L’océan est agité aujourd’hui, les vagues forment des arches mousseuses sur lesquelles glissent les surfeurs, leurs cheveux collés par le sel, leurs planches cirées et leurs combinaisons gorgées d’eau. Parmi eux, Scarlett évolue dans l’eau, parfaitement dans son élément. Ces moments-là sont les rares où elle se sent parfaitement détendue, son cerveau libéré de toute contrainte. Elle gaine son corps lorsqu’elle se relève sur la planche, le laisse flotter lorsqu’elle nage - elle aime ces deux sensations si opposées, en collision, l’oubli de son propre corps lorsqu’elle ne fait plus qu’une avec l’eau, et au contraire, cette présence complète tandis qu’elle se concentre sur ses jambes, son équilibre, ses abdos. Son attention est résolument tournée vers elle, l’océan, elle ne pense plus à ses réunions, ses emails, ses galas. Simplement à glisser.

Elle sort de l’eau à regret, ayant vaguement perdu la notion du temps. Le soleil est encore haut dans le ciel, et l’été brisbanien ne le couchera pas avant encore plusieurs heures. Scarlett remonte la plage pendant une quinzaine de minutes, planche sous le bras, avant d’emprunter un petit chemin qui se faufile entre les maisons du littoral. Elle dévérouille le code du cadenas de la porte arrière de son jardin, où elle s’empare du tuyau d’arrosage pour nettoyer sa planche. Elle ôte sa combinaison, la rince à l’eau claire et fraîche, avant de se glisser sous la douche qu’elle a faite installée dehors, près du cabanon où elle range son matériel de surf. Elle en avait assez de laisser des traces de pieds mouillés sur le sol de chez elle à chaque fois qu’elle rentrait du surf - c’est-à-dire quasiment tous les jours malgré son emploi du temps chargé. Tried & True PR lui a permis d’acquérir ce dont elle rêvait depuis qu’elle s’est mise au surf en arrivant en Australie : une maison près de la plage qui lui permet de pratiquer sa passion le plus possible.

De bonne humeur, bercée par les endorphines de l’activité physique, elle se sèche rapidement et rentre se préparer. Elle enfile une jupe longue satinée, et un débardeur noir, une tenue confortable. Dans le miroir, elle observe son reflet, son nez a pris une couleur hâlée depuis qu’elle a passé cinq heures dans l’eau, dimanche. Elle surfe toujours plus en été. Elle se maquille à peine, simplement du mascara, et attache ses cheveux en une queue de cheval. Elle attrape son sac, y fourre porte-monnaie et téléphone, et la voilà déjà repartie. Le tacos truck est à une vingtaine de minutes de chez elle, le long de la plage, et elle y va à pieds, un podcast de business sur les oreilles.

Le camion est coloré, peint en rouge, rose et orange, avec un immense tacos sur le côté. Des petites tables en plastique de toutes les couleurs sont installées autour. Elle s’y installe souvent après avoir surfé. Elle remarque Swann dès qu’elle arrive, lui fait un signe de la main.   « Bonsoir Swann », dit-elle avec un petit sourire.   « Merci d’être venu. Tu n’habites pas loin, non ? » Elle lui demande, faussement polie. Bien sûr qu’elle sait qu’ils habitent dans le même quartier - et est ravie qu’ils ne s’y soient jamais croisés. Dans le camion, deux jeunes d’origine mexicaine s’agitent, le sourire aux lèvres. L’un d’eux remarque Scarlett et lui fait un signe de la main. Elle lui fait un signe de la tête avant de se retourner vers Swann. « Que penses-tu de mon restaurant étoilé ? » Elle plaisante, en référence au plan initial de dîner qu’elle avait proposé.


@Swann Craine  

Le changement de plan relatif à cette invitation avait tout eu pour surprendre l’anglais, évidemment, mais ça n’a à aucun moment suffit pour le décourager. Il a confiance en Scarlett, assez pour penser qu’elle ne s’amuserait pas à lui poser des lapins alors qu’elle a été la première à reprendre contact avec lui par messages. Sans ça, il avoue malgré lui qu’il n’aurait jamais pris l’initiative de son côté, pas certain d’être bien accueilli après qu’elle ait longuement statué les raisons pour lesquelles elle souhaitait dissocier passé de l’avenir. Et force est de constater qu’il fait partie de son passé par défaut, ce qui semble lui dérober toute chance de pouvoir avoir son ticket pour l’avenir. Mais Scarlett semble être revenue sur son idée première, maintenant. Du moins, il espère que cette soirée rime à ça et qu’il n’est pas en train de s’imaginer de bonnes nouvelles à partir de rien. « Bonsoir Swann. » D’un signe de tête poli, il lui rend son salut sans juger nécessaire de le verbaliser. Son sourire traduit à lui seul qu’il est heureux de la retrouver, qui plus est dans un contexte plus intimiste et normal. Les cérémonies et autres dîners importants appartiennent à Rory, à son monde. Pas au sien propre. « Merci d’être venu. Tu n’habites pas loin, non ? » - « Tu veux savoir si les infos que tu as à ce sujet sont encore d’actualité ? » Il demande en plaisantant, bien que certain qu’elle sait où il habite grâce à Rory et non grâce à ce qu’elle aurait pu glaner sur lui. Personne ne trouve l’adresse de Monsieur tout le monde aussi facilement, mais elle a sans doute accès à celle de Rory en travaillant avec lui ; après tout, il faut bien un endroit où envoyer les lettres, non ? « Elles le sont. » Ils n’habitent pas à Bayside depuis bien longtemps, il faut l’avouer, alors ses informations semblent être particulièrement à jour.

