Sloan avait dit une fois et une seule qu’il aimait l’océan, alors j’avais réagi comme n’importe quel parent ayant besoin de combler tous les vides et toutes les fissures de presque deux ans à ne pas entendre le rire de son fils au moins en trame sonore dans la pièce d’à-côté en trouvant le premier bateau du port qui nous permettrait de faire une sortie au beau milieu de cet océan que mon fils aimait tant. Dans un monde idéal, Auden aurait arrêté sa course sur le quai, nous aurait souhaité une bonne journée à tous les deux (à Sloan plus qu’à moi) et serait retourné là où il aurait probablement été bien plus heureux qu’ici. Avec moi, nous. Mais la confiance n’était pas particulièrement au menu depuis mon retour. Son absence joue un aussi grand rôle que les silences qui pleuvent depuis qu’on a pu monter sur le bateau. Tout autour de nous, comme témoins, il y a quelques groupes dispersés qui ont également eu la brillante idée de profiter des dernières belles journées avant la tempête qu’on annonce sans vraiment la voir pointer le bout du nez. C’est la première fois, où je suis entourée de plus de gens qu’une petite poignée de visages connus. Première fois où il y a tellement de voix qui se mélangent que je dois me reprendre à deux, à trois, à quatre reprises pour ne pas leur demander de baisser le volume, juste un peu, de chuchoter à peine. Mais je dois être bonne pour Sloan. Je dois prouver à Auden, à chaque jour et à chaque heure et à chaque minute que je suis bonne pour son fils. Le mien, le nôtre. Il lui ressemble tellement qu’Auden pourrait m’effacer d’un claquement de doigt s’il le voulait. Rien ne me dit qu’il ne le veut pas en ce moment.

Devant nous, l’horizon se perd à travers les vagues. La mer est tout sauf calme, mais elle ne se déchaîne pas pour autant. Les flots viennent se casser au même rythme contre la coque, amenant avec eux une brise d’air salin qui fait du bien, qui nettoie, qui purifie à chaque inspiration. Sloan a les yeux qui brillent, depuis qu’on est monté sur le bateau. Il a voulu toucher à tous les rouages, tirer toutes les cordes, il a même su charmer le capitaine qui lui a promis un peu plus tard sur le retour qu’il le laisserait passer en cabine de contrôle pour voir à quoi ressemble le tableau de bord. La vie est belle, quand on se rappelle de plus en plus à quoi ressemble le rire de son fils. C’est ça, qui comble tous mes vides et toutes mes fissures désormais.

J’imagine que je deviendrai meilleure, un jour, pour retenir mes sourcils de se froncer lorsque quelqu’un parle trop fort, lorsque j’aurais besoin d’un peu plus de calme que ce qu’on m’offre. Pour l’instant, j’ai trouvé comme tactique pour ne rien laisser paraître de détourner la tête, chaque fois que le groupe installé derrière nous donne un coup de trop sur les rambardes où j’ai fini par m’appuyer avec Sloan dans mes bras. Ils prennent de la place et ils bloquent la vue. Et ils ne sont pas dérangeants que pour moi, mais bien pour la bonne majorité des autres passagers. De ce que je vois d’un bref coup d’oeil par-dessus mon épaule, certains ont même commencer à les fixer, à attendre qu’ils comprennent qu’autant d’attention n’est pas une si bonne chose que ça. Sloan s’étire le cou, allonge sa colonne vertébrale, essaie de voir par-delà les silhouettes bruyantes et agitées qui se multiplient. Si mes mains se tiennent bien fort de chaque côté de ses minuscules hanches pour lui assurer toute la sécurité nécessaire, c’est lorsque je vois l’un des membres de ce groupe se précipiter vers le pont que je cède ma place aux premières loges pour nous trouver un siège un peu plus en retrait, près d’Auden. Une poignée de secondes plus tard et celui qui courait aussi vite que possible vers l’extrémité du bateau où j’étais il y a peu finit par se pencher par-dessus les grillages, vidant tout ce qu’il pouvait bien avoir encore dans son estomac. C’est vilain, mais c’est la loi du karma qui vient de frapper qui dicte le sourire en coin se dessinant sur mon visage, creusant une de mes fossettes. « C’est vrai qu’elles sont vilaines, les vagues, par ici! » j’entends le capitaine glisser de sa cabine la remarque, presque hilare, pas si concerné que ça par le mal de mer des uns comme des autres. « Je vois pas ce qui lui fait dire ça. » que je finis par ajouter, le sourire dans la voix, entendant l’autre qui vomit de plus belle comme s’il s’agissait de la seule et unique chose qu’il fera de tout le reste du voyage. Si ça le calme et le tient silencieux pour un moment, qui suis-je pour ne pas en profiter.

