L’avis de tempête avait été émis quelques temps plus tôt et, pour une fois, Naomi avait choisi d’être raisonnable. En ces circonstances particulières, et alors que personne ne savait à quoi s’attendre réellement, elle avait décidé de scrupuleusement respecter les consignes communiquées par les autorités et autres services étatiques qui oeuvraient pour leur bien. Inutile de se mettre en danger pour sortir, même si cela signifiait que le week-end ne serait pas aussi festif et animé qu’habituellement. Cependant, elle ne s’en plaignait pas : l’idée de passer un week-end cocooning avec son ami la remplissait de joie. C’est donc avec un sourire sincère qu’elle poussa la porte de l’appartement, et qu’elle fit savoir qu’elle était de retour. « Je suis là ! » Elle déposa les deux sacs dans l’entrée, retira ses chaussures, et retira son gilet. « Le temps commence à se gâter, dehors. » Précisa Naomi. Elle s’arrêta une seconde devant le miroir, et fit une grimace à son propre reflet : ses cheveux étaient complètement désorganisés, et méritaient un bon coup de brosse. « Il y a déjà beaucoup de vent. » Mais le pire était encore à venir, selon les autorités. Et c’était pour cela que les nouveaux colocataires avaient décidé d’anticiper, pour les jours à venir. « Ça sent bon, en tout cas ! » S’exclama l’escort-girl, qui revenait les bras chargés de victuailles dont la date de péremption était relativement lointaine. Les météorologues étant en désaccord sur la durée de cet épisode climatique intense et rare, la brune avait préféré anticiper plutôt que de prendre le risque de mourir de faim. Elle traversa le petit couloir, bifurqua vers la cuisine, et déposa ses sacs de courses sur la table sans retenir un soupir de soulagement. AJ, pour sa part, semblait concentré sur une tâche culinaire qu’elle brûlait d’impatience de découvrir. « Tu nous as préparé quoi ? » Demanda Naomi, après avoir machinalement déposé un baiser sur la joue de son nouveau colocataire. Elle se glissa contre lui, occupant l’espace qu’il venait d’ouvrir entre son avant-bras et son torse, pour qu’elle puisse s’y lover. Elle déposa sa tête contre son épaule, et se pencha sur ce qu’il remuait activement dans la casserole. « Chocolat chaud maison ? » Supposa-t-elle, après avoir humé avec un sourire de gourmandise les odeurs qui se diffusaient dans tout l’appartement. Leur appartement. Parce que oui, c’était désormais officiel : Asher et Naomi avaient trouvé leur coin de paradis, et n’avaient pas traîné pour y emménager. Les deux anciens amants s’étaient mis d’accord sur quelques règles basiques, qui avaient attrait à la vie en communauté. Ainsi, les tâches étaient partagées de manière équitable, et ils avaient décidé de s’accorder une soirée dans la semaine pour profiter ensemble. « Tu veux regarder un film ce soir ? » Puisque le temps les contraignait à rester enfermés, ils devraient bien s’occuper pour ne pas trouver le temps long. Même si, en compagne d’AJ, les heures défilaient sans que Naomi ne s’en aperçoive. C’était ça, au fond, le luxe d’être en compagnie d’un ami. Elle se défit de leur étreinte, et entreprit de ranger les quelques courses qui avaient été faites. Elle avait acheté quelques guimauves, qu’elle disposa sur une assiette ; ils seraient parfaits, en guise d’accompagnement du chocolat chaud qu’AJ avait préparé.

