justifie en vrai. « Ou que je vais tellement bouger que tu vas finir par en avoir marre et ne plus revenir persévérer ici. »
@Ginny Williams  

« Tu as eu, aussi, une enfance de casse bonbon je vois. »
« J’aimerais te dire que quand on est devenus adultes, ils se sont calmé. Mais bon - . »

J’éclate de rire parce que voilà, vaut mieux en rire. Les rapports avec mes parents sont différents, depuis que je suis revenue. Il y a comme une sorte de compréhension mutuelle, sans que jamais ils n’aient vécu ou fait subir ce que j’ai bien pu faire en partant, en laissant tout derrière sans un mot pendant plus d’un an. Mon retour est devenu pour eux un moyen de repartir sur des bases plus saines. Pour moi, de revenir m’a permis de passer en revue toutes les raisons pour lesquelles je voulais réintégrer certaines personnes, ou non, dans ma vie. Tout le monde et moi la première s’étonnerait qu’ils en fassent partie, de ces gens que je voulais de nouveau côtoyer. On dira que j’ai appris à pardonner, que j’ai appris à reprendre le contrôle qu’ils m’avaient volé. Que celle qui était partie là-bas n’est pas la même qui en est sortie. Et à quelque part, je me dis qu’Anna doit comprendre. Que même si les souvenirs sont amers, on ne peut pas passer sa vie à se rattacher à tout ce qui blesse. Qu’on doit à un moment décider de s’en défaire, d’avancer sans les bagages inconfortables et douloureux qu’ils représentent. Un pas à la fois. « Me peindre ? » sa surprise doublée de son malaise me font éclater de rire sans que je ne pense une seule seconde à me retenir. Anna se replace à mes côtés et j’en profite pour boire une longue gorgée de vin sans quitter ses yeux des miens. « T’as très bien entendu. » elle répète, probablement plus pour se l’entendre dire que pour le fait de faire vivre mes mots sur ses lèvres. « Ce sera toujours mieux qu’hier n’est ce pas ? » et la voilà qui prend la fuite, qui surfe sur mes paroles, qui s’y rattrape comme une jolie petite bouée qui la sortirait d’un océan trouble d’incertitudes. « Je ne sais pas quoi te dire… C’est bien la première qu’on me propose de me peindre. » doucement, lentement, avec soin, je dépose ma coupe au sol pour me recaler contre les coussins. « Mais pourquoi ? Je suis certaine qu’il y a des modèles bien plus photogéniques que moi. » c’est Anna qui pose les questions mais elle revient aussi vite avec les réponses, son esprit va à cent mille à l’heure. Devant ses réticences, je dois me faire violence pour ne pas lui sortir tout ce qu’elle peut bien me dire, à la seconde où je dénigre mes talents (relatifs) (très) au piano. Je dois vraiment mordre l’intérieur de ma joue pour ne pas lui servir sa salade et sa psychologie, ses discours et ses plaidoyers, je les ai tous par coeur fin prêts, me retenir me prend toutes les forces qui me restent. « Ou que je vais tellement bouger que tu vas finir par en avoir marre et ne plus revenir persévérer ici. »

Lorsque j’ai la certitude qu’elle a pressé le citron jusqu’à la dernière goutte, j’arque la nuque sans jamais lâcher ses prunelles des miennes. « Tu peux inventer toutes les excuses du monde, ça changera rien. » ma voix est calme, même pas moqueuse. Je liste simplement les faits, lui expliquant sans la moindre mauvaise intention que je n’en ai absolument rien à faire de sa réponse. La demande est là, elle a lieu, elle est créée, je l’ai matérialisée et elle en fait partie. À quelque part, je me dis que si elle est si réfractaire, c’est peut-être même parce qu’elle en a secrètement terriblement envie. Qu’elle ne se l’aurait jamais autorisé, et que ma proposition est maintenant tellement tangible qu’elle refuse pour le simple fait de continuer à l’espérer. Peut-être est-ce qu’elle a peur du résultat final. De ne pas se reconnaître sur la toile, d'y voir une version d’elle qu’elle n’est pas, à laquelle elle aspire sans jamais savoir par où passer pour l’atteindre. Peut-être aussi qu’elle a des milliers d’autres raisons qui lui appartiennent. Et qu’avec tout mon altruisme, je lui laisse. « Mais ça m’amuse. » ce n’est que lorsque je suis certaine qu’elle a compris que je ne lâcherai pas le morceau que je me lève du canapé pour dériver vers mon sac une nouvelle fois. « Dis-moi toutes les raisons pourquoi tu ne veux pas. » plutôt que d’en sortir une bouteille de vin cette fois-ci, j’y retrouve mes crayons, mon carnet à dessin. Elle ne sera pas peinte sur une toile aujourd'hui, mais elle prendra vie d’une façon ou d’une autre sur le papier en attendant. Encore une fois, je ne lui donne pas le choix, revenant me poser près d’elle mais au sol maintenant, de manière à devoir lever le menton pour bien distinguer ses traits en hauteur. « Je ferai mes croquis, pendant. »

