Cela faisait à peine une semaine que ma jambe était prisonnière d'une botte plâtrée et ces quelques jours sonnaient comme des éternités. Si je m'étais appliqué à rester immobile le tout premier jour de mon retour à la maison, la fatigue aidant à me clouer sur le canapé, les prochains s'étaient avérés parsemés de négociations avec moi-même puis avec Penny pour que je véhicule un maximum dans la maison, utilisant dans une mesure moindre que l'impérative mes béquilles. Tout était un bon prétexte à m'animer : les enfants, la cuisine, le ménage, le rangement... Petit à petit, Penny avait abandonné ses pseudos réprimandes, comprenant qu'elle ne saurait pas me faire entendre raison ni m'inciter à demeurer calme très longtemps, peu importe les stratagèmes employés. Jude avait tenté de prendre sa relève, employant des arguments tous droit sortis de la bouche d'Olivia, dont certains mots déformés me faisaient doucement sourire, à en vexer le petit garçon lorsque je le reprenais. De toute évidence, mon fils avait formé une coalition avec ma meilleure amie mais cette simple menace n'était pas assez effroyable pour m'empêcher de prendre le risque de déplacer mes fractures.

Penny était partie chez un rendez-vous au pédiatre avec les jumeaux, Maia dormait à poings fermés dans la chambre de son frère, la sienne condamnée depuis la tempête. Ce matin, la livraison de la fenêtre destinée à remplacer celle brisée durant le cyclone avait été effectuée. J'avais lorgné toute la journée sur l'emballage, les doigts me brûlant de prendre l'affaire en main. Je détestais rester sans rien faire, en particulier lorsque des zones de mon domicile restaient saccagées depuis le cyclone. Si Penny avait déjà pris rendez-vous auprès d'entrepreneurs pour réaliser les réparations, ceux-ci étaient surchargés par les demandes et mon égo abhorrait le fait que l'on paie des ouvriers alors que je pouvais, selon moi, très bien mener ces tâches. Ainsi, à peine dix minutes après que Penny soit partie - juste le temps de confirmer qu'elle ne referait pas marche arrière car elle avait oublié quelque chose à la maison -, j'avais attrapé mes outils et brinquebalant, je m'étais rendu dans la chambre de Maia, sous l'œil inquiet et désapprobateur de Jude. Mes arguments lui étaient imperméables : j'avais beau prouver au petit garçon que je ne m'appuyais pas sur ma jambe, lui garantir que j'agissais sans danger et que j'allais bien, ou lui proposer de m'aider - persuadé que Lenny, lui, aurait été amadoué par cette offre -, l'écolier demeurait de marbre, renfrogné sur ses legos.

Ainsi, lorsque Jude m'apporta le téléphone affichant la tête nouvellement blonde d'Olivia, je me doutais que l'alliance était plus forte que tout entre ces deux-là. « Hey, Liv, » je faisais en m'asseyant précautionneusement sur la chaise à bascule dans la chambre et hissant douloureusement ma jambe sur le repose-pied. Si j'offrais un point de vue ne laissant pas deviner les travaux que j'avais entrepris à ma meilleure amie, je me doutais que le passage de Jude s'en était chargé. « Quoi de neuf ? » Je demandais innocemment, remarquant mon fils se dérober.  

Le ton désapprobateur qui s'extrait de mon téléphone avec véhémence me fit réprimer laborieusement une grimace. De toute évidence, mon fils avait su vendre la mèche à ma meilleure amie, à défaut de m'épauler et de s'intéresser au montage peu opportun de la fenêtre de la chambre de sa sœur. Ses quatre ans n'étaient pas propice au bricolage en tout genre, de toute évidence. J'entrouvrais la bouche afin de me défendre mais une nouvelle myriade se déversait du combiné, au cours de laquelle Olivia ne se privait pas pour répandre les potentielles conséquences de mon geste peu prudent. J'inspirais profondément, avant de constater la présence d'un Jude émotif dans l'embrassure de la chambre de petite fille. Je lui faisais signe de s'approcher et l'étreignais contre moi pendant que Liv proposait des tâches qui occuperaient mon esprit et aideraient ses propres enfants. Nous nous rejoignons sur un point : ça me rendait dingue de rester sans rien faire. Néanmoins, mon oisiveté n'allait pas jusqu'à me faire apprécier le repassage.

