« Evelyn. » même si ma voix ne porte pas autant que si on était seules chez elle, je suis persuadée qu’Evelyn m’a entendue. C’est que j’ai fini par connaître la routine avec laquelle elle compose, depuis les quelques jours où mon adresse est devenue la même que la sienne. Un concours de circonstances, quelques messages échangés aussi vite que nécessaire, un sac à dos qui contient plus de livres que de vêtements et quelques jouets rescapés des entrailles du 517 qui n’est plus et j’arrivais sur son porche. Sans aucun doute plus mère et démunie que je ne l’étais dans son souvenir. Evelyn m’a vue au plus bas, à Londres. Elle a vu quelques hauts à Brisbane, d’autres en Angleterre. Principalement des milieux. Des milieux neutres, confortables, beiges, des centres ni trop extrêmes ni trop calmes, à travers lesquels je reprenais mon souffle comme un enfant apprenant tout bonnement et aussi simplement que possible à respirer. Evelyn a été la témoin la plus honnête que j’ai pu voir s’insérer dans ma vie, par miettes et parcelles, apparaissant avec bienveillance dans des situations qui n’en dégageaient pas la moindre. C’est une drôle de trame de vie d’avoir vécu à ses côtés comme une ligne parallèle, chacune ne se croisant que par les paroles, les regards et les nouvelles des autres. Elle est probablement l’une de mes plus vieilles amies même si je ne l’ai jamais côtoyée plus longtemps que pendant quelques heures, à quelques reprises fortuites. La nostalgie pourrait y être rattachée, à cette impression d’être en terrain familier, connu et sécuritaire depuis que j’ai mis le pied chez elle. Sans même savoir ce qu’elle préfère entre le thé et le café, entre le salé et le sucré, entre le silence ou les conversations à échelonner sur des nuits entières. Sans même savoir si ce sentiment est réciproque, si elle voit en moi plus que la petite soeur d’un grand frère envahissant, que la poupée de porcelaine de parents qui l’étaient autrement, que le vilain petit canard d’une famille qui garde encore espoir qu’un jour, je grandisse et devienne une adulte, une vraie.

Evelyn était à la cuisine, c’est pour ça que je me doutais qu’elle ait pu m’entendre sans que j’ai à parler plus fort que Sloan me l’autoriserait, lui qui vient à peine de fermer l’oeil après plus d’une heure à rester blotti contre moi. Ses grands yeux ouverts, vissés aux miens dans l’espoir que je sois encore là lorsqu’il se réveille ne me font presque plus mal, maintenant. Menteuse. Ils me feront mal encore longtemps dans cette vie, et certainement dans les prochaines. « J’ai besoin de toi. » toujours dans la pièce d’à-côté, je laisse mon regard dériver sur les éléments qui garnissent l’une des bibliothèques de son salon. Absolument rien ici ne fait autre chose que me confirmer que je connais un faible pourcentage d’Evelyn, de sa vie, de ses passions, ses intérêts. Je sais ce qu’on a bien voulu m’en dire, ce qu’elle m’a donné inconsciemment ou non au fil des années. Je sais ce qu’elle montre, mais je sais surtout qu’elle ne me montre que ce qu’elle veut que je vois. Et ça me convient parfaitement. « De deux coupes. » dans la cuisine, je l’entends bouger, confirmant que mes demandes montent jusqu’à elle sans qu’elles n’aient besoin d’être justifiées ou expliquées en profondeur. Evelyn, de son côté, connaît aussi mes grandes lignes. Auden, là-bas, le retour et tout ce qu’il a engendré. « De sous-verres. » elle ne m’a pas donné l’impression, comme le reste du monde, de remettre en doute tout ce que j’ai bien pu dire, penser ou faire lorsqu’on me demande des explications au sujet des deux dernières années. Je juge donc qu’elle mérite au moins que je ne laisse aucun cerne sur la table basse au bois parfaitement vernis de son parfait salon. « De la playlist la plus déprimante que tu as en stock. » parfaite pièce qui sera le théâtre parfait pour la suite. Elle sait bien, que mes requêtes ne l’engagent à rien. Qu’elle peut simplement en rire, passer une tête dans l’embrasure, m’informer qu’elle a mis la bouilloire en marche et que je pourrai me faire autant de thé que je veux alors qu’elle aussi, a eu une journée éreintante et ne rêve que d’aller dormir. Elle pourrait très bien m’ignorer un sourire aux lèvres ou l’impression impassible qui nous caractérise bien, les anglaises de boNNe fAMiLLe. Elle a toutes les cartes en main, lorsque je vois finalement l’ombre de sa silhouette se rapprocher de l’endroit où j’ai établi mon quartier général pour le moment. Evelyn peut en faire ce dont elle a envie, une fois que je lui aurai cédé les quelques informations complémentaires qu’il me reste dans ma manche pour prendre une décision éclairée. « Sloan vient juste de s’endormir. » mes pas dérivent de la bibliothèque au bar, pour mettre ces coupes et ces sous-verres à bon usage. « Et je crois que je vais divorcer. » pas une fois mes yeux ne croisent les siens avant maintenant. Je n’ajoute pas le "de nouveau" que mes parents auraient déjà eu à la bouche. Je n’ajoute pas non plus le moindre indice sur mes intentions derrière le concept ; en toute franchise, je ne me suis pas encore posé la question à savoir si le fait qu’il semble le vouloir signifie que je le veux aussi.



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@Ginny Williams ☆ crédit/ssoveia

Accueillir Ginny et Sloan avait été aussi naturel que, jusqu’à qu’alors, Evelyn ne s’était même pas arrêtée sur la notion de presque heureux hasard que sa désormais officielle implication à la tête de la MHI laissait planer sur son destin entremêlé à celui de ses invités. Elle avait balayé d’un désintérêt probant l’idée qu’Auden pourrait lui tomber dessus s’il finissait par apprendre qu’elle hébergeait son épouse pour, donc, l’accueillir sans poser davantage de questions et lui ouvrir sa porte sans même juger bon la questionner de trop sur ce qu’on racontait à son sujet. Elle avait passé une bonne partie de sa vie à vouloir éviter les bruits de couloirs Evie, tenante du titre quand il s’agissait de souffrir en silence des murmures curieux qu’on laissait poindre à son passage, ainsi sa mission c’était de laisser celles qui concernaient Ginny lui couler dessus comme l’eau sur les plumes d’un canard. Elle ne tenait pas rigueur de ce genre de choses à qui que ce soit, et peu prompte au jugement, elle lui avait tendu la main, comme si leur vie parallèle jusqu’ici se devait enfin de se rejoindre là, dans cette maison trop grande pour elle, où les murs vibraient des éclats de rire de Sloan depuis quelques jours maintenant. Ils avaient besoin d’un endroit où ils se sentiraient en sécurité, à défaut de se sentir vraiment chez eux, et elle pouvait le leur offrir sans craindre un instant que la cohabitation devienne difficile. Il n’y avait pas à hésiter outre mesure quand une amie vous demandez votre aide, et là encore, alors qu’elle était gentiment recluse dans la cuisine, attablée au comptoir du petit-déjeuner avec son laptop sous le nez, Evelyn n’hésita pas un seul instant avant d’en relever la tête pour mieux entendre la voix de Ginny de l’autre côté.

Au gré des paroles qu’elle laissa échapper dans sa direction, la jeune femme remua pour s’emparer de ce qu’elle lui demandait d’apporter quand elle la rejoindre. Ses lunettes de vue sur le nez, elle se mit à sourire en coin quand, anticipant même avec une nanoseconde d’avance la liste de ses doléances, elle tourna ensuite à l’angle du couloir qui la séparait du salon pour la rejoindre, et lui faire dans la foulée de son arrivée, ses pieds nus foulant l’épaisseur douillette du tapis, ses bras s’écartant doucement de son corps pour lui montrer ses mains pleines des verres et des sous-verres "J’ose espérer que tu t’es occupée de la bonne bouteille." Autrement, il y avait de quoi faire derrière le bar, mais c’était la meilleure entame à laquelle elle songea, s’avançant plus près du bar installé dans un coin de la pièce et sur lequel elle dressa ses verres en vitesse en ajoutant, un demi-sourire remontant l’une de ses pommettes en même temps "J’ai tout, sauf la playlist déprim —" Elle se fit couper dans son élan de faire un peu d’humour, ses yeux s’écarquillant sous les verres de ses lunettes qui n’étaient pas très épais, qui donnaient pourtant l’impression que ses yeux venaient de soudainement grossir.

