bruises that won’t heal
Raelyn Blackwell & @Amos Taylor

Monter dans un taxi pour rejoindre un hôtel avec ma fille, plutôt que de rester auprès de l’homme duquel je suis toujours résolument amoureuse, m’a brisé le cœur. Pour en être capable, j’ai dû me rappeler qu’il a été le premier à le faire, depuis des semaines, à cause de ses éclats de colère presque toujours dirigés contre moi. Qu’il l’a fait aujourd’hui encore en m’accusant de le tromper dès que j’en ai l’occasion et en insinuant une fois de plus que ma réaction n’était qu’une preuve du fait qu’au fond, je ne l’aime pas autant que je le prétends. C’est ce qu’il a fait au fond, non ? Tu ne partirais pas si tu m’aimais, voilà ce qu’elle a dit ou c’est tout comme.

Micah, jouissant de la chance de n’être qu’une enfant, a cessé d’être inconsolable au moment où elle a joui du luxe d’être traitée comme une petite princesse par le personnel du palace dans lequel nous nous sommes enregistrées. Qu’un inconnu en tenue du groom lui amène le repas qu’elle avait commandé – validé par mes soins – sur une petite table roulante pour tout dresser devant elle l’a amusée et l’a faite rire au point que je consente à laisser un pourboire généreux au pauvre homme. L’épreuve du coucher a été plus compliquée si bien que, puisqu’il était inenvisageable de la laisser s’endormir dans "son" lit dans une autre chambre que la mienne, elle a passé la nuit pelotonnée contre moi. Le lendemain lui a résolument redonné le sourire. Si elle a demandé pourquoi son père n’était pas avoir nous à quelques occasions, passer la mâtinée à la piscine de l’hôtel, se faire vernir les ongles et boucler les cheveux par les services d’esthétique du palace et passer l’après-midi à choisir une robe qui lui ferait plaisir lui a donné l’impression de vivre quelque chose d’extraordinaire.

Moi, j’ai regardé mon téléphone bien plus qu’à l’accoutumé. Ma colère n’a pas disparu, loin de là, mais plus les heures passent plus elle laisse sa place de tête de file de mes émotions à la tristesse, nourrie aussi bien par notre éloignement, à Amos et à moi, que par la façon dont il m’a traitée ces dernières semaines, ces derniers moi, même. Ecrire que je suis malheureuse me demande beaucoup : je suis de celles qui encouragent la communication, mais lorsqu’il est question de mes sentiments et états d’âmes, ma pudeur est légendaire. Recevoir des fleurs de la part de mon époux m’a fait sourire et m’a réchauffé le cœur, mais le pansement est éphémère, il ne pèse pas grand-chose dans la balance de mes émotions et il lui faudra bien plus que ça pour me débarrasser de mon sentiment d’injustice. Toutefois, peut-être l’odeur des jonquilles, couplée à un mea culpa plus sincère que la veille de la part de l’ancien militaire, a peut-être joué dans ma décision de lui accorder un appel, vingt-quatre heures après mon départ de la maison. Micah, occupée à découvrir des jeux achetés aujourd’hui est restée éveillée longtemps mais pique à présent du nez et, pourtant, l’idée d’avoir son père au téléphone a suffit à lui redonner un coup de fouet temporaire. C’est donc à elle que je donne le téléphone, après avoir décroché, pour qu’elle le colle contre son oreille de la plus adorable des façons. Si la voix d’Amos me parvient, c’est de façon étouffée et je ne comprends pas tout à fait les questions qu’il lui pose. Instinctivement, j’entoure mon bébé de mon amour maternel en l’attirant contre moi pour déposer un baiser sur ses cheveux, avant qu’elle ne me tende le portable sans cérémonial, à la manière un enfant qui ne sait pas dire "au revoir, je te passe maman" « Merci ma puce. » Je dépose un nouveau baiser sur ses cheveux et, récupère le téléphone dans ses mains et, avant de prendre Amos à mon tour, j’aide Micah à se glisser sous les draps à côté de moi. Elle enfonce son pouce dans sa bouche et s’endormira certainement dans quelques minutes, malgré les bruits, la lumière ou tout ce qui peut l’entourer ; tout ce qui lui importe, c’est de ne pas se sentir toute seule dans cet endroit impressionnant qu’elle peine à apprivoiser.

« Je crois qu’elle a l’impression d’être en vacances, non ? » Après une caresse sur le font de ma fille et un regard tendre dans sa direction, je réponds à Amos qui brise la glace de la façon la plus naturelle : en parlant de Micah. « Oui, c’est un peu ça. Et qu’on la traite vraiment comme un membre de la famille royale, aussi. » Le personnel du palace lui porte autant d’attention et s’adresse à elle comme à une petite adulte d’une importance exceptionnelle, et puisqu’elle n’est pas ma fille pour rien, elle adore ça. « Ça l’amuse beaucoup. Ce n’est pas ma fille pour rien. » La principale intéressée s’endort déjà alors, sur les talons et le plus délicatement possible, je m’extirpe du lit pour rejoindre le salon de la suite, puis le balcon auquel je m’accoude. « J’ai pas tout compris au téléphone, sa voix était un peu étouffée, tu l’as emmenée où ? » - « En ville. Elle a choisi une robe, un coffre avec des petits animaux en bois. Elle s’est fait faire les ongles aussi, mais à l’hôtel. » Dans l’histoire relatée par Micah, tout se mélangeait. Je ne suis pas partie pour éloigner Micah de lui, mais pour l’éloigner des conséquences de sa colère ; bien sûr que je ne refuse pas de lui répondre au sujet de notre fille, donc.

« Ça me fait du bien de t’entendre. » Il me manque, lui aussi. Mais je crains déjà d’être convaincue par sa voix calme et son timbre apaisant et tomber dans le piège de revenir en courant pour que rien ne change et que nous nous retrouvions exactement dans la même situation d’ici quelques jours. « Tu te souviens, je t’avais demandé de prévenir quand je deviendrais un vieux con. Je crois qu’on y est… Mais qu’on ne l’a peut-être pas venu venir. » Je laisse échapper un rire bref et timide, avant de prendre une profonde inspiration, le visage baissé et fixant la rambarde du balcon. « Mais, j’ai lu sur internet que ça se soignait, tout se soigne avec le bon traitement. » Je me mords l’intérieur de la joue, avant de relever les yeux pour les poser sur la côte. « Tu me manques aussi, Amos. » Ou plutôt, parce que nous nous sommes quittés il y a à peine vingt-quatre heures, j’angoisse de l’état dans lequel les choses sont actuellement. « Mais je peux pas juste agir là-dessus et revenir parce qu’on se manque à en crever. » Je ne veux plus que nous nous déchirions. « J’ai besoin d’être certaine qu’on se fera plus de mal comme ça, avant. » Et je n'ai pas de solution miracle à proposer, simplement besoin d’être vue et entendue, comme avant.