« Liv exagère, je ne vais pas perdre de jambe ni avoir l'autre blessée.  » j'affirmais en déposant un baiser sur la joue d'un Jude dont l'inquiétude faisait perler des larmes au bord de ses yeux. « Ni faire du repassage, » je complétais avec une touche d'humour, soutenant à l'équilibre mon poids et celui de mon aîné sur la chaise à bascule de ma jambe valide. « Et maintenant que j'ai enlevé l'autre fenêtre, il faut bien que j'installe la nouvelle. Déjà que je me suis battu pour retirer les affreuses planches qui bouchaient le trou depuis trop longtemps. » Je me défendais tant bien que mal contre le regard noir de l'australienne. « Viens m'aider avec Lenny et ses tables de multiplication ! » Je lançais dans une provocation complice, le minois de Jude s'illuminant dès l'évocation de la venue de son ami. « Oui, venez, venez, venez ! » approuva-t-il en approchant tant son visage du téléphone que j'étais persuadé qu'Olivia n'avait pour vue que son œil vert pendant plusieurs secondes.

Je me raclais discrètement la gorge, comme si cela m'aidait à mieux avaler les réprimandes et rappels de santé que me formulait généreusement ma meilleure amie. « Je crois que mon fils écoute surtout mieux tes propos que les miens en ce moment, Liv, » je singeais avec une pointe d'humour, lorgnant vers le garçonnet qui se tenait précautionneusement dans l'encadrement de la porte, à la fois pris en flagrant délit et avide de constater les fruits de sa trahison.

Je me confortais dans ma réussite d'avoir retiré - non sans peine - les planches qui marquaient les bris de glace causés par la tornade - qui m'avait également fracturé la jambe - pour souligner la nécessité de terminer mon labeur. Cet argument parut déplaire profondément à Olivia et je retenais un rictus amusé, ne prenant manifestement aucunement la situation, ni le danger en incombant, au sérieux. Je saisissais l'occasion de Lenny et sa lutte contre ses tables de multiplication pour couper court à l'échange houleux téléphonique et rameuter la troupe, non sans essuyer une menace d'attendre la rouquine avant d'entreprendre le changement de fenêtre. « J'ai hâte de voir ça, » je défiais gentiment. « Je révise déjà mes tables pour l'occasion, » je promettais. « Ne tardez pas trop sinon je ne pourrais pas tenir ma promesse, » j'annonçais alors que Jude gigotait sur mes genoux où il s'était installé, impatient de voir Lenny débarquer à la maison. « On vous attend à l'étage, sur les lieux du potentiel futur crime, » je précisais dans un salut à la maman qui raccrochait pour prendre le volant.

Lorsque Liv arrivait avec ses jumeaux en renfort, l'un tenant un cahier de tables de multiplication et l'autre son carnet de poésie, je montrais presque fièrement mon ouvrage. « Tu vois, je t'ai obéi. » La fenêtre n'avait certes pas bougé d'un pouce mais j'avais largement préparé le chantier pour faciliter la tâche de monter la nouvelle. Lorsque Lizzie me questionnait sur Maia, je l'informais : « Elle fait sa sieste dans la chambre de Jude mais elle ne devrait pas tarder à se réveiller. Tu peux aller voir si tu veux, si ça se trouve elle joue dans son lit. » Je conjecturais en jetant un coup d'œil à ma montre. Ma fille n'était pas de ceux qui se réveille très facilement et souvent, malgré son jeune âge, elle faisait la marmotte sagement dans son lit, repoussant son entrée parmi les animations de la maisonnée. « Alors, Lenny, quelle table te fait des misères ? » Je questionnais le petit garçon bien qu'il se faisait déjà assaillir par Jude. « Ta stagiaire s'améliore ? » J'interrogeais ensuite Olivia, même si j'étais plus avide des éventuels potins et critiques - thérapeutiques - qui ne seraient pas forcément adaptés aux jeunes oreilles nous entourant pour le moment.

Un rictus résigné s'empara de la commissure de mes lèvres lorsqu'Olivia se vanta d'être l'adulte préférée de mon fils. « On voit qui a le bon rôle, en effet, » je faisais remarquer avec une touche d'humour en lorgnant Jude qui arborait un petit sourire malicieux nuancé d'une certaine complicité voué à Liv. Malgré tout, pour le moment, je me considérais encore gagnant dans cette situation en termes numériques, ayant aussi une place de choix dans l'appréciation des jumeaux d'Olivia, quand Maia ne pouvait encore juger les atouts que pouvait lui apporter la rouquine et que ma meilleure amie n'avait qu'un de mes enfants dans sa poche avec ses privilèges. Toutefois, cette balance finirait bien par pencher vers la Welch quand mes propres jumeaux seront en âge de percevoir les avantages qu'apportait l'affection d'Olivia.

