Retour à la case zéro avec Madison. La rupture s’est refaite, a laissé derrière elle plein de morceaux de vitre coupants avec lesquels Archie ne cesse de s’ébrécher la peau. Il l’a mérité alors il n’a pas besoin de faire les cent-pas dans sa chambre pour chercher les raisons derrière cette énième défaite. Ils ont besoin de temps, tous les deux. Les fleurs fanées ont besoin d’eau et de soleil pour refleurir de toutes leurs couleurs les plus belles. Archie doit prendre des décisions et faire de l’ordre dans sa vie, dans ses relations, dans ses obligations aussi. Placer en ordre d’importance chacun des conflits qu’il a rencontrés dans les derniers mois. Bien sûr, Madison est haute placée… Mais il y a un autre élément, tout aussi instable, qui l’empêche de tout sacrifier pour retourner dans le creux des bras de sa famille.

Il le regarde en cet instant. Sur son immense écran plat, la silhouette de Carmine d’abord immobile et pensive, puis la musique qui monte en crescendo, et le plan éblouissant, la mèche qui fait sourire Archie, la prise autour de la guitare, l’instrument qui éclate au rythme de la batterie contre le sol. « Anyone wants tea ? » C’ÉTAIT CERTAIN ! Archie aurait pu l’écrire, ce script, maintenant qu’il connaissait le plus gros vice de sa majesté ; son amour inconditionnel pour la boisson à l’herbe. Affalé dans son canapé, Archie rit à gorge déployée, se frottant la barbe, remets le clip vidéo au début pour le regarder une deuxième fois. Bucky vient poser sa tête sur ses cuisses pour le regarder avec ses grands yeux en forme de perles noires. Il n’a pas assez d’attention, son maître l’ayant toute rivée vers cette télévision qui lui permet de voir son…

Amoureux –

Bien que ce dernier soit à six mille kilomètres de là. Un nouveau rire, plus calme, qui fait secouer sa gorge quand la guitare se fait agresser une seconde fois. Ses doigts s’amusent avec les oreilles de son chien, molles comme des lasagnes cuites, et il en caresse toute la longueur en les soulevant vers le haut pour révéler leur forme triangulaire garnie de poils plus longs. Un sourire on-ne-peut plus naturel s’est figé sur ses traits. Bucky semble être heureux parce qu’il sent la joie dans le salon, une émotion qui n’a pourtant pas bercé le quotidien d’Archie depuis une éternité. Il aime. Pour de vrai. Si d’abord c’était effrayant, maintenant il tente de profiter du pétillement que lui procure ce sentiment nouveau. Il aurait presque mal aux joues à force de sourire.

La sonnette le surprend. Elle résonne à travers la musique qui s’élève des haut-parleurs. Archie avait lancé le vidéoclip une troisième fois pour mieux en contempler la composition (et son sujet). Après avoir baissé le son avec sa télécommande, il tend l’oreille pour s’assurer qu’il n’a rien halluciné. On sonne une deuxième fois. « Bouge pas. » Qu’il ordonne à Bucky pour l’empêcher de s’enfuir une seconde fois par la porte entrouverte. Plutôt mourir que de le perdre une seconde fois, ce grand cabot possédant une seule paire de neurones. Le chien obéit et se dandine les fesses pour enfoncer mieux son nid dans les coussins dodus. Archie jette un coup d’œil à l’écran qui projette ce que voit la caméra suspendue au-dessus de sa porte d’entrée et il glousse en découvrant Saddie armée d’une immense boîte. Bien sûr, elle ne s’est pas annoncée avant de venir. Elle est chanceuse de le trouver chez lui ce soir. Dans les derniers jours, il a été bien trop occupé qu’il a passé moins de temps chez lui. Ouvrant le battant de la porte après s’être recoiffé, il accueille sa sœur avec un grand sourire et il se crispe quand elle hurle son nom. Jamais discrète. C’est sa marque de commerce, d’hurler sa présence sur tous les toits. Elle sait comment prendre sa place. « J’espère que tu n’as rien de prévu ce soir parce que je nous ai concocté une petite soirée riche en émotions ! » Il n’avait rien de bien précis en tête, sauf peut-être attendre les prochains sms de Carmine comme un dépendant affectif. Il n’en est pas un, mais cette relation toute récente lui fait découvrir des facettes éphémères chez lui. Il se calmera quand la routine sera instaurée – ou quand la bombe aura explosé. « Une soirée riche en émotions ? Je dois avoir peur ? » Il demande du bout des lèvres en sondant cette boite qu’elle transporte contre sa poitrine. « C’est ton jour de chance, je n’ai rien de prévu ce soir. » Il se pousse sur le côté et lui fait signe d’entrer. Il n’a pas remarqué que, à la télévision, YouTube a décidé d’enchaîner d’autres vidéoclip mettant en vedette Sighbury. Heureusement, le son n’est plus bien fort alors l’écran prend plutôt le rôle d’ambiance discrète en fond. Fermant la porte, il peut répondre à la demande de Saddie en appelant Bucky, qui se lève aussitôt du canapé pour rejoindre la jeune femme avec entrain. Ses griffes tapotent le sol et rappellent à Archie qu’il doit appeler le salon de toilettage pour s’occuper de le pouponner. Avec toute l’énergie d’un chien de course, l’animal réclame de l’amour à Saddie, se frottant à ses jambes en battant de la queue pour soulever la poussière. « Il pense que tu lui as apporté quelque chose dans la boîte. » Il propose en désignant la fameuse boîte du menton, amusé de voir la grosse truffe du chien s’étamper contre le carton avec curiosité. « Qu’est-ce que c’est, alors ? »        