C’était la surprise. Celle des mots qu’elle prononçait d’abord, celle qui toucha quelque chose en elle quand elle se rendit compte que Ginny affrontait ses yeux pour partager cette information capitale. Tellement d’ailleurs que, retrouvant vite son sérieux, Evelyn se redressa en remontant ses lunettes sur le haut de sa tête, et que ses sourcils se froncèrent, dans une expression soucieuse qui lui fit garder le silence un instant de trop, sans doute. C’était le genre de nouvelle qui la laissait froide d’ordinaire. Elle, qui avait organisé tant de mariage, avait eu le temps de cultiver un côté trop cynique pour qu’elle croit vraiment en cette institution. Elle était de celle à ne pas s’étonner qu’une union périsse, trop au fait du business autour de tout ça pour réussir à y trouver de l’authenticité ; se marier, c’était comme le reste, une tendance à laquelle succomber pour se donner l’impression d’être comme tout le monde, d’être dans la norme d’un monde en perpétuel mouvement, pourtant. En ce qui concernait Ginny, elle avait la prétention de savoir que chez elle, l’authenticité était d’une importance suprême et que sans ça, elle ne créerait pas toutes ces jolies choses qu’elle savait être son oeuvre — alors même si dans le fond, elle ne comprenait pas ce qu’elle avait un jour pu trouver à Auden, elle ne pouvait pas rester insensible face à cette annonce dont elle n’avait certes pas tous les tenants et aboutissants, qui restait tout de même assez critique pour que dans la foulée, elle lui demande "C’est ta décision, ou la sienne ?" Elle ne voulait pas être intrusive, elle ne voulait pas glaner des détails qui ne la regardaient pas tout à fait, mais l’affliction de Ginny, bien qu’elle était pudique, restait réelle. Pour la réconforter, Evelyn avait besoin d’être un minimum au fait.

Sloan commence doucement à trouver ses marques, ici. Il reconnaît des couloirs, joue à cache-cache derrière ses meubles favoris, ferme de plus en plus rapidement l’oeil, lorsqu’il pose la tête sur l’oreiller. Ce soir pourtant, il tournait entre les draps, cherchait ma main, mon cou, ma joue, recommençait à l’envers son stratagème. C’est Auden qui a insisté pour que je le prenne quelques jours et soirées, pour que la routine qu’on avait presque réussie à rétablir à la maison garde un minimum de bases même après la tempête. Qu’Evelyn me permette de lui offrir un toit et un peu de sécurité est plus précieux qu’elle ne le réalise ; qu’elle nous donne le droit, sous son toit, de construire des cabanes de couvertures et de se dire des secrets une fois la lumière tamisée rend la vie un peu plus douce, juste assez meilleure. Un jour, il faudra que je commence à penser à l’après. À trouver un appartement, à établir quelque chose qui m’appartienne et qui, par la bande, donnera à Sloan (et à tous ceux et toutes celles qui en ont besoin) une preuve de plus de mes intentions de rester. Une adresse à mon nom, un numéro de téléphone fixe, des factures d’électricité à payer et un endroit où rentrer chaque soir qui sent la même chose que mon atelier pouvait bien dégager, là-bas. En attendant, je me raccroche au sentiment de confort et de calme qu’Evelyn dégage, sans même être dans la pièce avec moi. Je gratte toutes les parcelles de simple, de normalité, de bon qu’elle me donne, je me complais dans sa version personnalisée de mes propres limbes. Son lien avec Auden n’a jamais même piqué dans mon esprit, il vit de l’autre côté de la porte de MHI et il y est bien. Elle, elle me donne une vie à trois ici, et même si la cohabitation reste temporaire, je repousse la potentielle date de la quitter avec autant d’égoïsme que possible à demain. Toujours à demain. Après-demain même, parfois. "J’ose espérer que tu t’es occupée de la bonne bouteille."  « J’ai choisi la plus belle des étiquettes. » l’entendre s’approcher suffit à faire monter un sourire sur mon visage. Si je tente au quotidien de ne pas trop brouiller sa vie en m’imposant dans son horaire qui m’apparaît toujours bien trop chargé, c’est avec soulagement que je la vois apparaître au salon, équipe pour la suite, amusée en amont.

"J’ai tout, sauf la playlist déprim —«  l’effet est immédiat, et les mots lui manquent lorsque ce sont les miens qui la surprennent. Ils me surprennent aussi, mes mots, ceux que je tournais dans ma tête d’un sens comme de l’autre en sachant très bien qu’ils allaient finir par être dits, éventuellement. Par moi ou par lui, le résultat est le même. Et Evelyn semble capter des fréquences identiques aux miennes lorsqu’elle glisse une question aussi compliquée à entendre qu’à répondre. "C’est ta décision, ou la sienne ?" ses lunettes servent de temps mort lorsque je me penche vers elle pour attraper doucement les montures posées entre ses mèches. Les verres sur le nez, j’inspire comme pour me donner du courage que j’ai en quantité industrielle, il me semble, ces jours-ci. Je ne me suis jamais autant surprise que depuis que je suis revenue. À oser demander les choses, à retirer les filtres des conversations, à laisser vivre les mots que j’ai envie de dire plutôt que de les étouffer, de les mettre à mort entre deux soupirs. En abordant le divorce avec Evelyn, je lui donne toute la place dont elle avait besoin pour intervenir. Qu’elle questionne ou qu’elle observe, qu’elle juge ou qu’elle laisse passer, rien n’était naïf dans mon besoin d’en discuter ici, ce soir. Le vin dans ma coupe n’est même pas touché que je sais qu’il fera du bien, une fois le fond de ma pensée bien articulé. « C’est l’amour de ma vie. » je sais, que ça ne constitue pas une réponse en bonne et dûe forme. Que je l’aime, que je l’ai aimé, qu’il ait eu cette place-là ne la lui garantit pas pour une éternité, ce n’est pas aussi simple que ça. Et pourtant, c’est la seule chose que j’arrive à dire, une évidence qui se prononce avant même que j’ai pensé à ce que cela pouvait bien signifier de le croire encore aussi facilement que ça. « Mais peut-être que cette vie-là s’est finie quand je suis partie. » peut-être que sur une autre trame, je l’aurais aimé mieux. Je l’aurais aimé de la bonne manière, celle qui l’aurait fait m’aimer mieux lui aussi. Hausser l’épaule ajoute aux questionnements, alors que je sais très bien avoir évité sa perche. Je m’en veux bien plus qu’il ne le faut de l’avoir fait.

« Tu les portes que pour le style, avoue. » du bout du doigt, je remonte ses lunettes aux verres presque vierges sur mon nez, profitant d’une gorgée de vin, et d’une poignée de secondes de silence pour me répéter ses mots en boucle. Ça vient de lui, ou de moi? C’était inévitable, vu la manière dont on s’est quittés. Vu les deux ans passés à vivre l’un sans l’autre sans jamais faire quoi que ce soit contre. Même s’il n’y avait pas eu là-bas, je savais qu’en revenant, il faudrait que cette conversation ait lieu. Je n’existe plus dans ses cahiers. Il a toujours été celui de nous deux qui ne se contentait pas du gris, tout était noir ou blanc, jamais les deux. J’ai grandi dans le flou, je me suis nourrie de brouillard, je me retrouve dans les limites brouillées. Auden a besoin de trames droites, claires et précises. « Je sais pas ce que je vais répondre, quand il va me demander de signer les papiers. » ça vient de lui, bien sûr que ça vient de lui.

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Evelyn était la plus âgée du duo qu’elle formait avec Ginny, l’usage aurait voulu qu’elle en sache plus et qu’une pensée philosophe vienne éclairer sa lanterne alors que là, elle apprenait une nouvelle somme toute déchirante pour les protagonistes d’une histoire qui n’était pas la sienne, qui ne la touchait pas moins toutefois. Pourtant, elle ne savait pas quoi dire, pas quoi faire. La première réaction qu’elle avait eu était la surprise, parce que malgré tout, elle restait une éternelle optimiste dont le cynisme n’était pas assez influent pour ne pas lui faire songer, au fond de son esprit formaté par ses activités passées, que les belles histoires existaient, et qu’une faille dans le système n’était pas toujours un gage de l’exclusion de la fin heureuse. Son histoire personnelle devait très certainement jouer sur sa perception des choses, elle qui s’accrochait à son histoire avec Rhett comme on s’accroche à une promesse de faire moins pire ; elle ne connaissait pas autant Auden qu’elle connaissait Ginny, et même cette dernière, elle la connaissait plutôt peu au final, restait qu’elle reconnaissait l’amour quand elle le voyait, et elle le voyait là, dans la manière que la jeune femme avait de lui exposer les choses sans tourner autour du pot. Elle ne mâchait pas ses mots, la brutalité de l’étiquette qu’elle collait au rôle d’Auden dans sa vie l’interpellant autant que la douceur qu’elle voyait briller dans ses yeux quand elle le définit comme l’amour de sa vie. Elle était une artiste, elle vivait tout plus fort que la moyenne, pour autant Evelyn ne doutait pas qu’en cet instant, elle n’exagérait pas, pas même un peu "Peut-être, mais ça ne change pas ce que tu ressens pour lui." Qu’elle soit partie ou non, elle continuait de l’aimer, c’est ce qu’elle voulait dire "Vous vous êtes parlés ?" Elle devinait que oui, aussi ajouta-t-elle "Calmement ?" Ou pas, était-ce vraiment important quand ça annonçait la fin de quelque chose de fort ? Rien ne passait mieux avec de la douceur, surtout dans ce genre de circonstances, alors la discussion avait pu être houleuse, ou le contraire, en résultait la détresse tranquille d’une femme qui remettait ses erreurs en perspective, et qui en plus de devoir supporter les reproches des autres, devait supporter ceux qu’elle se faisait à elle-même.