Le trajet jusqu’à son appartement s’était fait sans réelle encombre ; seul le vent avait été un élément perturbateur, et laissait supposer que le pire restait à venir. Le ciel était noir, sombre, presque menaçant : c’était comme si les enfers s’ouvraient, et s’apprêtaient à se déverser sur terre. « J’en sais rien. » Admit l’escort-girl en haussant les épaules. Contrairement à la plupart des habitants de Brisbane, elle n’avait pas les yeux rivés sur son téléphone portable ou sur les nouvelles télévisées en direct. Pour autant, elle était heureuse d’être rentrée chez elle, à l’abri : entre les murs de son appartement, et a fortiori en compagnie de son meilleur ami, elle ne risquait rien. Elle se débarrassa de ses chaussures, et alla retrouver AJ dans la cuisine. Aussitôt, l’odeur appétissante et sucrée du chocolat vint titiller ses narines ; les yeux de Naomi pétillèrent de malice lorsqu’elle se pencha au-dessus de la casserole pour savoir ce qui était en cours de préparation. Elle se faufila contre le corps du Buckley, et l’emprisonna dans ses bras. « J’en salive par avance. » Confessa la brune avec un sourire espiègle, avant d’enchaîner : « Tu me gâtes. » Et c’était vrai : depuis qu’ils étaient installés ensemble, l’escort-girl avait eu l’impression que sa vie était plus douce. Sans doute parce qu’elle vivait avec une personne en qui elle avait entièrement confiance, et qui faisait toujours preuve de bienveillance à son égard… Quitte à lui faire prendre un ou deux kilos. « Il va falloir qu’on se calme sur les sucreries. Vraiment, ça finira par ne pas nous réussir. » Mais ce contrôle pourrait s’opérer plus tard ; ce soir, et en raison du contexte climatique particulier, Naomi envoyait au diable ses intentions de régime. Elle bénéficia d’une douce caresse de la part d’AJ, et le libéra finalement de son étreinte pour ranger les courses.


Elle s’imaginait déjà vautrée sous le canapé, enroulée dans un plaid, lovée contre AJ devant un film léger. Mais les projets du blond ne coïncidaient pas tellement avec ce qu’elle avait imaginé. « Oh… » Murmura-t-elle à voix basse, cherchant du regard son ami. Il parlait rarement de son frère, pour ne pas dire jamais. Elle savait qu’AJ avait souffert, et souffrait encore probablement, de l’absence de Penny et de Dan. Comment aurait-il pu en être autrement, d’ailleurs ? La vie n’avait pas été tendre avec la famille Buckley, et Naomi avait longtemps craint que son ami se laisse couler. « Est-ce que tu préfères rester seul ? » Demanda-t-elle, en entourant ses bras autour du buste du blond. Elle déposa sa tête contre son dos, cherchant le réconforter à travers cette douce étreinte. Pendant quelques instants, elle resta immobile et songea à Dan, les yeux perdus dans le vague ; l’ancien pilote automobile aurait probablement ri d’eux à gorge déployée. Moqueur et piquant, comme il l’avait toujours été. « Je comprendrais. » Et elle ne lui en voudrait pas : peut-être qu’AJ avait besoin d’être seul, pour se confronter à cette étape importante. Elle déposa ses lèvres au creux de ses omoplates, et le libéra de son étreinte. « Love actually ? » Proposa l’escort-girl, après que son ami l’ait rassuré quant à sa présence. « Un classique, mais ça passe toujours bien. » Dit-elle, comme pour justifier son choix. Après avoir obtenu son approbation, un sourire amusé glissa sur ses lèvres. « Parfait. On se retrouve là-bas quand tu auras terminé, alors. » Proposa la brune, avant de se diriger vers sa chambre. Puisqu’elle allait passer la soirée enfermée, et qu’elle ne risquait pas d’être dérangée, elle pouvait bien se mettre à l’aise.