« J’aimerais te dire que quand on est devenus adultes, ils se sont calmé. Mais bon - . » Le rire d’Anna se joint au sien, partageant cette sensation que leurs destins sont liés, qu’elles ont quelque chose en commun. La pianiste ignore à quel point leurs histoires ont des vécus similaires. « Les miens ne se sont pas calmés hélas. » Ils contempleront toujours Anna comme le chat noir de la famille. Celle qui n’a pas embrassé une carrière dans le médical. Celle qui n’aura pas fait un si beau mariage avec un fils de bonne famille. « Je crois qu’ils espèrent un jour que je me réveillerai en plaquant tout pour devenir un éminent chirurgien. » Elle sourit et boit une gorgée de vin. « Ils ne comprendront pas que mon « loisir »… » Elle effectua le geste des guillements avec ses doigts, appuyant sur le mépris du mot que ses parents apportent dans leur diatribe « Fait du bien, sauve des vies. » Mais Anna le sait : on ne choisit pas sa famille. Et elle l’a compris avec le temps. Elle s’adapte. À tout, de toute manière. La vie ne lui en a pas laissé le choix. Même qu’elle réserve des cadeaux  sous forme d’une Ginny qui souhaite la peindre. Pourtant, la pianiste se dit qu’elle a peut être mal entendu. La peindre ? Elle. Pourquoi elle ? « T’as très bien entendu. » Les mots sont sans appel. Oui, elle a bien entendu mais ça ne règle pas ses questions. Parce qu’Anna en a des tas. Son cerveau réfléchit à  va, sans que ça soit une mauvaise chose. Au contraire, il faut qu’il y ait un sens à ça. Et ses pensées se laissent être exprimées à haute voix parce qu’elle ne saisit pas tout. Parce qu’elle est aussi intriguée qu’inquiète de ce que ça peut représenter. Qu’elle puisse sortir de cette ombre dans laquelle Anna se réfugie souvent. L’ombre d’une enfance à être rabaissée. L’ombre d’un mariage décimé, à être mise de côté au profit de la drogue. L’ombre d’une vie dans laquelle Anna tente de se faire une petite place. Forcément, ses mots sont confus. Il n’y a rien de concret dans ces questions rhétoriques n’amenant rien d’autre que le silence de Ginny. Non vraiment, elle craint de ne pas être à la hauteur dans ce qu’elle n’a jamais fait.
« Tu peux inventer toutes les excuses du monde, ça changera rien. » Elle ne peut s’empêcher de lui adresser un sourire contrit. Parce que Ginny est déterminée. Et ça, Anna l’a toujours vu au détriment de tout ce que son élève pouvait déclamer quand à ses progrès au piano. « Mais ça m’amuse. » Et cette fois-ci, c’est un léger rire qui franchit les lippes de la pianiste. Parce que oui, elle ne lâchera pas le morceau. « Tu es sadique. » Dit-elle sans réellement le penser. « Tu veux me faire payer ma détermination en tes progrès, hein ? » Il ne pourra que s’agir de ça. Anna ne se considère pas comme un modèle qui pourrait avoir sa tête sur une toile. A moins qu’il ne s’agisse d’art abstrait ou de cubes, ce dont elle pourrait comprendre. Mais là encore, il y a chez Ginny, cette intuition qui la fait croire qu’il n’y a rien d’abstrait dans ce qu’elle pourrait mettre en lumière.
« Dis-moi toutes les raisons pourquoi tu ne veux pas. » Anna ne la quitte pas des yeux, observe ses faits et gestes. La voyant sortir un carnet de dessin et probablement de quoi dessiner. Elle se demande même ce qu’elle va en faire jusque’à ce que Ginny rajoute : « Je ferai mes croquis, pendant. » Ainsi, Anna se sent comme acculée devant une impasse dans laquelle la fuite n’est possible. Et en même temps… A t-elle envie de s’en aller ? Bien évidemment que non. Cela dit, elle se sent mal à l’aise, c’est vrai. Sa peau laisse entrevoir le rose de sa gêne, quoi que alimentée par le vin qui colore naturellement ses joues. « Tu es terrible, Ginny. Tu le sais ? » C’est presque comme si elle capitulait. « Je n’ai pas vraiment de raisons… » Ajoute Anna d’une voix plus calme, portant le verre à ses lèvres et avalant une gorgée. Pour ne pas rester immobile et espérer - au fond d’elle - être trop mobile pour faire office de modèle. « Je pense qu’au fond de moi… Je suis gênée de ce que tu pourrais voir en .. Me dessinant. » Pourrait-elle juger tous ces combats qu’elle a mené ? Sa volonté de protéger Malone au détriment de son mariage. Puis ensuite protéger Oscar au détriment de Malone. Et qu’elle puisse être jugée et ressentir toutes les affres de l’enfance, porteuse de marques indélébiles sur ses chairs. « Il y a tellement de cicatrices sur moi… » Les cicatrices invisibles, celles qui hantent encore son âme et son coeur. « Je n’ai pas envie que tu vois toute la laideur et toute la souffrance. » Et il n’y a pas mieux que l’art pour exprimer ce que les mots ne peuvent prononcer. Anna le voit bien avec le piano alors elle n’ose imaginer un croquis esquissé sur un carnet de dessin.

