@Ambrose Constantine

Les doigts glissant sur la fenêtre de l’étage de la maison, un long soupire se fit entendre chez Ruben. Tant de lassitude pouvait être perçue dans cette simple scène, la nostalgie se voyant même dans le reflet de son regard à travers la vitre. Il ne manquerait plus d’une pluie fine dégoulinant sur le carreau et tout aurait eu un rendu très cinématographique - de quoi attirer la sympathie des spectateurs.

Si cette scène aurait pu être à peu près normale et compréhensible, voire pour le coup effectivement attendrissante, cela l’était beaucoup moins en prenant en compte le fait qu’il ne se trouvait pas à l’intérieur de la pièce à penser à de meilleures années mais à l’extérieur de cette dernière, observant à travers la vitre et dans la pièce alors qu’un homme aux cheveux brun dormait profondément dans son lit. Petite information supplémentaire importante à savoir: ce n’était pas sous forme humaine que se trouvait Ruben en cet instant, puisqu’il avait rendu l’âme littéralement plusieurs jours plus tôt lorsque sa propre maison avait subi un incendie ravageur, mais sous une forme spectrale qu’il se pointait là. Les flammes avaient pris d’assaut les murs de la bâtisse en plein milieu de la nuit, sans laisser la moindre chance à ses occupants de s’en sortir.

Alors ce soir il était là, à se languir de tout ce que la vie ne pourrait plus lui offrir, et à contempler les regrets qui étaient siens surtout lorsque cela concernait Ambrose. Les choses n’avaient jamais été engagées entre eux, mais il avait pris plaisir tout au long de sa vie d’humain à l’observer de loin, à le contempler aussi, mais à rester à la place qui lui était donné tant ce n’était pas permis de manger de ce pain là. Aujourd’hui, plus rien de tout ça n’importait puisqu’il n’était plus vivant et qu’apparement, tous ceux qui l’étaient encore n’en était pas venu à s’apercevoir de sa présence à leurs côtés au détour des ruelles qu’il arpentait depuis qu’il était devenu fantôme.

(dimension fantôme) Il ne saurait l’expliquer d’une quelconque manière que ce soit mais Ambrose sent qu’il est observé. Il sent qu’il se passe quelque chose et que cela dépasse de loin ses capacités. Ainsi, son sommeil se veut rapidement troublé par des pensées parasites et des questions qui s’avèrent l’être tout autant, si ce n’est même plus encore. Ses paupières, pourtant lourdes d’un sommeil aussi rare que nécessaires, trouvent la force de se relever pour qu’il soit capable d’identifier la cause de tout ce grabuge silencieux. Et lorsque la lumière de la lune éclaire un visage qu’il connaît par coeur, il se relève en sursaut, pris d’une terreur infinie.

« Par tous les Dieux. »

Ses réflexent le font s’armer de sa carabine, laquelle est toujours posée au pied de son lit, chargée et prête à être utilisée. La crosse enfoncée dans le creu de son épaule, il vise déjà la chose de son canon. S’il tirait là, maintenant, il la toucherait en pleine tête. Il a toujours été un fin viseur et le peu de distance les séparant ne laisse aucune chance à l’individu face à lui. Malgré tout, il sait déjà qu’il ne s’agit pas d’un individu comme les autres, et cela le pousse à déglutir encore et encore avec une nervosité infinie. « Que… Qui êtes-vous ? Qu’êtes vous ? » Les deux questions se percutent dans son esprit sans qu’il arrive à définir laquelle est la plus importante. Il veut obtenir une réponse aux deux et, pire que ça encore, il ressent le besoin viscéral d’obtenir des réponses à ses questions. Ce qu’il espère, aussi, c’est que tout ceci n’est qu’un rêve du Malin dont il se réveillera rapidement. Malgré tout, il aimerait pouvoir exister dans un monde où Ruben, celui dont la chose est le portrait craché, pourrait toujours être présent à ses côtés et ce pas seulement dans ses rêves et souvenirs.