@auden williams

(manly boat harbour) Je les observe en retraits, mon fils et ma femme. Cette sortie est là pour eux bien plus que pour moi mais il est encore trop tôt pour que j’accepte de laisser Ginny seule avec lui sans que je craigne à chaque seconde qu’elle n’ait finalement pas pour intention de le ramener à la maison le soir venu. Si je suis avec eux, au moins, je m’assure que tout va bien, en plus de faire plaisir à Sloan qui (re)découvre les sorties faites en famille. Il n’a aucun souvenir de ce à quoi ça pouvait ressembler, à l’époque, et aujourd’hui il a des yeux plus brillants que jamais face à des choses du quotidien. Il est heureux, terriblement heureux, et je sais que Ginny y est pour quelque chose, pour ne pas dire qu’elle est la seule raison de son bonheur exacerbé. Il a une maman, enfin, comme tout le monde. En retour, pourtant, ce n’est pas la même chose pour Ginny. Elle est heureuse, parfois, et elle est troublée, tout le reste du temps. Ce n’est pas la personne que j’ai connu il y a deux ans. Quelque chose de nouveau s’est brisé chez elle, et je ne saurais même pas dire quoi exactement.

Toute mon attention se porte sur eux, si bien que je passe outre les autres passages du bateau et le bruit qu’ils font, autant que toute la place qu’ils prennent. Je me laisse bercer par les flots déjà agités, la tempête Olga étant sûrement au loin quelque part dans l’océan. Elle arrivera bien assez tôt et cela ne sert à rien d’y penser par anticipation. Sloan ne se doute de rien et tout est parfait de cette manière. Un des trouble-fêtes s’incline face la force des vagues, vomissant son repas par-dessus bord. « C’est vrai qu’elles sont vilaines, les vagues, par ici! » Le capitaine annonce, pas réellement touché par la scène lui non plus. Je suis même certain qu’il prend du plaisir à voir l’homme être remis à sa place par la nature. « Je vois pas ce qui lui fait dire ça. » Ginny ajoute à son tour, d’une voix plus basse et plus calme mais non moins teintée de reproches. Ce sont des intentions que je ne lui connais pas, mais elles me poussent tout de même à opter pour un sourire, comme si j’avais le droit d’être fier qu’elle ait enfin trouvé le temps de parler pour elle et non pour les autres. « T’es plus solide que ça toi, bonhomme, hein. » Et il est fier, Sloan. Il hoche la tête, il a des yeux brillants. Il ne vomit pas, lui, il est un grand garçon qui est capable d’être plus fort que les vagues. « Tu peux desserrer un peu, il va pas s’envoler. » J’annonce à Ginny. De nous trois, on sait tous qui serait le plus à même de s’envoler, et ce n’est pas notre fils. Mes bras restent croisés pour que je ne sois pas tenté de vouloir le porter. Ce moment leur appartient, je le sais et je ne veux pas m’imposer davantage entre eux. Devant nous, l’homme reprend de plus belle son pathétique spectacle. « D’ici deux minutes, tu pourras prendre sa place près du bord. » J’annonce d’une voix blanche et lui expose mon plan qui ne laisse pas de place à l’empathie à son égard. Il le mérite bien. « Tu te sens bien ? » Pas que je m’en soucie, pas le moins du monde, mais je veux juste savoir si je dois craindre qu’elle vomisse dans les cheveux de Sloan ou non.

Le sourire qu’Auden me renvoie est quelque chose d’aussi rare que de particulier. Il y a toute une conversation qu’on aurait pu avoir autour de ça, autour du commentaire, autour de l’amusement, autour de la moquerie, autour d’une vie en entier à me morfondre pour les autres avant de penser une seule seconde qu’ils se faisaient du mal eux-mêmes, ou que leur mal n’était pas ma faute d’une quelconque manière. Un jour, quand la poussière sera retombée et qu’Auden sera moins flou dans ma tête et dans ma vie, je lui expliquerai. Je lui parlerai de toutes ces soirées là-bas où j’ai croisé l’ancienne Ginny et la nouvelle, où j’ai fait des mélanges et pas seulement avec mes teintes et sur mes canevas. Un jour je serai fière de lui raconter tout ça. En attendant, j’hoche de la tête, j’acquiesce à la complicité aussi momentanée que possible. Un coup de vent, une mèche qui quitte l’arrière de mon oreille et le moment n’est plus. Bref, envolé.