bruises that won’t heal
Raelyn Blackwell & @Amos Taylor

Même si, comme ma petite fille, j’aime que l’on s’occupe de moi comme si j’étais la huitième merveille du monde, même si le luxe débordant et le trop plein d’opulence présenté par l’établissement pourrait ravir une femme comme moi en temps normal, je n’ai pas la tête à en profiter. L’absence d’Amos est palpable, que ce soit lorsque je regarde Micah hilare dans la pataugeoire ou en train d’essayer son nouveau jouet et que je voudrais me retourner pour partager la scène et l’émotion qu’elle me procure avec mon âme sœur ou lorsqu’une fois ma fille endormie, je me suis retrouvée seule dans un lit froid sans ses bras pour s’enrouler autour de ma taille et son la chaleur de son corps pour me réchauffer. Seule avec mes souvenirs de notre dispute de la veille et mon sentiment d’indignation alors que dans mon esprit défilent les accusations qu’il m’a jetées à la gueule. Plus qu’indignée, je me suis sentie humiliée, presque trahie qu’il puisse envisager que je me suis rendue coupable d’adultère. Bien sûr, il affirme qu’il ne l’a jamais pensé. Sauf que si je ne suis pas une femme sensible que l’on blesse à la moindre incartade verbale, il n’en reste pas moins vrai que certaines choses peuvent m’atteindre, surtout lorsque comme ces dernières semaines, je me surprends à être à la fois plus forte – au Club, je hisse ma carapace de froideur et d’indifférence que j’arbore quand quelque chose me tracasse ou va mal – et plus à fleur de peau qu’habituellement. Le paradoxe ne me surprend pas, il ne me surprend plus après des années passées aux côtés d’Amos qui, sans que je m’en rende compte, a attendrit mon cuir pour que je sois tendre et aimante dans la sphère privée sans jamais me priver de ce que je suis pour le reste du monde, pour tous ceux qui ne sont pas nous. Alors, bien que j’abhorre ce terme, je sais au fond tout de la vulnérabilité qui est la mienne ces derniers temps. Bien sûr, l’entendre m’assurer qu’il ne l’a jamais pensé me soulage d’un peu de ma peine, mais je suis malgré tout toujours furieuse qu’il ait pu m’en accuser.

Mais après plus de vingt-quatre heures, je n’envisage plus de lui servir le traitement du silence. Il n’était pas complet puisque nous avons échangé par message dès lorsqu’il est redevenu maître de lui-même et plus cohérent, mais ne pas entendre sa voix après la façon dont nous nous sommes quittés me fait mal au cœur. Pendant qu’il était en prison, nous n’avions guère le choix. L’épreuve aurait peut-être dû nous y habituer mais j’ai le sentiment, au contraire, qu’elle rend de nouvelles séparations plus difficiles encore. Alors entendre sa voix au travers du haut-parleur de mon téléphone me fait du bien malgré les circonstances. « Tant qu’elle s’amuse et qu’elle n’est plus secouée, c’est le principal. Tu m’enverras une photo d’elle dans sa robe ? Pour ma collection ? » - « Elle est consolée. Le gros chagrin est derrière elle. » Même si elle semble désorientée par l’absence de son père. Je ne l’évoque pas par peur de faire naître de la culpabilité chez lui, pas quand j’ai le sentiment que la joie de vivre de Micah n’a pas été entamée par la scène d’hier : c’est une enfant, les enfants oublient facilement ce genre de chose à cet âge, non ? Lui cacher les yeux, quitter l’appartement, tout ça était pour la préserver et je l’ai fait ; je ne veux pas que le poids de la culpabilité vienne alourdir les épaules d’Amos, pas si cela compromet ou rallonge un retour à la normale des choses. « J’ai toujours pas appris à dormir sans toi. » - « Je déteste ça aussi. » Et tu le sais. Mais c’est sa faute cette fois si nous sommes séparés. Lui reprocher d’avoir été loin de moins pendant qu’il était emprisonné serait injuste mais, cette fois, il est le seul responsable de mon éloignement, de cette fuite dont je ne voulais pas. « Je te comprends. Ça me rend dingue de me dire que tu es malheureuse avec moi. Tu pars pour te protéger de ce que je suis. C’est un tel sentiment d’échec pour moi. C’est ma faute, je dis pas le contraire. » - « Je suis partie pour me protéger de ce que tu dis. De ce que tu fais. Pas de ce que tu es. » Je ne vois pas en lui l’ombre d’un sale type ou d’un raté. Au contraire, mon jugement le concernant a toujours été bien plus clément que le sien. « Tu voyais que je n’allais pas bien. Pourquoi ça te rend plus dingue maintenant que la seule chose qui a changé, c’est que je te le dis ? » Que je mette des mots "je suis malheureuse" sur ce qu’il a sous les yeux depuis des mois, pourquoi est-ce plus important que toutes les autres fois où il l’a certainement vu, mais qu’il n’a pas agi ? Que ces fois où il l’a ignoré, parce qu’il estimait qu’il allait plus mal où que sa colère et sa peine à lui étaient plus légitime ?

« Je ne voulais pas être ce genre de type. » Et je ne voulais pas être le genre de personne qui prend la fuite plutôt que de tenir tête et lui rentrer dedans. Mais j’ai estimé que je n’avais rien à dire qui aurait pu nous épargner de nous faire encore plus mal encore et, surtout, il y avait une petite fille au milieu de tout ça. « Et je parle pas des vieux cons, mais des maris qui donnent envie de se barrer loin. J’aurais voulu faire mieux. » - « Je suis loin d’en avoir envie. » Présenté comme ça, mon geste ressemble à un caprice égoïste. Je ne lui rappelle pas que Micah était là, qu’elle a pesé dans ma décision de claquer la porte : je suis presque certaine que plutôt que de lui ouvrir les yeux sur mes raisons, cela lui donnerait l’impression d’avoir échoué en tant que père. « Tu crois vraiment que c’est en restant loin de moi que je vais trouver quoi faire ? Parce que si c’est ça, je respecterai. » Ma tête s’affaisse entre mes coudes appuyés contre la rambarde, et je laisse un soupir m’échapper. « Je suis pas en train de te punir. » J’ai l’impression qu’il considère que je reste ici parce que cela me donne un levier, un argument dans les négociations. Je me fais autant de mal qu’à lui, mais j’ai surtout fait la seule chose que je n’avais jamais faite jusque-là, après avoir tenté de lui dire dans toutes les langues que j’avais besoin qu’il fasse quelque chose au sujet de sa colère, que j’étais prête à l’aider et à l’écouter, mais plus à être son punching-ball. « Mais je peux taire tout ce que je ressens. Je l’ai pas dit parce que j’ai pensé que tu voulais l’entendre. Je l’ai dit parce que j’ai passé une partie de ma vie à le faire. Je peux recommencer en attendant que tout rentre dans l’ordre. Ce sera plus nécessaire après. Après tout ira mieux. » Est-ce vrai ? J’ai parfois l’impression que son enfermement, que ce foutu bracelet électronique n’a fait qu’exacerber quelque chose qui était déjà là : peut-on réellement accumuler autant de colère en quelques semaines ou quelques mois ? N’était-elle pas déjà là, d’une façon ou d’une autre ? Suis-je en train de trop réfléchir parce que, comme il le dit, je ne peux pas comprendre l’étendue des traumatismes liés à ce qu’il a vécu et traverse encore tant qu’il aura cette chose au pied ? « Je peux pas t’obliger à rentrer ni même à me croire. Mais, je peux me contenter que tu y réfléchisses parce que c’est possible. » - « Bien sûr que je réfléchis. Je suis pas partie avec l’intention de laisser tomber, ou de rester éloignée de toi. » Je n’ai pensé qu’urgence, que sur le moment et depuis, je ne fais que nous protéger : moi de sa colère de ses réactions disproportionnées et imprévisibles, et lui de la fureur que j’ai ressentie après ses accusations. « Je suis partie parce que je ne savais plus comment te dire ce que j’avais l’impression de tenter de te faire comprendre depuis un petit moment déjà. » Quand je relève la tête, j’inspire profondément, torturée par mon envie de rentrer mais mon besoin qu’un électrochoc soit suffisant pour qu’il adresse le problème. « Tu considères qu’on est pas dans le même bateau, toi, Micah et moi. Moi, je voulais juste te dire que les choses n’étaient faciles pour personne à la maison, en ce moment. » Et j’ai eu le sentiment de voir mes ressentis rendus illégitimes par ses épreuves à lui. « Je ne suis pas partie parce que je ne t’aime pas, ou pas assez. » Il l’a sous-entendu, est-ce que son manque de confiance en lui l’en a convaincu ? « Je suis pas partie sans avoir l’intention de rentrer. Je vais rentrer, Amos. » Ai-je besoin de lui enfoncer dans le crâne que je l’aime, que je ne le quitterai pas ? J’ai l’impression de l’avoir fait à chaque fois que j’en ai eu l’occasion. « Bien sûr que je vais rentrer. Mais je veux juste être sûre qu’on revivra pas la même scène la semaine prochaine ou celle d’après. Et ce que tu me décris comme solution… Ça ressemble à une cocotte-minute. » Et le risque de le laisser bouillir trop longtemps, nous le connaissons tous les deux. « Et je veux pas que tu exploses. » A nouveau. Puisque n’est-ce pas ce qu’il vient de faire, il y a moins de vingt-quatre heures ?

