Un mois s’est écoulé. Trente-deux jours pour être plus précis. Le dossier de Grayson a glissé dans les mains de Sami à plusieurs reprises mais ce dernier l’a remis dans le tiroir à chaque fois en se râclant la gorge telle la vilaine belle-mère qui a décidé une fratrie par simple plaisir. Certains des collègues du CPIP pourraient le comparer à ce personnage des contes de fée mais Sami a une idée bien précise en tête : priver Eli pendant assez longtemps pour qu’il laisse s’évaporer tous les espoirs et pour qu’il connaisse la saveur de l’échec avant d’obtenir sa deuxième chance. Bien sûr, Sami n’a pas tout le contrôle sur le détenu. Il n’est qu’un conseiller parmi une petite grappe et il pourrait très bien remettre le cas à un autre en prétendant que leurs profils sont incompatibles, mais il est loin de penser que c’est le cas. Depuis qu’il a croisé le regard d’Eli, il a eu envie de commencer et clôturer le processus avec lui parce que rares étaient ses clients divertissants. Bien sûr qu’il a fait semblant d’en avoir rien à faire, de son humour douteux et de ses piques familières, mais elles l’ont bien fait rire quand il est rentré chez lui et qu’il a laissé son masque austère sur le tapis d’entrée. Il avait envie de le sculpter, ce type, et découvrir de quel matériel il était constitué. Sami en avait marre de l’argile trop facile à modifier, il avait envie de tenter le diable avec le marbre ou la glace. Six ans qu’il effectue ce travail. Il ne s’ennuie pas, mais il cherche quand même à modifier son quotidien le plus possible, et ça commence par évaser son champ des possibilités sur le terrain.
Ce n’est vraiment pas quelque chose que les CPIP font. Ils sont généralement attitrés à leurs bureaux et font leur besogne derrière la sécurité d’une serrure. Mais Sami étant Sami – il s’arme du dossier d’Eli et d’un simple crayon pour rejoindre la cantine où la moitié des détenus sont en train de partager un repas sec et sans goût distribué dans des plateau en plastique aussi beige que la déco. Par précaution, un garde, un de ses bons amis, l’accompagne. À la hauteur de la table où s’est installé Eli, le garde se râcle la gorge et fait bondir ses yeux d’un détenu à l’autre pour leur intimer un départ hâtif. Le seul qui n’hérite pas du coup d’œil de l’ours est Eli, qui semble avoir reconnu Sami, vu la gueule qu’il tire. L’espoir ne s’était pas complètement envolé, visiblement. La table finalement dégagée, le CPIP s’assoit devant son client et extirpe de son sac le dossier ainsi que son lunch, joliment emballé dans un papier carton. Il commence à gruger un morceau de fromage sans détacher ses iris d’Eli, qu’il salue d’un long silence inconfortable.
Comment va-t-il réagir dans un environnement où tous les piranhas les fixent, lui et cet homme que la majorité considère au même niveau que le juge qui les a enfermés ici ? Déjà, la cantine s’est plongée dans un mutisme étrange parfois transcendé par des murmures interrogatifs et des grognements de mécontentement. Dans le reflet des yeux de Sami, il n’y a qu’Eli, sa salade de fruits sans cerises, son muffins artificiel bourré d’agent de conservation et son jus de tomate.
Dire qu’Eli n’a pas pensé à son rendez-vous désastreux avec le CPIP qui lui est attitré serait mentir, il a fait de son mieux pour chasser ce souvenir de son esprit mais malheureusement sans grand succès : il a raté sa chance, il l’a très vite compris quand il s’est retrouvé dans sa cellule et que les jours - semaines - ont passé sans qu’on ne lui propose de retrouver monsieur Barlow pour avancer sur son dossier. Il a tourné et retourné la scène dans sa tête sans jamais s’arrêter mais n’a pas vraiment pu voir ce qui avait cloché, généralement, il arrive toujours à attirer des rires - quoique, le juge n’avait pas beaucoup ri non plus devant son humour, peut-être qu’ils sont de la même veine lui et Samuel, qui sait. Il revoit ce visage fermé - le juge avait le même - et il n’est pas assez bête pour ne pas réaliser qu’il a raté quelque chose alors forcément, le sujet prend ses discussions et parfois même ses rêves - le sujet, pas le conseiller bien sûr. Il en parle à son codétenu, puis au gardien, il en parle même à la cuisinière et prend le temps de s’offusquer qu’on ne l’ait pas recontacté et qu’il se retrouve à devoir attendre encore quelques mois sa date de libération officielle, c’est honteux ! Faire espérer les gens pour les laisser en plan, on a jamais vu ça ! Il en fait rire plus d’un - comme quoi, il sait faire - mais n’en pense pas moins et la vérité, c’est qu’au fond, Eli est déçu.