Bucky est un excellent coussin amortisseur. À chaque fois qu’Archie n’est pas prêt à recevoir de la visite, le chien vient se dresser entre ses invités surprises pour leur réclamer tout l’attention du monde, laisse à son maître le luxe de reprendre sur lui et d’activer son cerveau en mode social. Il adore Saddie, mais parfois il se demande comment elle et Madison peuvent être aussi différentes à ce niveau ; la plus jeune de la fratrie n’aurait jamais le courage de venir frapper à sa porte sans prévenir. Elle saurait qu’elle n’a presque pas de chance de tomber sur lui, d’ailleurs, puisqu’il est rarement affalé dans son canapé à ne rien faire. Il faut dire que les vidéos qui passent à l’écran ont su capter son attention, et la playlist Youtube dans laquelle il a été aspiré lui a mis les menottes aux poignets. Pendant quelques minutes (heures), le travail était sorti de sa tête, lui qui pourtant l’accompagne dès son réveil le matin et jusqu’à ce qu’il arrive enfin à s’endormir à minuit ou pire. « De toute façon tu ne peux rien me refuser, pas vrai ? » Bucky a terminé de jouer sa comédie alors Archie doit se faire principal élément de la conversation. Encore un peu étourdi et brouillé, il se contente de lui adresser un grand sourire plein d’ironie pigé dans son livre de recettes dont seule Saddie connait le secret. Leur relation n’a jamais été moelleuse comme un teddy bear. Ils s’aiment à la manière d’un frère et d’une sœur qui se font des sales coups dans le dos, mais qui le font parce qu’ils savent que la relation est imperturbable. Archie ne prendrait jamais le risque d’offrir un tel sourire à Madison, surtout pas en ce moment, alors que les deux marchent sur un tapis de clous. Le sarcasme d’Archie est réservé à l’ainée. « Ouais, parce que tu me tiens en otage ! » Il prétend en se poussant sur le côté pour la laisser entrer. Le chien, qui ne prend pour un ressort curieux, ne cesse de bondir près de la grosse boîte qu’il a déjà interprétée comme un cadeau pour lui. Il doit sentir quelque chose de spécial entre les cartons. « Oh non c’est pas pour toi mon petit chou mais promis la prochaine fois, tata Saddie t’amène pleins de cadeaux. » Archie lâche un gloussement et, voyons que Bucky ne parle pas la langue de sa tata, il vient gentiment lui prendre le collier pour lui intimer le calme. Il comprend enfin et s’assoit, sans pour autant que sa queue ne cesse de soulever la poussière tant elle s’agite. Un couinement s’échappe de sa gorge et Archie le couvre d’un regard soutenu. Il fait claquer sa langue en lui envoyant son jouet en caoutchouc en forme de canard dans le salon. Ça l’amusera pendant quelques minutes au moins. Hélas, le lancé capte l’attention de Saddie, aussi, dont le regard est intercepté par l’écran de la télévision, toujours allumé, et affichant fièrement la gueule de paon de Carmine. « Il est canon… »  Il se serait étouffé s’il n’avait pas l’habitude de faire semblant. Il devrait se taire. Prétendre ne pas avoir entendu le commentaire qu’elle a laissé s’échapper. Oui, c’est la chose à faire : éviter à tout prix ce sujet et…

« Je te le présente si tu veux. »