"Ils ont besoin de repos, tu comprendras quand tu auras mon âge." s’amusa-t-elle en demi-teinte, récupérant ses lunettes accaparées par Ginny pour les poser sur le bar où elle finit par harponner son verre bien rempli, tendant finalement le sien à la jeune femme qu’elle regarda la tête penchée avant de lui dire "Viens t’asseoir." Elles seraient plus confortables dans le canapé, une certitude qu’elle ne lui laissa pas le temps de discuter, s’installant de son côté en attendant qu’elle fasse la même chose. A nouveau, elle savait qu’elle aurait dû avoir la sagesse de se pencher sur les ramifications invisibles de la réponse que Ginny lui accordait, mais la délicatesse d’Evelyn s’arrêtait à son attitude impeccable. La plupart du temps, elle se jugeait comme étant trop froide pour apprécier la romance, et puis elle avait rencontré Rhett, et elle s’était rendu compte qu’elle s’était cachée derrière ce défaut par convenance. Elle ne voulait pas faire de bévue avec Ginny, elle ne voulait pas piétiner la maigre somme de ses espérances en se montrant trop honnête, de fait elle réfléchit un instant à ce qu’elle lui disait, et pinça les lèvres après avoir siroté une longue gorgée de son verre qu’elle finit par poser sur la table-basse "J’en conclus que c’est son idée." Le dire tout haut, c’était comme invoquer le croque-mitaine devant un miroir ; ça faisait grouiller quelque chose au fond du ventre, et ce n’était pas particulièrement agréable — pour elle, mais pour Ginny, ça devait l’être moins encore "Vous vous êtes donné un délai de réflexion, ou c’est une décision ferme et définitive de son côté ?" Difficile dans ces cas-là de s’opposer sans faire naître une bataille dont personne ne sortirait indemne. Tentant de rationaliser les choses, elle reprit "Il a sans doute besoin de se faire à l’idée que tu sois rentrée, et que c’est pour de bon." C’est pour de bon, n’est-ce pas ? Elle se retint de le lui demander, ses yeux rencontrant les siens quand elle termina avec un sourire mi-figue mi-raisin "Je ne suis pas la plus grande admiratrice d’Auden, et je sais qu’il me haïrait de parler comme je m’apprête à le faire, mais ce qu’il ne sait pas ne peut pas lui faire de mal : il reste un homme, il a besoin de temps." De temps, mais pas que. Il avait sans doute besoin de s’adapter à la réalité des faits, et au retour inopiné d’une épouse qu’il avait peut-être cru morte, pour ce qu’elle en savait.

"Peut-être, mais ça ne change pas ce que tu ressens pour lui." rien ne changera ça, j’ai essayé pourtant. J’ai essayé en retirant mon alliance pour ne plus jamais la remettre. J’ai essayé en me jurant de ne pas le laisser me parler comme il l’a fait avant que je parte. Je l’ai fait en partant, aussi. Je l’ai fait en tombant amoureuse de David, en m’imaginant vivre à Sydney comme si ça avait toujours été ça, le plan. Je l’ai fait en abandonnant tout pour aller me cacher au fin fond de la forêt entourée de femmes qui le détestaient bien mieux que moi, de qui j’aurais pu m’en inspirer jour après jour. J’ai tout tenté ; et pourtant, c’est resté. "Vous vous êtes parlés ?" le soupir que je laisse glisser sur mes lèvres fait office de “tout le temps”. On se parle avec les yeux Evelyn, on utilise les mots pour combler les vides, un simple regard d’Auden me donne toutes les réponses dont j’ai besoin et l’inverse est toute aussi vraie. Il n’a qu’à regarder mes prunelles pour savoir exactement ce à quoi je pense et ce que je vais dire. ”Calmement ?" elle connaît le personnage, elle ignore peut-être les circonstances qui ont résulté à casser ma clavicule moins de vingt-quatre heures avant mon départ mais soit, elle sait qu’il est plus prompt à sauter à l’attaque que moi. Pourtant, j’hoche de la tête, confirme que le calme est partie prenante de nos discussions. « On a jamais été aussi honnêtes l’un envers l’autre que maintenant. » même si avant il y avait cette facilité à tout se dire, aujourd’hui les filtres n’existent plus. Auden n’a rien à prouver, lui qui n’a jamais tenu à arrondir les coins de toute façon. Et de mon côté, je tiens beaucoup trop à être franche face à lui et à lui donner toutes les cartes de manière à ce qu’il ne doute pas de mon authenticité face à Sloan qu’il en bénéficie tout autant. « Calmement ou pas. » les deux ont pointé le bout de leur nez. Mais même lorsque le ton montait, jamais je n’ai senti qu’Auden entrait dans l’émotion pure et brute. Il est centré, il est enraciné, il me donne l’impression d’être au bon moment et au bon endroit. Il a trouvé ce qui allait lui permettre de rester en place, d’arrêter de vouloir sauter d’un projet à l’autre, d’une lubie à l’autre. Il veut profiter de son calme et de sa stabilité ; l’immobilité lui va bien. J’ignore comment il fait.

L’interlude lunettes est ma manière à moi de jouer avec un des traits que Matt m’a refilé avec autant d’égocentrisme que de lâcheté. Jamais une conversation ne restait sérieuse trop longtemps, jamais les sourcils ne restaient froncés plus que quelques secondes quand mon frère était dans la même pièce que moi. "Ils ont besoin de repos, tu comprendras quand tu auras mon âge." je laisse Evelyn reprendre son dû, me faire une place sur le canapé, prendre le temps de respirer, de réfléchir, de peser ses mots, de goûter le vin. "J’en conclus que c’est son idée." ce n’est pas facile, ce que je lui ai mis entre les mains. Et j’ignore encore à quel point elle prend tout de son côté pour s’assurer de poser les bons gestes et de relancer de la bonne manière. La vérité étant que jamais ce qu’Evie pourrait dire ne me froisserait. Si j’ai abordé ce sujet avec elle, au-delà toutes les raisons qui auraient pu me convaincre du contraire et auxquelles je n’ai même pas porté la moindre attention, c’est bien parce que j’estime sa franchise et son calme. Son esprit logique, sa manière si délicate de dépecer une information pour en tirer tout le pragmatisme, tous les volets. Et puis, au final, elle est une bonne oreille. Qu’elle ne dise rien et me regarde me noyer dans mes suppositions et mes scénarios catastrophiques aurait été amplement suffisant. ”Vous vous êtes donné un délai de réflexion, ou c’est une décision ferme et définitive de son côté ?" l’idée de mettre un moment sur une potentielle décision me tord le ventre ; c’est probablement la meilleure manière pour qu’Auden règle tout, tout de suite. Ce qui ne serait pas plus mal, au final, voyant à quel point la simple mention de la réflexion à venir me triture la gorge. ”Il a sans doute besoin de se faire à l’idée que tu sois rentrée, et que c’est pour de bon." j’hoche doucement la tête, me replaçant dans les coussins sans rien ajouter d’autre qu’un regard qui se cherche entre les excuses et l’acceptation. Peu importe ce qu’on peut bien en dire ou en penser, je suis bien partie pendant deux ans. Je ne peux rien y changer. Et même si je n’ai pas l’intention de repartir, n’en reste que le stigmate survivra encore longtemps. Je me suis plus que faite à l’idée. "Je ne suis pas la plus grande admiratrice d’Auden, et je sais qu’il me haïrait de parler comme je m’apprête à le faire, mais ce qu’il ne sait pas ne peut pas lui faire de mal : il reste un homme, il a besoin de temps." un sourire accompagne la phrase d’Evelyn, creuse des fossettes sur mes joues. Il ne saura rien de ma bouche, je l’imagine déjà grincer des dents de savoir que quelqu’un, quelque part, même être un inconnu au fond d’une ruelle, en sache plus sur lui et sur nous qu’Auden lui-même. « Je crois que sa décision est prise depuis plus longtemps qu’il n’y paraît. » le carnet de dessins que j'ai vu devant lui est un bon indicateur. Les menaces qu’il a pu me faire lorsque je suis partie aussi. Mais selon moi, c’est le silence de mes lettres jamais envoyées qui a porté le dernier coup pour lui. Elles ont réussi ce que je ne saurai jamais faire moi-même, les artistes de là-bas. « Depuis plus longtemps qu’il veut se l’avouer. » Auden clame qu’il croyait que j’allais revenir. J’ai toujours eu de la difficulté à croire qu’au fond de lui, une part peut-être même minuscule n’était pas soulagée que je reste ailleurs pour qu’il puisse vivre ce qu’il avait besoin, ce qu’il voulait vivre ici, avec un autre. « Et je sais que c’est fini, je veux dire, je sais que ça ne sera jamais plus comme avant. » la différence est floue, même pour moi, mais ce ne serait jamais sain de retomber dans ce qui pouvait bien être avant que je parte. Si ça l’avait été, je ne serais pas partie en premier lieu. « Je ne veux plus de comme avant, de toute façon. » c’est à mon tour de peser mes mots. D’inspirer, de prendre un peu de vin, de laisser à l’alcool la place pour une seconde et quelques autres. « Mais j’aurais voulu voir ce que ça aurait pu donner, la nouvelle Ginny et ce Auden-là. » ils seront parents, ils seront amis, ils seront une équipe lorsqu’il ouvrira les places sur le terrain et non sur le banc de touche et ce sera ainsi. C’est lui le joueur étoile et l’arbitre, après tout. Mes métaphores de sport devant la relation d’Evelyn et de Rhett me font rire. « On rattrape nos années à ne pas parler des garçons. T’as vu ; deux vrais clichés ambulants. » un rire bref, mais un rire tout de même. On prend ce qu’on peut.