« T’es plus solide que ça toi, bonhomme, hein. » fier comme un coq, Sloan hoche de la tête, bombe le torse, petit soldat qui se croit plus grand et solide que n’importe lequel des colosses. D’assister à ça, même si la scène est aussi banale que possible aux yeux des autres, suffit à poser une large couche de baume sur mon coeur. « Tu peux desserrer un peu, il va pas s’envoler. » jusqu’à ce que la voix d’Auden me rappelle que je suis encore tellement loin, tellement malhabile face à tout le reste. « Ay ay, tu as entendu le capitaine, on desserre. » mes doigts s’envolent, Sloan les attrape au vol, il éclate de rire et je fais pareil. À l’intérieur par contre, ça fait un peu plus mal qu'avant.

Ce qui m’épuise, depuis que je suis revenue, ce sont les allers et les retours dans ma tête. Ils étaient fréquents, avant, mais jamais à ce point. Ils n’étaient pas ponctués d’éclairs de lumière, de flou artistique, de sensations qui se mélangent. Parfois les sons me donnent l’impression d’être des échos d’une conversation que j’ai pu avoir il y a des mois. Parfois, les visages se confondent avec d’autres parties du corps, ils se fondent entre eux. Parfois - « D’ici deux minutes, tu pourras prendre sa place près du bord. » Sloan pour le moment reste blotti dans mon cou, à compter les cheveux fous qui ont décidé de se laisser guider par le vent du large. Il se trouve à quelque part entre quarante-seize et huit mille xyz, un nombre à envier. « Tu te sens bien ? » la question me prend de court, je sursaute et Sloan pouffe de rire de plus belle. Auden est bien loin du Auden que j’avais en tête, en partant. Il est plus posé, moins brusque, toujours aussi acide mais plus calme. Quelque chose l’ancre au sol, je ne sais pas ce que ça peut bien être, mais me donne humblement l’impression qu’il a des racines. Il est stable ; autant le qualificatif pourrait être ridicule, dit à voix haute. Avant, il était une girouette, il tournait, bougeait de partout, allait partout. Maintenant, Auden est fait de béton. « Moi? » la surprise m’empêche de ne pas poser stupidement la question, de préciser qu’il me parlait vraiment, et pas au reste de l’équipage. Depuis combien de temps se demande-t-il si je vais bien? Il ne le demande pas pour lui, il le demande pour être certain que je suis bonne pour Sloan. On respire. « Ça va. » je m’étais dit que je n’allais pas lui mentir. Que j’allais tout fait en mon pouvoir pour lui dire la vérité, toujours, depuis mon retour. Pour Sloan. « J’arrête pas de penser à quelque chose, depuis la dernière fois. » ceci explique cela. C’est probablement ce qu’il a vu dans mes yeux. Ou alors il n’a rien vu du tout et il ne pourra pas le manquer, maintenant que je choisis l’honnêteté devant la fuite. « Je t’en parlerai plus tard, si tu veux. » il sait autant que moi que Sloan n’a pas besoin d’entendre ça. Sloan qui hausse le sourcil, Sloan que je distrais de suite aussi naturlellement que si je l’avais fait encore et toujours, les deux dernières années. « On va chercher des dauphins à adopter? » m’éloigner d’Auden m’évitera de lui imposer du small talk au moment où Sloan décidera que c'est le moment de faire sa sieste dans mes bras, et c’est tant mieux. N’est-ce pas?

Le bateau tangue et je pense à Saül qui en a reçu un en cadeau, lui qui serait effrayé par son propre reflet dans une flaque - tant parce qu’il est un monstre quepour ce que la flaque représente de liquide, vous voyez. Mes pensées reviennent vite vers Ginny et Sloan, que je trouve parfois trop près du bord pour que cela n’ait rien de dangereux. Je ne dis rien, je ne fais aucun commentaire non plus. Je lui laisse sa liberté tant que j’estime qu’elle ne fait rien de dangereux, et peut-être que de cette façon on arrivera à quelque chose, à trois. En tant que famille. « Moi? » La surprise n’est pas feinte (Ginny ne feint pas) et c’est justement ce qui me touche le plus, sans doute. On est mariés aux yeux de la loi et pourtant elle en est aujourd’hui au point où elle s’étonne que je puisse me soucier d’elle, au moins un minimum. Je ne suis pas son ombre, je ne l’étouffe pas. Je pose une question, une seule, et la voilà qui a l’air de tomber de dix étages. « Je suis pas marié à tout le bateau. » Je ne sais pas si on avait déjà osé souligner qu’on était encore mariés, justement. A en juger par le très faible nombre de conversations qu’on a eues et qui ne tournaient pas autour de Sloan, j’imagine que non. Bien sûr que oui, c’est à elle que je posais la question. « Ça va. » Elle répond d’une voix blanche et je déporte mon regard d’elle et du duo qu’elle forme avec mon fils. Qu’elle aille effectivement bien ou non, elle aurait répondu la même chose, ce ça va passe-partout qui peut être avalé à toutes les sauces.