Ils n’ont pas discuté longtemps, Samuel et lui, mais le CPIP lui a entrouvert une porte de sortie qu’il n’arrive pas à se retirer de la tête désormais. Il s’imagine retrouver son monde, ses amis, peut-être même sa famille, qui sait ? S’il fait le malin pour ne pas paraître faible aux yeux des autres, la déception est grande et il regrette de ne pas avoir correctement joué ses cartes - même s’il ne comprend pas où il a foiré, après tout, il était lui-même, est-ce donc là le problème ?
Aujourd’hui cependant, alors qu’un mois complet s’est écoulé depuis la fameuse entrevue, Eli n’y a pas pensé une seule seconde : sa vie a repris et il regarde devant lui plutôt que derrière. Confortablement - pas tant - installé sur un banc entouré de ceux qu’il aime appeler ses amis mais qu’il oubliera aussitôt le pied sorti de cet endroit, Eli profite du repas et de quelques blagues envoyées à droite à gauche. Comme souvent, les voilà à parler de choses salaces qu’ils n’ont plus l’occasion de réaliser en ces lieux - ça leur fait du bien. « Donc j’la regarde, j’la prends et… » Eli rit, il ne s’arrête pas depuis deux minutes que son codétenu a commencé à raconter son histoire. Il attend avec impatience la suite de l’histoire mais celle-ci ne vient pas. Pire, le sujet s’arrête net alors qu’un raclement de gorge se fait entendre. Tous les yeux se lèvent et si Eli s’attend à tomber sur un gardien leur intimant de manger plus vite et de faire moins de bruit, ce à quoi il ne s’attend pas en revanche, c’est de retrouver le CPIP le regarder de ses yeux durs. Un à un, les détenus se lèvent, récupèrent leurs plateaux et filent s’installer ailleurs. Eli, lui, fait face à Samuel et comprend vite qu’il ne fait pas partie de ceux qui doivent bouger, alors il reste assis et ne pipe mot, observant les moindres gestes du conseiller.
Pris par la surprise, il faut à Eli quelques secondes avant de se recomposer et d’offrir une réaction. « Qu’est-ce que tu fais là ? » Fourchette toujours dans la main, il l’observe manger son sandwich - ça a l’air bien meilleur que ce qui se trouve dans son assiette actuellement, il pourrait presque être jaloux d’un pauvre sandwich. « Ça y est, ils ont découvert que t’étais un escroc et t’ont enfermé ici avec le bas peuple ? » Il ne mange toujours pas, ne regarde même pas autour de lui, son regard est fixé sur l’homme qui lui fait face et d’un coup, le monde autour qui s’est pourtant arrêté n’est plus visible. « Si tu cherches des copains, cherche encore, je suis pas intéressé. » Et avec ça, le voilà qui reprend sa fourchette et la porte à sa bouche. Il n’imagine pas que monsieur Barlow est ici pour lui proposer une deuxième chance, il y a forcément une autre explication.