QUOI ?! Tétanisé, Archie se tourne sur lui-même pour faire dos à Saddie. Ses yeux ont pris la forme de deux soucoupes paniquées. Pourquoi vient-il de dire ça ?! Bien sûr, qu’elle voudrait le rencontrer. Elle n’a du goût que pour les hommes de cette classe (ça leur fait un point en commun…). Plutôt que de t’enfoncer davantage dans sa connerie, il préfère vite changer de sujet : « Alors, raconte-moi ! » La boîte est bien plus intéressante que Carmine. « Je te présente en exclusivité…la toute prochaine gamme de K. Cosmetics !! » Il se retourne enfin vers elle, armé d’un sourire ravi. Il revient à sa sœur alors qu’elle dévoile le contenu du carton. Plein de jolies bouteilles dont il ne pourrait deviner l’utilité. Bien sûr qu’il a toujours encouragé son projet de marque. Il a apprécié de la voir s’épanouir ainsi. Ça ne veut pas dire qu’il connait l’effet de ces produits qu’elle expose avec fierté. Dans la famille, ce genre de crème et élixir est réservé à 50% de la population. « C’est une gamme anti-âge. Ça fait tellement longtemps qu’on travaille dessus. Regarde comme les packagings sont canon ! » Il s’en empare d’un pour mieux toucher sa texture. Une sorte de plastique satiné et mat, fort agréable. « Pas maaaaal ! » Il acquiesce, bien plus heureux de la voir heureuse que de découvrir un projet dont il ne connait pas le sujet (parce que c’est mieux ainsi, justement). « Et je me disais que tu pourrais peut-être les tester et me dire ce que tu en penses ? » La question suspend un silence dans l’air. Archie relève vivement ses yeux de la crème qu’il tient pour interroger sa sœur du regard. Il n’ose pas s’offusquer, mais elle peut lire la perplexité autant dans ses pupilles que dans les plis de son front. « Les tester ? » Qu’il lâche avec légèreté. Il ricane ensuite. « Je ne crois pas que je pourrais les tester convenablement. Je n’ai pas une peau de femme. » Il repose le produit comme s’il lui avait brûlé l’épiderme. « Pourquoi tu ne demandes pas à Madi ? » C’est vrai ça, pourquoi ? Elle est une fille, elle. Tout comme la démographie qui achète les produits de K. Cosmetics.    

La maladresse a été commise et il est désormais impensable de faire marche-arrière sans soulever les soupçons. Il a vraiment été con, Archie, à nourrir ce running gag entre lui et Saddie. Ça a d’abord commencé par les coups d’œil dans les bars, les présentations des amis, puis ça évolué vers celle des clients qui auraient le bon profil pour intéresser la chasseuse d’homme qu’est sa sœur. À la longue, c’est devenu une blague. Mais, de mentionner Carmine, un mannequin au physique sans défaut et au statut irréprochable, c’était de se tirer une balle dans le pied. Bien sûr que Saddie sera intéressée si elle apprend que son frère est son associé ! Quel idiot ! « Tu le connais ? » Et voilà la roue qui s’enclenche autant que les méninges d’Archie, occupé à tourner à faire dos à son interlocutrice pour l’empêcher de voir le malaise naissant dans son visage crispé. « Eum… » Il est trop tard pour mentir. « Ouais, c’est mon associé, au Lola’s… » Archie ne porte jamais ses ongles à ses dents pour les gruger, mais voilà qu’il s’apprête à lancer le mouvement, arrêtant sa main de justesse pour ne pas s’enlaidir les mains. Il se retourne vivement vers Saddie quand elle lui demande s’il accepterait de la rencontrer. Prétendre que Carmine est déjà en couple ? Impossible. Il suffit d’un clic sur la toile pour démystifier la supercherie. Mentionner sa vie trop occupée ? Non, elle finira par le croiser un jour ou l’autre au parc aquatique, elle qui adore se dorer l’épiderme dans la section VIP. Quoi dire ? Quoi faire ? Comment s’en sortir !?

« Oui bien sûr ! » AAAAAAAAAAAA NOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOON !