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@Ginny Williams ☆ crédit/ssoveia

L’honnêteté était une bonne chose quand elle était bienveillante, prononcée avec la meilleure volonté du monde, pas en plein milieu d’une dispute où elle était l’arme facile à dégainer pour blesser l’autre durablement, puis se cacher derrière, justement, l’excuse de l’honnêteté. Elle n’avait pas le moyen de connaître la dynamique d’Auden et de Ginny, elle n’essayait même pas de s’imaginer ce que ça pouvait donner quand ils se retrouvaient dans une pièce aujourd’hui — ni même hier, d’ailleurs —, mais elle savait que la rancoeur était un poison mortel et que la blessure qui en résultait palpitait longtemps. Auden et Ginny n’avaient jamais été aussi honnêtes l’un envers l’autre que lorsqu’ils s’étaient parlés, Evelyn enregistra l’information en hochant la tête en n’insistant pas pour connaître les tenants et les aboutissants de cette conversation qu’elle imaginait aussi houleuse que douce, la réponse de la jeune femme la mettant sur la piste d’un dialogue qui avait dû autant laisser de séquelles que les autres pour qu’ils en viennent à parler officiellement de divorce.

L’esprit pragmatique d’Evelyn parlait de délai, de décision définitive. Elle se rendit compte  toutefois que c’était effrayant à envisager du côté de quelqu’un qui n’était pas prêt à entendre ce genre de choses, même si ça paraissait plutôt logique après des années. Elle ne se mettait pas plus à la place de l’un que de l’autre, elle se disait seulement que c’était une situation affreusement difficile, surtout quand il y avait un enfant au milieu. Elle pensait à Sloan, à ce petit garçon si mignon qui ne devait pas comprendre ce qui se passait et qui ne souhaitait surement qu’une seule chose, même s’il connaissait bien plus son papa que sa maman désormais. Elle serra ses lèvres légèrement subtilement tachées de vin, laissant du temps à Ginny pour rassembler ses esprits et choisir le meilleur angle pour elle pour mieux envisager les réponses qu’elle lui demandait sans but précis au fond, tenant juste à l’aider à se décharger de la pression qu’elle devait ressentir au creux de sa poitrine. Depuis combien de temps ? Elle l’ignorait, mais on ne choisissait pas de partir au lendemain de gaieté de coeur, et de ça elle était la mieux placée pour en parler. Elle n’en parlerait pas cependant, elle n’avait pas envie de faire des parallèles malheureux entre leur vécu, elle voulait juste être là pour une jeune femme qu’elle avait connu toute jeune, et pour qui elle avait assez d’affection pour lui laisser rien d’autre que le bénéfice du doute. Elle respecta son silence, elle le fit avec délicatesse, un coude posé contre le bras du fauteuil, sa main flottant dans l’entre-deux de leurs genoux qui ne se touchaient pas.

Et puis la voix de Ginny emplit la pièce à nouveau, et Evie releva les yeux pour les poser sur son visage qu’elle avait connu plus joyeux. Il avait pris sa décision depuis longtemps, c’était ça le délai dont Evelyn avait besoin pour se figurer de toute cette histoire "Je suis désolée." fit-elle seulement, se sentant idiote de faire ce qu’elle détestait tant : accorder des regrets à une situation dont elle n’était pas responsable. Mais elle était sincère. Quoi dire d’autre de toute façon ? Tu es jeune, tu retrouveras quelqu’un ? Elle venait de lui dire qu’il était l’amour de sa vie, quel genre de femme cruelle s’en irait dire à son amie qu’elle retrouverait quelqu’un ? Peut-être que ce serait le cas, mais rien ne serait pareil, et ce n’était pas une offense à faire à ses futurs prétendants que de le penser. Elle avala sa salive avant d’ajouter "Qu’est-ce que tu aurais voulu en revenant ? Comment tu imaginais vos retrouvailles quand tu as pris la route pour rentrer ? Je ne te jugerais pas, qu’importe ce que tu me répondras." lui précisa-t-elle, voulant simplement l’aider à débroussailler son cheminement de pensées pour qu’elle aille de l’avant ; pas ici, pas ce soir, mais plus tard, quand ce serait plus facile pour elle de songer à un avenir qui ne comptait pas Auden, ou du moins pas comme prévu. Elle inclina la tête, lui demanda juste après "Qu’est-ce qui n’allait pas dans le avant ?" Est-ce qu’elle pouvait lui poser ce genre de questions ? Est-ce que ça ne serait pas remuer le couteau dans la plaie ? Evie fronça les sourcils, se fustigeant elle-même de lui imposer cette gymnastique quand ça paraissait si pénible, seulement elle avançait à tâtons — pas assez pour ne pas lui adresser une accolade de côté quand elle lui avoua avoir voulu savoir ce que donnerait la version que son mariage aurait été si la décision d’Auden n’avait pas aussi radicale. A part la serrer dans ses bras et poser sa tête sur la sienne le temps de quelques secondes, que pouvait-elle lui dire ? Elle hésita "Sloan est toujours là, vous serez toujours liés quoi qu’il en soit." Il ne devait pas être un dommage collatéral, mais il pouvait cimenter l’équilibre d’une structure dont les fondations tenaient à peine debout ; la motivation de la voir s’élever pour accompagner l’épanouissement de leur fils, c’était ce qui devait les animer, et rien d’autre. Elle releva la tête de celle de Ginny, mais ne se recula pas d’elle, gardant son bras autour de son épaule pour rire brièvement avec elle — elle appréciait ses tentatives de rester légère, elles partageaient la même envie de ne pas s’enfoncer dans la mélancolie trop longtemps "Non, ce qui ferait de nous de vrais clichés ambulants, c’est si je te proposais d’entamer l’énorme pot de glace à la vanille que j’ai dans le congélateur." Elle marque une pause pour dire de, et puis approchant ses lèvres de l’oreille de Ginny, elle lui murmura rapidement "Est-ce que tu veux qu’on entame l’énorme pot de glace à la vanille que j’ai dans le congélateur ?"