Lorsque l’un des gérants du food truck salue Scarlett d’un signe de la main, ce sont deux prunelles supplémentaires que Swann pose sur le profil de la jeune femme d’affaires. « Que penses-tu de mon restaurant étoilé ? » Elle a l’air bien plus heureuse ainsi, et il est heureux de retrouver une partie de la Scarlett qu’il connaissait à l’époque. « T’as jamais aimé rentrer pleinement dans une case ou une autre, pas vrai ? » Et ça encore, ce n’est pas un reproche. Bien au contraire. Elle est une femme qui a réussie mais elle a noué un lien avec un homme qui s’occupe d’un food truck. Cela ne correspond pas aux principes pré-établis et c’est pour cette raison qu’il apprécie sincèrement Scarlett, encore aujourd’hui, même s’il a pour réflexe de vouloir lui donner un prénom différent. « Je te laisse me trouver le meilleur plat du restaurant. » Il s’en remet à son avis, déjà certain qu’elle fera un très bon choix pour lui et qu’il n’a pas à s’en soucier le moins du monde. « J’en déduis que tu habites dans le coin aussi ? » A moins que l’endroit soit délicieux au point où elle soit prête à traverser toute la ville pour y goûter, ce qui ne serait finalement pas impossible à croire non plus venant de la part de sa vieille amie. Elle n’aime pas appartenir à des cases prédéfinies, et elle aime encore moins la demie-mesure. « Dis oui, sinon je vais vraiment me vexer que tu connaisses aussi bien la ville. » Il rajoute dans un rire. Aucun des deux n’est natif de Brisbane et c’est une évidence qu’ils connaissent, alors il se permet d’en rire, soucieux de profiter de l’insouciance de la discussion tant que c’est encore possible.

A la mention de l’adresse de Swann, les yeux de ce dernier pétille, et il répond du tac-au-tac. « Tu veux savoir si les infos que tu as à ce sujet sont encore d’actualité ? » Presque surprise par sa répartie, Scarlett retient un petit éclat de rire, et plisse les yeux. C’est étrange de se dire qu’il sait toujours bien la cerner, elle qui a fait de son mystère une spécialité. Elle aime se dire que les gens qui l’entourent n’ont en réalité pas vraiment idée de qui elle est ; ils n’ont que des fragments de sa personnalité, qu’elle adapte à chaque interlocuteur. Elle est éternellement changeante, avec ses clients, ses collègues, ses amis, ses amants. Elle se rassure face à la familiarité de Swann en se disant qu’il ne connaît pas 15 ans de sa vie,  qu’elle est toujours un puzzle - mais elle a l’impression qu’il a trop de pièces malgré les années passées. « Elles le sont », ajoute Swann avec un sourire. « Je sais qu’elles le sont, Swann », elle réplique, amusée, ne pouvant résister au plaisir de surligner son omniscience, elle qui contrôle tout autour d’elle, « j’essayais simplement de faire la conversation ! » Elle plaisante à son tour avec un petit sourire sur le bout des lèvres.

Ils s’approchent ensemble du camion coloré, et une odeur de fromage et d’épices pique déjà le nez de Scarlett, qui fait un signe au cuisinier, ce que Swann ne manque pas de remarquer. « T’as jamais aimé rentrer pleinement dans une case ou une autre, pas vrai ? » Scarlett évite son regard un instant, simplement pour rester impassible devant la remarque qui vise à nouveau juste. « Les cases sont des cages », elle commente d’un ton léger, « et les cages ne sont bonnes que pour les hamsters comme Ten. » Cette fois-ci, elle se tourne vers Swann, un petit rictus étrange sur les lèvres à l’évocation de la petite boule de poil qu’elle avait nommé ainsi d’après le dixième Docteur, en bonne britannique qu’elle était. « Tu te souviens de Ten, mon hamster ? Celui qu’on a retrouvé mort après qu’il ai mangé une pilule de ma mère qui traînait sur la table basse ? » Sa voix est absolument neutre, et pourtant, c’est incroyable pour elle de convoquer à voix haute un souvenir si lointain. Elle n’a pas parlé de Londres à voix haute depuis des années, et elle ressent un léger rush d’adrénaline, mêlé à une angoisse particulière qu’elle ravale au fond de sa gorge.

Elle se tourne à nouveau vers le camion, comme si de rien était, et change de sujet. « Qu’est-ce que tu veux prendre ? » Elle demande, ses yeux scannant la carte. « Je te laisse me trouver le meilleur plat du restaurant. » Elle a un sourire satisfait. Elle adore être en charge. « Excellent choix. » D’autres seraient anxieux de faire le bon choix, de trouver quelque chose qui plait à l’autre, mais Scarlett est assurée, y compris dans ses goûts, et ne doute absolument pas d’elle-même.