« J’arrête pas de penser à quelque chose, depuis la dernière fois. » Elle reprend, et avec ces mots naît l’espoir qu’on puisse encore arriver à quelque chose, elle et moi. Je ne sais pas quoi, je ne me montre pas trop utopiste. Juste quelque chose, ça serait déjà pas si mal. « Je t’en parlerai plus tard, si tu veux. » J’ouvre la bouche et la referme, agacé d’avoir eu le droit à une partie de l’histoire seulement. Je veux savoir à quoi elle pense et j’ai besoin qu’elle me l’explique, maintenant que lire en elle comme dans un livre ouvert me semble tout bonnement impossible. J’ai besoin d’apprendre à la connaître à nouveau et si ce n’est pour faire renaître la flamme, alors au moins pour le bien de notre fils qui apprend lui aussi à vivre avec sa maman. Et de toute évidence, j’ai l’impression qu’il aime particulièrement cet exercice sans que cela ne soit une surprise. « On va chercher des dauphins à adopter? » Je les laisse s’éloigner à deux, la voix de Ginny étant celle qui cherche une issue de secours - celle là, au moins, n’a pas changée. Ils cherchent des dauphins, elle lui invente des histoires et ils arrivent même à se faufiler près du bord quand, de mon côté, je trouve une place sur les sièges centrales du bateau. Ils ne laissent rien entrevoir, et si j’avais été présent pour voir des animaux, ça se serait su.

J’attends que les minutes passent par poignées entières avant que Sloan s’épuise, lui qui veut faire comme les adultes mais n’a pas encore la résistance pour ça. Bientôt, très bientôt il sera un grand, lui aussi. « Ça a à voir avec ton groupe, là ? » Elle a sûrement les bras fatigués à le porter depuis autant de temps sans jamais vouloir s’assoir. « Ce à quoi tu pensais tout à l’heure. » Je précise, je recentre la discussion et, surtout, je lui fais comprendre que je n’ai pas oublié autant que je ne compte pas la laisser totalement en paix. J’ai besoin de réponses, bien plus qu’elle le pense.

« Je suis pas marié à tout le bateau. » tu pourrais, j’aurais même pas besoin de le savoir, ça t’appartient. Jamais, jamais je n’aurais pensé une telle chose, avant. Même quand Auden était ailleurs avec quelqu’un d’autre. Même quand j’étais ailleurs, avec quelqu’un d’autre. Jamais j’aurais pensé à lui, regardant n’importe qui sauf moi de ses yeux que je ne voulais qu’à moi, sans m’en torturer des nuits entières. Jamais je n’aurais voulu m’en tenir loin, ne pas savoir, ne pas m’en rendre malade du moindre petit détail sans qu’il n’en sache une miette. Je l’ai aimé d’un amour maladif, d’un amour qui gobe tout le reste, qui prend toute la place, empli toutes les crevasses. Je l’ai aimé au point de le vouloir égoïstement et uniquement pour moi, qu’à moi, qu’avec moi. Je l’ai aimé au point où une simple blague m’aurait réveillée, des jours plus tard, me demandant si j’avais fait quelque chose de mal, s’il allait refuser un je t’aime à nouveau, au beau milieu d’un atelier en 2018 alors que j’y avais cru plus que j’ai cru à quoi que ce soit. Tu pensais trop, Ginny. Aujourd’hui, je souris quand il glisse ce genre de commentaires, je passe à autre chose, j’embrasse mon fils au creux de sa nuque, je jette un regard aux alentours pour voir s’il y a de potentiels candidats pour un mariage secret. Auden et Ginny, aujourd’hui, n’ont rien d’Auden et Ginny auxquels j’étais habituée.