"Je suis désolée." bizarrement, les excuses d’Evie ne me font pas le même effet que si elles avaient été articulées sur les lèvres de qui que ce soit d’autre. Je détestais la pitié, la désolation, le sentiment d’être accablé par les confessions et les malheurs des autres. C’était se donner tellement de pouvoir sur les ressentis de son interlocuteur que de s’excuser à la place du monde entier qui, lui, était véritablement en cause. Mais Evelyn n’a pas la moindre trace de désolation dans les yeux. Elle est franche, juste, elle constate et le soulagement qu’elle provoque le long de ma nuque me fait doucement retrouver un rythme de respiration normal. Elle me laisse le temps de reprendre mon souffle, les confessions ayant rendues ma gorge sèche, aride. J’y laisse glisser un peu de vin, retrouvant doucement des couleurs. "Qu’est-ce que tu aurais voulu en revenant ? Comment tu imaginais vos retrouvailles quand tu as pris la route pour rentrer ? Je ne te jugerais pas, qu’importe ce que tu me répondras." elle le précise mais sait très bien qu’elle n’en a pas besoin. Du bout des doigts, je compose une mélodie inventée sur le pied de ma coupe vide sans que je l’ai même réalisé. « J’aurais voulu qu’il m’écoute. » c’est ce que j’ai dit à Savannah, lorsqu’elle a accepté d’aller prendre un café avec moi. Ce que j’aurais voulu, ce à quoi j’ai stupidement aspiré en revenant. Que malgré la rage et la colère et le ressentiment d’Auden, qu’il respecte notre promesse faite il y a plus de dix ans maintenant de toujours se dire la vérité. J’aurais voulu qu’il me laisse la chance de m’expliquer sans tout de suite monter aux accusations. Qu’il soit autant enragé qu’il le veuille, mais qu’il me laisse au moins la place que je lui aurais donnée s’il était revenu à son tour après deux ans d'absence et de silence. « Il l’a toujours fait, avant. Il voulait toujours finir par comprendre, il abandonnait pas parce que c’était difficile ou compliqué. » et c’est l’impression que j'ai eue, dès nos premiers mots échangés. Qu’il était en colère strictement pour le fait de l’être, et que peu importe ce que je pouvais bien dire il n’écouterait rien, laisserait les choses aller, entrer d’une oreille et sortir de l’autre. « Je sais que je suis partie et je sais que j’ai mis du temps à revenir. Mais je suis revenue. » sachant ce qui m’attendait avec lui, sachant que ce ne serait pas facile, sachant que j’allais devoir tout reconstruire, j’ai tout de même remis les pieds devant lui avec le plus blanc des drapeaux. « Il ne m’a jamais demandé pourquoi je voulais partir. Il n’a jamais essayé de comprendre pourquoi j’avais besoin de le faire. » autre qu'à cause des coups. À l’époque, ça aurait tout changé. Qu’il ne se braque pas du fait que je veuille partir et qu’il s’en interroge plus tôt. J’aurais tout donné pour le lui expliquer, pour trouver en lui une oreille, quelqu’un qui aurait pu me proposer un plan, qui aurait cherché des solutions avec moi. J’avais été mise devant un mur, le sien, et des menaces, les siennes.

C’est comme si Evie arrive à lire dans mes pensées, lorsqu’elle renchérit. "Qu’est-ce qui n’allait pas dans le avant ?" j’ai entamé une nouvelle coupe de vin le temps de rassembler mes mots dans un ordre qui me semble expliquer au mieux ce que je n’arrivais même pas à comprendre moi-même à ce moment-là. « Tout allait trop vite. Je savais plus si j’étais la femme d’Auden ou si j’étais la mère de Sloan et de Noah. Ou si j’étais la soeur de Matt ou si j’étais l’ennemie de Jill ou si j’étais la fille ingrate de mes parents et je -  » le flot de paroles dépasse presque mes lèvres tant il se précipite. Je prends une seconde et une autre pour me replacer sur le canapé, sentant la pression rassurante de la tête d’Evelyn sur la mienne. À quel point le besoin de vouloir être tout à la fois est aussi stimulant qu’anxiogène? À quel point est-ce que je me suis moi-même tendu ce piège, à force de vouloir tout faire et tout être, trop vite, trop fort, tout de suite? « J’avais besoin d’air et de temps pour me retrouver. C’est ce que je suis allée chercher. C’est ce que j’aurais voulu lui montrer. » j’aurais voulu lui présenter une Ginny plus solide dans ses bottes qui pouvait jouer tous ces rôles sans jamais se sentir perdue ou édulcorée à travers. Qui a assez confiance en elle et en sa valeur pour porter tous les chapeaux et savoir avec pertinence qu’elle a la force et les compétences pour remplir toutes les cases. "Sloan est toujours là, vous serez toujours liés quoi qu’il en soit.” elle a raison, et c’est ce à quoi je me raccroche d’un soupir silencieux, fermant les yeux une seconde. Lorsque je les ouvre, c’est l’air moqueur d’Evie qui me relance. ”Non, ce qui ferait de nous de vrais clichés ambulants, c’est si je te proposais d’entamer l’énorme pot de glace à la vanille que j’ai dans le congélateur." le non-cliché que je suis termine de nouveau sa coupe et remplit celle d’Evelyn au passage ; "Est-ce que tu veux qu’on entame l’énorme pot de glace à la vanille que j’ai dans le congélateur ?” ses murmures me font éclater de rire, et sécher les larmes au coin de mes yeux au passage. Je ne me souviens pas avoir autant parlé de sujets qui fâchent aussi long et avec autant de profondeur que maintenant. La crème glacée est plus nécessaire qu’elle ne le sait ; question de garder mes cordes vocales saines et rafraichies, on s’entend.

La vue qu’aura Evie de mon départ du salon vers la cuisine sera probablement un peu plus glorieuse que la vue qu’elle aura à mon retour. Une bouteille de bulles - dont j’ignore la provenance - dans ma main gauche et le pot avec deux cuillères de service en bois plongées à même la glace dans la main droite ; j’ai un agenda. Et l’épiphanie qui remonte une fois la première gorgée de champagne prise suffit à ce que je réalise que je n’ai pas encore tout à fait fini mon plaidoyer. « Et puis tu sais quoi, je sais pas il se prend pour qui. » il est le père de Sloan, oui, très bien, tout le monde le sait et il fait un boulot impeccable. Mais mis à part cela, Auden est loin, très loin d’être blanc comme neige. Il accuse et il en veut, il est rancunier et il se porte garant de la loi et du moindre jugement. Mais il lance des pierres à tous vents comme s’il en avait le pouvoir, comme si quelqu’un quelque part le lui avait donné. Qu’est-ce qui décrète qu’il a plus le droit que moi de décider quoi que ce soit dans cette histoire? « Je lui ai écris des lettres Evelyn, je lui ai même dit que je l’aimais encore. » des dizaines de lettres, certaines plus amères que d’autres, et certaines tellement belles que j’ai voulu ne jamais les lui envoyer pour être certaine de ne garder que le sentiment qu’elles évoquaient au moment d’être écrites, et rien des répercussions qu’elles amèneraient avec elles s’il les recevait. « Noir sur blanc. » d’un pas moins assuré que ce dont j’en ai l’impression je rejoins de nouveau Evie au salon, me posant au sol, face à elle, au pied du canapé. « J’ai tout bien fait quand tu y penses, c’est lui qui est jamais venu voir où j’étais. Il disait qu’il a fait des recherches, mais il est jamais venu à Sydney. » lui tendant la bouteille de bulles, je me prépare la plus délicieuse des bouchées de glace sans penser une seule seconde à y goûter - j’ai mieux à faire encore : « Il était à Paris avec son designer. » la cuillère flotte, les mots aussi, je ne juge pas, je décrète juste. « J’aurais cru qu’après toutes ces années, et toutes les fois où je l’ai pardonné, il aurait pu au moins essayer de voir. S’il m’aime assez pour me pardonner moi aussi. »

only a drink, only a fight
@Ginny Williams ☆ crédit/ssoveia

C’était difficile de rester neutre au sujet des histoires des autres, surtout quand l’un des protagonistes est un ami cher. Evie ne voulait pas plus blesser Ginny qu’elle ne l’était déjà en mettant en avant le droit qu’avait Auden de conserver une rancoeur à son sujet, même si de son humble avis, aimer, c’était avant tout pardonner. Elle en savait quelque chose, elle avait pourtant essayé de faire dans la rancoeur elle aussi, mais l’échec avait été aussi cuisant que, face aux grands yeux bleus de Rhett, tout en elle fondait "Je ne vais pas être plus originale que tout à l’heure je le crains." Elle annonça, ses sourcils se haussant très subtilement avant de reprendre "Mais ton retour a été un choc pour tout le monde, peut-être qu’il lui faut vraiment accuser un temps pour entendre ce que tu as à lui dire." Doucement, elle leva les mains devant elle, un léger mouvement de tête sur le côté appuyant ce qu’elle lui dit dans la foulée "Je suis de ton côté bien sûr, j’essaye juste de comprendre votre dynamique." Et ce n’était pas facile, d’autant qu’elle ne connaissait pas Auden plus que ça. Ses mains se baissèrent tout aussi doucement qu’elle les avait levées, bandit usé de se battre contre plus fort que lui, et s’arrêta sur les derniers mots de Ginny "Est-ce que tu as discuté avec lui avant de partir ? Est-ce qu’à cette époque, il y avait des signes qui auraient dû l’alerter au sujet de ce que tu ressentais ?" Elle ne lui dirait pas à Ginny, que parler en codes et en énigmes, ce n’était pas la meilleure chose à faire pour se faire comprendre, mais ça restait une vérité qu’il fallait qu’elle comprenne avec un peu d’aide. Même si Auden la connaissait par coeur, la télépathie avait ses limites ; même lui qui se considérait au-dessus du commun des mortels avait ses limites, le prouvait la manière dont son mariage s’était terminé, et comment son épouse avait préféré fuir que de l’affronter.