Peut-être qu’elle oubliera ? Elle oubliera. Oui, oui, il faut s’accrocher à cette idée pour ne pas tomber à la renverse et se fracasser l’occiput contre le plan de travail en granite de la cuisine, celui sur lequel Saddie pose sa boîte remplie de mystères. Il est question de produit de beauté et, si ce n’est pas un sujet dont l’actionnaire pourrait parler pendant des heures, la fierté se lit bel et bien dans son visage lorsque sont présentés les nouveaux packagings de la marque K. Cosmetics. Des produits qu’il est l’un des premiers à voir. Un honneur qui fend sa bouche d’un sourire plein de fierté. Il apprécie le son que fait l’emballage quand ses ongles le percutent, comprendrait même pourquoi dans toutes les vidéos de sa sœur, elle fait aller sa manicure dessus. C’est un bruit réconfortant qui lui chatouille le cerveau, comme la vibration du moteur de sa Ford Tunderbird 1966. Malgré tout l’honneur qu’il ressent de se faire montrer ces produits avant qu’ils ne soient mis sur le marché, rien ne l’aurait préparé à la prochaine requête de Saddie. Sans surprise, Archie s’offusque ; les produits de ce genre ne sont pas adressés aux hommes. Elle devrait pourtant le savoir puisqu’ils ont grandi dans le même cocon familial conservateur. C’est Madi qui devrait les tester : une pensée qu’il prononce à voix haute alors qu’il fait de son mieux pour ne pas laisser son malaise trop déformer ses traits. Il n’a pas envie de lui faire de la peine en refusant de la sorte, mais il n’a pas le choix pour se conformer à l’image de garçon qu’on lui a enseigné. « Madi aura aussi les siens. » Alors pourquoi est-elle chez lui ce soir, et pas chez la cadette ? « Archie. Ouvre ton esprit. S’il te plaît. » Il s’humecte les lèvres. Ses sourcils se froncent d’interrogation. « Détends-toi, je te demande pas de porter du rouge à lèvres et des escarpins. » Mais ça pourrait très bien être la prochaine étape, qui sait ! « C’est juste quelques sérums et une crème pour le visage, tu devrais pas en mourir normalement. » Ses yeux océan divaguent sur les étiquettes des produits. Il préfère faire une blague plutôt que de se laisser porter par le sérieux de la thématique discutée : « Des sérums, c'est pas le nom des potions magiques dans les films, ça ? Ça ne va pas me faire pousser des cornes sur la tête ou une deuxième bite, j’espère. » Oui, il s’agit de la plaisanterie la plus pourrie qu’il n’est jamais tenté, mais son cerveau est en bouillie, pédale sur un vélo stationnaire sans aller nulle-part. « Tu veux pouvoir continuer à pécho des jolies femmes dans dix ans ? Si oui, t’as plutôt intérêt à t’y mettre. Le corps produit de moins de moins de collagène à partir de vingt-cinq ans et si tu veux éviter de finir ridé comme une éponge desséchée dans moins de dix ans tu devrais commencer à y songer. » Dans dix ans ?.. C’est presque l’âge de Carmine, ça. Et pourtant, les défauts sur son visage sont imperceptibles. Porte-t-il de la crème ?! Quoi ?! Des hommes portent de la crème ?! « Tu crois vraiment que je mise sur ma gueule pour pécho ? C’est mon portefeuille qui fait 95% du travail, et il ne manquera pas de collagène, lui. » Qu’il souffle d’un ton détaché avant de se clouer les lèvres ensemble devant la tête déconfite de Saddie. Il grimace. « Tu es sérieuse ? Vraiment, tu as besoin de l’avis d’un type qui n’y connait rien en produits cosmétiques et qui ne pourra pas te donner un avis éclairé ? » Il comprend qu’elle le fait parce qu’il s’agit de son frère, pas de n’importe quel garçon qu’elle aurait croisé dans la rue. Dévissant le bouchon de la crème anti-âge, il la hume pour tirer une conclusion qu’il peut vraiment tirer : « Ça sent bon. Subtil, mais bon. » Voilà, elle a obtenu le seul avis qu’il peut lui donner.        

Autant faire pousser une forêt entière maintenant qu’Archie a planté un arbre, pas vrai ?! Ouaiiiiiis, Saddie et Carmine, récompensés meilleur couple 2023 sans hésitation, et qu’est-ce que leurs enfants seront beaux ! « T’es le meilleur ! » Enfin, c’est déjà ce que sa sœur s’imagine maintenant qu’elle a épousé l’idée d’épouser un homme comme Cavendish. C’était complètement stupide de la part d’Archie de le présenter comme un homme célibataire et prêt à poser un genou au sol pour sa cadette, mais il n’a pas pu réfléchir assez longtemps pour se sortir de sa gêne. C’était la première astuce qui lui était passé par la tête : faire exactement comme avant, quand il présentait ses amis à sa sœur parce qu’il a toujours su déceler l’étincelle d’intérêt dans sa pupille pareille à la sienne. Aussi, ce doit être de famille d’avoir goût pour les plus prestigieux. La différence entre lui et Saddie, c’est qu’elle a le droit de rêver à un mariage avec Carmine. Elle aurait une longueur d’avance dans l’univers où le cœur du mannequin n’est pas déjà parasité par le poison du varan. « Si tu veux tu peux aussi juste lui donner mon numéro, ou bien alors…non…non. T’as raison. Je pense que c’est mieux qu’on se rencontre vraiment. » Il n’a même pas le temps de lui sortir l’idée de la tête qu’elle dialogue avec elle-même. Il n’a pas envie de lui dérober de cette joie qui l’anime désormais alors il joue le jeu en baissant le nez. Il sait bien qu’elle a aucune chance de ruiner quoi que ce soit, qu’elle est la dernière à pouvoir deviner que son frère s’est amouraché d’un homme. Aussi, il a amplement confiance en Carmine pour qu’il lui fasse comprendre qu’il n’est pas intéressé par une seconde Kwanteen sans lui briser le cœur. De toute façon… Il n’a pas vraiment l’intention de lui présenter et il est presque certain qu’elle oubliera cette conversation aussitôt qu’elle sera terminée. Saddie saute d’un sujet à l’autre à la vitesse d’une voiture de course et elle peut prononcer plus de mots que quatre personnes réunies en l’espace d’une heure. C’était sûrement pour compenser le mutisme de Madison. Il en fallait bien une pour animer les conversations autour de la table. « Ouais, sûrement. » Autant il n’affiche aucun intérêt à lui présenter l’homme de sa vie, autant il se refuse de la décevoir en rebroussant déjà chemin. Le manque d’enthousiasme viendra certainement d’elle quand elle croisera le regard d’un autre homme qui a beaucoup à offrir – et ce n’est pas un reproche, non, Saddie est simplement ainsi bâtie et ça vient avec des défauts autant que de qualités. « Tu crois que je pourrais lui plaire ? » Nouveau sourire crispé alors qu’il voit du coin de l’œil l’écran de sa télévision où YouTube s’est enfermé dans une boucle de contenu sur sa majesté Cavendish. Gênant. « Tu sais bien que tu plais à tout le monde. » Une réponse générale comme celle-là aura le mérite d’empêcher une trop longue introspection. Et il faut bien ajouter une petite plaisanterie pour rendre naturel cet échange qui ne l’était presque plus : « C’est dans nos gênes ! » Et dans leur portefeuille, et dans leur succès, et dans leur caractère prestigieux. La gloire attire la gloire. CHANGEMENT DE SUJET !