Une vague se casse contre le bateau, Sloan hurle avec enthousiasme, Auden reste en arrière et tout est tellement omniprésent que je dois me reprendre à quatre reprises avant de faire le vide, dans ma tête. Sloan a choisi ce moment pour s’installer bien confortablement dans mes bras, les yeux vers le large qu’il commence à perdre de plus en plus tant ses paupières sont lourdes. Si certains continuent de tartiner la coque du bateau de ce qui visiblement reste de leurs repas de la veille, un banquet si j’en juge à quel point ils en ont sur le coeur, j’ignore complètement leur présence pour me concentrer sur la respiration de mon fils. Y ancrer la mienne. Sloan est méditatif, égoïstement je reste attentive à chaque soubresaut, à chaque expiration, à chaque centimètre de sa cage thoracique qui suit le fil des ondées. « Ça a à voir avec ton groupe, là ? » c’est probablement pour cela que je ne sursaute pas, quand la voix d’Auden arrive par derrière, et qu’il relance une conversation que j’avais cru, à tort, qu’il ne voudrait pas avoir. Je ne le prends pas pour stupide au point de lui demander de préciser, sachant très bien qu’il aborde le sujet puisqu’il en a envie. Mais lorsqu’il confirme d’un « Ce à quoi tu pensais tout à l’heure. » je sais que pour une des premiers fois depuis que je suis revenue, Auden est prêt à en parler. Sans penser à ce qu’il répondra, sans remettre en doute chacune de mes paroles. Il a choisi d’ouvrir la discussion et il a fait les quelques pas qui nous en séparaient depuis aussi longtemps que je peux bien y penser. Parfois, je regrette qu’il n’ait pas reçu mes lettres. La lettre.

« Oui. » Sloan se replace contre moi, mes bras sont engourdis mais il n’y a absolument aucune chance que je prenne cela comme une raison de le replacer entre ceux d’Auden ou de l’installer dans un siège. Sloan restera dans mes bras aussi longtemps qu’il le voudra. « Ça me manque pas, je pense pas à y retourner. » sans douter une seule seconde qu’Auden penserait que je mente, j’insiste quand même, je précise. Je le ferai autant de fois qu’il le faudra autant à lui qu’à Swann, Ezra. Qu’à moi-même. « Mais depuis que je suis revenue, tout est tellement plus fort. Les bruits, les odeurs, les gens, tout… » tout est anxiogène. Tout est décuplé, et même le silence est plus lourd, plus pesant. Il y avait cette légèreté, là-bas, qui rendait la vie tellement plus douce. Qui rendait tout plus fluide, plus flou. Il n’y avait pas de date ni d’heure, pas d’obligation pas de bruit. Personne qui ne brusque. Ici, tout a toujours l’air si difficile. Tout est une étape, une étape que je franchis jour après jour, mais qui me laisse épuisée, constamment. Je n’ai jamais autant dormi que depuis que je suis sortie. Et les mots ne valent rien, ceux que je viens de dire tournent dans ma tête, alors que je sais très bien que c’est fade, c’est vide de sens. Auden ne comprendra pas, il ne peut tout simplement pas comprendre s’il n’a pas de référent. « Tu te souviens des aiguilles? » c’est vieux, tellement que j’ai un bref doute, fugace, qui me ramène à la bibliothèque de l’Académie. Les premières fois où mes parents étaient impossibles, terriblement étouffants. Ces fois où je partais de la maison, où j’allais me cacher entre les allées, ces fois où Auden y arrivait comme par magie, la synchronicité. J’avais trouvé les aiguilles comme manière de décrire l’impression d’avoir tellement mal sans savoir pourquoi. Avec les années, j’avais compris que c’était de la panique, de l’anxiété, toute une batterie de traumatismes made in McGrath. À l’époque, les aiguilles étaient ce que j’avais de plus simple pour décrire l’impression d’être impuissante face à eux, et à tout le reste ensuite. On les imaginait s’attaquant à un endroit en particulier, je les visualisais tellement fort que j’arrivais à les contrôler. Puis, elles passaient. Elles n’étaient pas revenues depuis des années, depuis le retour de Londres. « Elles piquent constamment. » elles sont revenues, maintenant. Plus insidieuses, moins agressives. Mais toujours, toujours, toujours, elles piquent.