bruises that won’t heal
Raelyn Blackwell & @Amos Taylor

« Elle n’a pas l’air de m’en vouloir non plus. » Accoudée à la rambarde, je passe ma main dans mes cheveux platine pour les ramener en arrière. « Elle t’en veut pas. Elle est un peu désorientée parce qu’elle comprend pas pourquoi tu n’es pas avec nous, mais elle ne t’en veut pas. » Et elle ne pense plus non plus que son père était en colère contre elle ou l’accusait du moindre mal, malgré toute ma colère je l’ai rassurée le soir même, alors que je tentais de l’endormir et qu’elle ne voulait pas se détacher de moi, peut-être de peur que sa maman lui en veuille elle aussi. « Et toi ? Il y a quoi derrière toi ? » - « Je suis furieuse. Et tu m’as fait de la peine. Je suis pas certaine que ce soit totalement derrière moi. » Je suis plutôt certaine du contraire. Mes émotions ne sont plus aussi vives que lorsque je suis montée dans ce taxi, sans quoi il n’aurait jamais réussi à me faire décrocher le téléphone ce soir, mais elles ne se sont pas évaporées dans la nature en quelques messages. Je n’ai jamais été une victime, je n’accepterai pas d’être celle de la fureur d’Amos. Mes doigts fouillent la poche de mon jean à la recherche de mon paquet de cigarette et de mon briquet, en sortent une clope en tremblant légèrement, et l’allument. Je la coince entre mes lèvres pour ranger le briquet dans ma poche, avant d’inspirer une bouffée que j’expire lentement. « Mais tu me manques. Ça change jamais, qu’importe à quel point je suis furieuse contre toi. » Qu’importe que la part la plus impulsive de ma personnalité ait eu envie de lui crever les yeux lorsqu’il a brandi la carte de l’adultère. Ces deux émotions, chez nous, ont toujours cohabité sans rien enlever à l’autre en vigueur.

« Ce que je dis, ce que je fais, c’est lié à ce qui vit en moi et ça contribue à ce que je suis et dont tu ne t’étais jamais protégée. On ne se connaissait pas et c’est la première chose que tu as vue en moi. Sans ça, j’aurais été insignifiant. Ça ne justifie pas ce que j’ai fait, mais… » - « J’avais jamais eu besoin de m’en protéger. » Parce que sa colère était toujours là, qu’elle nous a parfois mis dans coups sous la ceinture, mais qu’elle ne nous a jamais déchiré pendant des semaines, qu’elle ne m’a jamais prise comme seul et unique défouloir. « J’ai n’ai droit qu’à ça ces derniers temps. Ou presque. » Plus calme, mais toujours autant bouleversée en profondeur, je tente de me maîtriser en portant ma cigarette à mes lèvres une fois de plus, avant d’ajouter. « Et je ne protégeais pas que moi. » Micah n’était pas dans l’équation, avant. « Je m’en fous que tu sois en colère. Je m’en fous que parfois tu dérapes. » Et effectivement, je mentirais si j’affirmais qu’elle me dégoute après m’avoir attirée, cette rage. Elle m’anime toujours autant qu’autrefois, mais si j’en fais une overdose c’est parce qu’elle prédomine bien trop sur le reste. « Avant, je t’inspirais juste bien plus que ça. » Bien sûr, je suis trop authentique, foncièrement indépendante et irritante lorsque je le décide pour ne pas être consciente que je peux mettre un homme hors de lui, que j’ai même un don particulièrement développé pour ça. « C’est toujours le cas ? » J’ai tant répété que je l’aimais parce que j’avais peur que cette colère soit le signe qu’il en doute, que j’ai oublié s’il me l’a dit récemment, lui aussi. Sa réponse, c’est transie d’angoisse que je l’attends, les doigts tremblants autour de ma cigarette.

« J’ai vu, oui, mais j’ai cru que tu étais fatiguée de courir partout. Je ne pensais pas que tu étais malheureuse. » - « Je suis fatiguée d’être ton ennemie. » Pas de courir partout, ou peut-être que si, que je le suis également, mais cela n’a rien à voir avec la conversation que nous sommes en train d’avoir. « Même si j’avais voulu le voir, ça m’aurait fait flipper. Je n’aurais pas pu assumer ça… quand tu me le dis, je n’ai plus le choix. » Il n’a plus le choix, et après ? Que va-t-il se passer ? Va-t-il continuer à bouillir à l’intérieur et à m’exploser au visage souvent, bien trop souvent, tout en m’étant toujours aussi fermé qu’une huître ? « Et, quand tu t’en vas, c’est encore pis. Tes intentions ne sont même pas une donnée. Tu es partie. Je ne te le reproche pas. Je vois juste qu’être loin de moi était mieux pour vous et c’est frustrant parce que je voulais pas que vous montiez dans mon bateau justement. Je pensais vous tenir à l’écart, surtout Micah. Je ne pensais pas que je reproduirais les mêmes erreurs. Je… » - « Mes intentions ne sont pas une donnée ? » Moi, j’entends "je me moque quelle est ta justification, à partir du moment où tu pars, tu me fais du mal". Bien sûr, j’entends mal, ou alors c’est lui qui s’y prend comme un manche pour expliquer ce qu’il ressent. Certainement un peu des deux. « Elles t’intéressent pas ? Comment tu peux dire ça, et dire en même que tu essaie de te mettre dans mes baskets ?  » Comment peut-être affirmer qu’il n’est pas égocentré ? Je pars, et la chose sur laquelle il se concentre ce n’est pas pourquoi je l’ai fait, mais ce que cela lui fait ressentir. Qu’il ne m’adresse pas de reproche, à ce stade, n’a pas réellement d’importance. Ce qu’il voit, c’est comment lui se sent face à mon départ, c’est ce à quoi cela le renvoie. Est-ce qu’il s’est demandé si cela me brisait le cœur à moi d’en avoir été réduite à ça ?