@Ginny Williams  

« Je crois qu’ils espèrent un jour que je me réveillerai en plaquant tout pour devenir un éminent chirurgien. » les parents d’Anna et les miens, même combat. Étrangement, le vin goûte tout de même assez doux sur ma langue. Il ne vient pas avec des regrets, avec des remords, avec toutes ces années à me sentir imposteure face à eux et à leurs attentes que je ne remplirais probablement jamais même si j’essayais de toutes mes forces. « Ils ne comprendront pas que mon « loisir »… » et je sais exactement où elle va, avant même qu’elle - « Fait du bien, sauve des vies. »  voilà. D’une inclinaison aussi douce que possible, je fais tinter ma coupe sur la sienne. Le piano, la peinture, l’art peu importe sa forme. Ce n’est pas un vrai boulot, un vrai travail pour eux. C’est une perte de temps, une manière de prendre de l’argent et de l’énergie du système et d’en faire des confettis ensuite. Anna se moque, mais Anna a quelques chose dans la voix qui ne se moque pas tant que ça. « Tu es sadique. » jusqu’à ce que je propose de changer complètement l’angle de la conversation - ou pas du tout, justement. Elle a cette lueur dans les yeux quand elle parle d’eux. Quand elle revit leurs discours, quand elle les dédramatise, les intellectualise. « Tu veux me faire payer ma détermination en tes progrès, hein ? » « Ah non, pour ça j’aurais trouvé un moyen de te faire laver les toilettes du café d’en face. » usant du même ton qu’elle, je lui tire même la langue pour un peu plus d’humour.

C’est elle, qui a ouvert cette porte et qui m’a montré une bribe, une miette de celle qu’elle peut être derrière les attentes et les paroles posées. « Tu es terrible, Ginny. Tu le sais ? » j’hausse de l’épaule, particulièrement encline à prendre le titre et à le porter fièrement. Je sais, tout ce par quoi elle passe. Je sais parce que je me suis retrouvée tellement de fois à refuser de savoir qu’on me dessinait. Qu’Auden me voyait à travers ses traits. Je faisais la sourde oreille, je regardais ailleurs, j’ignorais stupidement. « Je n’ai pas vraiment de raisons… » et, comme Anna, je réalisais au fur et à mesure que peu importe ce que je voulais cacher il le verrait tout de même. Ils le verraient tous, parfois et souvent bien mieux que moi. « Je pense qu’au fond de moi… Je suis gênée de ce que tu pourrais voir en .. Me dessinant. » sans même le savoir, Anna met les mêmes mots, des mots identiques, à son ressenti. Elle l’exprime plus doucement, avec toute la vulnérabilité qu’elle cache là aussi, sûrement. « Qu’est-ce qui pourrait être si pire que ça? » et c’est probablement parce que ce qu’elle vit est totalement calqué sur ce que j’ai vécu que je m’autorise à poser la question. C’est parce que je sais par où elle passe, que j’y suis passée moi aussi, que j’y retourne encore tant de fois. « Il y a tellement de cicatrices sur moi… Je n’ai pas envie que tu vois toute la laideur et toute la souffrance. » si seulement elle savait, ce que je vois tous les matins dans le miroir.