« Oui. » Et j’essaye d’accueillir la réponse sans en faire des tonnes, même si une part de moi-même est incapable de rester positif quand j’entends qu’elle continue de penser à ce foutu groupe et à tout ce qui s’est passé, ou non, à Sydney. Elle a perdu deux années de sa vie et je ne peux pas comprendre qu’elle perde encore de son temps aujourd’hui à y repenser alors qu’elle a beaucoup à faire et à reconstruire, auprès de Sloan notamment. « Ça me manque pas, je pense pas à y retourner. » Tant mieux. Le Auden d’il y a deux ans n’aurait jamais eu besoin de cette précision, mais le Auden d’aujourd’hui est différent. Tout comme Ginny qui se tient désormais face à moi et que je peine toujours autant à comprendre. Elle parle comme elle, elle lui ressemble, elle aime Sloan autant qu’elle. Et pourtant, j’en viens à douter qu’elle aime la vie ici et qu’elle n’y préfère pas son Dieu sait quoi dans lequel elle semblait être à sa place pendant deux années pleines et entières. Et peu importe à quel point mes pensées sont injustes, j’en viens toujours à me dire qu’il n’y a rien d’aussi injuste que l’absence qu’elle a imposée à Sloan. Qu’elle m’a imposée, aussi. Mon silence est lourd de sens, mais je ne le fait pas ressentir dans le regard que je pose sur le duo qu’elle forme avec notre fils. Jamais Sloan n’a été aussi apaisé qu’en sa présence. Il est complet, enfin.

Mais il y a autre chose. Il y a toujours autre chose. « Mais depuis que je suis revenue, tout est tellement plus fort. Les bruits, les odeurs, les gens, tout… » Elle est la Ginny d’il y a dix ans. Elle est la Ginny qui a peur de tout, même de son ombre. Tout est trop fort, comme quand je l’ai connue, comme à cette époque où elle rasait les murs et doutait de tout, à commencer par elle-même. Cette réalisation soudaine m’énerve sincèrement ; et je ne suis pas énervé contre elle mais bien contre moi-même, parce que j’aurais dû être capable de la préserver de tout ça. Parce qu’elle mérite mieux, bien mieux. « Tu te souviens des aiguilles? » - « Oui. » - « Elles piquent constamment. » Ma gorge se serre. Ce n’est pas ce que je veux pour elle. « Depuis quand ? » Ma voix est dure, elle l’est toujours son retour. Uniquement lorsqu’elle est autour. Cette fois, je veux savoir si elle ressentait ces mêmes aiguilles lorsqu’elle était là-bas. Est-ce qu’elle allait aussi mal, ou est-ce que c’est son retour qui la pousse à ce point dans ses retranchements ? Est-ce que c’est ma faute ? Est-ce que je suis le seul à être dubitatif après deux ans de silence et une vague explication à tout ça, sérieusement ? « Tu veux qu’on fasse comme avant ? » Qu’on discute, qu’on élabore un plan, qu’on refasse le monde mais surtout qu’on chasse ces aiguilles, parce que peu importe à quel point je lui en veux toujours, je ne souhaite pas son mal. Et c’est ce qu’elles font, ces aiguilles. Elles lui font constamment du mal sans jamais en avoir reçu le droit.

Une vague un peu moins forte que les autres se casse sur la coque du bateau et c’est elle, pourtant, qui me fait sursauter. « Oui. » qu’il se rappelle veut aussi dire que je n’ai pas inventé les aiguilles à l’époque. Parfois, je pense que tout était dans ma tête. Que j’inventais, que je me cachais sous des mots et des sensations et des étiquettes et des idées appartenant à mes mauvaises intentions. Là-bas, c’est ce qu’elles croyaient. Que les aiguilles étaient une invention pour masquer quelque chose d’autre. Pour m’empêcher d’avancer, une béquille, une excuse. Elles n’y accordaient pas la moindre importance et les repoussaient avec tellement d’aplomb que j’ai cru, vraiment, que je les avais créées de toutes pièces et qu’elles n’étaient qu’une manifestation de mes faiblesses. Une manière de plus de montrer à quel point je ne me voyais que comme une victime. Les aiguilles faisaient tellement mal lorsque je suis revenue qu’il était impossible de les croire fausses. « Depuis quand ? » « Depuis la troisième nuit chez Swann. » je ne mens pas à Auden, mais mon coeur se brise quand même lorsque le nom de mon frère glisse sur mes lèvres. Les yeux de Swann à la gare de Sydney auraient très facilement pu être le déclencheur. La photo dans son portefeuille, la trame de vie qui a bougé en accélérée pour lui pendant mon absence. Mais c’est quelques jours plus tard que je me suis réveillée en panique, en sueur, en plein sommeil sans rêve. Elles s’étaient attaqué à ma gorge, puis à ma cage thoracique. Aujourd’hui, elles flottent autour de mes hanches, alors que Sloan protège mes épaules et ma nuque de ses mains et de sa joue refroidies par le vent du large.