La joue posée sur le haut de la tête de son amie, Evelyn continua à l’interroger sans forcer. Elle n’était pas ici pour titiller le mauvais de tout ça, elle était ici pour permettre à la jeune femme de s’exprimer sans que rien ne lui laisse le sentiment que c’était elle la fautive. Il n’y avait pas de fautif dans tout ça en vérité, la vie était suffisamment dure pour atteindre ceux qui se montraient exigeants avec eux-mêmes et qui ne supportaient pas de perdre le contrôle de ce qu’ils voulaient être capables d’accomplir. Evie savait, elle aussi avait tendance à ne pas vouloir laisser place à l’improvisation, sauf que cette dernière était aussi sournoise et vile qu’une épidémie à laquelle on est pas préparé. Le flot de paroles de Ginny était dense, comme si les mots se chevauchaient pour qu’elle ne perde pas de temps à se justifier — ce n’était pas ce qu’Evie lui demandait de faire, alors avec délicatesse, sa tête se relevant de la sienne pour la regarder, elle lui fit dans un murmure presque maternel "Hé, prends ton temps, respire." Elle aussi, elle prit le temps de respirer, lui montrant la marche à suivre pour que ses épaules se décontractent, que ses mâchoires se desserrèrent, et que d’une goulée tiède, chargée en jasmin, ses poumons se remplissent pour expulser le mauvais de ce qu’elle ressentait maintenant. Lorsqu’elle reprit, elle était plus calme, mais pas moins meurtrie parce qu’avait laissées comme traces la pression qu’elle se mettait pour être à peu près tout à la fois "Tu es capable de tout faire, j’espère que tu le sais." Ce n’était pas une question, c’était une affirmation qu’elle compléta en tachant de la rassurer à sa manière, consciente que malgré tout, rien n’est infaillible — c’était dur à entendre, seulement c’était nécessaire "Mais comme Auden, tu es juste humaine. Je sais quel genre de pression tu dois gérer, je sais d’où tu viens." Du même milieu qu’elle, où on attendait de la nouvelle génération bien trop de choses pour qu’ils grandissent de la bonne façon, sans faille ni névrose "Je sais que c’est ce qui nous donne l’impression de ne pas avoir le droit à l’erreur, mais c’est faux. Auden doit l’entendre, tu as raison." Elle s’alignait avec Ginny dont elle frotta l’épaule en se détachant d’elle seulement pour répondre à son rire avec le sien, la proposition d’entamer l’énorme pot de glace qui sommeillait dans son congélateur étant acceptée sans qu’elle n’eut besoin de beaucoup insister ni même de prendre les devants pour aller le chercher.

Ginny s’en chargea, revenant même avec de quoi rincer leur palais contre lequel le vin qu’Evie avait ingurgité avait laissé un goût qu’elle aurait aimé remplacé par plus de subtilité. Ce serait bientôt chose faite, s’emparant de la bouteille ramenée par Ginny pour s’en servir une lampée et la boire dans la foulée, ses doigts ramassant la cuillère qu’elle avait ramené pour elle. Elle ne la plongea pas tout de suite dans l’onctuosité de la vanille, elle la tapota tout contre le coeur de sa bouche en retenant un léger sourire aux paroles de la jeune femme "Pourquoi j’ai l’impression qu’il y a un soupçon de jalousie dans ce que tu es en train de dire ?" Parce que c’était normal, et que ça, ça prouvait encore un peu qu’au-delà de tout, Ginny Williams était belle et bien humaine. Elle se mut sur le canapé pour s’y asseoir tout au bord, plongeant sa cuillère dans le pot de glace accaparé par Ginny pour enfin y plonger sa cuillère, et dégusta sa bouchée petit à petit, le froid de la texture la faisait tressaillir juste assez pour que quiconque ne doute qu’elle ne surjouait pas un peu. Elle cessa bien vite son petit manège pour se concentrer de nouveau sur ce que la jeune femme lui disait "Il les a lues ?" Les lettres qu’elle disait lui avoir envoyées. Cette révélation fit froncer les sourcils à Evelyn "Tu crois qu’il se doutait quelque part que tu étais là-bas ?" Que ce soit au sujet des lettres ou de ses doutes, si c’était le cas, les cartes seraient redistribuées, et les intentions d’Auden seraient à remettre en cause. Pinçant les lèvres pour savourer sa glace, Evie s’enfonça dans sa réflexion, les coudes enfoncés dans ses genoux, la tête encochée dans le creux de sa main dont les doigts tapotaient sa joue par intermittence tandis qu’elle essayait de comprendre un peu mieux ce qui avait traversé la tête d’Auden lorsque sa femme avait disparue.

"Je ne vais pas être plus originale que tout à l’heure je le crains. Mais ton retour a été un choc pour tout le monde, peut-être qu’il lui faut vraiment accuser un temps pour entendre ce que tu as à lui dire." elle a raison, Evelyn. Évidemment qu’elle a raison, et que je ne peux pas m’attendre à ce que ce soit facile pour eux là où ça ne l’est tout simplement pas pour moi. Personne dans cette histoire n’a compris les tenants et les aboutissants des deux dernières années, personne et pas même moi ne tient les cartes du jeu, il manque des pièces dans les casses-têtes de tout le monde. Et bien que je tente de comprendre ce qui arrive et ce qui est arrivé, ce serait trop difficile d’y arriver si presque trois cents jours se sont écoulés sans que qui que ce soit puisse être à l’aise de dire qu’il n’y avait aucune zone grise, aucune ressentiment, aucune question laissée sans réponse, aucune réponse incompréhensible. « Comment est-ce que tu as pris mon retour, toi? » étrangement, Auden sort de ma tête pour une poignée de secondes même s’il est au centre de la conversation pour que j’en arrive à planter mon regard dans celui de mon amie. On parle de lui, on parle de nous, mais on ne parle pas d’elle et moi. Et si c’est pour l’instant impossible de savoir à quel niveau j’ai bien pu blesser Auden en revenant autant qu’en partant, je peux au moins prendre le pouls de comment Evelyn a elle-même recueilli mon retour dans sa vie. Elle compte autant que beaucoup d’autres, ce soir encore plus, et sans surprise mon coeur se serre de ne lui avoir jamais demandé. D’avoir pris pour acquis que comme elle ne jugeait pas, jamais, elle ne jugerait pas ça en plus du reste. Elle aurait pourtant le droit. "Je suis de ton côté bien sûr, j’essaye juste de comprendre votre dynamique." « Il n’y a pas de côté, tu sais. Mais merci. » je ne demanderai jamais à quelqu’un de me choisir, de tourner le dos à ce que l’autre pourrait avoir à en dire. Ce serait mentir par contre, de dire que la douceur avec laquelle Evelyn l’amène ne me touche pas plus que de raison. Le vin est bon, mais la vie avec elle à mes côtés l’est encore plus. "Est-ce que tu as discuté avec lui avant de partir ? Est-ce qu’à cette époque, il y avait des signes qui auraient dû l’alerter au sujet de ce que tu ressentais ?" le signe en soit pince, sous le tissus de mon t-shirt. Le signe qui m’avait crié à l’oreille de partir aussi vite, de ne même pas rester une seconde de plus pour essayer d’en dire plus. « J’ai essayé, oui. Le timing était mauvais, j’ai pas choisi le meilleur moment pour lui en parler. » je partais, littéralement, le matin même. À ça s’ajoutaient des semaines de silence et de regards en coin. Quelques disputes à demi-mot, des soupirs souvent. J’aurais pu et dû parler bien avant et je le sais, Evelyn saura elle aussi le lire sans hésiter dans mes yeux. « Il a réagi comme quelqu’un qui était surpris quand j’ai tenté de l’aborder pour de vrai, même si c’était clair pour moi que quelque chose n’allait pas. » quelqu’un de surpris ne m’aurait pas cassé la clavicule, qu’Ezra aurait dit. « Je croyais vraiment qu’il aurait remarqué lui aussi. Il remarquait tout. » avant, sous-entend ma phrase. Avant quoi? J’ignore la réponse.