« Ce que je te propose… Je l’ai fait pendant des années pour de mauvaises raisons. Je peux le faire pour vous sans que ça soit un sacrifice. » Ce qu’il me propose me fait peur, parce que j’ai l’impression que sans exutoire autre, il met en place un futur désastre pour l’avenir, un plus gros encore que celui que nous traversons. Lorsqu’il garde tout pour lui, j’ai le sentiment que cela ne finit que rarement bien. « Je peux pas entièrement changer tout ce que je suis même si je t’aime autant que le contraire. Je ne peux pas parce que ça veut dire qu’il ne te restera plus rien à aimer. » - « J’ai jamais attendu de toi que tu changes tout ce que tu es. » Et si le fait qu’il l’évoque me fait un pincement au cœur et me retourne l’estomac, c’est également une part de lassitude que laisse transparaître ma voix. Parce que je suis fatiguée de me battre avec lui, fatiguée qu’il soit tellement centré sur son nombril qu’il ne me comprend pas. « Je veux que tu redeviennes toi. » Je ne le reconnais plus, ne l’ai-je pas affirmé ? Est-ce utile de répéter encore une fois que sa colère, dans la façon dont il l’exprimait autre fois ne m’a jamais dérangé et qu’elle était même une pierre angulaire de notre couple ? Mais qu’à ne chercher qu’à me faire la guerre, j’en viens à me demander s’il m’aime encore comme il le faisait avant ? Est-ce dont nous avons besoin, alors que j’ai l’impression d’avoir essayé en toutes les langues ? « Tu as rendu ma vie plus facile, Rae. Tu l’as souvent calmée cette colère en moi, parce qu’on jouait beaucoup, on se séduisait, on n’avait pas besoin de trouver la bonne occasion pour se débarrasser de toutes nos frustrations. Je dis pas qu’il n’y a plus de passion entre nous, je dis qu’elle a moins de place pour s’exprimer et que ça en laisse à ce qui me poursuit depuis longtemps… et que j’ai peur d’éteindre. » Ce qu’il me dit me fait l’effet d’un uppercut dans le ventre. Il a beau l’emballer d’autant de mot qu’il en est capable, j’entends qu’il tire un constat, un constat alarmant et mes yeux se mettent à briller. « J’étais une drogue pour toi et j’aurais voulu que ça le reste, à moins que ça soit l’inverse, je ne sais pas. Je sais juste que ceux que nous étions… Ils me manquent, Rae. » Je ravale un sanglot, essuie une larme sur ma joue et renifle. Une fois, une seule fois. Pour tenter de canaliser la peine que je ressens, je tire à nouveau comme une désespérée sur ma cigarette, avant de lui répondre. « Ils peuvent pas exister si tu me fais la guerre tout le temps. » J’écrase ma cigarette dans le cendrier posé sur le balcon et, pour calmer mes nerfs, j’entreprends de déchirer le papier qu’il reste autour du filtre. « Ils me manquent aussi. Ils me manquent tous les jours. » J’abandonne mon mégot pour allumer une seconde cigarette : j’ai abandonné l’idée de toute tempérance il y a bien longtemps. « On se hurlait dessus, on se disputait, mais même dans ces moments-là tu avais envie de me faire l’amour. Et c’est ce qu’on finissait par faire, la plupart du temps. » Je laisse échapper un rire bref, un peu triste, aussi. « Depuis que tu es revenu, la plupart du temps il n’y a plus que la première partie. » Celle où on se dispute, celle où il me fait mal et hurle comme un fou. Cette colère, elle ne passe jamais le stade de la transformation en passion.

Micah s’amuse, elle ne m’en veut pas et, visiblement, elle est à des kilomètres d’imaginer ses parents aux bords du naufrage. Sans prétention, j’ose même comprendre que mon absence creuse un vide dans ses journées et Dieu ce qu’elle est vraie, la réciproque. Elle est amplifiée par ce qu’il ne m’a été donné de prendre mon épouse dans mes bras pour trouver dans sa respiration calme la sérénité utile à mon sommeil sans rêves atroces. Notre lit m’a semblé froid, hostile et, pourtant, je l’ai peu quitté depuis la désertion de ma famille parce que la taie d'oreiller embaume le parfum de ma complice. Si je me suis levé, c’est pour récupérer mon ordinateur au salon et, de temps à autre, offrir à mon corps son pesant de nicotine. Sur l’heure, c’est allongé sous les draps que j’ai entamé cette conversation téléphonique. Suis-je naïf de m’être imaginé que je pourrais le mener sans être gagné par une nervosité telle que j’ai nourri l’envie de piétiner le parquet de l’appartement et de garder mon paquet de cigarettes à proximité ? Je n’ai plus de candeur en moi : le destin s’est chargé de me l’arracher aux forceps. Je tire alors la conclusion qu’aucun de mes textos n’est parvenu à atténuer les frustrations de ma partenaire et, tandis que ce constat chatouille désagréablement mes tympans, je quitte la pièce au profit du balcon où gît ce poison qui me bercera de l’illusion que “tout est sous contrôle”, que mes émotions sont bien enfouies au fond de la casserole à pression que j’ai rangée au milieu de mes tripes, qu’elle a été vidée récemment et qu’elle ne risque pas d’exploser, que je n’ai pas besoin d’alcool pour arroser me sonner : la clope et les médocs ont fait le travail efficacement. Sauf que c’est faux. Je suis cohérent. J’intègre qu’il n’est nul question de réveiller et de rhabiller Micah pour ce soir. Je dormirai seul, encore. Je me rendrai malade de crainte d’avoir commis une erreur irréparable. Je chercherai comment nous sauver puisque je suis mort de trouille non pas à l’idée que mon âme-soeur ne m’aime plus - elle me l’a répété aussi souvent que les fumeurs précautionneux qui, pour éviter l’incendie, trempent leur mégot dans une flaque d’eau avant de le jeter dans une poubelle - mais à cause de l’éventualité où l’amour ne suffirait plus. «Je te manque par habitude» ai-je lancé, mi-figue de l’interrogation, mi-raisin de la certitude effrayante, de cette espèce de peur prophétique que l’on provoque à force de nous répéter qu’elle est inévitable. Je me sais coupable d’avoir mérité qu’elle s’en aille. J’ai néanmoins refusé d’accepter que je la rendais malheureuse au point qu’elle ait rempli un sac pour notre fille pour me punir, mais parce qu’elle est arrivée en bout de course, parce qu’elle en vient à douter de ce qu’elle m’inspire. Cette hypothèse-là, je ne l’avais jamais envisagée et je mentirais si je fanfaronnais en jouant les types durs, forts, imperturbables, alors qu’elle m’assomme d’un coup de massue. «Qu’est-ce que tu me demandes exactement ? Si je t’aime encore ?» Et toujours avec la même intensité ? « Ou tu crois que je suis en colère après toi ? Mais, depuis combien de temps tu te poses ces questions-là ? Depuis combien de temps est-ce que ça te rend malheureuse ? Parce que je t'aime, fort, toujours autant, je comprends même pas que tu en doutes» me suis-je enquis sans réaliser que c’est légitime : j’en ai fait ma cible et ça me sauterait aux yeux si je n’étais pas atteint de cécité. Je relirais les mois qui ont suivi mon arrestation à la lumière de son affliction et j’aurais l’air moins effaré. J'accepterais que je suis le premier à remettre en question ses sentiments dès qu'une contrariété me chatouille les pieds avec une plume. Au lieu de ça, je m’obstine à excuser mon comportement par le sensé, par ce qu’il pourrait être tolérable et toléré sous prétexte que si je suis le pantin de ma rage, et que c’est cette dernière qui nous aura façonné, que c’est par elle que nous existons et, quoique ça soit démontrable, il semblerait que je n’ai toujours pas enfiler la bonne paire de lunettes.