Au cas où Archie aurait fait quelques fausses notes plus tôt, il est l’heure pour lui de bien rappeler à sa sœur qu’il est un véritable homme et que ses valeurs sont nichées là où le sont celles de leur père. Autant ça lui vient instinctivement de plisser le nez devant l’éventail de crèmes que Saddie lui présente, autant il en ajoute des couches pour renforcer le personnage macho auquel seule Madison ne croit plus. « Pourquoi pas ? Avoir deux bites ça pourrait toujours être sympa. » Débat fort intéressant. « J’imagine que c’est le fantasme de certaines. » Il hausse les épaules mais se rectifie : « Mais je préfère quand même éviter. » Et éviter les crèmes, par le fait même, tiens ! « Pour le moment l’argent ça suffit, mais attends quand t’auras cinquante ans et que tu seras ridé de partout. Y a bien une femme qui acceptera de se mettre avec toi pour l’argent mais crois-moi, elle attendra sagement que tu meurs pour toucher ton héritage sans te laisser la toucher une seule fois. » La moue qu’il tire cache mille et un secrets. Il doit faire semblant de s’inquiéter de ce genre de chose même s’il n’aspire plus à s’entourer de femmes jusqu’à la fin de ses jours. Quelque chose a changé. Le secret doit rester bien gardé alors il finit par abdiquer et acquiescer. Même s’il n’a pas l’impression que son avis sera bien précieux puisqu’il n’y connait rien en skincare. Il ne pourra pas comparer les produits de sa sœur avec d’autres puisqu’il n’aura utilisé que ceux-là. « Je sais que mes produits sont bon, et je te promets que tes couilles resteront en place même si tu appliques un sérum et une crème sur ton visage. » En lâchant un soupir, il reprend enfin l’un des contenants de crème pour en humer le parfum. Il aurait dû savoir que ça ne servirait à rien de débattre avec elle. Ils pourraient en parler encore dans cinquante ans. C’est au plus vieux de lâcher les armes le premier pour que le temps continue à avancer sans embuches. Résignant, il commente l’odeur du produit avec le peu de ressources qu’il possède. C’est quoi une bonne odeur de crème anti-âge ? Peut-être que c’est ça, peut-être pas. Il ne saura jamais. « Je saaaaais ! » Mais ça lui fait quand même du bien de voir ce sourire fier qui étire les lèvres de Saddie. « Je te propose deux choses. » Ses gestes dictent ensuite la suite de la conversation. Un nouveau produit apparait, Archie ravale un soupir en écoutant ses directives d’une oreille perplexe. Ses lèvres se pincent quand elle précise qu’il ne faut pas laver son visage avec du gel douche et il se retient d’avouer qu’il se le lave avec un simple pain de savon pour le corps. Elle le tuerait si elle l’apprenait. « Et puis si tout va bien pour toi on peut continuer avec le reste des produits. » « D’accord. Si ça peut te faire plaisir, je me laisserai faire sans mordre. » Bonne adversaire, elle lui propose même de conclure la soirée avec une activité que, lui, homme viril qu’il est, apprécie vraiment. La boxe. Seulement, une réalisation le fait se mordre le bout de la langue quand il vient pour confier : « Eum… En fait, ton équipement n’est plus chez moi, je l’ai prêté à quelqu’un. » À Spencer, qu’il entraîne depuis quelques mois. Et, avant qu’elle ne le tape, il s’empresse d’ajouter : « Ça fait des mois que tu ne l’utilises plus ! J’ai pensé que tu ne t’en rendrais même pas compte ! »  