Quelques instants plus tard, les deux anciens amants s’étaient réunis dans le salon. AJ avait ouvert une première boîte des affaires de Dan. « Tu veux me montrer ? » Demanda-t-elle à voix basse, alors qu’elle constatait que les yeux d’AJ restait immobile sur une photo. Elle pencha la tête, et contempla ce souvenir de famille : les trois bouilles de Buckley, jeunes et souriants. Quand tout allait bien, et avant que le destin ne se montre cruel. « Vous êtes si mignons. » Murmura la brune avec un sourire tendre. « Il y a l’air d’en avoir plein d’autres. » Fit remarquer la brune en jetant un coup d’oeil dans le carton. « Tu n’as pas fini. » Ajouta-t-elle, alors qu’AJ en sortait un bon paquet et qu’elle buvait une gorgée de son chocolat chaud. Et alors qu’il commençait à les faire défiler sous ses yeux, Naomi se releva brusquement : « J’ai oublié les guimauves ! » S’exclama-t-elle, avant de disparaître dans la cuisine. Bien sûr, elle ne pouvait pas savoir que l’atmosphère allait être tout autre, quand elle reviendrait.

« Je serai ravie de faire ça avec toi. » Répondit l’escort-girl en inclinant légèrement la tête. Elle le prenait comme une chance, comme un honneur : elle savait qu’elle allait être confrontée aux souvenirs heureux des Buckley. Que, d’une certaine façon, AJ lui permettait d’entrer dans l’intimité de la famille. Ils se mirent ensuite d’accord sur le choix d’un film pour passer le temps — Love Actually s’imposa facilement, et Naomi s’éclipsa pour changer de tenue, et aller programmer le lancement du film.


AJ la rejoignit quelques minutes plus tard avec, dans chaque main, un chocolat chaud préparé par ses soins. Il les disposa sur la table basse, et s’installa face au petit carton qui contenait les souvenirs de feu Dan Buckley. Il l’ouvrit, et entreprit de faire l’inventaire de ce qu’il contenait — des photos, pour la grande majorité. « C’est bizarre. Je n’imaginais pas Dan être si… » Elle chercha ses mots, peu sûre d’elle.  Ses dernières entrevues avec Dan avaient été compliquées et chaotiques ; elle avait voulu le faire réagir, le sortir de sa torpeur, mais ça n’avait pas suffit. « Sentimental, en quelque sorte. » Derrière son mauvais caractère et son comportement bourru, se cachaient des blessures et des failles. Des déceptions et des pertes dont il ne s’était jamais complètement remis, et qui avaient causé sa perte. Elle était navrée pour sa famille, et navrée pour AJ : la perte de cet enfant avait provoqué un second tsunami, et elle se demandait si les Buckley s’en remettrait véritablement un jour. « Tu penses que ta mère n’a pas eu le courage de trier ? » Demanda la brune, alors qu’elle déposait une main sur l’avant-bras d’AJ. Son regard était perdu sur une photo où la fratrie posait au complet : trois têtes blondes souriantes, avant que les drames ne viennent frapper à leur porte. Réalisant qu’elle avait oublié les guimauves dans la cuisine, Naomi se leva pour aller les récupérer.