Evelyn inspire, je l’imite. "Tu es capable de tout faire, j’espère que tu le sais.” je le sais un peu plus, maintenant. Doucement, je hoche de la tête, me demandant le plus innocemment du monde si le fait de pouvoir tout faire me suffit. Si je ne devrais pas simplement faire ce que je veux, et non ce que je peux. La question reste en suspens un temps, un éternité. ”Mais comme Auden, tu es juste humaine. Je sais quel genre de pression tu dois gérer, je sais d’où tu viens." ma tête se blottit un peu plus contre celle d’Evelyn. Parfois, je regrette qu’elle n’ait pas eu la place de Jill dans ma vie, même si Jill reste et restera toujours ma grande soeur. Evelyn est comme Swann, elle me fait du bien. Elle m’oxygène. ”Je sais que c’est ce qui nous donne l’impression de ne pas avoir le droit à l’erreur, mais c’est faux. Auden doit l’entendre, tu as raison.” la faute ne peut pas toujours revenir à mes parents. Ils ne peuvent pas toujours être au centre de ce que je reproche tout, la cause et la conséquence de celle que je suis devenue par la bande. Mais Evelyn a raison lorsqu’elle mentionnait que l’endroit dont on vient laisse des séquelles, des traces indélébiles. Qu’on peut bien tenter de noyer dans le champagne, qui restent quand même tatouées sur notre peau. "Pourquoi j’ai l’impression qu’il y a un soupçon de jalousie dans ce que tu es en train de dire ?" « Parce que c’est exactement le cas. » impossible de ne pas éclater de rire devant la scène, ni devant l’assurance avec laquelle je réponds à mon amie. « J’étais tellement douée avant pour ne pas avoir l’air jalouse. Tout passait crème. » Auden et ses conquêtes, Auden qui ramenait des yeux brillants et des bouches en coeur la nuit à l’atelier, Auden qui n’avait aucun compte à me rendre parce qu’il y avait eu Ezra, puis Isaac, puis il n’y avait eu que lui, juste lui. C’est probablement le moment exact où Evelyn froncera des sourcils, à tenter de connaître la trame exacte entre nous deux, à essayer de mettre le doigt sur les moments où on s’aimait en même temps. Et tous ceux où on s’aimait à retardement. « C’est pas la première fois où c’est fini. » j’hausse de l’épaule, une gorgée plus tard. « ... mais c’est la première fois où j’ai l’impression qu’on vit une véritable fin. » si elle arrive à faire un sens avec ça, c’est qu’elle est bien plus brillante que moi. Ce dont je n’ai jamais douté.

"Il les a lues ? Tu crois qu’il se doutait quelque part que tu étais là-bas ?" « Il ne les a jamais reçues. Il n’aurait pas pu savoir où j'étais. » c’est ce qu’il dit, c’est ce qu’ils disent tous. Et ils ont raison, je ne remets pas leur parole en question. Contrairement à celles des soeurs de là-bas, qui m’avaient juré avoir tout envoyé en temps et en heures. « Des fois, je rêve d’y retourner pour aller chercher toutes mes enveloppes. Pour revenir ici et les leur donner en mains propres. » mais l’expression sur leurs visages, à tous, de savoir que j’y suis allée de nouveau même si ce n’est que pour un bref retour me terrifie. Je sais qu’ils en seraient tellement, tellement furieux.

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@Ginny Williams ☆ crédit/ssoveia

Evelyn laissa un long soupir lui échapper à la question de Ginny. Elle n’hésita pourtant pas un instant lorsque le temps fût venu de lui répondre. Elle le fit avec la sincérité bienveillante qui la caractérisait, aussi magnanime qu’elle était déterminée à rester droite "C’est différent que pour tes proches, très proches. On est amies depuis des années, mais on ne ressent pas le besoin d’être constamment l’une sur l’autre, alors j’imagine que ça m’aide à le prendre avec plus de philosophie que Auden, ou même que Ezra." Elle ne mentirait pas à Ginny en lui disant qu’elle s’était languie d’elle. Ce n’était pas le cas. Elle tenait à elle, c’était une évidence inscrite en elle sans qu’elle ne ressente le besoin de le revendiquer à voix haute, elle s’était inquiétée pour elle dans une certaine mesure bien évidemment, contrariée par le caractère soudain de son départ, mais leur amitié était du genre à ne pas être étouffante, se vivant à distance sans pour autant que ce soit le signe d’un quelconque désintérêt. En somme, c’était plus facile pour Evelyn d’accepter qu’elle soit de retour après un temps d’absence donné parce que déjà, d’ordinaire, elles prenaient beaucoup de recul sur ce qui faisait d’elles des amies indépendantes, non moins chères au coeur de l’une et de l’autre. Elle lui donna un sourire doux, compréhensif "Je suis très heureuse que tu sois de retour. Bien sûr, j’espère que ce sera pour toujours, mais je ne t’en voudrais pas si tu ressentais à nouveau le besoin de t’en aller." En la regardant, elle se laissa cueillir par ses propres pensées, et ajouta dans la foulée, aussi délicatement que lui permettait son affection pour la jeune femme "Simplement, j’aimerais que tu me fasses une faveur, et que si tu ne veux pas me dire où tu pars, tu me dises quand même si tu comptes le faire."  Elle ne tenterait même pas de l’en dissuader, et elle n’avait pas besoin qu’elle l’en remercie comme lorsqu’Evie lui dit qu’elle était de son côté et que, finalement, elle l’interrogea sur les prémices de son départ. Son discours la laissa silencieuse durant un temps, et elle devait admettre qu’elle ne savait pas quoi lui dire. Encore une fois, c’était délicat de s’insérer dans la dynamique d’un tout dont on ne connaissait qu’une moitié, mais quelque chose disait à Evie que vivre avec Auden ne devait pas être simple. Elle ne lui incomberait pas la faute du départ de sa future ex-épouse, simplement son instinct lui murmurait qu’elle aurait tout intérêt à creuser de ce côté-là. Pas aujourd’hui cependant, pas quand elle s’apercevait que Ginny parlait à demi-mots pour une raison concrète et que, mal à l’aise à l’idée de la tirer de sa réserve tout de suite, elle se montra peut-être un peu trop douce avec elle, lui laissant de la marge pour décider si oui ou non, un jour, elle se sentirait capable de lui parler de ce qui semblait tant avoir modifié le rapport qu’elle entretenait avec l’amour de sa vie.

Toutes les deux reprirent leur respiration, toutes les deux se recentrèrent sur l’instant. Une bulle de légèreté vint brièvement se poser entre elles alors qu’Evelyn proposait de la glace à la vanille que Ginny ne se fit pas prier pour aller chercher, et elles continuèrent à discuter. La réaction de la jeune femme au sujet des choix de vie d’Auden la fit émettre le supposition d’un sentiment de jalousie qu’elle lui confirma, faisant sourire Evelyn qui se concentra sur ce que lui inspirait cette révélation qui était loin d’être gênante à ses yeux, et pour cause "Je croyais que je n’étais pas du genre à être jalouse avant Rhett." Les mois passants, l’impression de ne pas être suffisante après qu’elle se soit fait raconter l’inententable par Rhett s’était confrontée à sa volonté de ne pas être un frein pour lui. Finalement, elle s’était rendue compte que son laxisme l’avait probablement poussé à prendre de mauvaises décisions, aussi elle s’autorisait maintenant à voir d’un mauvais oeil ceux qui se montraient trop avenant avec lui, hommes ou femmes, d’ailleurs. Elle pinça les lèvres, sentant la saveur sucrée de la vanille se mélanger au vin qu’elle avait déjà bu et laissa sa cuillère de côté pour tourner la tête vers Ginny. Elle lui demanda, regrettant déjà de le faire, mais jugeant ça nécessaire de recueillir ses impressions à ce sujet "Et tu penses que ce sera la pire chose qui puisse t’arriver, que ce soit terminé pour de bon entre vous ?" Elle ne voulait pas le blesser, elle ne reviendrait pas là-dessus. Mais plus elle l’écoutait, plus elle sentait que l’amour qu’elle ressentait pour Auden, il était à double-tranchant, et inversement. On ne se rend pas compte qu’on mérite mieux jusqu’à ce qu’on trouve le courage de partir, c’était une réalité dérangeante, que certains pourraient appliquer à la propre histoire d’Evelyn avec Rhett d’ailleurs ; c’était pour ça le regret d’oser poser la question à la jeune femme, elle craignait peut-être qu’elle, elle oserait la lui retourner si elle se retrouvait dans une situation similaire à la sienne, à un moment donné.