Les dés sont lancés. Archie n’a plus qu’à atteindre que les numéros soient révélés et… espérer que la mémoire à court terme de Saddie fasse son tour de magie, et que la simple idée de rencontrer Carmine lui sorte de la tête. N’empêche que ce serait un bon épisode de soap opéra. Archie n’aura jamais l’occasion de présenter la personne qu’il aime (ouch) avec cette étiquette, et sa sœur s’est déjà mis à fantasmer dessus. Heureusement qu’il sait qu’elle ne lui fera aucun effet, en vue de la situation. Ça le fera peut-être rire, et ils en reparleront pendant des années. La fois où il a dû présenter sa sœur chasseuse d’hommes à son copain, sans lui préciser qu’il était déjà pris. C’est l’heure de tourner la page et de croiser les doigts pour que le lecteur néglige le retour en arrière pour se rappeler quelques détails écrits entre les lignes…  

Même si le sujet est amené à devenir tout à fait ridicule, ce sera toujours mieux que de parler des vraies émotions. Il est vrai que le frère et la sœur n’ont jamais été très proches de leurs émotions, et s’en parlaient encore moins. Archie et Saddie ont toujours été les clowns de la fratrie et il était hors de questions de poser les questions qui tuent et d’aborder les sujets qui blessent. Ils se battent à coup de paris aux conséquences anecdotiques, se lancent des morceaux de papier et se tapent les chevilles en dessous de la table à manger pour relancer la guerre. Entre eux, ça a toujours été plaisir et connerie par-dessus tout. Boire à s’en arracher la gueule et commettre des erreurs ensemble. Les réparer ensemble, aussi… Et s’ils ont toujours été complices dans leurs aventures, cette fois-ci le garçon n’est pas certain de vouloir se transformer en la Barbie de Saddie. Jamais il ne se serait attendu à une telle requête de la part de la créatrice de produits cosmétiques. À vrai dire, ça l’a choqué et il n’a pas compris sur le coup comment elle pouvait lui imposer une routine étiquetée féminine alors qu’elle a toujours été dans les premières loges pour assister au spectacle de masculinité toxique qu’Archie se tue à présenter à la salle. Son masque durement collé à sa peau, tant que ça la lui arracherait de le retirer. Se mettre à nue, révéler la chair, ses muscles, ses ossements, c’est impossible. Il n’y a qu’une seule personne dans le monde qui a le droit de le dénuder. Les autres qui ont essayé en ont payé le prix. Madison doit encore saigner.

Mais Saddie ne lâchera pas prise. Elle a le comportement d’une battante, comme lui, alors elle ne baissera pas les armes tant que son frère n’aura pas tartiné son visage de crème anti-ride. Pour arriver à ses fins, elle opte pour la stratégie du prix de la compensation. D’enfiler ses gants de boxe et de s’entraîner avec elle comme à l’époque lui tente beaucoup, sauf que… L’équipement de Saddie n’est plus chez lui, a été emprunté par son élève Spencer, qu’il a commencé à entraîner quelques mois plus tôt. Dents serrées, il s’apprête à se prendre le tsunami de reproches de sa sœur, et il vient sans plus tarder. « Tu as quoi ? » Il a le visage tout plissé d’embarras. « Tu as donné mon équipement à quelqu’un parce que je ne suis pas venue m’entraîner pendant quelques semaines ? » « Eh oh ! » Qu’il s’offusque en levant le doigt. « Je ne l’ai pas donné, je l’ai prêté, ce n’est pas la même chose ! » Il y a une énorme différence entre les deux mots, et bien sûr que Saddie allait faire usage de celui qui déforme le plus la réalité pour légitimiser sa colère. Malgré tout, il y a un sourire tordu permanent dans le visage du garçon, parce qu’il n’y a rien de plus marrant que d’embraser sa susceptible. Elle mord à l’hameçon tellement rapidement ! « T’es sérieux là ? » Il hausse les épaules, ne sachant pas quoi dire. Il ne peut pas se défendre et il ne veut pas le faire. « Ça fait plus de trois mois que t’es pas venue t’entraîner ! Oui, je compte les jours, moi ! » Il y a peu de choses qu’Archie prend en compte en dehors du travail, mais celle-là a toujours été importante pour lui. Il a toujours apprécié de pratiquer la boxe avec Saddie. C’est l’activité qui les a gardés soudés quand leurs chemins auraient pu se séparer, quand ils ont quitté le foyer familial pour bâtir leur vie. « Putain Archie tu fais chier. De quel droit tu donnes mes affaires à quelqu’un sans me demander l’autorisation ? » Cette fois il lève les yeux au ciel. Elle ose encore utiliser le terme « donner », quel affront ! Le frère va peut-être s’agiter un peu aussi, tiens. « Ose me dire que ça te dérange réellement, Sad. » Il la fixe de ses deux yeux accusateurs. « Tu n’aurais jamais proposé de faire de la boxe si tu n’avais pas quelque chose à gagner en retour ! » Et la prochaine réplique est complètement injuste et existe seulement pour tirer bien bas, directement dans le pied de son adversaire : « En plus, mon élève progresse bien plus en quelques mois que toi en plusieurs années. » Oh, les batailles excentriques et dénuées de profondeur : elles lui manquaient presque.     