« Par tous les Dieux. » Il ne releva pas le regard de suite, ne s’attendant pas réellement à entendre la voix du jeune homme de l’autre côté de la vitre, tant ce dernier était supposé dormir à poings fermés. Il ne releva pas la tête dans sa direction en première intention et pourtant s’il l’avait fait, Ruben se serait aperçu que le brun était sorti de son lit pour récupérer sa carabine et la porter contre son épaule. Il aurait vu aussi que le canon de l’objet n’était pas pointé dans la direction d’un quelconque danger qu’il n’avait su identifier en premier, mais bien vers lui. Il était le danger.

« Que… Qui êtes-vous ? Qu’êtes vous ? » A ces mots là en revanche, le visage du jeune homme se releva en direction de la voix qui manquait d’assurance - pour se retrouver les yeux écarquillés par la surprise d’être tenu en joug. Instinctivement, il leva les mains pour clamer son innocence. « Ne tire pas ! » Mourir une fois, pourquoi pas - mourir deux fois cela commençait à faire beaucoup. « C’est moi, tu me reconnais pas ? C’est Ruben, ne tire pas. » Il n’avait pas anticipé une réaction de cette taille de la part du brun, à dire vrai il ne s’était pas attendu à ce qu’il le voit ici.

D’ailleurs: il le voyait ? Abaissant les mains doucement, ses sourcils se fronçant sur son visage, il était de moins en moins certain finalement que la scène se déroulant sous ses yeux soit réelle.  Autant réelle que cela pouvait être envisageable en prenant en considération qu’il était mort quelques jours plus tôt et semblait pourtant arpenter le monde des vivants d’une façon ou d’un autre depuis ce soir là. « Tu… Tu peux me voir ? » Les autres habitants de la ville n’avaient daigné attester de sa présence depuis qu’il avait rouvert les yeux, et il avait pris le parti de se dire qu’il n’était plus visible à l’oeil nu.

« Ne tire pas ! »
Il ne sait pas.
Il ne sait plus.

Il ne sait pas ce qu’il doit faire, et savoir quoi ne pas faire n’arrange en rien ses pensées. Son doigt est tremblant sur la gâchette. Il reconnaît cette voix, il pourrait jurer l’avoir déjà entendue des milliers de fois, et pourtant cela ne se peut. Il est en train de rêver, ou il est en train d’halluciner. L’un ou l’autre, mais certainement rien d’autre, justement. « C’est moi, tu me reconnais pas ? C’est Ruben, ne tire pas. » Il le reconnait, oui, mais c’est justement tout ce qui pose problème. « C’est pas… possible. » Mais il baisse tout de même son arme, parce que l’impossibilité de la chose ne l’empêche pas de vouloir que cela arrive tout de même. « Ruben, vraiment ? » La crainte est omniprésente, mêlée à de la surprise, de la curiosité, de beaucoup d’autres sentiments encore. Il voudrait s’approcher de lui et le serrer dans ses bras mais il n’a aucune idée de la possibilité d’une telle envie. Est-il vraiment présent, juste là, face à lui ?

« Tu… Tu peux me voir ? » Ce qui est une bénédiction autant qu’une malédiction, oui. « Tu es mort, Ruben. » Il peut le voir, oui, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il n’est pas en train d’halluciner. Il est mort, ils ont retrouvé son corps et il n’y a aucune chance que cela puisse être une incompréhension. « Comment est-ce possible ? » Enfin, malgré toute sa peur, il laisse l’arme reposer le long de son torse et fait un premier pas puis un second en la direction de l’homme. Par instinct, c’est une main qu’il lève doucement avec pour envie de retrouver sa joue, comme il l’a fait si souvent lorsqu’ils étaient encore tous deux faits de chair et d’os. Il y a longtemps.

« C’est pas… possible. » Lui non plus n’y croyait pas énormément tant les choses ces derniers jours ne faisaient plus aucun sens. Une nuit il allait se coucher, et puis il était réveillé par les flammes envahissant sa chambre et le reste de la maison. Le lendemain, il se voyait errer dans les rues de la ville sans que personne ne fasse plus attention à lui - ce n’était pas possible, effectivement. « Ruben, vraiment ? » Et pourtant à cette question là, il hocha la tête, alors que l’arme fut abaissée et qu’il ne fut plus aussi directement menacé. C’était vraiment lui, il se sentait lui; il était composé de tous les éléments qui le formaient encore il y avait quelques jours.