Par sa simple présence, Sami a fait s’éclipser le reste de l’humanité. Le pouvoir que lui confère son statut ici ne lui a jamais vraiment fait plaisir. Si certains de ses collègues se permettent des abus, Sami est toujours resté droit dans ses chaussures. Il ne rit pas de ces gens emprisonnés ici ; ne leur font pas la vie dure non plus. Il se contente d’être présent pour ceux qui ont envie de changer. Le chat ne jouera pas avec sa souris si elle ne collabore pas. C’est une partie qui se joue à deux où le respect et la balance assureront une finalité positive. Hélas, quand le CPIP impose sa présence dans cette cantine où les mots sont désormais murmurés tels des secrets, Eli semble avoir oublié la raison pour laquelle ils ne se sont pas vus pendant trente deux jours. Il opte pour les mêmes rictus. Il s’agit peut-être de son mécanisme de défense. Il rigole quand il est craintif afin de feindre d’avoir le contrôle sur une situation qui le dépasse pourtant. Dans tous les cas, Sami lui a expliqué la raison de son apparition dans sa vie, et s’il ne peut pas faire le même genre de promesse que le Père-Noël, il a assez confiance en sa maturité pour comprendre qu’il lui faudra baisser le nez et filtrer ses paroles pour qu’ils arrivent à faire équipe. Il avait peut-être tort. Ça lui apprendra, à Sami, de tenter de s’ouvrir à ce genre de possibilité dans un lieu où la rigolade passe par-dessus le sérieux. « Ça y est, ils ont découvert que t’étais un escroc et t’ont enfermé ici avec le bas peuple ? » Question rhétorique, il se doute ; alors il ne répond pas et continue de mâcher son sandwich avec détachement. Il prend son temps – ou donne un peu de temps à Eli pour qu’il range ses griffes et comprenne le protocole. Le dossier de Grayson est encore fermé et il accumulera bientôt quelques miettes de pains. « Si tu cherches des copains, cherche encore, je suis pas intéressé. » Cette fois, Sami ne peut empêcher un rictus de déployer la commissure de ses lèvres. Il est vraiment aussi con que ses notes le disaient. Il n’a pas inventé un personnage, en écrivant dans son carnet au sujet de ce détenu : il a lu sa personnalité comme un livre ouvert. Eli pense avoir le contrôle sur cet échange mais il se met le doigt dans l’œil. Ce ne sont pas les vannes et les sarcasmes qui le tireront d’affaire. Il doit apprendre sa leçon. « La prochaine fois, commencez par me vouvoyer, peut-être ? » Se redressant sans même avoir avalé la moitié de son sandwich, Sami jette un coup d’œil à son collègue afin de lui passer un message. Sans plus jeter de regard à l’âne de service, il récupère ses affaires et décampe aussi rapidement qu’il était arrivé. Seulement quand il disparait de la cantine, les voix (surtout des rires moqueurs) redeviennent maîtres des lieux.
Juste con en fait
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Encore un mois. Trente-trois jours, pour être précis. Ce n’est pas sur l’heure de dîner que Sami entreprend de rejoindre Grayson. Il le trouve dans la salle de jeux (« jeux » est un bien grand mot, il s’agit en fait d’une pièce meublée de six tables disparates où les codétenus se battent à coup d’as de cœur). Toujours assisté par un gardien, un autre cette fois, à la mauvaise réputation, il réclame la chaise devant Eli et plonge son regard dans le sien, les mains croisées sur la table sur le dossier qu’il avait d’abord posé. Il remarque sa barbe drue et ses cheveux plus longs. Il ne dit toujours rien, se contente de sonder le garçon avec une question lui traversant la pupille de gauche à droite comme le texte défilant d’un téléprompteur.
Si la plupart baissent les yeux au simple regard du nouveau arrivé, Eli se refuse à se laisser intimider par qui que ce soit et préfère largement mener la danse - ça ne lui a pas réussi la première fois mais il semble bien incapable d’apprendre de ses erreurs pour le moment. Un jeu de regards à sens unique s’installe alors qu’Eli ne peut que fixer l’homme face à lui, attendant la moindre réaction de sa part, le moindre élément qui viendrait rassurer le détenu ou faire tout à fait l’inverse. Il ne le connaît pas assez pour prédire ce qui va pouvoir se passer mais il espère sincèrement pouvoir obtenir autre chose que ce silence pesant qu’il vient rapidement combler de ses bêtises pour éviter que ça ne vienne complètement l’assourdir. C’est dangereux, le silence. Mais Eli n’est pas bon, pas doué, pas des plus gentils, pas de ceux qu’on met en société en étant persuadé qu’il va réussir à se faire plus d’amis que l’inverse ; il est con, borné, menteur, joueur, persuadé d’être un fin humoriste et évidemment, bien incapable de choisir son public. Il est froid, vexé, il se souvient parfaitement de l’espoir qui a