Alors qu’elle revenait dans le salon avec son assiette, Naomi comprit immédiatement que quelque chose s’était produit. Et quand, une fraction de seconde plus tard, son meilleur ami lui mit sous le nez une photo qui en disait long sur le type de relation qu’elle avait pu entretenir avec Dan Buckley, Naomi en lâcha l’assiette, qui se fracassa au sol. « Ne regarde pas ça ! » S’exclama-t-elle en arrachant le paquet de photographies des mains d’AJ. Certaines s’en échappèrent, et se répandirent au sol, et peut-être aurait-elle dû regarder ça de plus près. Si elle avait eu suffisamment de recul, elle aurait immédiatement su que son attitude était suspecte, et que ça ne jouait pas en sa faveur. Que jamais elle n’aurait dû s’emballer de la sorte, parce que c’était comme lui inscrire sur le front en lettres capitales ‘coupable’. Coupable d’avoir, il y a des années en arrière, été infidèle. Coupable d’avoir trompé son petit-ami, qu’il l’aimait et qu’elle aimait, avec le propre frère celui-ci. « Ça n’est rien. » Dit-elle en rassemblant les quelques photos qu’elle avait toujours en main en un tas qu’elle conserva précieusement au creux de sa main. Minimiser plutôt que d’avouer ? Ça n’était pas la meilleure des idées, mais c’était celle que Naomi choisissait. Tout, plutôt que d’admettre à voix haute à AJ qu’elle n’avait pas toujours été irréprochable au cours de leur relation. « C’est avant qu’on soit ensemble, toi et moi. » Premier mensonge de la soirée. Dans la tête de l’escort-girl, les messages d’alerte se succédaient pour lui rappeler que mentir ne servirait à rien, et qu’il valait parfois mieux être honnête. « Un simple pari. » Ajouta-t-elle sur un ton plus neutre, pour expliquer ces photographies. Deuxième mensonge. Dans ses mains, le paquet lui brûlait les doigts. Et, surtout, une question subsistait et promettait de la hanter : restait-il des preuves dans les cartons de Dan ? D’autres preuves ? Cet enfoiré lui avait promis avoir jeté tout ce qui pouvait les incriminer. Aurait-il menti ? Pourquoi ? Dans quel but ? Mais elle avait bien une petite idée, qui la faisait tressaillir : avec une telle information en sa possession, Dan avait le pouvoir. Un moyen de pression sur elle. Un moyen de pression qui la ferait vriller, et qui pourrait lui faire faire tout et n’importe quoi — ou presque. « C’était il y a longtemps. » Ajouta Naomi, mal à l’aise devant le silence de son ami.

Ça lui faisait bizarre, de se plonger dans les affaires du frère d’AJ. Elle le faisait pour lui mais, s’il fallait être honnête, elle ne se sentait pas franchement légitime. La seule raison pour laquelle elle avait accepté, c’était parce qu’AJ semblait apprécier sa présence à ses côtés. Elle regardait donc les moments de vie figés à jamais se succéder ; des moments en famille, des moments avec des amis, des moments dans le cadre de son boulot. « Nostalgique. » Confirma-t-elle en inclinant la tête. C’était tout à fait le mot ; Dan n’avait jamais été sentimental — ou alors, il s’agissait d’une facette de lui qu’il n’avait jamais dévoilé devant elle. Ce n’était en rien un regret, ou un reproche : Naomi n’avait jamais attendu ça de sa part. « Je comprends. » Admit-elle à voix basse, lorsqu’au confirma ses soupçons quant à sa mère, et son impossibilité de se plonger dans les souvenirs de son fils disparu. « Ça doit être terrible. » Un élément qu’elle ne pouvait que supposer, n’ayant elle-même pas d’enfant. Elle s’apprêtait à lui proposer une guimauve pour le réconfort, et réalisa alors qu’elle les avait oubliées dans la cuisine. Elle se redressa, et s’éloigna pour aller les chercher — sans savoir que, quand elle reviendrait, le ciel lui tomberait sur les épaules.