« J’en déduis que tu habites dans le coin aussi ? » « Non, les gens viennent de tout Brisbane pour leur guacamole, fais-moi confiance », elle réplique, amusée, ne répondant pas à la question immédiatement. « Dis oui, sinon je vais vraiment me vexer que tu connaisses aussi bien la ville. » Elle soupire, s’avoue vaincue - à quoi bon protéger son adresse, alors qu’elle s’apprête à dîner avec Swann ? « Je crois que nos maisons sont à une trentaine de minutes à pieds l’une de l’autre », elle admet, avant de rajouter : « Trente-six pour être exacte, d’après Google Maps. » Parce que oui, évidemment qu’elle a vérifié la minute où elle a appris l’aménagement de Rory et Swann ici. Elle ne se demande pas si Swann va à nouveau se vexer qu’ils soient littéralement voisins sans qu’elle l’ai prevenu. Tant pis pour lui.

Les clients devant eux ont fini de commander, ils s’approchent donc tous les deux du camion. « Ah, ¡ buenas tardes ! » S’exclame le plus grand brun des deux avec un grand sourire. « Buenas tardes, Alejandro », elle répond, son accent britannique avalant les r. « Dos tacos arabes, dos tacos carne asadas,  dos tacos vegetariano con doble guacamole. Un plato de nachos, un plato de mango salsa, y dos coca-cola. Por favor », elle récite, sans hésiter, connaissant la carte comme sa poche, avec son espagnol rouillé d’un long voyage en Argentine il y a quelques années. Alejandro plisse les yeux vers Swann, et fait un geste de la tête : « ¿ Con pimiento, para el chico ?  » Scarlett se tourne vers Swann avec un petit rire :  « Est-ce que tu supportes de manger épicé ? » Les britanniques n’ont pas une réputation de tolérer très bien le piment, mais peut-être qu’à l’instar de Scarlett, Swann a fini par se construire un palais plus résistant.

Ils récupèrent leur commande, et Scarlett tend sa carte bleue avant même que Swann ne puisse sortir son porte-monnaie.  « Je t’invite, comme promis. » Elle manque de rajouter qu’elle lui doit bien ça, parce qu’elle se souvient de toutes les fois où, ados, c’est lui qui payait pour elle, parce qu’il était un peu plus âgé, qu’il savait qu’elle et sa mère n’avaient rien - alors que lui-même n’avait pas grand chose. Mais elle garde ses lèvres closes et ne reconvoque pas le passé. Ils récupèrent l’immense plateau sur lequel trône leur dîner et s’installent sur l’une des petites tables en plastique. Elle lui tend l’une des canette de coca et ouvre la sienne. « A quoi trinque-t-on ? » Elle demande, avant de rajouter :  « S’il-te-plaît, ne dis pas “aux vieux amis”. »

@Swann Craine  

Il ne fait pas semblant d’être avenant, de bonne humeur, ou n’importe que l'autre synonyme du genre: il l’est sincèrement. Néanmoins, il y a un sujet sur lequel il se sent de moins en moins capable de rigoler avec le temps et c’est sa famille, surtout la question de leur droit à la vie privée. Même avec ses proches, il ne sait pas aborder cette question sous l’angle de l’humour, pour en avoir trop souffert pendant trop longtemps. « Je sais qu’elles le sont, Swann. J’essayais simplement de faire la conversation ! » Scarlett est d’une bonne humeur qui ne lui connaît que peu, raison pour laquelle il utilise toute la délicatesse du monde pour lui répondre à son tour. « C’est pas forcément la meilleure façon. » Il souffle à son tour, ce qui est une version édulcorée pour ne pas simplement lui dire qu’elle devrait essayer autrement. Tout connaître ce qui se passe autour de Rory représente une partie de son travail et il ne le lui retirera pas, mais il ne veut pas que ces informations soient apprises à ses dépens ou servent à faire une conversation qu’ils pourraient nourrir bien autrement.

« Les cases sont des cages » Mais les cages peuvent être dorées, rassurantes. Il a beau comprendre la position de Scarlett sur la question, il aura toujours du mal à pleinement accepter l’idée que certains ne voient pas le bénéfice des compromis et des entre-deux. « et les cages ne sont bonnes que pour les hamsters comme Ten. » Son sourire est triste, tant pour l’évocation du hamster que parce qu’il sert à illustrer une image qui n’a rien de glorieuse. « Tu te souviens de Ten, mon hamster ? Celui qu’on a retrouvé mort après qu’il ai mangé une pilule de ma mère qui traînait sur la table basse ? » Bien sûr qu’il se souvient de ce pauvre hamster: ce n’est pas le genre d’anecdote qu’il distille à tout va dans des soirées entre amis mais, pour autant, il n’aurait pas pu oublier cet instant. Il a toujours pensé qu’il s’en est fallu de peur pour que Ten soit un enfant. « Tu lui parles encore ? » Il ne l’interroge pas sur Ten le hamster, de toute évidence, mais bien sa mère qui a laissé échappé des pilules dans son appartement sans y voir le mal un seul instant ; parce qu’elle n’était jamais réellement en état de différencier le bien du mal, de toute façon. Sa question est posée lentement, sur la réserve. Swann anticipe déjà qu’elle répondra ne pas vouloir en parler.