commencé à naître en lui lors de leur dernière rencontre pour finalement se retrouver piétiné de deux gros sabots : on ne l’y reprendra pas. « La prochaine fois, commencez par me vouvoyer, peut-être ? » Pas le temps de réfléchir au sens de ces mots qui viennent pourtant bien s’ancrer en lui. La prochaine fois ? Pourquoi ? Aurait-il grillé une deuxième chance à laquelle il ne croit pas ? Bouche ouverte et regard interrogateur, il observe Cadburry partir comme il est arrivé, la tête haute, le regard froid. Il ne le lâche du regard que quand ce dernier disparaît complètement de son champ de vision et quand tout le monde reprend sa place pour lui poser un millier de questions auxquelles il ne sait que répondre, lui n’entend plus qu’une seule chose au fond de son cerveau. La prochaine fois. La prochaine fois, il sera prêt. ____
Impossible de savoir quand cette prochaine fois va bien pouvoir arriver mais Eli se décide à mettre toutes les chances de son côté : il ne peut pas continuer à griller ses cartes et visiblement, l’humour et l’ignorance ne fonctionnent pas sur le conseiller. A l’aide d’un détenu plus âgé ayant fait un nombre incalculable de passages par ici, il tente de se créer une facette qui fonctionnera correctement et s’entraîne presque quotidiennement à ses côtés pour tenir le cap - pas toujours facile, chassez le naturel, il revient au galop. La liste des choses à faire s’ancre peu à peu dans sa mémoire à mesure que les semaines passent : tu le vouvoies, tu dis pas de saleté, ni d’insulte, tu te tiens droit, tu souris, tu parles pas trop. surtout, tu parles pas trop. t’es poli. Poli ? Eli n’est même pas certain de comprendre ce qui est attendu de lui sous ce mot-là.
Mais en ces instants, pas le temps d’y penser alors que se déroule une partie féroce de cartes, partie que Eli n’a encore jamais remportée face à cet adversaire redoutable. Sourcils froncés et concentration extrême, il ne voit évidemment pas les deux nouveaux arrivants de la salle et n’y fait finalement attention que quand le fameux Samuel se retrouve installé devant lui comme si la place lui appartenait - la place, la pièce, la prison, la ville, le pays, le monde. C’est ce qu’il lui semble voir au fond de son regard et il lui faut toute la retenue du monde pour tenir sa promesse : il se tait, pas d’insulte de surprise, pas de mot plus haut que l’autre. Il tourne sa langue dans sa bouche (littéralement, c’est un bon élève voyez-vous) et prend quelques secondes pour prononcer un mot qui vient lui arracher la gorge. « Bonjour. » Quelle horreur ! « ça va ? » Sa voix est trop aiguë, c’est trop forcé mais il fait de son mieux. Il veut dégobiller son déjeuner tant il se trouve ridicule mais ce qu’il veut surtout, c’est sortir. Et pour ça, il n’a pas d’autre choix que de passer par Cadburry, et de jouer un personnage qu’il n’est pas. Alors au travail !
« Bonjour. » Il n’y a pas seulement Sami qui doit serrer les lèvres pour empêcher le sourire de poindre. La plupart des autres détenus agglutinés aux tables les lorgnent avec un intérêt puisant sa source entre la perversité et l’amusement. Peut-être un mélange des deux, aussi. Le mot a dû tourner dans l’établissement. Ça doit se savoir, que Grayson s’est fait rembarrer deux fois après s’être fait présenter une chance le même nombre de fois. Il y a probablement de la jalousie aussi, et plusieurs doivent avoir envie de le voir louper une troisième fois. Sami ose espérer que son égo aura appris sa leçon et que la suite de la conversation se déroulera comme il le souhaite, lui. Il mène la danse. Ce ne sera jamais le contraire. Il doit se graver cette information dans la tête pour rêver franchir la porte de sortie avant que sa tête ne commence à grisailler. « ça va ? » Le conseiller doit baisser les yeux vers ses dossiers pour encore une fois préserver son sérieux. Eli a bien réussi à contourner le vouvoiement. C’est de cette manière qu’il insiste pour faire valoir sa réticence ? N’a-t-il donc pas envie de déployer ses ailes vers cette liberté attendue par quiconque se les est fait couper ? « Très bien, merci. Vous avez peut-être mal à la gorge ? » Le garçon demande, en référence à la voix fluette ayant trahi les arrière-pensées de Grayson. Il a envie de le rembarrer encore une fois, pas vrai ? « Laissez-moi vous accommoder. » Il propose, faisant un signe de la main poli à l’un des gardiens attitrés à la salle de jeux. D’un ton courtois, il lui prie de leur apporter une bouteille d’eau afin de, et c’est ce qu’il dit mot pour mot : « aider monsieur Grayson à faire passer le plus difficile. » En attendant, il prend le temps de rouvrir le dossier auquel il n’avait pas touché depuis un mois et en défroisse les pages avec minutie.