Sauf de la vie. « Tu es mort, Ruben. » - « Je sais. » Mais pourtant, il parlait à Ambrose en cet instant comme si c’était tout à fait normal et qu’ils ne s’étaient pas perdus de vue si longtemps que ça. « Comment est-ce possible ? » Il haussa vaguement les épaules. Et il aurait prit la parole de suite et bien plus rapidement si le jeune homme n’en était pas déjà venu à tenter d’établir un contact physique avec lui. Parce-qu’il était trop concentré sur ce dernier, mais il savait d’avance ce qui allait se passer: la main du brun le traversa sans le toucher. Il expira un long soupire. « Je ne sais pas comment c’est possible, mais je suis bien mort. » Il ne se tenait devant lui que parce-qu’il le voulait, mais il n’était pas physiquement devant lui. « Je… J’ai entendu parler qu’une malédiction plane sur la ville. Et que certaines personnes reviennent parmi les vivants. » Il releva ses mains devant lui, les faisant tourner sous ses yeux. « En quelques sortes. » Parce-qu’il ne revenait pas à la vie non plus - à quoi bon ?

Ruben finit par baisser la tête. « Je ne voulais pas mourir, tu sais. » Le feu n’était pas de sa faute, mais de celle de son père qui n’avait pas éteint la cheminée avant d’aller se coucher. La paille s’était embrasée et avait vite mis le feu au reste de la maison. « Quand j’ai ouvert les yeux, il était déjà trop tard pour me sauver. »

« Je sais. » Mais s’il est bel et bien mort et qu’il le sait, alors comment Dieu peuvent-ils justement avoir une telle discussion à ce propos ? Comment peut-il se tenir face à lui, si fantomatique et pourtant si… lui ? Lorsqu’il tente de le toucher mais n’y arrive pas, et que sa main passe à travers son visage comme s’il était purement de la fumée, Ambrose souffle doucement. Il s’attendait à ce que tout ne soit qu’un songe, mais la réalisation est douloureuse. Elle est d’autant plus douloureuse qu’il y a cru, pendant une seconde. Maintenant, il doit vivre seul, avec l’absence d’espoir en tous genres.

« Je ne sais pas comment c’est possible, mais je suis bien mort. » Malgré son apparence, Ambrose a l’impression de pouvoir le regarder dans les yeux et d’avoir la plus triste vision qui lui ait jamais été donnée de voir. « Est-ce… tu souffres ? » Est-ce qu’il a souffert, le soir de sa mort ? Est-ce qu’il a senti les flammes l’attaquer, ou est-ce que les fumées ont eu raison de lui avant tout le reste, comme d’autres ont tenté de lui dire pour le rassurer ? « Je… J’ai entendu parler qu’une malédiction plane sur la ville. Et que certaines personnes reviennent parmi les vivants. » -  « On appelle vraiment ça une malédiction ? » Il demande dans un rire. Avoir Ruben face à lui ne pourrait jamais être qualifié de malédiction, et ce même alors que la forme qu’il prend est effectivement bien particulière et loin de tous ceux dont ils ont l’habitude. Mais Ambrose jure qu’il pourrait s’habituer à cette forme aussi, tant qu’il reste à ses côtés. Peut-être même qu’il est devenu immortel, maintenant.

Face à lui, l’homme semble profiter de ses secondes de vie supplémentaires pour se confesser. « Je ne voulais pas mourir, tu sais. » Il sait, oui. Il n’en a jamais douté. Il n’a jamais remis en question sa fureur de vivre. « Quand j’ai ouvert les yeux, il était déjà trop tard pour me sauver. » -  « Je sais. Je sais que t’aurais jamais abandonné, Ruben.  » Il aurait aimé le lui dire en touchant doucement sa joue.  « Je sais que tu m’aurais jamais abandonné. » Il le confesse un ton plus bas. Ça, il n’en était pas certain, mais il voulait le croire.

Il aurait préféré que la main tendue d’Ambrose dans sa direction puisse se poser sur son visage, le toucher et lui redonner un peu de chaleur là où il avait l’impression d’avoir en permanence froid depuis que la mort l’avait cueilli. C’était étrange d’ailleurs, de ne pas ressentir le mouvement de l’air sur lui mais d’avoir toujours cette sensation de froid le saisissant. « Est-ce… tu souffres ? » Lentement, il secoua son visage de gauche à droite, haussant les épaules dans la foulée. « C’est… Pas douloureux non. » Ce n’était pas la façon dont il décrirait les choses. « J’ai juste l’impression d'avoir un vide en moi. » Un manque de quelque-chose - le manque de la vie en l’occurence.