Son sourire est sincèrement heureux lorsqu’il apprend qu’ils vivent non loin l’un de l’autre. Elle est une personne de confiance, malgré tout, et c’est toujours une bonne chose que d’en connaître dans le voisinage, parce que personne ne sait de quoi les jours suivants seront faits. Par simple politesse, il reste en retrait de la discussion entre Scarlett et l’employé du food truck. Par politesse, et aussi parce qu’il ne sait pas exactement ce qu’elle est en train de commander pour lui et qu’il n’a pas envie de s’en mêler à outrance. Il le lui a dit: il lui fait confiance pour choisir les meilleurs plats. « Est-ce que tu supportes de manger épicé ? » - « Tu peux y aller. » Il ajoute sans ciller, capable de manger tout et son contraire sans même ciller. La question ne le taraude pas longtemps et il accepte qu’elle tende sa carte bleue la première au moment de payer: ils trouveront le temps de se retrouver plus tard pour qu’il puisse éponger sa dette. « A quoi trinque-t-on ? S’il-te-plaît, ne dis pas “aux vieux amis”. » Une table face au food truck devient leur salut et il lève déjà sa canette en l’air pour commencer à trinquer. Il n’a pas besoin de réfléchir longtemps pour trouver la formulation adéquate. « A Brisbane. La ville semble plutôt bien nous réussir à tous les deux, non ? » Ce n’est pas de la chance et l’un comme l’autre ont beaucoup travaillé pour que la ville leur réussisse mais le raccourci est doux et plaisant. « C’est comme ça que t’as flairé le bon filon et décidé de t’installer ici ? » Il la connait par coeur mais ne sait rien d’elle. Tout est paradoxal et les années de silence se font ressentir. Elles sont pesantes sur le coeur d’un Swann qui a l’impression de manquer la majorité des pièces d’un puzzle qu’il adore pourtant de tout son coeur, et qu’il a un jour eu l’impression d’aimer sans pour autant aujourd’hui ressentir le besoin de se demander si c’étaient les sentiments d’un ado un peu perdu ou s’ils étaient réels. Peu importe. Elle n’en reste pas moins une personne qu’il apprécie sincèrement, maintenant encore.

« C’est pas forcément la meilleure façon. » Scarlett lève un sourcil. Elle ne s’était pas attendue à ce que Swann, si arrangeant au demeurant, ne proteste. « C’est noté », elle répond sans animosité, sa façon à elle de s’excuser. Elle n’a pas imaginé Swann serait si pudique, mais s’il y a bien quelque chose qu’elle peut comprendre, c’est le besoin de contrôler le narratif qui nous entoure.

Et le narratif de Scarlett, Swann sait encore plutôt bien le cerner malgré la quinzaine d’années de silence qui a creusé un certain fossé entre eux. Oui, elle n’aime pas les cases, sur ce point-là, elle n’a pas changé. Même si Swann l’a connue quand elle était enfermée dans l’une d’elle - celle de la fille pauvre à la mère chaotique et au père inconnu. A l’époque déjà, elle faisait tout pour s’en émanciper. Même si elle était obligée de tenir le foyer comme elle pouvait, au dépend de sa propre innocence d’adolescente, obligée d’enterrer son hamster dans le terrain vague du quartier parce que sa mère ne savait pas gérer son ecstasy. « Tu lui parles encore ? » Le cœur de Scarlett se crispe instantanément. Malgré le temps qui passe, elle n’a jamais réussi à digérer ou à pardonner. Elle ne l’a pas cherché, cela dit. La colère lui plaît et le pardon lui semble surcôté. « Pas un seul mot en treize ans. Elle ne sait pas où j’habite ou comment je m’appelle. » Scarlett ne précise pas que de son côté, elle regarde encore parfois sur internet à la recherche d’informations sur sa mère. Elle attend patiemment d’apprendre sa mort d’une overdose, de se sentir enfin absolument libérée de son ombre. Elle fait la même chose pour Clayton, l’ex de sa mère qui a fait basculer la vie de Scarlett. « Et toi ? Ta mère ? » Demande Scarlett à l’attention de Swann, sans le regarder. Elle a dû mal à l’imaginer aussi dur et rancunier qu’elle, mais elle sait que la famille a toujours été un sujet délicat pour lui aussi.

Le menu est commandé, et ils s’installent avec l’immense plateau. A l’horizon, la lumière du soir est dorée et se noie dans les vagues turquoises. Ils sont bien loin de la grisaille de Londres et des immeubles décrépis. Comment auraient-ils pu imaginer se retrouver ici, tous les deux ? « A Brisbane. La ville semble plutôt bien nous réussir à tous les deux, non ? » Scarlett sourit, satisfaite, et trinque avec Swann. « A Brisbane ! » Ils savent tous les deux que la ville n’a aucun rapport avec leur réussite. S’ils sont sortis du trou d’où ils ont grandi, c’est à la force de leurs ongles contre les parois, quitte à finir en sang. « C’est comme ça que t’as flairé le bon filon et décidé de t’installer ici ? » Ah, son arrivée en Australie. Une période floue, où tant s’était jouée. « J’ai commencé à vivre à Sydney quand je suis arrivée, mais c’était trop cher pour moi, surtout que je ne voulais pas bosser à temps plein. Je voulais avoir du temps libre pour poursuivre des études et avoir une chance d’être autre chose que caissière toute ma vie », elle explique à Swann. C’est drôle, elle n’a jamais vraiment raconté tout ça honnêtement. Elle n’évoque jamais l’argent quand elle raconte son arrivée en Australie aux gens de son entourage, qui ne savent rien des difficultés qu’elle a pu rencontrer. « Brisbane m’a paru une bonne alternative. Je ne pensais pas y rester si longtemps, mais c’est là que j’ai construit mon réseau professionnel. Et je suis tombée amoureuse des spots de surf », elle ajoute avec un petit sourire. « Tu n’as jamais songé à vivre ailleurs, toi, depuis que tu es ici ? Tu as déjà montré Londres à Rory, à Robin ? » Elle demande, avant de prendre l’un des tacos du bout des doigts pour croquer dedans. Le citron vert acidulé mêlé au piment piquent son palais, un goût délicieusement familier.