« Anna? » je lui ai laissé de l’intimité, auapravant. Mes yeux n’avaient pas quitté mon carnet, je ne répondais que par les bruits ambiants de mes crayons grattant le papier. Ma main, pourtant, a déposé mes mines il y a une seconde et une poignée d’autres. Lorsque j’enlace mes doigts aux siens, c’est son regard que je cherche avec patience. Elle prendra la temps dont elle a besoin, je ne bouge pas. « C’est ce que tu as de plus beau. » sans forcer, sans insister. Une légère pression joint nos doigts, je ne lâche pas sa main. Je la respecte assez pour ne pas pousser plus que ça, mais n’en reste que j’ai confiance. Qu’elle s’ouvre, qu’elle en dise plus, qu’elle me parle de ces cicatrices, de ses cicatrices. Celles qu’elle refuse de montrer, mais qu’on voit tout de même.

Ça lui fait tellement de bien de pouvoir s’exprimer librement. Et ce n’est pas les quelques gorgées de vin qu’elle a bu qui l’ont dépouillées de tout sens de la réalité. Au contraire, c’est comme si tout était plus clairvoyant. Comme si les masques tombaient, petit à petit, et qu’elle y voyait enfin la véritable vérité. Elle n’a pas honte. D’exprimer son enfance avec des parents qui lui ont souvent mis la pression. Qui ont tout le temps cherché à la faire rentrer dans ce moule si parfait. Elle en a jamais été impressionnée de leur train de vie. Bien sûr qu’elle n’a manqué de rien. Bien sûr que la table a toujours été garni de nourritures, de cadeaux mais de si peu de câlins et d’affections. Alors, Anna n’aura jamais cet enthousiasme à endosser le chemin tout tracé. La vie qu’elle a aujourd’hui lui convient. Et ça fait du bien de l’exprimer à Ginny. Cette sensation que ce qu’elle raconte n’est pas anodin, qu’il y a du vécu. En témoigne ce verre qui s’entrechoque, contre le sien, dans ce secret si bien gardé. Il y a ce sentiment qui lui intime qu’elle peut tout lui dire. Enfin, jusqu’à ce qu’elle propose de la peindre. Anna essaye de se battre mais si elle est têtue, elle découvre que Ginny aussi. « Tu veux me faire payer ma détermination en tes progrès, hein ? » « Ah non, pour ça j’aurais trouvé un moyen de te faire laver les toilettes du café d’en face. » Anna ne peut s’empêcher de rire. « Tu vas les nettoyer avec moi, je te préviens. » Et ça fait tellement du bien en cet instant.  De rire avant de reprendre son sérieux et d’exprimer ses craintes. Ses peurs sur le fait d’être mise à nue dans le sens littéral du terme. Parce que c’est l’impression que ça lui donne. Et par dessus tout, la pianiste a peur de ce qu’elle pourrait révéler. Qu’on puisse finalement la juger pour ses choix, ses décisions. Et ce n’est pas simple que de le faire savoir. Que de l’exprimer à haute voix. Et au fond d’elle, qu’a-t-elle à y perdre avec son élève ? Rien du tout en soi. « Qu’est-ce qui pourrait être si pire que ça? » A ce moment, c’est difficile pour elle. De devoir en parler de ces cicatrices qui parsèment son cœur. De ces traumatismes qui ne la quittent pas. Du manque au quotidien de l’Autre. De la vie avec la sensation d’étouffer en permanence pour toutes les décisions qu’elle a prise et ses conséquences.
« Anna? » Lorsque la main de Ginny vient se poser sur la sienne, la brune relève son regard vers Ginny. Retrouvant cette connexion visuelle, ce lien discret qui se crée. C’est rassurant et tellement flippant aussi. Elle ne peut nier combien son cœur bat si fort. « C’est ce que tu as de plus beau. » Elle sent cette boule se former dans sa gorge. Elle sent aussi les doigts de Ginny qui se pressent contre les siens. Et en cet instant, elle a l’impression qu’on pourra la comprendre, elle… En tant que Anna, cette humaine qu’on a toujours vu comme la ratée, comme l’épouse de, comme la mère de… Mais rarement de comprendre ce qu’elle peut ressentir dans sa petite âme blessée. Elle ravale sa salive, le cœur en train de s’emballer. Et sa main qui pivote légèrement pour agripper celle de Ginny et la presser. Parce que parfois il n’y a pas besoin de mots pour exprimer ce qu’elle peut éprouver en cet instant. « Tu vas me faire pleurer… » Souffle-t-elle dans un murmure que l’émotion empêche de prononcer plus fort. Et dire que tout est parti d’une simple leçon de piano entre une élève clamant, dans toutes les langues, qu’elle est nulle et Anna tentant de lui faire savoir tout le contraire. Détermination, elle a dit. « J’ai vécu des choses, pas très belles, ça en a couté ma vie avec la personne que j’aimais le plus au monde. » Est-ce qu’elle a regretté son départ ? Mille fois oui. Est-ce qu’elle le regrette encore aujourd’hui ? C’est une question à laquelle, Anna n’a pas de réponses. « J’ai hâte de voir le rendu final… De découvrir comment toi tu me vois. » Finit-elle par lui murmurer, et d’ajouter ensuite d’une voix plus timide. « J’ai cette impression que tu possèdes des cicatrices semblables aux miennes, non ? »