« En général, les détenus ont le droit à la confidentialité, mais vous comprendrez que vous ne m’avez pas fait la vie facile, alors la rencontre d’aujourd’hui aura lieu ici-même. » Il fait exprès de détailler son visage avec une intensité faussement soucieuse. « Ça ne vous dérange pas, j’espère ? » Au nombre de perches tendues, il finira bien par commettre une autre erreur, n’est-ce pas ? Sami n’attend que ça ; ou la preuve que ce jeune homme est prêt à s’envoler et à tenter la réinsertion en société. L’exercice serait moins affirmant s’il lui coupait son steak dans son assiette et le nourrissait bouchée par bouchée en attendant qu’il ait bien mâché entre chaque.
Il se tient droit, il sait qu’il n’a pas le choix et ça lui évite de voir de plein fouet les regards moqueurs qui sont pointés en sa direction ; il sait pertinemment qu’il ne pourra pas empêcher une ou deux insultes de sortir de sa cage thoracique s’il tourne les yeux vers eux et leurs airs narquois qu’il devine. Il sait que tout le monde l’attend au tournant, que beaucoup espèrent qu’il manquera encore sa chance ; il connaît ce monde qu’il côtoie depuis quelques années désormais et il a bien compris aujourd’hui, Samuel est sa seule chance de leur faire un gros doigt d’honneur de l’autre côté de la barrière. Alors cette fois-ci, il ne veut pas la rater. « Très bien, merci. Vous avez peut-être mal à la gorge ? » Eli ferme les yeux, ses doigts appuient fermement sur ses cuisses pour tenter de contrôler toute pensée qui prendrait trop de place jusqu’à être énoncée à voix haute. Il voit bien qu’il se fout de lui et très franchement, ça le rend dingue, mais il sait qu’il ne peut rien faire et rien dire de travers, il a compris. Alors il prend quelques secondes et se concentre pour contrôler sa voix, il refuse de lui montrer qu’il peut encore avoir sa colère, il est dans le contrôle - enfin, en tous cas, il le croit et l’espère. « Non ça va. » Peut-être qu’il ne le dit pas assez fort, ou peut-être que le Cadburry s’en moque éperdument. « Laissez-moi vous accommoder. »J’ai pas besoin de ton aide qu’il retient de toutes ses forces, plantant un peu plus ses ongles dans le tissu désagréable de la tenue obligatoire. « … aider monsieur Grayson à faire passer le plus difficile. » C’est de pire en pire, il s’amuse, il se joue de lui et tente de le faire craquer mais le détenu se convainc : il est plus fort que ça, plus fort que lui, plus fort que tous les cons autour d’eux qui n’espèrent qu’une chose, le voir tomber. Il se persuade qu’il les aura tous, à commencer par le conseiller, et c’est avec cette pensée en tête qu’il relève un regard assuré vers lui, prêt à écouter la suite. « En général, les détenus ont le droit à la confidentialité, mais vous comprendrez que vous ne m’avez pas fait la vie facile, alors la rencontre d’aujourd’hui aura lieu ici-même. » Eli se refuse à répondre, mieux vaut ne rien dire que de prononcer la chose qui le fera partir une nouvelle fois. « Ça ne vous dérange pas, j’espère ? » Il fait exprès, c’est sûr et certain et bon dieu que ça le titille. Mais il se retient, ses mains sont toujours cachées sous la table, sa seule emprise. « Non, c’est ok. » Il ne peut qu’entendre un ou deux ricanements à ses côtés. Il repense aux mots et conseils de Franck, le co-détenu qui l’a briefé et il se rassure d’une chose : ils sont au beau milieu de tous ces fauves, l’entrevue ne durera pas longtemps, il doit tenir ; il peut tenir.