@Swann Craine  

« Pas un seul mot en treize ans. Elle ne sait pas où j’habite ou comment je m’appelle. » Alors de toute évidence, la réponse est non et elle ne parle plus à sa mère. Il hoche la tête sans chercher à comprendre davantage ni à les faire se parler de façon artificielle. Il est bien placé pour savoir que les relations familiales peuvent parfois être distordues voire même rompues et même sa propension à toujours vouloir réparer les choses et les personnes ne peut aller aussi loin. « Et toi ? Ta mère ? » Et s’il n’a pas cherché à les réconcilier artificiellement, c’est aussi justement parce qu’il n’aurait pas voulu qu’on le lui impose avec sa propre mère, auprès de qui tout est toujours compliqué. « C’est compliqué. » Ça l’était déjà à l’époque, mais le temps n’a pas aidé. Ca l’est toujours, même maintenant que Swann n’a plus besoin d’elle comme d’un quelconque moyen de subsistance. Il est un adulte accompli qui craint toujours cette figure de son histoire: elle aurait dû le porter vers le haut mais il en a toujours été l’inverse. « Je lui ai rendu visite à Londres une fois avec Rory. » Une fois est presque ce qui résume toutes ses visites à sa mère depuis qu’il a quitté son pays natal. « Ca s’est pas vraiment bien passé. » Elle l’a jugé, elle lui a fait passer un interrogatoire, et elle ne s’est pas montrée aussi avenante que ce qui aurait pu être attendu d’une mère face à un beau-fils rendant plus que jamais heureux son enfant. « J’attends plus grand chose d’elle. » Il ne veut plus rien attendre du coup, certain qu’en abaissant à un tel niveau la barre de ses attentes alors elle ne pourra plus jamais le décevoir. Maintenant, de toute façon, il a sa propre famille.

Une fois la nourriture reçue, ils trinquent à Brisbane et à ce que cette nouvelle ville paraît leur offrir, en plus de tout ce qu’ils ont accompli à force de détermination. Scarlett lui raconte cependant que le chemin n’a pas été simple et sans détours pour elle, ce qu’il écoute tout en comprenant aisément ce qu’elle ressent: lui qui était supposé rester trois semaines tout au plus a fini par s’installer dans le pays sans revoir Londres avant de longues années. Et pas un seul instant il n’a regretté ce choix. Il se doute qu’elle n’ose pas dire à beaucoup de personnes qu’elle a connu des problèmes d’argent - parce que personne ne veut en entendre parler - et c’est dans un silence qu’il la remercie de lui faire confiance sur tant d’aspects. « Brisbane m’a paru une bonne alternative. Je ne pensais pas y rester si longtemps, mais c’est là que j’ai construit mon réseau professionnel. Et je suis tombée amoureuse des spots de surf. » Il sourit, conscient du doux parallèle de ses mots alors que Scarlett, elle, a tout pour l’ignorer. Il est resté parce qu’il est tombé amoureux ; aussi simplement que ça. Il n’avait rapidement plus aucune raison de rentrer à Londres, où exercer son métier serait son seul bonheur. A Brisbane, il pouvait tout avoir. A Brisbane, plus que jamais, il a effectivement tout. « On pourra surfer ensemble quand ton emploi du temps le permet. » Il propose, ayant depuis longtemps adopté le surf. Il lui propose surtout parce qu’il sait qu’elle ignore tout de son frère décédé suite à un accident de surf et elle sera bien la seule à ne pas chercher à le surprotéger sur ce point.