Dans mon torse, mon coeur s’agite. J’ai le pressentiment qu’à l’angle d’un carrefour nous ayons viré vers une rue en cul de sac et j’en crève évidemment. J’en crève de n’avoir recouvré toute ma raison. Au contraire, je lui aurais avoué que je ne me contente pas de d’adorer. «Arrête, je te vois pas comme une ennemie. On était bien pendant la tempête après qu’on ait couché la petite.» Nous nous sommes retrouvés et, pour cause, elle était confinée avec moi à l’intérieur de ses murs. Elle ne courait pas les chemins pour tenir le casino et le Club pendant que moi, pauvre âme surveillée par une Ruth protocolaire, je me sentais épié et inutile. Je n’avais aucune raison d’envier ma femme de ne pas avoir ouvert une parenthèse sur sa vie jusqu’à ce qu’un magistrat accepte de la refermer, qu’elle reprenne enfin son cours. Le confier, serait-ce le début d’une explication viable à mon attitude ? Le bon bout sur lequel tirer pour démêler la pelote de laine et ainsi nous tricoter un pull d’excuses pour nous réchauffer ? Je n’en sais rien : je réfléchis mal parce que j’ai l’impression que ma partenaire m’a quitté en emmenant ma fille comme Sarah m’a un jour jeté dehors après la mort de mon aînée. Je suis focalisé sur ce qui m’a été arraché et non sur le mal que j’ai causé. Je suis concentré sur ces traumatismes qui m’ont marqué au fer rouge et sur la douleur qui en découle parce qu’elle est violente. Elle l’est parce que Sarah n’a pas récolté le quart de l’importance qu’a gagné Raelyn dans mon existence. Elle est mon âme-soeur, la petite blonde qui m’a sauvé de moi-même. Elle a été créée pour mes mains et, moi, pour les siennes. C’est indiscutable et nous avoir abîmé me tétanise tellement que je refuse d’ouvrir les yeux sur ce que mon inaction pourrait provoquer ce que je redoute : la fin de notre histoire, non par manque d’amour, mais parce que l’on ne raisonne pas les fous. Au mieux, on les pardonne, mais à terme on les abandonne, toujours. En suis-je un ?

Par le fait d’un miracle, nous semblons épargné mais je l’allume, ma cigarette. Je l’allume et je tire frénétiquement latte sur latte parce que j’ai vraisemblablement dit une connerie sans m’en rendre compte. «Si. Si. Ca m’intéresse. Je suis rassuré que c’est provisoire d’ailleurs. Ce que j’essaie de dire, c’est que…» Tu aurais voulu faire mieux ? Déjà dit. Que tu es désolé ? C’est vague, c’est bateau, c’est cousu de fil blanc. «C’est… enfin, je t’ai dit, je sais pas comment le dire mieux. C’est devenu évident que je vous rends malheureuse et c’est pas ce que je voulais pour nous trois.» En conclusion, je m’en veux énormément d’avoir semé plus d’ivraie que du bon grain autour de nous. «Vous êtes ma priorité… et… je le dis mal… je » ai-je balbutié maintenant que je suis en proie à la panique. En évoquant ce que nous avons été de plus beau, je n’ai pas cherché à lui faire de la peine. Or, elle est palpable. La voix est enrouée, brisée, entravée par une boule de chagrin et d’incertitude. Bien sûr, elle s’offusque et, finalement, c’est plutôt bon signe : elle tient à nous quand je me damnerais pour mon couple. Mais, je perçois dans son intonation l’épuisement d’un boxeur face à un adversaire coriace tandis qu’une cloche sonne le début du dernier round. J’ai l’impression que c’est ici que tout se joue et je crois que, si j’ai balancé mon mégot par dessus la rambarde du balcon, j’ai vu mes mains trembler. Je l’ai ressenti ce poids sur mes poumons qui m’a empêché de respirer et qui a saccadé mon souffle au téléphone. J’ai également été abattu par une accablante fatalité. Elle se trompe, ma femme. Ce n’est pas depuis mon retour que nous jouons le premier mouvement d’un concerto sans étudier les partitions suivantes. Le problème est survenu bien avant ça et, au terme d’un silence entrecoupé par le ricanement sans joie de mon épouse, j’ai conclu par un : «Et j’en ai toujours envie… » Et, parfois, avec une telle fougue que j’en ai mal physiquement. « Mais pas toujours pour les bonnes raisons et avant, c’était pas grave. Maintenant, je…» Que dire ? C’est moins une question de fréquence ou d’intensité que de place. Malheureusement, ces explications-là non plus je ne suis pas en mesure de les formuler à l’aide de phrases construites avec l’éloquence des êtres désespérés. Je nous sens au bord de la rupture, pourtant. Je sens que nous sommes sur une pente raide à bord d’une voiture aux freins défectueux. C’est maintenant qu’il faut agir sur le moteur pour ralentir le véhicule avant de nous écraser contre le mur de nos incompréhensions. Mais, je ne sais plus quoi dire… et mon coeur menace aussitôt de s’arrêter de battre. « J’ai l’impression qu’elles doivent toujours l’être et c’est pas nous, ce sera jamais nous. En tout cas, c’est pas moi.» Et, dans ces conditions, redevenir celui que j’étais, alors que je me sens amputé de ce qui m’appartenait depuis mon sevrage alcoolique, relève de l’exploit, mais est-ce bien l’objet de notre conversation ? Ce changement de direction n’est pas la cause de ma colère, c’est un médicament en rupture de stock et, si j’en avais besoin pour fonctionner, ce n’est pas ce qui me ramènera ma femme, là, tout de suite, et le plus triste, c’est d’effleurer la solution du bout des doigts sans être capable de la saisir car les contours sont encore flous. Elle est toujours là, au téléphone, et plus con que jamais, j’ajoute un : «Reviens près de moi, Raelyn. Je ne peux pas me retrouver si tu n’es pas là. » qui frôle l’abus, qui relève d’un chantage, un de plus dont je n’ai pas conscience… ou, pour être exact, dont je n’ai pas encore mesuré le danger de lui avoir simplement donné vie dans ma bouche.

bruises that won’t heal
Raelyn Blackwell & @Amos Taylor

« Je te manque par habitude. » - « Tu n’as pas nécessairement toujours raison, tu le sais ça ? » Pourquoi alors qu’il est question de mes ressentis, de la façon dont moi je traverse ce qui nous arrive et supporte notre éloignement, il faut encore qu’il cherche à avoir le dernier mot ? Ai-je mal compris ? A-t-il simplement besoin que je le rassure ? Pourquoi, pour prendre le risque que pour que, quoi que j’ajoute, il l’analyse à travers son prisme, à travers ses yeux à lui par esprit de contradiction ou à cause de sa frustration ? « Tu ne sais pas dormir sans moi. C’est une question d’habitude ? » Je n’y crois pas. Malgré mes angoisses, mes doutes et la colère que je ressens, au fond je sais que c’est bien plus noble qu’une simple question de rituels ancrés en nous grâce au temps. Dans ce cas, pourquoi crois-tu qu’il en va autrement pour moi, Amos ? Parce qu’il y tient, à sa place de victime ? Parce qu’elle lui permet de se rassurer et qu’elle lui tient plus chaud la nuit ? « Qu’est-ce que tu me demandes exactement ? Si je t’aime encore ? » Je voudrais lui souffler que oui. Mais je n’arrive pas à prononcer le moindre mot, à entamer la moindre phrase ou justification que m’aurait amenée jusqu’à cette question terrifiante. Oui, j’ai besoin d’entendre qu’il m’aime encore, est-ce idiot ? Est-ce manquer de confiance en lui ? Est-ce admettre que je doute de nous ? Je ne l’envisage pas comme ça, ma question n’est motivée que par le constat que je tire sur l’instant : sa colère, c’est la seule chose à laquelle j’ai droit, le sentiment qui prédomine en lui lorsqu’il est question de moi. Alors je déteste me poser la question, je le déteste de me forcer à me la poser, mais je n’ajoute rien parce que j’ai besoin de l’entendre, cette réponse. « Ou tu crois que je suis en colère après toi ? Mais, depuis combien de temps tu te poses ces questions-là ? Depuis combien de temps est-ce que ça te rend malheureuse ? Parce que je t'aime, fort, toujours autant, je comprends même pas que tu en doutes ? » - « J’ai pas envie d’en douter. » Je n’ai jamais souhaité que nous en arrivions-là. Moi aussi, je m’entends parler et je me dis que la situation dans laquelle nous sommes, c’est du gâchis. « Et j’entends. Je te crois. » Et malgré la façon dont je me sens, même si un dégoutant chagrin me colle à la peau, une part de moi est rassurée. Nous ne sommes pas au bord du naufrage à cause du désamour. Je n’y croyais pas tout à fait, mais j’avais néanmoins besoin de l’entendre. « C’est juste difficile à mesurer ces derniers temps. » Lorsque je termine ma phrase, ce n’est plus qu’un filet de voix qui s’échappe de mes lèvres. Sans le silence de la nuit qui tombe, il ne m’aurait probablement même pas entendue.