Il se souvient de chacune de leurs entrevues - heureusement, il n’y en a eu que deux ; il se souvient aussi des questions, de ses réponses, de ce qui a foiré. C’est avec la première entrevue en tête qu’il lâche directement. « J’ai été jugé et retenu coupable pour agression occasionnant des lésions corporelles. » Trois fois rien si on en croit les dires d’Eli mais il préfère ne pas donner son avis, un regard vers le Grincheux qui lui fait face et il sait que leurs avis vont vite, très vite, diverger. Il a prononcé ces mots d’une voix plus basse ; ici, on évite de dire la raison pour laquelle on est ici, et comparé à la plupart de ces gars, la raison de sa peine est considérée comme ridicule ce qui pourrait lui faire perdre toute crédibilité, ce qu’il refuse catégoriquement. Qu’ils croient qu’il a tué un mec si ça peut les rassurer et les faire le respecter, de toute façon, il n’était pas loin. Il ne sait pas vraiment ce qu’il doit dire de plus pour prouver qu’il est prêt à coopérer, il estime que c’est de toute façon largement suffisant et satisfaisant. Son regard ancré dans celui du conseiller, il attend.
Eli se contente de l’essentiel, de la voie principale, ne bifurque pas dans les ruelles interminables. Mais ça le ronge de l’intérieur, ça lui bouffe les trippes de contenir toute cette envie qu’il a d’envoyer balader Sami. Il doit y avoir une colonie de rats, en-dessous de cette couche de peau, de muscles, puis d’organes. « Non, c’est ok. » Le sourire qu’il lui adresse est tellement léger, détaché. Comme si, lui, il avait oublié la présence des autres détenus qui les entourent en gardant une distance sécuritaire. La majorité n’apprécie pas l’autorité, et le CPIP répond à ses critères. Il a le choix, ici. Les autres, non. Ils doivent se soumettre aux règles sans faire de coquilles pour espérer regoûter à la saveur de la liberté. Ce devrait bientôt être le tour d’Eli, s’il arrive à garder sa langue dans sa poche. L’exercice sera difficile pour un, amusant pour l’autre. « Parfait, je suis content de l’entendre. »
Puis, la suite, il espère la voir se défiler comme un tapis rouge sous ses pieds. C’est le détenu qui ramène le sujet qui avait été coupé trop court la dernière fois. Avec sérieux, il se permet enfin de lire l’énoncé dans le dossier d’Eli, ouvert sous ses yeux. Il y passe son doigt en même temps que le brun le prononce. « Wow ! » Il s’exclame, un éclair lumineux traversant le ciel de ses yeux aqua. Il les plonge dans ceux d’Eli en suspendant une pause. « Tu te souviens des termes exacts ! C’est exactement ce qu’il est écrit. Mot pour mot. Regarde. » Il tourne le dossier vers son client, passe son index sur la troisième ligne pour qu'il décrypte le contenu encré en noir sur blanc. Agression occasionnant des lésions corporelles. « Tu as une très bonne mémoire. Tu dois te garder le cerveau actif, derrière les barreaux. » Il reprend ensuite après s’être raclé la gorge, récupérant sans plus tarder la paperasse qui ne le concerne que lui. « Est-ce que tu te souviens aussi pourquoi tu as tabassé cette personne ? » Il veut l’entendre le dire dans ses propres mots, ça aussi, afin d’examiner le ton de sa voix quand il le dit. Voir s’il y identifie de la culpabilité ou de la fierté. C’est la seule chose qui le sépare de la liberté, après tout. A-t-il compris sa leçon ou, au contraire, est-il encore un danger pour la société ? La salle entière est suspendue aux lèvres d’Eli. Plus aucun bruit, excepté le bourdonnement des néons au-dessus de leurs têtes, qui semble prolonger la durée des secondes.
Il ne fait pas le fier, et il faut avouer qu’il s’agit-là de quelque chose de très rare chez Eli. « Parfait, je suis content de l’entendre. » Sourcils froncés, Eli rêve d’arracher le sourire qu’il croit percevoir finement sur le visage de son interlocuteur ; il n’est pas certain de supporter cette mascarade bien longtemps et pourtant il sait parfaitement qu’il n’en a pas le choix. La machoire serrée qui manque d’exploser, le regard noir d’Eli perce face à lui et tente de déceler quelque chose chez le CPIP, mais rien, pas une once de quoique ce soit. Est-il seulement humain ?