« Tu n’as jamais songé à vivre ailleurs, toi, depuis que tu es ici ? Tu as déjà montré Londres à Rory, à Robin ? » Elle commence à picorer sa nourriture et Swann en fait de même avant de commencer à formuler une réponse, bien qu’il ne tarde pas davantage. « Une seule fois. A Rory seulement. » Il ne revient pas dessus, l’ayant brièvement expliqué à son amie. Robin, elle, n’a encore jamais eu l’occasion de voir la capitale anglaise mais puisqu’elle n’est encore qu’un nourrisson, ils ont tous deux envie qu’elle grandisse un peu plus afin qu’elle puisse se souvenir de ses voyages. « Je garde pas forcément des bons souvenirs. Pas assez pour vouloir à tout prix leur faire visiter chaque recoin, tu vois ? » Il a rencontré ses meilleurs amis à Londres, il y a grandi, il a tout appris là-bas. Et dans le même temps, l’évocation de la ville ne lui réchauffe plus le cœur depuis longtemps. Il a perdu la flamme pour elle, et il pense qu’il en est de même pour Scarlett. « J’ai obtenu la nationalité australienne cette année. Je crois que ça permet vraiment de tourner la page. » Après des années de bataille juridique et administrative, il est enfin un citoyen australien, au même titre que son mari et sa fille. « Je pense qu’on avait tous les deux nos raisons de rester ici mais on a pas perdu au change. » Son regard relevé dans celui de Scarlett l’interroge silencieusement, curieux de savoir si elle serait bel et bien d’accord avec son explication.

A l’évocation de sa mère, une ombre passe sur le visage de Swann. Malgré toute la distance qu’elle met avec Londres, Scarlett se souvient de l’appartement de Swann où elle a traîné, ado, se souvient aussi de la présence de l’absence de sa mère, un vrai paradoxe, une sorte de spectre qui les étouffait sans même être là. Swann était comme Scarlett, un enfant qui s’est élevé tout seul et a vite appris à ne rien demander à personne. Elle l’avait rapidement reconnu comme un semblable, malgré leurs uniformes d’école. Quelque chose dans le regard, peut-être. « C’est compliqué. » Un euphémisme, probablement. Scarlett pince les lèvres, lui laisse le temps de choisir s’il veut continuer. Elle ne lui en voudrait pas de vouloir être pudique. « Je lui ai rendu visite à Londres une fois avec Rory. Ca s’est pas vraiment bien passé. » Malgré le détachement de Swann, sûrement aujourd’hui assez grand pour faire la part des choses, Scarlett sent sous la surface une blessure, celle des gens dont les parents ne savent que vous décevoir, et elle hoche la tête. Elle a choisi de ne plus jamais parler à sa mère pour une bonne raison. Elle a appris la leçon. Aujourd’hui, elle aime se dire que son avis n’aurait plus aucune importance, qu’elle est complètement détachée d’elle. Elle décide d’ignorer les cauchemars qu’elle fait encore, à 31 ans, où elle cherche sa mère dans un labyrinthe. « J’attends plus grand chose d’elle. » Scarlett hoche la tête. « Je pense que c’est la meilleure des stratégies pour se protéger. » Elle le sait, puisqu’elle la pratique.

C’est étrange de parler de sa vie à Brisbane avec quelqu’un qui sait d’où elle vient. Ce qu’elle a aimé, en s’installant ici, c’est la réinvention complète. Lorsqu’elle a débarqué à 18 ans, elle a pu prétendre être l’une de ces européennes qui viennent chercher le soleil, la fête australienne, et aujourd’hui, elle raconte qu’elle est tombée amoureuse du pays, une sorte d’accident heureux. Elle ne dit jamais que s’il existait un pays encore plus éloigné que l’Australie, elle y serait probablement. Elle accepterait sûrement d’être envoyée sur Mars si cela signifiait vivre à des centaines de milliers de kilomètres de l’Anglerre. « On pourra surfer ensemble quand ton emploi du temps le permet. » Le visage de Scarlett s’éclaire - le surf est la seule activité capable d’abaisser ses défenses, et simplement l’évoquer la met de bonne humeur. « Je me demande ce que les nous adolescents se diraient, s’ils nous voyaient là, à préparer une sortie surf sur les plages de Brisbane. Je ne sais pas s’ils y croieraient », elle dit d’un ton amusé. Une nouvelle fois, l’évocation de l’adolescente qu’elle a été lui fait tout drôle, comme si elle venait de faire apparaître une disparue dont elle avait oublié l’existence.

Elle interroge Swann sur l’idée de vivre ailleurs, de montrer Londres à sa famille. « Une seule fois. A Rory seulement. » Elle hoche la tête. « Ah oui, la fameuse », elle commente l’air songeuse. « Tu penses que ça s’est mal passé entre ta mère et Rory parce que c’est ta mère, ou parce que Rory est un homme ? » Elle questionne, curieuse, avant de rajouter : « T’es pas obligé de répondre. » Elle respecte complètement la pudeur des autres, surtout quand cela touche à l’orientation sexuelle et la famille. « Ca fait juste longtemps que je n’ai pas posé des questions à quelqu’un dont les réponses m’intéressaient vraiment », elle plaisante avec un petit rire. Elle réalise qu’elle ne s’est même pas demandé si Swann était bi, ou homosexuel, sujet qui pourrait l’intéresser compte tenu de leur relation passée. Mais à vrai dire, elle s’en fiche : elle sait qu’ils ont eu quelque chose de fort, peu importe comment Swann s’étiquette, et c’est d’ailleurs bien pour ça qu’elle se sent si ambivalente à l’avoir à nouveau dans sa vie.