Les guimauves s’éparpillèrent au sol, en même temps que les débris de l’assiette. Éclata aussi en mille morceaux sa certitude de ne pas voir ce secret honteux être dévoilé, a fortiori au principal intéressé. Comment nier l’évidence ? Il tenait, entre ses mains, une preuve irréfutable. Dan et Naomi, bouches collées. Elle devinait aisément le cheminement qui s’était fait dans la tête d’AJ. S’ils s’étaient embrassés, qu’avaient-ils fait d’autre ? Tout, absolument tout. Mais elle tenterait de garder ce secret jusqu’au bout, en espérant que d’autres photos ne viendraient pas mettre ses plans à mal. « Il avait un copain débile, il nous a lancé un défi, on s’est embrassé et voilà. » Pas de quoi en faire tout un plat, donc. Sauf que ce n’était pas la vérité — sauf pour le copain débile. Le succès de Dan avait fait qu’il n’avait pas toujours été bien entouré, mais ça, c’était une autre histoire. Le silence se fit, et Naomi pria intérieurement pour que cette explication foireuse suffise à AJ. Pour que ça ne le blesse pas trop, et surtout, pour qu’il arrête de se poser mille questions. Les réponses n’étaient pas belles à entendre, et l’escort-girl préférait se mordre la langue plutôt que d’admettre ses instants de faiblesse. « C’était peut-être après, je sais plus. » Dit-elle en haussant les épaules, comme si la temporalité n’avait pas réellement d’importance. Elle avait envie d’évacuer rapidement le sujet, pour éviter que les choses n’empirent davantage. Leur soirée était déjà terminée, et les jours à venir seraient forcément compliqués. « Mais de quoi parles-tu ? » Pesta-t-elle, sur la défensive. Son attitude trahissait son malaise, et n’aidait en rien à chasser les soupçons de l’esprit d’AJ. La vérité, c’est que ça n’avait pas duré ; ça s’était simplement produit, quelques fois. « Pourquoi tu ramènes ça à toi ? » Demanda-t-elle, passant inconsciemment à l’offensive. Se défendre, et attaquer. Elle enchaîna : « Ça n’a rien à voir. » Il avait été un bon petit ami, probablement le meilleur qu’elle ait eu à ce jour. Celui qui avait pris soin d’elle, qui l’avait cajolée et aimée. Le meilleur, à un détail près : son manque d’attrait pour l’aspect physique de leur relation. Son indifférence à son égard, et même ses refus de la toucher, parfois. Une attitude qui avait d’abord blessé Naomi, et qui avait fait naître en elle de la frustration. Ça l’avait grignotée de l’intérieur, jusqu’au jour où Dan s’était trouvé au bon endroit, au bon moment.

Elle était sur la défensive, Naomi. Elle l’était comme jamais elle ne l’avait été en compagnie d’AJ, et elle savait bien que son comportement était suspect. Pourtant, elle ne pouvait pas s’en empêcher : pour la première fois, et par un malheureux hasard, son ancien compagnon venait de pointer du doigt une faute qu’elle avait commise des années plus tôt, et dont elle n’était pas fière. Pire, une faute qu’elle avait pris soin de cacher, de dissimuler, et d’occulter dans un coin sombre de son esprit pour ne plus jamais avoir à y penser. Un adultère, tout simplement. La réalité était bien plus sinistre que cette fausse histoire de pari débile. « Arrête de parler de Dan et moi comme si nous étions une entité, s’il te plait. » Son ton était presque suppliant. Mais cette obstination d’AJ à vouloir en savoir plus la mettait profondément mal à l’aise, et à cet instant précis, elle aurait aimé pouvoir disparaître sous terre. Ou mieux : ne jamais avoir cédé à ses besoins, à ses envies, à ses impulsions. Si seulement Dan n’était pas rentré chez ses parents, le soir là… Rien de tout cela ne serait arrivé. « AJ… » Commença l’escort-girl en secouant la tête. Elle se radoucit, espérant que cette méthode porterait davantage ses fruits. « Honnêtement, quel intérêt aurais-je eu à te dire ça ? » Demanda-t-elle en haussant les épaules. « Ça n’était pas sérieux, et tes relations avec Dan étaient déjà compliquées. » Sans compter que ça lui aurait probablement miné le moral de savoir que sa petite-amie avait déjà eu une relation avec son frère, ou pire : ça aurait accentué son déficit de confiance en lui. « Je ne sais pas qui les a prises. » Mensonge, encore : c’était Dan qui avait appuyé sur le bouton de son appareil photo pour immortaliser ce moment partagé. Et elle s’était volontiers prêtée au jeu, se fichant d’être figée pour l’éternité dans les bras du (mauvais) fils Buckley. « AJ… Est-ce qu’on peut passer à autre chose, s’il te plait ? » Demanda Naomi à voix basse. Malheureusement, elle avait quelques doutes sur la capacité de son colocataire à occulter ce qu’il devait vivre, à juste titre, comme une trahison. « Il y a prescription. » Pour l’escort-girl, peut-être : cette histoire remontait à plus de dix ans en arrière. Mais qu’en était-il d’AJ, qui venait de découvrir (partiellement) le pot-aux-roses ? Elle s’accroupit, et entreprit de ramasser les photos qui étaient éparpillées au sol. Des souvenirs de Dan, de ses amis, de ses courses de voiture, de sa famille unie, de ses soirées arrosées. Quelques années après sa disparition, le deuxième fils Buckley venait de faire un retour fracassant dans la vie de Naomi. « Et je n'ai aimé que toi. » Elle cherchait à le rassurer, à lui rappeler à quel point leur lien avait été fort. Mais, au fond, c'était presque un aveu de culpabilité. Elle n'avait aimé que lui, c'était vrai. En revanche, il n'était pas le seul Buckley pour lequel elle avait écarté les cuisses.