Le détenu a deux choix face à lui : continuer à se mettre des bâtons dans les roues pour rester qui il est ainsi que pour garder la face devant tous les vautours qui n’ont de cesse de virevolter tout autour d’eux ; ou perdre la bataille et céder, accepter la défaite et entrer dans le jeu du conseiller et de ce qu’il attend. Une solution le mènera tout droit vers la sortie, l’autre ne lui apportera rien de bon. Il n’est peut-être pas le détenu le plus futé, mais il a bien compris quelles étaient ces cartes ici et il ne se fait pas attendre pour les jouer. « Wow ! » Est-ce de la haine qu’il sent monter en lui face à cet homme qui se fout ouvertement de sa gueule devant des mecs qui n’attendent que de pouvoir en faire de même ? Ses dents se serrent un peu plus, il le sent au fond de sa bouche, ça se contracte et ça fait mal mais si ça peut lui éviter de sauter à la gorge du mec qui lui fait face, l’amusement bien visible sur ses traits, alors Eli est bien décidé à souffrir. « Tu te souviens des termes exacts ! C’est exactement ce qu’il est écrit. Mot pour mot. Regarde. » Les yeux du détenu restent fermement ancrés sur le visage de Samuel ; il n’a pas besoin de lire le fichu dossier pour savoir qu’il a prononcé les mots exacts, il les connaît, il s’en souvient comme si la sentence avait été prononcée la veille. Le tutoiement ne lui échappe pas non plus et il se retient de le faire remarquer - il doit jouer ses cartes correctement, et les mots de Franck résonnent en lui comme un mantra. Ne laisse pas la colère gagner. Plus facile à dire qu’à faire face à cette conversation - est-ce vraiment une conversation ? « Tu as une très bonne mémoire. Tu dois te garder le cerveau actif, derrière les barreaux. » Quelques rires résonnent, Eli ne lâche pas le Cadburry du regard ; il veut gagner, il va gagner.
« Est-ce que tu te souviens aussi pourquoi tu as tabassé cette personne ? » Les rires se taisent, les cartes se posent, les regards se lèvent. Le jeu de regard ne s’arrête pas, c’est à celui qui perdra le premier mais le détenu sait qu’il n’a pas d’autre choix que de perdre en premier. C’est à son avantage, il doit baisser les armes et avouer ; il doit répondre aux questions sans broncher. Ce sont des secondes entières et bien trop longues qui passent alors qu’Eli ne pipe mot. S’il se souvient ? Pas vraiment, ou alors il s’agit de bribes. Il se souvient de Spencer, d’un couple, d’un homme à terre, du sang - beaucoup de sang. Il se souvient des voix, des lumières. Où est Spencer ? Il ne la voit plus, il la cherche sans pour autant la trouver ; les bras derrière le dos, la douleur lancinante, les cris, les lumières. Que se passe-t-il ? Le cerveau embrumé par trop de n’importe quoi, il ne se souvient d’aucun détail. Mais où est Spencer bordel ? Le froid, l’espace qui semble se refermer tout autour de lui, des sensations qui ne le quitteront pas alors qu’il dormira en ces lieux pour les années suivantes. S’il se souvient ? Non, pas vraiment, mais il sait.
Ses yeux se rouvrent - il n’avait pas réalisé qu’il les avait fermés -, son regard est dur comme la pierre ; est-ce que le CPIP sent cette haine monter ? Est-ce qu’il sent l’air se charger d’une électricité qui n’était pas là auparavant ? Est-ce qu’il voit le doute emplir les pupilles du détenu alors qu’il apporte une réponse qu’il veut la plus neutre possible - merci Franck. « Je voulais voler le sac de sa copine, il m’en a empêché, ça a mal tourné. » Voix neutre, les faits sont donnés. C’est ridicule aux yeux de ceux qui les entourent, il le sait mais il ne baisse ni la tête ni les yeux. C’est factuel, mais Eli sait qu’au fond ce n’est qu’un bout de vérité. Pourquoi il a tabassé ce mec ? Car il ressemblait à David, et que d’un coup d’un seul les souvenirs sont revenus et qu’il n’a pas pu s’empêcher d’aller plus loin qu’il ne l’aurait dû. Les souvenirs sont flous, bribes par bribes il revoit la scène. David est là, il hurle, il le bouscule. Noir. Il pousse sa mère. Noir. Une claque sur le visage. Noir. ça commence toujours ainsi n’est-ce pas ? Le visage au sol prend des allures de son beau-père, il referme les yeux, la colère monte - est-ce la seule chose qui s’ouvre en lui ? Ses poings sont fermés sur ses cuisses alors que son pied tape en rythme sur le sol - penser à autre chose, penser à autre chose, penser à… C’est trop, tant pis pour ses cartes. Eli se relève, laisse ses affaires en plan et n’attend plus rien de cette entrevue. Sans jeter un dernier regard au Cadburry, ni à ses co-détenus, il sort de la salle de jeux sans attendre et marche d’un pas qu’il veut rapide pour rejoindre sa cellule alors que les souvenirs se sont trop vifs dans son esprit. Stop.