« Pourquoi tu poses la question si tu connais déjà la réponse ? » Je fis lorsque l'infirmière soupirait des tâches effectuées dans la chambre de ma fille alors que le repos m'était prescrit. « J'évite phlébite et syndrome des loges, » j'ajoutais sur un ton qui se voulait malin, avant de récupérer le cahier des tables de multiplication de mon filleul. Je réfléchis quelques instants, essayant de me souvenir d'éventuels moyens mnémotechniques que j'aurais pu moi-même user pour les apprendre, alors que sa mère réorganisait le chantier. Jude ne tarda pas à rejoindre la zone de la fenêtre tandis que je démarrais un jeu avec Lenny en fractionnant la table en plusieurs portions pour stimuler sa mémoire, faciliter l'apprentissage et rendre le travail plus amusant.

« Laisse-moi au moins t'aider à la hisser et la maintenir en place, tu vas te déchirer un muscle pour un patient qui ne paie même pas l'acte, » je signifiais entre deux calculs demandés à Lenny, m'emparant déjà de mes béquilles pour aider Liv à soulever le châssis. Je m'installais sur une chaise que j'avais utilisée comme soutien plus tôt et me préparait déjà à soulever la fenêtre, en coordination avec Olivia. « Je le fais même de manière sécurisée. Ne fais juste pas tomber la fenêtre sur ma jambe. » Je narguais avec jeu.

J'affichais une moue faussement provocatrice à l'adresse de mon interlocutrice en retour à sa remarque sur sa recherche d'informations sur mon compte. « Madame Welch doute de mes capacités, » je taquinais, bien que mes propos puissent être nuancés par ma frustration quant à ma prescription de repos. Comment pouvais-je décemment me contenter de limiter mes déplacements à l'essentiel lorsqu'il y avait une maison à tenir - qui nécessitait de surcroît des réparations - en addition d'enfants dépendants d'adulte ? Sans compter la mauvaise conscience qui me tiraillait indéniablement dès que je restais immobile, entendant encore les critiques de mes parents soulignant une potentielle paresse, aussi justifiée soit-elle. Certaines traces toxiques, aussi passées soient-elles, s'avèrent difficiles à effacer.

J'aidais Olivia de mon mieux à caler la fenêtre dans l'encadrement puis je l'observais œuvrer du coin de l'œil tout en aidant Lenny à mémoriser sa table de multiplication. « Allez, à coeur vaillant rien d'impossible. Puis une fois dans ta tête, elle y restera, la table de 4 ! C'est un effort qui te servira pour toute ta vie ! » J'encourageais le petit garçon pendant que Jude trottait dans la chambre de sa sœur à mesurer le niveau de chaque plateforme vissée. « Il fait très inspecteur des travaux finis, » je remarquais avec humour avant d'entamer le dernier quart de la table. J'attrapais au passage furtivement le petit garçon qui s'esclaffa de bon coeur, avant de lui glisser à l'oreille alors qu'il se débattait pour continuer son entreprise. « Alors, tu valides le travail de ton père ?! »

Lorsque la fenêtre fut mise en place, je soupirais de soulagement, de concert avec ma meilleure amie. « Merci Liv, » je faisais sincèrement, avant de proposer : « on se fait un apéro ? En récompense aux maths et à la rénovation ? » Je suggérais. Il y avait bien au moins ça pour me mettre du baume au coeur de mon arrêt forcé. Aussi, il y avait de quoi ravir les petits avec le choix de boissons non alcoolisées, et de quoi se détendre avec modération pour les plus de dix-huit ans.

J'avais toujours détesté ne rien avoir à faire, et Olivia étant sans nul doute bien placée pour le savoir, considérant le fait que nous soyons collègues depuis plus d'une décennie. Même si les secteurs où nous avons pu travailler étaient d'ordinaire bien rythmés, il n'en demeurait que lors des périodes de creux, je cherchais incessamment une activité et je divulguais en prime mon agacement à tourner en rond. A la maison, il en allait exactement de même. Quand bien même mes enfants étaient en bas-âge et deux d'entre eux se trouvaient être des nourrissons, j'étais incapable de respecter correctement le repos prescrit par le médecin, tout comme laisser en plan certaines réparations léguées par la tempête qui m'avait aussi blessé constituait une idée superflue.