C’est le retour miss-fait-exprès-de-tout-prendre-personnel-et-modifie-la-réalité-pour-devenir-la-victime-de-tous-les-scénarios-inimaginables. À vrai dire, cette facette de Saddie n’a jamais ennuyé Archie, qui s’est toujours contenté de l’observer avec de grands yeux et un sourire difficilement dissimulable quand elle s’adonnait à l’exercice. Elle s’agite, ça lui permet de faire abstraction au dernier sujet qui s’était fait principal dans leur discussion, celui qu’il doit à tout prix éviter, et désormais il doit affronter les piailleries. Mais ce sera toujours plus facile que de parler de crèmes hydratantes et de Carmine Cavendish (deux sujets de fille…). « Joue pas sur les mots, Kwanteen. » Redressant son dos, il fait mime de se zipper les lèvres ensemble, toujours souriant et contenu. Il n’y a aucun univers dans lequel elle gagne le débat parce qu’Archie raison sur toute la ligne. L’équipement de boxe, que Saddie fait semblant de pleurer, n’avait pas été touché depuis des lustres, et il cherchait désespérément une nouvelle usagère. Spencer était tombée dessus par hasard, mais pas tant, et désormais les gants vivaient une nouvelle vie, un second souffle, et retrouvaient l’ambiance éclatante des compétitions. Elle n’aurait jamais remarqué leur disparition si elle n’avait pas eu besoin de trouver un objet de troc pour qu’Archie applique sa crème pour filles dans le visage. « Ouais, parce que t’étais pas disposé à m’accueillir chez toi pour que je puisse m’entraîner ! » Sourcil soulevé, il perd son sourire. Il l’interroge ainsi, suspendant un silence dans l’air, tandis qu’il tente de comprendre ce qu’elle lui reproche. Certes, il a été beaucoup occupé dans les derniers mois, mais ça avait toujours été le cas. On ne créer pas un empire en se tournant les pouces sur le canapé du salon. Elle est la mieux placée pour le savoir, d’ailleurs. « Tu sais très bien que tu peux venir quand tu veux. » Il n’a jamais été malveillant à ce sujet. Il n’y a que deux personnes qui arrivent à faire annuler un rdv important à Archie, et ce sont ses sœurs. Elle le sait très bien, ça aussi. Dans tous les cas, ça fait un moment qu’il ne trouve plus l’intérêt chez Saddie, comme si la boxe n’avait plus sa place dans son horaire. Il ne croit pas une seconde qu’elle soit aussi dérangée par l’idée de prêter ses gants à une autre personne. « Oui ça me dérange ! Parce que je déteste quand on touche à mes affaires et encore pire, qu’on les donne à je ne sais qui sans me demander l’autorisation ! » Elle marque un point. Il aurait pu faire l’effort de lui demander son avis avant de prendre la décision. Ce sont bel et bien ses gants, qu’elle a usés pendant des années. Mais un frère reste un frère, et ses tendances à irriter Saddie (juste pour le plaisir) sont encore bien présentes même s’ils ne traversent plus leur puberté. À quoi ça sert, une sœur, si ce n’est pas pour la taquiner un peu ? C’est leur langage de l’amour dans toute bonne fratrie. Sauf qu’il se met un peu à exagérer, en attaquant Saddie au sujet de ses compétences en boxe, même s’il ne s’agit que d’un mensonge pour la faire monter sur ses chevaux. Il ne croit pas que Spencer est meilleure qu’elle, du moins pas encore. « Avec toi comme prof ? » Il penche la tête, cherchant à deviner ce qu’elle va dire avant qu’elle ne le fasse. « J’vois pas comment ça serait possible. » Ce n’est pas le genre d’insulte qu’il peut prendre personnel, surtout pas quand elle provient de Saddie en pleine crise d’égo. Elle en a dit, des trucs effroyables, quand elle était en colère. La bombe à retardement des Kwanteen qui ne veut pas mal faire, mais qui parfois perd de son tact sous le coup de l’émotion. C’est comme ça qu’il l’aime. Il ne s’ennuie jamais avec elle. « Tu sais quoi ? Très bien, je trouverai moi aussi un nouveau partenaire de boxe. » Il se mord le bout de la langue pour s’empêcher de rire, encore. « Avec quel équipement ? » Qu’il couine, battant des cils, conscient d’en ajouter des couches. Puis il décide de lever le drapeau blanc pour éviter que tout cela n’escalade négativement. C’est déjà assez compliqué avec Madison ces derniers temps, il ne va pas non plus brouiller sa relation avec Saddie. Il devra mettre son envie de tout tourner à la plaisanterie de côté. « Roooooh, arrête. Si c’est vraiment ce que tu souhaites, je récupérerai ton équipement et j’en achèterai un nouveau pour mon élève. » Il se rapproche d’elle, les armes baissées. « Mais jure-moi que c’est ce que tu veux, sinon je ne fais rien du tout. » Allez, Saddie ! Admets-le, que ça ne te dérange pas vraiment !