« Arrête, je te vois pas comme une ennemie. On était bien pendant la tempête après qu’on ait couché la petite. » - « Oui. C’était un beau moment. » J’ai cru que notre dispute avait porté ses fruits. J’ai cru qu’hurler et se dire ce qu’on avait sur le cœur nous avait tiré de l’impasse dans laquelle nous nous trouvons. J’ai cru, j’ai espéré, mais il ne s’agissait vraisemblablement que d’une éclaircie. « Mais on devrait pas être capable des compter, non ? » Ne sont-ce pas les pires que nous devrions citer parce qu’ils ne seraient que des exceptions ? N’est-ce pas triste qu’il n’ait qu’un n’exemple récent à me donner quand, des disputes et des cris, je peux les lister sans mal ? « Je veux pas être capable de les compter. » Je veux que les choses redeviennent comme avant. Je veux que nous soyons ce couple sur lequel tout le monde pose les yeux et se dit c’est évident parce que nous nous dévorons l’un l’autre du regard. Je veux être ce couple capable de s’enfermer plusieurs jours entiers seuls, au beau milieu de l’océan pour se rouler dans la luxure. Je veux que ce putain de bracelet qu’il porte au pied arrête de définir ce que nous sommes. Mais je n’abandonne pas, le jour où je baisserais les bras concernant mon couple ne viendra pas : Amos est mon âme-sœur, pour nous sauver, je me battrais jusqu’à l’épuisement. Ces dernières vingt-quatre heures, j’ai simplement eu besoin d’un temps mort avant de remonter sur le ring, la faute de la puissance des coups que j’ai ramassés dans la figure.

« Si. Si. Ça m’intéresse. Je suis rassuré que c’est provisoire d’ailleurs. Ce que j’essaie de dire, c’est que… » Ma cigarette n’a guère le temps de se consumer au vent : je tire dessus avec une frénésie qui trahit mon agitation. « C’est… Enfin, je t’ai dit, je sais pas comment le dire mieux. C’est devenu évident que je vous rends malheureuse et c’est pas ce que je voulais pour nous trois. Vous êtes ma priorité… et… je le dis mal… je… » Ce que récolte Amos, c’est le fruit de s’être trop regardé le nombril pendant des mois. Dans les messages qu’il m’a envoyés hier, même dans ceux d’aujourd’hui on ressent sans mal que ses émotions prennent toute la place, même dans un contexte où il aurait dû s’inquiéter des miennes. « Est-ce que tu t’es demandé si ça me brisait pas le cœur à moi, d’avoir été obligée de partir ? » Si je le punis, alors je me punis tout autant et je me rends malheureuse, moi aussi. La façon dont je me sens, mon mal-être, ce n’est pas une fatalité. Plutôt que de se lamenter dessus, je voudrais qu’il prenne le taureau par les cornes et qu’il me montre qu’il a entendu. J’ai envie d’y croire. Il a acheté des meubles. Des jouets pour Micah. Il a envoyé des fleurs. Je veux y lire que notre départ lui a fait l’effet d’un électrochoc suffisant pour qu’il opère un changement de comportement. Mais j’ai peur de tomber de haut : à force, je vais finir par me briser la nuque.

La suite de la discussion rend nécessaire que je tire une seconde cigarette de mon paquet pour l’allumer. Amos, il dit que nous avons changé. Qu’il ne nous retrouve plus faute à la routine, ou que sais-je, je ne suis pas dans sa tête. Mais comment pourrions nous cultiver notre amour du jeu, de l’insouciance et des provocations dans un climat comme celui qu’il a instauré à la maison ? Il ne leur laisse pas de place, à ceux que nous étions. Et son constat, parce qu’il semble mûri depuis plus longtemps qu’un soir ou deux m’effraient, me noue la gorge et me serre les tripes. Moi, j’entends qu’il arrive en bout de course. « Et j’en ai toujours envie… » Mais tu ne le fais pas. « Mais pas toujours pour les bonnes raisons et avant, c’était pas grave. Maintenant, je… » - « Tu as besoin d’une bonne raison pour en avoir envie ? » Nous ne nous comprenons pas : pendant des mois, il n’y a rien que je souhaitais de plus que mon mari me sautant dessus à peine la porte passée. Qui me déshabille et me susurre à l’oreille des choses que des oreilles chastes ne devraient pas surprendre. Si sa colère avait fait naître chez lui le besoin de prendre l’ascendant sur moi sur le plan sexuel, je crois que je l’aurais mieux supporté que la situation dans laquelle nous nous trouvons. « J’ai l’impression qu’elles doivent toujours l’être et c’est pas nous, ce sera jamais nous. En tout cas, c’est pas moi. » - « Pourquoi alors ? » Elle vient d’où, cette impression qu’il lui faut une raison valable de posséder sa femme ? Qu’ai-je fait pour qu’il réfrène le désir qu’il ressent pour moi. Suis-je simplement coupable du crime d’être devenue mère ? Est-ce pour ça qu’il ne me voit plus comme il me voyait avant ? « Tu ne me vois plus comme avant ? » Ce frein qu’il se met, d’où vient-il ? Bien sûr, je suis à des lieux de réaliser que c’est l’épisode de compensation qu’il a traversé lors de son sevrage qui revient nous hanter. « Reviens près de moi, Raelyn. Je ne peux pas me retrouver si tu n’es pas là. » Lasse d’être forte en permanence, je laisse une larme rouler sur ma joue, avant de me reprendre et de me mordre la lèvre. « C’est moi que tu devrais vouloir retrouver. » Je veux qu’il se retrouve. Mais ce qu’il fait à l’heure actuelle, c’est du chantage et j’ignore s’il s’en rend compte. Je lui dis je veux que tu redeviennes celui que tu étais avant, il répond pour ça, tu dois rentrer, comme si j’étais celle de nous deux qui avait quelque chose à prouver. « Ça me tue d’être loin de toi. » Micah, puisqu’elle n’est qu’une enfant, s’amuse et prend notre séjour à l’hôtel comme d’amusante vacances. Moi, j’ai l’impression que ma tête va exploser et pour faire bonne figure devant mon bébé, je puise dans le peu de forces qu’il me reste. « Mais tes efforts peuvent pas être conditionnés par mon retour. » Ma tête le sait, mon cœur lui me hurle de tout oublier et de refaire nos sacs à peine défaits pour rentrer auprès de mon époux. Sauf que mon cœur a perdu le droit de vote, pour mon propre bien. « Je… » En lutte avec moi-même, je m’interromps, je porte ma cigarette à mes lèvres et je ferme les yeux tandis que j’exprime l’air empoisonné de mes poumons. « Je… On se rappelle demain ? » Je déteste ça, le fait d’aller à l’encontre de ce que je voudrais faire. « Je veux juste… Je veux juste que tu comprennes ce qu’on vit, ce que je vis. » Et j’entends qu’il a mal, j’entends qu’il justifie, mais je ne l’entends pas demander pardon inconditionnellement en me disant qu’il a compris, qu’il a conscience de ce que j’endure. « Rentrer parce que ça nous brise le cœur de pas être ensemble, c’est pas nous rendre service. » Ce n’est pas la solution, pas tant que la prise de conscience n’est pas complète de son côté.