Evelyn pensait comprendre, mais elle n’était sûre de rien. Ginny était une originale, elle avait son propre cheminement "Tu ne lui as jamais envoyé ces lettres, c’est ça ?" Si c’était le cas, c’était d’un romantisme à se faire se pâmer toutes les fleurs bleues de la terre — dont elle ne faisait pas partie malgré son passé d’organisatrice de mariage, elle savait pourtant reconnaître un geste comme celui-ci, et une part d’elle le trouvait magnifique sans trop savoir pourquoi, elle savait juste que ça la touchait d’une façon très particulière. Se mettant à réfléchir, elle se laissa basculer en arrière dans son fauteuil à plusieurs zéros, ses talons nus venant se poser contre le bord. Une, deux, trois secondes, et elle s’enfonça dans sa tête pour faire le point sur ce que représenterait ce geste pour son amie "C’est un rêve accessible." lui fit-elle remarquer, la voix distraite, ses yeux quittant le point fixe qu’elle avait accroché durant sa réflexion pour les poser sur le profil de la jeune femme à ses côtés "Je veux dire… je ne conduis toujours pas depuis Londres, mais j’ai un chauffeur à disposition, et un emploi du temps que je peux me permettre de rendre flexible en cas d’urgence." De fait, ça lui semblait en être une ; un aller-retour, pas plus, elles seraient rentrées bien avant que quiconque ne se rende compte de quoi que ce soit, et si tel était le cas, elle prendrait la responsabilité d’avoir voulu répondre aux caprices d’une jeune femme qui avait besoin de tourner la page pour avancer et reprendre sa vie en main. Elle s’incluait dans la démarche de Ginny sans même lui demander son avis, mais il lui semblait évident qu’elle avait besoin de quelqu’un pour être à ses côtés, et envisager ce périple en toute sérénité.

Certains mettraient la faute sur l’alcool, sur le champagne qui influence tout ce que je déblatère à Evie depuis assez longtemps pour que j’ignore l’heure qui puisse bien être. Des questions restées en suspens, des commentaires enfantins, des piques qui n’en ont que le nom ; tout sort aussi facilement que possible, tout se vomit sur mes lèvres rougies d’être pincées en permanence, comme si cela allait m’empêcher d’en dire plus. Je n’ai pas de filtres, avec Evie. Les idées viennent avant d’être claires, elles ne se clarifient même pas lorsque je les énonce, mais ce sera ainsi et ce sera suffisant. Elle prend ce que je lui donne, n’écoute pas en pensant à sa réponse, écoute pour vrai. Le soulagement qui vient dans chacun des regards qu’elle me lance, même ceux qui m’affirment clairement qu’elle se perd dans la chronologie et dans les détails ; tout ça, c’est précieux. Evie est précieuse. J’aimerais avoir son avis sur tout, pas juste sur ma relation avec Auden. J’aimerais qu’elle me parle de mes toiles, qu’elle me parle de ma famille, de mes défauts, de mes qualités. J’aimerais qu’Evie me passe au peigne fin, simplement parce qu’elle me fascine. Comprendre comment elle pense, décortiquer sa manière de réfléchir, la laisser avec une carte blanche et entière tourner partout où personne ne va, connaître tous les détails, savoir tous mes secrets. Je sais que peu importe ce que je pourrai lui dire, tout sera en sécurité. Un coffre-fort. "C’est différent que pour tes proches, très proches. On est amies depuis des années, mais on ne ressent pas le besoin d’être constamment l’une sur l’autre, alors j’imagine que ça m’aide à le prendre avec plus de philosophie que Auden, ou même que Ezra." sa manière de l’amener relativise tout le reste. Ils ont raison, de s’être inquiétés, je n’en ai jamais douté. Le traumatisme d’avoir eu à identifier un corps, d’avoir dû annoncer à Noah que maman ne reviendrait jamais, tous ces moments affreux et atroces qu’ils ont vécu et pour lesquels je pourrais m’excuser encore des dizaines de fois que ça ne changerait rien à la finalité. "Je suis très heureuse que tu sois de retour. Bien sûr, j’espère que ce sera pour toujours, mais je ne t’en voudrais pas si tu ressentais à nouveau le besoin de t’en aller.” ce que j’aurais pu payer, à l’époque, pour que quelqu’un me dise ça. Pour qu’on m’encourage à partir, pour qu’on ait confiance en moi, assez pour savoir que je prendrais la bonne décision en allant voir à Sydney ce que je pouvais y trouver. ”Simplement, j’aimerais que tu me fasses une faveur, et que si tu ne veux pas me dire où tu pars, tu me dises quand même si tu comptes le faire." « C’est promis, Evie. » je n’ai même pas besoin de réfléchir à deux fois avant de promettre. Elle verra dans mes yeux que je suis plus honnête que je ne l’ai été depuis le début d’une conversation qui se base de toute manière sur toute la franchise que je possède. Elle saura, évidemment qu’elle saura. Étrangement par contre, lorsque mon regard prend une seconde de plus à naviguer dans le sien, je ne pense pas du tout à partir. Pour une des premières fois depuis mon retour, un nouveau départ précipité face à tant de difficultés ne flotte plus trop dans l’air ambiant. L’idée de quitter Brisbane de nouveau se liquéfie, les pauvres miettes qui en restaient ne me semblent plus d’actualité. Elle me donne envie de rester.

"Je croyais que je n’étais pas du genre à être jalouse avant Rhett." un sourcil se hausse, devant la confidence. « Tu as des raisons de l’être? » Evie ne m’apparaît pas comme une personne jalouse, de toute façon. Si elle l’est ou l’a été, c’est donc que quelque chose jouait en ce sens. Elle respire trop la confiance et la liberté pour être ce genre de personne qui suffoque les autres, qui leur empêche le moindre mouvement, qui surveille tous les faits et tous les gestes. "Et tu penses que ce sera la pire chose qui puisse t’arriver, que ce soit terminé pour de bon entre vous ?" comme Auden l’a fait avec moi, avant que je ne quitte la ville. La question fait mal tant elle pique au bon endroit. Evie le sait, probablement, à voir ma silhouette qui se redresse et ma salive que je ravale avec lenteur. Je l’aime, je n’en doute pas une seule seconde. Mais je déteste la manière dont il m’a demandé de rester. Je déteste les mots qu’il a utilisés, les mêmes que mes parents des dizaines de fois avant lui. Je déteste la sensation de ne pas être suffisante, d’étouffer, d’avoir à me prouver, de me sentir comme celle qu’on doit protéger d’elle-même. Toutes ces sensations qui ponctuaient nos derniers moments. Ça pétille, sur ma langue. Dans mon ventre aussi, les pièces dansent, s’entrechoquent. « J’ai jamais su comment était la vie si je ne l’aimais pas. » ce n’est pas la question, ce n’est pas la bonne réponse. Mais c’est ce qui explique un brin d’où j’arrive, j’imagine. « On s’est fait trop de mal pour que ce soit une mauvaise chose. » que je finis par m’entendre dire. Evie marque un point et tous les autres, mais je sais que ni pour elle ni pour moi cette discussion a des airs de combats. Encore une fois, elle prend la place que je lui laisse, et elle en fait un usage phénoménal. Cette question toute précise, sera celle avec laquelle j’irai dormir ce soir. "Tu ne lui as jamais envoyé ces lettres, c’est ça ?" « Quelque chose comme ça, oui. » certaines auraient dû l’être, la grande majorité non. Auden aurait eu des mots filtrés, ceux avec lesquels j’étais la plus à l’aise. Il n’aurait pas répondu à aucune d’entre elles par contre, j’en suis persuadée.

Et ces secrets, ils pleuvent lorsque ma coupe est vide et que j’ouvre la porte à Evie à cette envie d’y retourner - juste pour les lettres. Pas pour rien d’autre. "C’est un rêve accessible." une sensation spongieuse, entre le stress et l’anticipation, se nourrit à l’intérieur. "Je veux dire… je ne conduis toujours pas depuis Londres, mais j’ai un chauffeur à disposition, et un emploi du temps que je peux me permettre de rendre flexible en cas d’urgence." j’y vois toute la sécurité qu’y retourner seule ne m’offrait pas. J’y vois une manière de retrouver mes lettres, mais surtout de rapatrier toutes ces toiles laissées là-bas, tous ces livres et ces poèmes écrits, tout cet art qu’elles ont gardé le temps que je me place à Brisbane. Ce temps est doucement révolu, maintenant que j’ai accès à un semblant de chez moi, et qu’Evie y est pour une grande partie. « C’est très, très urgent. » un sourire en coin se dessine sur mes lèvres, une fossette confirmant que rien n’est si urgent que ça, que l’urgence peut attendre au lendemain et même au jour d’après, après le café, les croissants, la longue douche et la dose de baisers suffisantes sur le front de Sloan avant de le rendre à son père. Sans le savoir, Evie m’a donné tout ce dont j’avais besoin et même plus, dès la seconde où elle est entrée dans la pièce. Peut-être même bien avant ça. Et comme elle peut l’entendre, elle, et vraiment comprendre ce que ça signifie pour moi, c’est au creux de son oreille que je finis par murmurer, avec toute la douceur du monde « J’ai pas envie de partir. Plus maintenant.  »