Je ris doucement quand Liv menaça d'un Jude qui pourrait souligner l'imperfection des sols. « Et ensuite il t'appellera parce que je réparerais ce qu'il a déploré, » j'ajoutais avec jeu, appréciant manifestement trop taquiner mon interlocutrice. J'affichais une moue quand l'infirmière me proposa de lire une histoire aux petits pendant qu'elle préparait l'apéro, de quoi me sentir une nouvelle fois mis - avec certes raison - au placard. « Mes bébés jumeaux s'avèrent être assez bien coordonnés pour le moment, » je remarquais. « Je ne sais pas si c'est parce qu'on est habitué au fait d'avoir été privé de sommeil avec Maia, mais j'ai l'impression qu'ils sont plus faciles à gérer que la chouette, » j'avouais. Les nuits blanches successives avec ma fille - qui s'était démontrée être un véritable oiseau de nuit à hériter de ce surnom affectueux de chouette - avaient piqué durant de longs mois, tant que les jumeaux semblaient instaurer pour l'instant un plus simple parcours de santé.

« Allez chef Lizzie, donne à tes commis de quoi faire, n'hésite pas à confier les tâches ingrates » j'invitais la fillette qui préparait déjà les ingrédients. Pendant ce temps, je finissais la lecture de l'histoire sélectionnée par Jude, qui pour autant avait intégré la peau d'un chevalier avec son fidèle acolyte Lenny. Ainsi, seule Maia m'écoutait plus ou moins attentivement. « Hé bien écoute, pour l'instant, ça va. Il faut croire que l'expérience de gérer nos patients aux urgences et celle d'avoir été l'aîné de trois cadets aide, » je faisais en riant. « J'aime tellement les voir grandir et observer leur personnalité s'affirmer de plus en plus, » je confiais, portant un regard tendre sur Maia puis Jude. Être père avait été un de mes rêves depuis très longtemps et maintenant qu'il s'était concrétisé, j'étais totalement comblé par ce rôle que je prenais très au sérieux - à en développer de plus en plus de cheveux blancs. Mes enfants représentaient réellement ces petits miracles que je chérissais. « Est-ce qu'il y a des faits croustillants au boulot ? » J'interrogeais avec curiosité.

Je ris doucement, quand bien même je ne doutais désormais plus de la capacité de mon propre fils à me vendre auprès de ma meilleure amie, soit disant pour le bien de ma convalescence. « Je n'ai plus qu'à agir la nuit, quand Jude dormira à poings fermés, ou alors lorsqu'il sera à l'école, » je nargue, même si j'avais conscience que ce sujet ne portait pas vraiment à la plaisanterie pour mon entourage. Je soupirais doucement, sachant pertinemment qu'il fallait simplement que je prenne mon mal en patience, tout en me satisfaisant de la situation actuelle qui aurait pu être bien pire.

Je grimaçais, compatissant, quand Liv confiait les difficultés qu'elle avait connu vis-à-vis du sommeil décalé de ses enfants. J'avais été témoin du manque flagrant de repos de ma meilleure amie et bien que j'avais tout fait pour pouvoir l'aider à récupérer, cela restait tout de même une épreuve ardue sur le long terme, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. « Je touche du bois pour l'instant, » je relativisais en tapotant un meuble. « Rien ne dit que ça va durer. » Ils n'étaient pas à l'abris d'un des enfants qui passait une mauvaise période ou décidait de ne plus vouloir dormir à des heures décentes, ni des jumeaux qui se désharmonisaient.

J'écoutais attentivement les dernières nouvelles du service, levant légèrement les yeux au ciel face aux déboires de Mary et Kate. « Elles pourront faire les périmés après, tu penses ? » Je tentais, gourmand. Je m'efforçais de me rappeler le minois du fameux Oliver, manifestement en couple. « Pas toi ? » Je m'enquérais quant à la déception féminine du non-célibat de l'orthopédiste. « Tu ne partages pas le goût de nos collègues ? » J'ajoutais sur le ton de la taquinerie. Aussi, une partie de moi était curieux de savoir où se trouvait Olivia dans sa vie amoureuse, tout en n'osant pas aborder frontalement ce sujet, en connaissant sa sensibilité.