Naomi Carlson avait l’impression d’entendre sonner le glas. Elle regarda AJ s’éloigner sans un mot, sans un geste. Bien que couverte de honte en raison du mal qu’elle avait fait, elle était incapable de baisser la tête. Non, elle s’obstinait à fixer son ancien petit-ami, comme pour capturer cette dernière image de lui. Elle voulait le mémoriser, comme s’il s’agissait de la dernière fois que l’occasion lui était donnée de le voir. Elle sentit son coeur tambouriner au fond de sa poitrine quand sa main se posa sur la poignée de sa porte de chambre, et une vive douleur lorsqu’il l’ouvrit. Il était là, encore pour une seconde. Et puis, l’instant d’après, il n’y avait plus rien. La porte s’était refermée derrière AJ, sans qu’il ne lui accorde le moindre regard. Elle l’avait blessé, et il continuait son chemin. Sans elle, en la laissant derrière. La pierre qui nouait la gorge de Naomi tomba douloureusement au fond de son estomac, et les perles salées dévalèrent le long de ses joues encore maquillées. Elle n’avait même pas senti que ces traitresses s’agglutinaient, menaçantes et révélatrices de son état. Elle était pathétique. Pathétique, ou coupable : elle n’avait aucune excuse. Elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même ; aujourd’hui, elle était la seule à pouvoir être blâmée. La seule qui restait. Elle serra les poings, sentant l’agacement se diffuser dans chaque fibre de ses muscles, dans chacune de ses veines. Feu Dan Buckley, avec ses souvenirs érotiques de pacotille, venait de ruiner le semblant de vie normale qu’elle avait réussi à se construire. De ses lèvres s’échappèrent un cri — ou plus exactement, une plainte. Comme un animal blessé le ferait, agonisant et attendant que la mort vienne le cueillir. Elle passa rageusement les paumes de ses mains sur ses joues, chassant grossièrement ses larmes, et récupéra le kimono qui traînait sur le canapé. Elle se précipita ensuite dans l’entrée de son appartement, enfila rapidement une paire de baskets, et quitta les lieux en faisant claquer la porte derrière elle. Elle fallait qu’elle s’en aille, et vite. Il fallait qu’elle prenne l’air, à tout prix. Il fallait qu’elle aille se venger, d’une quelconque manière. Elle dévala les escaliers, croisa un voisin auquel elle ne prêta pas la moindre attention, et s’engouffra à l’extérieur en respirant à plein poumon. Dehors, le vent s’était levé et faisait bouger les branches des arbres de façon inquiétante. La circulation était quasiment interrompue, et la jour avait laissé place à la nuit. Quelques fines gouttelettes tombaient du ciel, et se transformeraient bientôt en torrent. Qu’importe : l’escort-girl était déterminée. Déterminée à en découdre, déterminée à tout faire pour oublier cette maudite soirée.