@Ginny Williams  

Les doigts d’Anna se resserrent contre les miens, suffisamment pour que je puisse sentir qu’elle n’a pas l’intention de s’envoler. De repartir ailleurs dans l’atelier ou ailleurs dans sa tête. Elle est bien ici, elle est bien maintenant, et ses yeux dans les miens le prouvent un peu plus. J’inspire un parfum qui lui ressemble, j’attends qu’elle réponde à son rythme.

« Tu vas me faire pleurer… » et ça ferait un si joli dessin.

Mes mots restent logés au creux de ma gorge, ils ne dérangent pas les siens. Ceux qui remontent au compte-goutte, ceux qu’elle retient depuis bien plus longtemps que le début de notre conversation inoffensive. Elle est en sécurité ici, Anna. Elle peut parler de ce qui gratte. J’écouterai comme si j’étais devant la glace. Son discours, je l’ai moi aussi. « J’ai vécu des choses, pas très belles, ça en a couté ma vie avec la personne que j’aimais le plus au monde. » un frisson débute sa course le long de ma colonne vertébrale. Je n’en montre rien, parce qu’elle doit bien le sentir agiter un microscopique seconde mes doigts entre les siens. Un toussotement et tout change, un seul petit mot, un seul minuscule regard. La personne qu’elle aimait le plus au monde devient l’ennemi, devient la personne qui blesse plus que qui que ce soit. La voix d’Auden grogne à quelque part dans l’un des lobes de mon coeur. « J’ai hâte de voir le rendu final… De découvrir comment toi tu me vois. » doucement, j’arque la tête. Anna est passée d’un refus catégorique à une ouverture complète, au point où elle a hâte d’être mise face à face avec la version d’elle-même que j’arriverai à creuser, à mettre sur toile. Je ne dis rien de plus, gardant les avertissements raisonnables et les mises en gardes pour d’autres. Elle aura autant le droit de détester ma peinture que de l’adorer, de l’ignorer ou de l’afficher. Elle passera fort probablement par toutes les étapes, prendra tous les détours, aura mal puis sera soulagée. Recommencera le processus à l’endroit puis à l’envers. Les premiers croquis qu’Auden avaient fait de moi m’avaient détruits pour mieux me reconstruire. J’ose espérer arriver à faire quelque chose d’aussi poignant pour Anna, arriver à lui transmettre un peu de cette vulnérabilité avec laquelle on a absolument besoin de grandir. « J’ai cette impression que tu possèdes des cicatrices semblables aux miennes, non ? » mon silence me rattrape, Anna aussi.

Je n’ai jamais voulu lui mentir ou lui cacher quoi que ce soit, comme avec bien d’autres gens. Elle me semble faite du même bois, elle ne donne qu’avec parcimonie, elle prend ses distances et reçoit, écoute, apprend. Mieux. De fois en fois. « J’espère qu’elles sont pas aussi profondes que les miennes. » du bout des doigts, je gratte l’intérieur de sa paume. En parler rend le tout plus flou que réel. Anna sait que ce que je dirai ne fera qu’écho à ce qu’elle a vécu. Qu’on avance à tâtons, mais qu’on a vu les mêmes choses avec les mêmes yeux. « Assez pour qu’aimer soit difficile, après, hen? » Auden a rayé quelque chose, une possibilité, un espoir. David a tenté, il a semé, il a su à sa façon. Mais ce n’était pas pareil. Ça ne le serait probablement plus jamais. « Pour s’aimer, aussi. » il n’y a pas que des autres, dont on s’est fermées après ça. On s’est fermées de nous.