« Je garde pas forcément des bons souvenirs. Pas assez pour vouloir à tout prix leur faire visiter chaque recoin, tu vois ? » « A qui le dis-tu », elle siffle entre ses dents, avant de mordre dans le tacos, laissant le piment avaler son amertume. « J’ai obtenu la nationalité australienne cette année. Je crois que ça permet vraiment de tourner la page. » Elle se redresse, lui sourit. Là encore, elle peut le comprendre. « Félicitations. Je l’ai eue y a deux ans. Un enfer administratif », elle grimace. « J’ai pris la double-nationalité, c’est parfois pratique quand on voyage, selon les pays et les visas. » Si Scarlett n’a jamais remis les pieds à Londres, elle a foulé la terre de nombreux autres pays, pouvaient enfin découvrir tout ce qu’elle a raté durant son enfance enfermée, et dont elle n’osait même pas rêver.

« Je pense qu’on avait tous les deux nos raisons de rester ici mais on a pas perdu au change. » C’est un bon résumé, et Scarlett a un petit sourire. « C’était pas compliqué de gagner au change, vu d’où on partait, non ? » C’est ce qu’elle se raconte, pour oublier tout ce qu’elle a pu frôler : l’addiction, qu’elle sait avoir un facteur génétique, l’auto-destruction, les traumatismes, la précarité. Mais tout ça, elle a choisi de s’en détacher. Du moins, c’est ce qu’elle s’affirme, enfouissant sous le tapis tout ce qui pourrait venir la remuer, y compris, pendant deux ans, la présence de Swann en Australie.

@Swann Craine  

Parler de sa famille lui provoque toujours une réaction paradoxale tant il aime le faire lorsqu’il s’agit de sa fratrie et tant cela reste un exercice infiniment compliqué dès lors qu’il est question de sa mère ou de son père. Sur sa mère, au moins, il trouve des choses à dire, et bien d’autres encore à redire. Au sujet de son père, difficile de poser des mots sur une personne éternellement absente. « Je pense que c’est la meilleure des stratégies pour se protéger. » Ne plus nourrir le moindre espoir devient une stratégie pour avoir de l’espoir en l’avenir, justement. Toute cette histoire est ô combien ironique mais ce n’est pas ce dont il cherche à continuer à parler davantage: Scarlett mérite une mise à jour parce qu’elle a connu le avant et que le après de Swann aura sûrement tout pour l’étonner, mais cela ne signifie pas qu’ils ont besoin d’en parler davantage. Subtilement, doucement, il tente donc de changer de sujet pour passer à autre chose, tout en faisant de son mieux pour combler les vides de l’histoire de Scarlett et la nouvelle personne qu’elle est aujourd’hui. « Je me demande ce que les nous adolescents se diraient, s’ils nous voyaient là, à préparer une sortie surf sur les plages de Brisbane. Je ne sais pas s’ils y croieraient » Il sourit sincèrement, pour une fois heureux de la comparaison avec leur eux d’avant. « Non, ils y croiraient pas. » Evidemment que non, comment pourraient-ils ? Leur vie d’aujourd’hui semble bien trop belle pour être véridique, et lui-même se réveille parfois en se demandant si tout existe réellement et si être heureux à ce point n’est pas finalement rien d’autre qu’un simple rêve.

Certaines questions ont pourtant le don de lui faire reposer les pieds sur Terre, parfois avec une certaine violence. Ce n’est pas à Scarlett qu’il reproche d’être violente, entendons-nous. Simplement au reste du monde tout entier. « Tu penses que ça s’est mal passé entre ta mère et Rory parce que c’est ta mère, ou parce que Rory est un homme ? » Il l’interroge du regard un instant, sans connaître la réponse naturellement. Que Rory soit un homme est ce qui a conditionné toutes ses peurs pendant des années, mais il n’est pas certain que cela ait eu un véritable poids dans la rencontre avec sa mère. « T’es pas obligé de répondre. Ça fait juste longtemps que je n’ai pas posé des questions à quelqu’un dont les réponses m’intéressaient vraiment » Il ne réagit même pas à la précision qu’elle ajoute avec bienveillance, déjà un peu trop perdu dans ses pensées pour arriver à y accorder de l’importance. « Donne moi juste une seconde. C’est pas le genre de question qu’on me pose tous les jours. » Mais le sourire qu’il ajoute tend à prouver qu’il ne lui en veut pas d’oser la poser. Il est pris de court, mais ce n’est pas un sentiment négatif. Il ne le voit pas de cette manière, du moins. « Je pense qu’elle aurait trouvé le moyen de détester n’importe quelle personne que j’aurais pu lui présenter. » Le fait qu’elle ait trouvé le temps d’associer Rory à des défauts n’est finalement que la preuve ultime de tout ça, puisque le seul défaut qu’il a pour habitude de voir associer à son mari est uniquement celui d’être Monsieur Parfait. Et en ce qui le concerne, c’est sûrement aussi le seul qu’il peut arriver à entendre à son propos. « Elle l’aime pas parce qu’il est la raison pour laquelle je suis jamais revenu à Londres. » Il finit par hausser les épaules. Il n’a jamais présenté les choses de cette manière mais c’est pourtant bel et bien ce dont il est question: s’il n’avait jamais rencontré Rory, il serait rentré après quelques semaines, comme convenu. « Et parce que se montrer méfiant envers la personne que son fils ramène semble être une règle qu’elle prend à coeur. » Ce qui n’a rien à voir avec Rory en lui-même, mais il en paie les pots cassés.