« Tu veux qu’on fasse comme avant ? » évidemment, le oui silencieux de ma tête lui répond pour moi. Pour un après-midi, j’ai l’impression qu’il ne me déteste plus. Qu’on est de retour à notre plus simple expression, bien avant les baisers brouillons et les grandes éloges d’amour au propre. Auden, avant d’être l’homme de ma vie, était quelque chose entre une ombre et un pilier. Bien plus qu’un ami, bien moins qu’un - « J’ai peur que ça t’éloigne. Que ça vous éloigne. Qu’elles soient revenues. » j’aurais voulu garder mes craintes pour moi. J’aurais voulu garder un minimum de la force que je croyais avoir construite comme une grande, au beau milieu de leur forêt. Peut-être que c’est cette force-là par contre qui parle pour moi, qui dit tout haut ce que j’aurais gardé enfoui à l’intérieur il y a à peine quelques années. Être forte est tellement relatif. « Je veux que tu saches que jamais je ferai quoi que ce soit pour qu’il les connaisse. » Sloan dort paisiblement maintenant. Du bout des doigts je caresse sans m’y attarder une couette qui barre timidement son front. Sloan sera protégé de croire que son mal-être, s’il en a un, doit être composé d’aiguilles pour être viable. Il aura toute la place et toute la liberté de le dire, lorsque la vie lui fera du mal, lorsqu’on lui en fera. Jamais je ne reproduirai l’effet suffocant de mes parents, jamais je ne lui offrirai un environnement où il ressente le besoin de cacher qui il est vraiment de peur de décevoir, de fâcher, de ne pas être à la hauteur. Je sais que j’ai encore à me prouver énormément aux yeux d’Auden, entre autres, mais cette promesse-là je me sais capable de la tenir. « On savait comment. » du temps de l’Académie, on avait développé tout un modus operandi. On avait la technique et la méthode, on pouvait passer de l’une à l’autre alors que la douleur évoluait. « On va savoir encore. » la phrase vient comme une évidence, mais elle sonne comme une question. Un doute. Est-ce que ça fonctionnera encore? Si elles sont différentes, si elles font mal autrement. Est-ce que je suis stupide de croire que le même traitement les chasserait? « Hm? » j’insiste, attrapant ses yeux des miens pour la première fois depuis de longues minutes. Je ne veux pas y trouver du réconfort ni même une pointe d’amour, peu importe quel amour il lui resterait. Je veux y trouver la vérité. Qu’il y croit ou non, aux aiguilles et à ce qu’on peut bien y changer. C’est ce dont j’ai besoin de savoir pour avancer.

« Depuis la troisième nuit chez Swann. » Depuis longtemps, alors. Un laps de temps qui me paraît immense, surtout alors que j’aurais dû être capable de comprendre qu’il existe un tel mal-être chez elle avant même qu’elle accepte enfin de me le partager. Cela n’a pas été le cas. Tout a changé, et moi je n’ai rien vu. Je ne sais même plus comment fonctionne ma femme. « J’ai peur que ça t’éloigne. Que ça vous éloigne. Qu’elles soient revenues. » - « C’est pas le cas. » Je ne sais plus qui elle est, mais je sais au moins qui elle a toujours été et elle a des faiblesses que je lui connais par coeur. Des faiblesses qui ne m’ont jamais empêchées de l’aimer, et que je ne peux pas lui reprocher davantage aujourd’hui que je ne l’ai déjà fait avec le temps. J’aurais aimé qu’elle apprenne à les surmonter, c’est un fait, mais je ne lui tournerai pas le dos aujourd’hui parce qu’elle est finalement la même que j’ai toujours connu. Sur ce point, du moins. « Je veux que tu saches que jamais je ferai quoi que ce soit pour qu’il les connaisse. » Mon regard passe de Ginny à Sloan, qui est devenu le sujet principal sans même être nommé. Je sais qu’elle veut son bien, surtout depuis son retour, et je sais aussi qu’elle fera toujours tout ce qui est en son pouvoir pour le protéger. Ce que je ne sais pas, c’est si elle est justement encore en capacité d’obtenir ce que son cœur désire. « Je sais que tu fais au mieux. » Je ne sais pas si elle arrivera à faire en sorte qu’il ne les connaisse jamais, mais je l’espère sincèrement. Je me retiens de bouger la même mèche qu’elle a déjà dégagée de son front, bien que je je juge que cette dernière pourrait encore le déranger dans son sommeil.