« Et si tu as un message à m’envoyer, je préfère que tu le fasses clairement. Je n’ai plus la tête à trouver la solution à vos énigmes pas claires du tout. » Elle lui reproche de ne plus être aussi chaleureux qu’avant, c’est ça ? Qu’elle lui explique ce qu’elle veut dire par-là, sinon la mauvaise communication aura raison de leur relation.

« Je vais m’en acheter d’autres. » Qui accumulera la poussière dans les placards… que pense Archie en se pinçant les lèvres pour empêcher le commentaire de se révéler à voix haute. Il a déjà versé assez d’huile dans le feu, il doit désormais dealer avec l’incendie qui risque de faire s’effondrer en cendres sa cuisine. Se montrant conciliant, il propose à Saddie de récupérer son équipement et d’en acheter un autre à son élève, qui en fait bien plus grand usage depuis qu’ils se voient plusieurs fois par semaine pour se mesurer dans les championnats féminins. L’idée ne semble pas exciter sa cadette, qui continue à faire la gueule. « Non ! » Dents serrées, Archie la fixe avec impatience. « Que ton élève le garde, je m’en fous. » Il pensait qu’il était celui qui avait le plus d’ego dans la famille, tiens ! « J’irai m’en acheter d’autres dès demain, et je prendrai bien soin de toujours les récupérer. » Elle aura oublié demain matin, Archie pense encore en se retenant d’annoncer ce pari. Se contentant d’acquiescer pour tourner la page sur cette querelle futile, il en profite un instant pour relever une chose que lui a reproché Saddie à demi-mots un peu plus tôt, lorsqu’elle a mentionné son malaise de venir chez lui désormais, parce qu’il n’avait plus de temps à lui consacrer. À ses yeux, rien n’a jamais changé de ce côté. Il s’est toujours montré présent et accueillant pour ses deux sœurs, a même souvent cédé la place pour elles au dépend de certains rendez-vous. Il n’y a que Saddie ou Madison pour le faire sacrifier son travail, et il trouve cela injuste qu’elle l’accuse d’avoir changé. « Qu’est-ce que tu veux dire par là ? » Est-il devenu parano, à force de tourner autour des problèmes comme un poisson un peu con ? Beaucoup trop de choses sensibles se passent avec Madison, et cette dernière ne lui explique pas toujours ce qui la tracasse, alors ça devient difficile pour Archie de lire dans les pensées. « Rien. Je ne voulais rien dire. Laisse tomber. » Confus, il continue de l’interroger d’un regard insistant. Il déteste ne pas posséder les ressources pour trouver le X sur la carte. Elle le fait flotter dans la perplexité désormais, et ses pieds ne lui assurent plus la même solidité. Il a l’impression qu’il pourrait tomber à la renverse au moindre coup de vent. Il n’a cependant pas la tête à continuer à mener cette bataille. « Si tu le dis, Sad. » Lâcher les armes, balayer la confusion qui pèse sur ses épaules et espérer ne pas avoir merdé autant que pour Madison. « Maintenant arrêtons ça, et tu veux bien arrêter d’être comme 99% des mecs de ce monde et juste être mon frère pour le reste de la soirée ? » Lui offrant un sourire forcé mais aussi complice, il lâche un soupir et se retourne vers la boîte de produits cosmétiques quand Saddie lui supplie une dernière fois. « Cette crème, alors… Elle fait des miracles, tu dis ? » Il reprend là où la discussion avait été dérangée par les croyances dépassées et conservatrices du frère un peu trop endoctriné par un père à la masculinité toxique. Il fournira des efforts. C’est tout ce qu’il peut espérer faire de bien dans cette dynamique familiale de plus en plus tendue.