Swann perd brièvement la notion de temps lorsqu’ils en sont à parler nationalité, paperasses et tout ce qui s’ensuit. Il mène la discussion sans jamais s’arrêter de sourire, toujours aussi étonné de tout le chemin parcouru. Des félicitations s’ajoutent dans la masse des mots prononcés, lesquelles sont d’autant plus de mises aujourd’hui alors qu’ils savent tous deux à quel point le processus est long et difficile pour l’obtenir. Il a fêté son obtention avec Rory dès qu’il est revenu des Etats-Unis, parce qu’il n’aurait jamais eu le courage d’aller au bout du processus si son mari n’avait pas été présent à ses côtés tout du long. « C’était pas compliqué de gagner au change, vu d’où on partait, non ? » - « Et ça mérite qu’on trinque à nouveau, non ? » Il préfère voir le côté positif, comme toujours. Ils ont la vie qu’ils veulent aujourd’hui et c’est ce qui importe le plus. Personne ne sait d’où elle vient ; tout le monde se fiche bien d’où il vient. « A cette sortie surf que tu me dois, maintenant. » Elle n’a pas rebondi dessus mais il ne compte pas abandonner l’idée, ce qu’il lui fait comprendre avec ce nouveau sourire en coin.

Dans son travail, Scarlett a l’habitude d’osciller entre le small talk et les conversations sérieuses. Elle a la réputation d’être particulièrement efficace, notamment parce qu’elle sait poser les questions importantes sans perdre du temps - elle est polie, mais directe. C’est un angle d’approche qui, dans ces milieux où l’apparence fait tout, peut être à double tranchant, mais toujours rafraîchissant Mais dans sa vie personnelle, Scarlett a plutôt l’habitude de rester en surface, elle ne pose jamais de questions intimes aux autres, pour la simple et bonne raison qu’elle ne veut pas qu’on lui en pose en retour. Ca, et le fait qu’elle est rarement intéressée par la réponse. Mais devant Swann, pour une fois, elle est sincèrement curieuse de connaître sa vie. Les ombres du passé planent, et Scarlett s’autorise à les regarder. Habituellement, elles sont verrouillées à double tour, tout au fond de son estomac. « Donne moi juste une seconde. C’est pas le genre de question qu’on me pose tous les jours. » Elle hoche la tête face à la remarque de Swann. Elle n’est pas pressée, ne lui en voudrait pas s’il choississait finalement de ne pas répondre. C’est l’un des avantages de sa propre fortresse : elle comprend ceux qui en ont une aussi. Et si Swann est beaucoup plus souriant et avenant qu’elle, elle sait aussi qu’il est pudique. « Je pense qu’elle aurait trouvé le moyen de détester n’importe quelle personne que j’aurais pu lui présenter. » Le visage de la mère de Swann flotte dans l’esprit de Scarlett. Elle se demande à quoi elle ressemble, maintenant, les années passées. « Elle l’aime pas parce qu’il est la raison pour laquelle je suis jamais revenu à Londres. » « Parce qu’elle était incapable de te donner une meilleure raison de revenir », note Scarlett en pincant les lèvres. Elle est contente de voir que Swann a réussi  à se détacher de sa mère, qui ne mérite clairement pas un fils comme le sien, et n’a rien fait pour aider leur relation. « C’est assez ironique, c’est elle qui t’a envoyé jusqu’à Brisbane, et qui maintenant regrette que tu y restes. On peut dire que son plan s’est retourné contre elle », conclue Scarlett avec un petit sourire. Elle se demande d’ailleurs pourquoi la mère de Swann a souhaité l’envoyer si loin, avec cette excuse de père à chercher. Elle se demande aussi pourquoi Swann y a été, en réalité - sur ce point là, ils sont radicalement différents. Elle n’a jamais cherché à connaître son père biologique, et a toujours considéré avoir assez à faire avec le trainwreck qu’était sa mère. Mais elle ne pose pas ces questions à Swann ; elle a déjà été trop curieuse. « Et parce que se montrer méfiant envers la personne que son fils ramène semble être une règle qu’elle prend à coeur. » Scarlett secoue la tête. « C’est drôle, cette capacité qu’avait nos mères à ne jamais se préoccuper de nos vies, sauf quand ça les arrangeaient », elle siffle.

Elle sent son coeur se contracter, un peu trop fort malgré les années et toute la distance qu’elle a mise pour ne plus penser à tout ça. Des années mais aussi des décisions administratives - changer de nom, de nationalité. Elle a tout fait pour être une autre. Et aujourd’hui, elle a réussi.  « Et ça mérite qu’on trinque à nouveau, non ? » Scarlett lui sourit et accepte, levant à nouveau sa cannette de coca. « A cette sortie surf que tu me dois, maintenant. » Cling. Swann ne laisse rien passer. Et, étonnamment, cela ne dérange pas Scarlett. « J’espère que t’es vraiment à l’aise sur la planche, je ne surfe pas avec des débutants », elle réplique avec un sourire, mais tout à fait sérieuse. « Mais deal accepté, Monsieur Craine », elle conclue, faisant un pas de plus pour faire rentrer Swann dans sa vie, se demandant si elle finira par le regretter, elle qui a tout fait pour ne jamais repenser au passé ou avoir des amis.


@Swann Craine