Lorsque Ginny pose enfin son regard sur mon profil, mes yeux trouvent les siens en retour sans plus de cérémonie. « On savait comment. » On savait. On a su beaucoup de choses. « On va savoir encore. » Sans doute. Peut-être. J’espère. « Hm? » - « Je compte pas t’abandonner. » Je sais pas si on va vraiment savoir comment faire, pour ça comme pour tout le reste, mais je n’ai pas envie que mes doutes prennent la forme d’un renoncement. Elle est revenue dans nos vies et je ne l’abandonnerai pas, tout comme je ne lui cacherai pas tous les reproches qui sont encore les miens à son égard. « On va trouver comment faire. » Pas tout de suite, pas sur ce bateau. Mais on en discutera, on avisera. On agira pour Sloan d’abord, pour nous ensuite. Rien ne sera plus jamais comme avant, encore moins le avant de l’Université, mais on peut trouver un juste milieu qui arrive à nous rendre heureux, chacun à notre façon, chacun à notre niveau.

« C’est pas le cas. » la planète en entier aurait pu dire cela que je ne l’aurais pas du tout crue. Que j’aurais remis en doute les belles promesses et les sacrements bourrés de bonnes intentions. La planète en entier n’est pas Auden, et malgré les fossés entre nous qui se creusent à chaque mot un peu plus sournoisement, n’en reste que j’ai une confiance aveugle en ses paroles. Il n’aurait rien dit s’il ne le pensait pas. Il n’aurait rien assuré, n’aurait même pas pris la peine de le cacher s’il n’avait pas voulu que je le sache. Lui parler de mes peurs ne l’engageait strictement à aucun retour, il ne me doit plus rien depuis l’alliance et la clavicule. Il n’agit pas comme si cela pouvait jouer de près ou de loin sur sa présence dans ma vie, maintenant qu’elle était de nouveau en parallèle avec la sienne. « Je sais que tu fais au mieux. » je ne lui fais pas l’affront de renchérir, de prouver avec des exemples à n’en plus finir que c’est vraiment le cas, qu’il fait bien d’y croire. Que j’ai en poche toutes les cartes dont j’ai besoin pour faire que la vie de Sloan soit un peu plus douce maintenant que je suis de retour. C’est encore tellement frais, tellement difficile à aborder pour moi que je préfère laisser flotter les bonnes intentions de celle qui y croit aussi fort qu’elle le peut. La réalité est parfois tellement différente que la Ginny du futur s’occupera de renchérir ses propres engagements en temps et en heures. Un seul coup d’oeil partagé avec Auden me confirme que le sujet est clos, même si le dossier ne sera pas fermé de sitôt.

Sloan soupire de sommeil, il manque les dauphins imaginaires, il manque les sourires du capitaine prêt à l’accueillir dans la cabine. Ce sera pour une prochaine fois, bonhomme, que je pense alors que mes lèvres gercées par le vent et le sel déposent un baiser sur son front encore brouillé des cheveux qui n’en finissent plus de retourner le chatouiller. « Je compte pas t’abandonner. » il en aurait eu le droit, et il en aura le droit à toutes les secondes où il choisira tout de même de rester. Je sais qu’Auden ne le fait pas pour moi, qu’il ne le fera plus jamais pour nous. Mais je sais aussi qu’il le fait pour que Sloan puisse grandir près d’une mère qui est forte et fière pour lui, et pour ça, je lui en serai éternellement reconnaissante. « On va trouver comment faire. » dans un autre monde, j’aurais acquiescé en silence, j’aurais scellé le pacte d’un sourire aussi confiant que j’aurais pu porter en de telles circonstances. J’aurais fini par regarder au loin, dans une tentative de m’enfuir des pensées qui me prennent à la gorge, quand le bruit des vagues passe en sourdine et qu’Auden passe de nouveau au mutisme. « On. » dans ce monde-ci, c’est à mon tour de soupirer, déposant délicatement ma tête sur l’épaule d’Auden sans même me demander ce que cela peut vraiment vouloir signifier. Le contact l'effleure à peine. C’est pour tout et certainement pour rien, que je ne me pose plus la moindre question, que je laisse mon esprit se vider de toutes les appréhensions, de tous les doutes, de tous les « et si » et de tout ce qui se trouve avant, pendant, et après. L’horizon ne m’intéresse pas, et lorsque mes paupières se ferment, c’est pour voir à quel point elles peuvent être terrifiantes, vues de l’intérieur, les aiguilles. Juste un instant. Savoir contre quoi on va devoir se battre.