J’aurais pu soupirer avec mépris que la douleur de son absence se résume à l’impact de la routine, mais je m’abstiens. Elle n’affirme pas, Raelyn. Elle démontre que mon propos précédent, somme toute similaire, était odieux, vexant et que sa patience est sans limite. J’en tire une telle honte que j’en grimace. «Non. Evidemment que non.» ai-je chuchoté, mal à l’aise d’avoir émis de telles accusations, mais pourtant incapable de me corriger. Est-ce par pudeur ? Par la faute d’une fierté mal placée ? Non ! Je ne dénombre pas les fois où j’ai prononcé de sincères excuses après avoir déconné. Je ne suis pas davantage mal à l’aise à l’idée de lui confesser toute l’étendue de mes sentiments. Je suis sensible à la peine tangible de mon âme-soeur, d’autant que j’en suis responsable et que je déteste toujours autant d’être la cause de ses souffrances. Et, malgré tout, aucun repenti constructif ne quitte ma jugulaire. Les mots y restent coincés dès lors que je me rappelle qu’elle a refusé de me donner ma fille, qu’elle s’en est allée loin de moi. Je m’enferme de le rôle de la victime à mesure que je me souviens qu’elle a refusé mon appel de la veille et, qu’en outre, je lui ai déjà écrit que j’étais désolé d’avoir brisé les meubles. J’ai même ajouté que l’accabler de m’avoir trompé n’était qu’une ineptie que l’irrationnel ne justifiait pas. Que suis-je supposé ajouter ? Qu’attend-elle, Raelyn ? Que je me prosterne à ses pieds ? Que je la déchausse pour les embrasser ? Que je l’autorise à me piétiner ? C’est triste pour ma vanité, mais je pourrais me courber l’échine et me plier à ses désirs humiliants si elle en manifestait le besoin. Je pourrais fléchir comme du jonc sous un vent violent pour ne pas perdre la femme dont je suis fou. Sur l’heure, je l’ai simplement oublié. Tout occupé à me justifier dans l’espoir de la ramener auprès de moi, je passe à côté de l’essentiel : rassurer celle que j’aime, celle qui détient mon coeur entre ses mains et qui, d’une pression, pourrait l’obliger à s’arrêter ou le faire exploser. Je néglige la nécessité d’agrémenter ma déclaration de plus de noblesse et de moins d’effarement. Ma surprise est pendable compte tenu des trémolos dans la voix de Raelyn et de la laideur de mon attitude depuis ces quelques mois. Plus tard, j’assemblerai chacune des pièces de ce puzzle et j’intègrerai Ô combien ses actes d’hier, ces actes dont le moteur était de nous protéger de ma rage, sont peu de choses en comparaison de mes erreurs. Pour le moment, au comble de l’iniquité, je réprime un “merci” de l’entendre admettre que douter de tout ce que je suis éperdument amoureux d’elle. « Peut-être parce que ça ne se mesure pas.» Certainement parce que ça se vit à chaque instant de notre quotidien. Or, ce n’est plus le cas et ça me désarçonne.

“Mon empire pour l’opportunité de prétendre à l’inverse”, ai-je espéré. C’est néanmoins impossible et, pour la première fois depuis le début de cette conversation, j’ai l’impression que nous parlons le même langage sans en tirer la moindre satisfaction. «On n’aurait jamais dû avoir à les compter. On aurait pas pu le faire avant, il y en avait de trop. Qu'est-ce qui s'est passé ? » ai-je répliqué hébété par ce constat désolant : nous sommes d’accord, c’est vrai. Sauf que la vérité n’est pas à notre avantage, elle n’est pas prétexte à nous réjouir. La flamme de notre amour brûle toujours. Elle ne s’est pas encore éteinte par manque d’oxygène. Dois-je en déduire que nous sommes simplement érodés ? Un peu abîmés ? Sommes-nous réparables ? Je veux y croire, mais comment ? Comment nous y prendre ? Comment nous sauver de la perdition si tout ce qui sort de ma bouche est incompris ? A moins que ce soit moi qui interprète tout ce qui sort de sa bouche ? Est-ce que je passe ses explications à travers le chinois de mon égoïsme ? Dieu ce que je rêverais de me convaincre que c’est faux. J’y serais presque arrivé si ma tentative n’avait pas été avortée par une question qui m’a coupé le sifflet. Je ne peux pas répondre “oui, je me suis demandé de quelle couleur était ta peine” serait synonyme de mensonge.  Rétorquer un “non” tout de go me gonflerait d’opprobre. Le silence est proscrit : j’en dégage par ailleurs une profonde angoisse. «Je ne sais pas. C’est pas ça qui est important. Ce qui l’est c’est que je suis vraiment désolé et je le dis, j’arrête pas de le dire.» ai-je essayé sans grande conviction puisque la part nombriliste de moi songe qu’elle est exigeante, Raelyn. “Elle en attend trop par rapport au crime commis”, ai-je pensé au climax de ma connerie. “Elle refuse aussi d’entendre que nous n’en sommes pas là uniquement par ma faute” ai-je même insisté, en bon souverain dans le royaume des connards. Certes, tout est authentique dans mon ressenti. Il n’avait simplement pas sa place ici et maintenant alors qu’il y a un peu plus de vingt-quatre heures, j’ai ravagé l’appartement, j’ai effrayé ma gamine et j’ai préféré sauver Barrabas à mon Messie de conjointe.

Mon Messie. La part reconnaissante et intelligente de mon cerveau n’a de cesse de me chanter qu’il y a quatre ans, elle m’a ramassé à proximité d’un caniveau et qu’elle m’a élevé, sans jamais abandonner, jusqu’à ce que je retrouve ma dignité. Elle m’a aidé à me révéler après des années à porter le costume d’un autre, un autre qui n’existait que pour obtenir l’approbation de ses proches et qui a fini par sombrer dans la dépression et dans l’alcoolisme. Ce même morceau de moi s’insurge contre mes manigances et, tandis que les lumières de la ville brûle ma rétine à l’image du tabac consumant mes poumons, je me referme comme une huître. Je n’ai pas envie de parler de la débâcle de ma confiance en ma légitimité sur notre vie intime. Pour ce faire, je devrais invoquer les souvenirs de l’épreuve que fut mon sevrage, mon expérience aux alcooliques anonymes et ma frustration d’être “repoussé”. Je n’ai pas envie de confier que j’ai la sensation d’avoir été idiot d’interpéter les promesses de ma dulcinée au pied de la lettre. Elle s’est présentée comme mon “garde-fou” et, pour exceller, il n’était pas question de m’arracher le droit d’abuser de son attrait général pour les plaisirs de la chair et de son inclination particulière pour moi, non seulement en tant qu’Homme, mari et père, mais aussi - et surtout - en tant qu’amant. Je n’ai pas envie de confier ce qui m’a heurté, bridé dans ma spontanéité alors que, jadis, je n’avais pas à mûrir une raison pour m’approprier le corps de ma maîtresse et, plus tard, de posséder mon épouse. «Moi pas. C’est toi qui as besoin que j’en trouve et je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que… c’est que tu as voulu. Mais, c’est pas le sujet de toute façon.» Tout ce qui compte, c’est qu’elle me revienne dès ce soir. Ce qui a de l’importance c’est qu’elle réveille notre petite fille et qu’elle soit ici dans l’heure, prête à s’allonger avec moi dans le lit conjugal afin que je puisse les serrer toutes les deux contre moi, que je me puisse me réveiller demain sans me tancer de nous avoir poussé dans le précipice. C’est là mon dessein et, plutôt que de m’étendre sur un sujet que je ne pourrais aborder, dans mon état, sans provoquer un nouveau conflit, je l’évite savamment. «Je comprends pas, Rae. J’entends mais…» Je rallume une cigarette : l’entendre fumer à l’autre bout du fil accentue mon besoin de nicotine. «J’arrive pas à comprendre pourquoi tu ne veux pas de ma solution alors que tu me dis que tu préfèrerais être avec moi. Ça ne fait pas sens. Parce que c’est évidemment que c’est toi que je voudrais retrouver. C’est nous… et c’est conditionné à rien du tout. C’est… » Je ne m’emporte pas, je suis perclus par l’incompréhension et par mon chagrin, un abattement tel que je lâche prise. « C’est comme tu veux. » Si tu te préfères ailleurs, alors reste-là où tu as échoué. « Tu rentres quand tu veux, tant que je peux voir la petite et… » Je renvoie l’image d’un type en plein divorce qui quémande, qui mendie quelques heures en compagnie de son bébé et j’en étouffe, littéralement. Alors, je me tais quelques secondes lourdes d’une émotion pesant une tonne sur mes épaules.« Je…» Je n’ai pas envie de raccrocher de crainte de la perdre, définitivement, et cette sensation me colle tellement à la peau que je fais fi de tout ce que mon orgueil aurait regretté à la genèse de notre histoire puisque je la prie d’un : «Je voudrais juste que tu ne raccroches pas tout de suite.» Pas sur ce pressentiment que la tonalité, vide, identique pour toute, tiendra lieu de requiem à notre relation.