« Je voulais voler le sac de sa copine, il m’en a empêché, ça a mal tourné. » Ça devait être le tout début de l’entretien public. Sami aurait pensé que, après tout ce temps à faire tourner son client en rond, ce dernier aurait apprécié une avancée un peu plus importante sur son dossier. Ils sont déjà deux mois en retard sur les plans du CPIP, lui qui comptait travailler avec lui pour le préparer à une sortie anticipée, mais rien ne tourne comme prévu. D’abord, le comportement de chien malpoli d’Eli lui avait valu des portes fermées, mais aujourd’hui c’était différent. L’impossibilité pour lui de filtrer la douleur par le sarcasme l’avait si tendu qu’il déguerpissait désormais, renonçant encore à sa chance de trouver les clefs de la porte de sortie.
Observant le départ d’Eli avec un œil perplexe, Sami pose son tronc contre le dossier de sa chaise inconfortable en plastique et croise les bras sur sa poitrine. Il y a quelques sourires hypocrites qui retroussent les lèvres des détenus qui ont assisté à la scène comme ils regardent un film dans la salle commune le vendredi soir. Personne ne parlait. Personne n’osait. Le gardien qui avait accompagné le CPIP jusqu’ici couvrait tous et chacun d’un regard brouillé de nuages noirs qui présagent l’orage. De son côté, Sami réfléchissait. Il s’était visiblement dessiné un mauvais portrait d’Eli. Il l’avait cru effronté, insensible aux actes qu’il avait commis dans le passé (sans pour autant s’en vanter), mais voilà que son comportement de retrait venait mélanger toutes les cartes sur la table. Il n’avait pas fait sa place, ici. Aucun autre détenu ne l’avait suivi on-ne-sait où pour s’assurer qu’il allait bien. Sami avait l’impression de s’être retrouvé au milieu d’une garderie, des élèves moqueurs et insouciants l’encerclant, un troupeau d’intimidateurs qui n’en avaient rien à faire d’Eli parce qu’il ne s’était peut-être pas montré à la hauteur des autres. Mais il y avait bel et bien une raison pour laquelle on avait attribué ce garçon là au conseiller pénitentiaire. Ce n’est pas Sami qui choisit ses clients. C’est le personnel qui accompagne les détenus jour et nuit qui peuvent déceler les bons des mauvais – et Eli était tombé dans cette première catégorie. Jusqu’à présent, Sami n’avait pas compris comment c’était possible car il n’avait jamais affiché d’intérêt pour une remise en liberté hâtive. Il ne faisait pas d’efforts comme ceux qui ont vraiment envie de changer, de sortir, et de toucher leur seconde chance du bout du doigt.
Se relevant de sa place et faisant un peu d’ordre dans son nœud de cravate, Sami se racle la gorge en évitant de jeter le moindre coup d’œil à son public. Il avait voulu punir et intimider Eli en le consultant devant les autres, mais voilà qu’il se retrouvait à la place du ridiculisé maintenant qu’on lui avait faussé compagnie. Ravalant son honneur d’un mouvement habile, il arrive à quitter la pièce sans laisser s’échapper ses pensées par le bleu de ses yeux, préservant ce visage impassible qui le distingue si bien entre les quatre murs de son lieu de travail. Quelque chose avait changé. Les rôles s’étaient inversés. Il allait devoir modifier sa technique et sortir de sa zone de confort.