« On appelle vraiment ça une malédiction ? » Ambrose ajouta un rire mais Ruben pinça les lèvres. « C’est comme ça que les gens en ville appellent ça, oui. » Des informations que ses oreilles avaient réussi à glaner ici et là ces derniers jours, il n’était apparemment pas le seul à avoir subir ce genre de tragédie et pour qui les jours se révélaient être quelque peu étranges par la suite.

Si le choix lui avait été laissé, cependant, ce n’était pas sous cette forme là qu’il serait venu ici aujourd’hui. Ruben n’avait jamais eu l’intention de passer l’arme à gauche, il aurait préféré continuer à profiter de la vie. Qui plus était: il n’était pas responsable de la tragédie. « Je sais. Je sais que t’aurais jamais abandonné, Ruben. » S’il avait pu, il aurait fait en sorte de pouvoir profiter de la vie qui lui avait été confiée plus longtemps. Par les temps qui courraient, ce n’était pas chose aisée - ou plus à dire qu’à faire en tous cas. « Je sais que tu m’aurais jamais abandonné. » Les mots d’Ambrose furent prononcés d’un ton bas, bien plus doux - peut-être un brin hésitant ? Ils firent remonter le regard du fantôme vers lui en tous cas. « C’est à toi que je pensais quand je suis mort. Je crois me souvenir. » Bien des détails étaient flous de cet instant là. « J’aurais voulu ne pas t’abandonner, je suis désolé. »

Et peut-être que s’il n’avait pas compris pourquoi il était resté à errer ces derniers jours parmi les vivants, alors qu’il regardait Ambrose dans les yeux il comprit: il lui avait été accordé une chance de dire au revoir. C’était peut-être une malédiction pour la plupart des autres personnes en dehors de leur petite bulle privilégiée mais pour eux, en cet instant, c’était une bénédiction. « Fais attention à toi, les temps qui courent ne sont pas des plus sereins. » Et l’instant d’après, dans un sourire et un regard attristé, Ruben sentit qu’il disparaissait pour de bon cette fois-ci.

Il ne saurait dire si la vision de Ruben lui confère une joie immense ou une peine égale. Les deux à la fois, sans doute. Son cœur ne sait faire la différence entre l’un et l’autre, alors c’est justement entre ces deux états qu’il n’a de cesse d’osciller, lui qui ne peut même pas le toucher comme il le désire pourtant tant. « C’est… Pas douloureux non. J’ai juste l’impression d'avoir un vide en moi. » Ambrose approuve d’une moue, même alors qu’il ne peut pas réellement savoir ce qu’il ressent. Il veut croire qu’il arrive à le comprendre, comme il l’a toujours fait. « C’est comme ça que les gens en ville appellent ça, oui. » - « Ils ne savent pas de quoi ils parlent. » Se contente de dire Ambrose. Ils ne savent pas la chance qu’il a, lui, de pouvoir le voir au moins une dernière fois. Il aurait aimé que ce moment dure pour l’éternité, bien sûr, mais puisqu’il sait que ce ne sera jamais le cas, cela lui permet au moins de le chérir en cet instant présent et à sa juste valeur.

« J’aurais voulu ne pas t’abandonner, je suis désolé. »
« Je sais, je sais. »

Et puisqu’il sait aussi qu’il va repartir d’où il vient, Ambrose ne veut pas que cela se fasse avec le moindre remords: il ne lui en veut pas, et il n’y a aucune raison pour que qui que ce soit lui en veuille. Ruben n’a pas choisi de disparaître ; ni une fois, ni même deux. « Fais attention à toi, les temps qui courent ne sont pas des plus sereins. » Toujours incapable de le prendre dans ses bras, il se sent déjà dépérir. « Je te rejoindrai un jour. » Pas maintenant, pas tout de suite. Son heure n’est pas encore venue, mais quand tel sera le cas, alors il sait déjà qu’il rejoindra de belles personnes dans cet ailleurs qui n’a plus rien de terrifiant pour lui.