“Et c’est le cas.” ai-je réprimé parce que je ne suis plus certain de rien à présent. J’aurais juré que mes sentiments transpiraient de tout mon être, que mon coeur battant pour elle était toujours calqué sur le sien, que leur chant se répondait en écho et non en canon comme si l’un de nous deux avait un train de retard. Que tout ce que je puisse aimer cette femme soit passé à la trappe à cause de mon acharnement à lui faire la guerre, plus tard, je le saisirai sans mal. Sur l’heure, je suis assommé par le “ceci” (la remise en question) et saper  par le “cela” (elle ne ressent rien de mon amour). Pour le moment, je m’interroge sur ce qui la pousse à balayer les beaux moments, aussi rares ont-ils été depuis mon incarcération, mais à quel profit ? Que gagne-t-elle à contester les évidences ? Est-ce ma faute si ses yeux sont fermés ? Si elle est devenue hermétique à ma noblesse, est-ce vraiment à moi de payer ? Pourquoi suis-je obligé de l’entendre proférer des accusations frelatées ? «Je ne t’en veux pas pour ça. Le souci avec Callum, c’est qu’il n’a rien fait. Et aussi que c’est moi qui suis enfermé ici et qui m’inquiète pour toi parce que je n’ai plus personne en qui j’ai confiance qui est là pour veiller sur toi quand tu es au casino, qui est là tout le temps quand tu te déplaces parce que mon frère ne peut pas tout savoir.» Abe fait de son mieux, mais tout rustre puisse-t-il être, il est voué à être dévoré par le caractère en acier trempé de mon épouse. Je ne serais pas surpris qu’il se méfie autant de ses sautes d’humeur que des miennes. «Mais, je ne t’en veux pas pour ça, j’apprends à composer avec ce qui me tracasse.» Ce n’est pas évident, c’est vrai. Du reste, ce n’est pas un facilitateur de colère, pas au même titre que la jalousie, que la sensation d’être inutile et impuissant, de ne plus servir à rien et pour personne dans mon quotidien. Certes, ce n’est pas imputable à mon épouse et je finirai bien par en prendre conscience. En attendant, je prends la mouche. Je n’ai pas besoin d’être infantilisé. Je ne suis pas un gosse qui, après avoir commis une bêtise, ne peut présenter d’excuses que s’il est capable d’en expliquer les causes, d’avoir appréhendé les conséquences de ses actes, de se repentir la tête basse, le regard rivé sur mes baskets et les doigts entortillés. Est-ce que je considère pour autant qu’elle est ingrate ? Non ! Je suis noyé par l’incompréhension et, somme toute, j’ai l’impression de ne pas être “assez” pour ces exigences, mais elle n’est rien de ce qu’elle décrit et je devrais la rassurer. Il convient de lui affirmer que tout ira pour le mieux, mais j’en suis incapable, et ce pour deux raisons : je suis braqué et mes mots étant à son sens vides d’intérêt, je préfère me taire ou balayer les questions qui sont trop pénibles à aborder ou qui se retourneront contre moi, fatalement. J’en tiens pour preuve ce blâme d’être maître chanteur. J’ai soupiré. J’ai soupiré plutôt que de m’écrier, par indignation, un “n’importe quoi” parce que je me sens insulté. Je ne cherchais pas à la piéger, je m’accrochais aux branches, non plus dans l’espoir qu’elle rentre ce soir - elle n’en a visiblement pas envie -, mais avec celui plus raisonnable de rétablir le dialogue. Toutes mes tentatives ont échoué. alors, oui, j’abandonne. Ma cigarette se consumant entre mes doigts, une envie de boire me collant à la peau - ma sobriété ne date pas d’hier, mais ce mal-là ne disparaît jamais -, je pianote la rambarde de mes doigts nerveux. J’ignore qu’ajouter puisque rien ne fonctionne alors je demande à voir mon enfant parce que je ne peux envisager d’en être séparé plus de quarante-huit heures. Je réclame quelques heures avec elle parce qu’elle aussi, elle me manque terriblement. L’absence de ma famille est une épreuve et tout semble indiqué qu’elle persistera dans le temps. Je me prémunis donc d’une partie de ma tristesse à venir alors que je me demande sérieusement, depuis bien longtemps, si mon couple est en danger, si nous approchons de la rupture puisque je n’ai plus le droit de communiquer mes émotions par la voie charnelle. «Ça l’est pas. Ça le devient parce que je ne le fais jamais assez bien.» Je suis toujours trop égoïste, jamais assez concentré sur elle et toujours de mauvaise foi. Ce qui reste de moi, ce qu’elle n’a pas réussi à modeler, quoiqu’elle prétende que ça n’a jamais été son but, est détestable ou problématique. Une requête aussi simple que la garder au téléphone jusqu’à ce que la fatigue nous gagne n’est même pas en projet et mon coeur tombe à mes pieds. Il éclate en mille morceaux qu’une nuit ne suffira pas à retrouver et à recoller. «Ok. Repose-toi bien puisque c’est dans tes cordes.» ai-je chuchoté pour masquer mon émotion. Je ne lui sers que mon amertume, non par véhémence, mais parce que je suis déçu et angoissé parce que la situation m’a échappé alors que j’ai fourni une multitude d’efforts. «Passe une bonne nuit.» Et, normalement, j’aurais dû raccrocher. Qu’ai-je donc à tirer de cet au revoir à l’allure d’un adieu selon mon légendaire pessimisme ? Pas grand-chose. Pourtant, je ne parviens pas à m’y résoudre. Je demeure au téléphone, en silence, jusqu’à ce que ma femme signe la fin de cette conversation. A mon sens survient avec le geste une série d’emmerdes : j’ai peur pour nous et, si je suis comme hébété du balcon à la cuisine, l’ire à l’origine de nos conflits - est-elle la seule raison ? - se réveille et l’unique chaise ayant jusqu’ici survécu a fini contre le mur. Valait mieux cette rescapée à mon téléphone. Je n’ai pas envie d’être injoignable… qui sait ce que la nuit pourrait nous apporter, si tant est qu’elle ait un cadeau à offrir, quelque chose de mieux que cette conversation qui me laisse l’impression d’être un crucifié.

Sujet clôturé