Samedi. Archie n’est pas souvent à Lola’s un samedi parce qu’il consacre ses weekends à d’autres projets sur le côté. Le parc n’est pas encore complètement retapé et certains établissements sur le site n’ont pas encore rouvert leurs portes, mais la circulation du côté de l’archipel VIP a repris du service quelques jours plus tôt. Des piscines privées sont accessibles pour ceux qui ont payé leur passe annuelle avant la tempête et les désastres qui ont suivi, ainsi que les ilots privatifs dont l’un a toujours été réservé pour les Kwanteen.

C’est Saddie qui a réussi à convaincre son frère de sortir de chez lui et de son nuage. Elle ne sait rien de ce qu’il se passe dans la tête de son frère mais elle a commenté ses cernes en prétendant qu’il lui suffirait d’un peu d’anti-âge pour les camoufler. Mais, la tristesse, son cœur brisé, il ne se réparera pas avec une couche de crème hydratante. Trop de choses se sont cassées. Les jours sont compliqués. Les nuits encore plus. Les insomnies sont devenues ses voisines et il colle son nez aux écrans pour faire passer le temps. Des chiffres. Des lettres. Des contrats à revisiter, de la paperasse administrative à signer. Derrière son ordinateur, Archie n’a pas le temps à consacrer à la dépression. Elle est pourtant là, à appuyer sur son épaule dès l’instant où il pose ses appareils électroniques sur sa table pour passer à la salle de bains ou à la cuisine pour tenter de mâcher un peu de pain. Ses entrainements de boxe ne durent plus, il se sent épuisé après seulement cinq minutes de cardio. Il voit des étoiles, vomi absolument rien, parce que c’est la seule chose que son estomac arrive à accueillir. Il est maigre, beaucoup trop maigre, et bientôt son corps cherchera à se nourrir de ses muscles. Désormais il ne supporte plus son reflet. Mais il continue à sourire en public et à faire semblant qu’absolument rien n’arrivera à faire s’effondrer le requin. Pour Madi et ses problèmes conjugaux, il fait de son mieux. À Saddie, il a refusé l’accolade en prétendant ne pas s’être mis de déodorant, mais c’était pour lui éviter de sentir la dureté de ses os complètement à découvert sous les deux couches de tissu qu’il porte, pour dissimuler le mal.

Alors c’est tout naturellement qu’il ne retire pas l’un de ses t-shirts lorsqu’il se prépare à rejoindre la piscine. Sandales aux pieds et serviette en main, il attend Saddie dans les couloirs, et elle vient quelques minutes plus tard, resplendissante et toujours aussi bien maquillée malgré l’activité prévue. Elle ne changera jamais. « Tu comptes tomber sur ton prince charmant dans notre piscine privée ? » Qu’il demande sur le ton de la rigolade, feignant, toujours, faire semblant, hypnotiser, détourner les regards. À ses côtés, ils traversent l’établissement, direction l’ilot privatif à leur nom. Ils croisent très peu de personnes, l’activité n’ayant pas encore complètement repris à Lola’s.

@Saddie Kwanteen  @Carmine Sighbury (et  @Madison Kwanteen pour le stalkage )    

« ew…Sérieusement, Archie ? » De passer pour un crasseux devant sa sœur aura été le prix à payer pour qu’elle ne sente pas la sévérité de sa maigreur à travers les deux couches de t-shirt qu’il porte. Archie ne veut pas qu’on s’inquiète pour lui. C’est son rôle de s’inquiéter pour ses sœurs, le contraire ne fonctionnerait pas. C’est pour cette raison qu’il évite toujours les questions qui pointent les problèmes, ainsi que Madison qui semble en savoir un peu trop désormais. Malgré tout, il reste présent pour ses soucis à elle, que ça lui bouffe toute son énergie vitale ou pas. « C’est qu’un oubli, ça arrive à tout le monde ! » Il s’explique donc en haussant les épaules sans se détacher de son impitoyable sourire. L’effet est impeccable parce qu’elle ne se doute de rien. Pas une seule interrogation ne fend l’uniformité de son fond de teint et la suite de la journée peut se développer sans tracas.

Tandis que le duo se dirige vers leur piscine privée, Archie ne peut s’empêcher de ricaner en voyant la manière dont Saddie se trémousse. Elle semble marcher sur un tapis rouge et espérer atteindre son prince charmant à la fin du chemin. La démarche d’Archie, elle, est beaucoup moins sûre. Il lui arrive parfois de devoir baisser les yeux et respirer doucement pour calmer son rythme cardiaque et la nausée qui menace à tout moment de remonter. Son corps est complètement K.O. « Je pars du principe que je peux rencontrer mon prince charmant n’importe où. » Et pourtant elle ne l’a pas encore rencontré ! Il se retiendra de lui rappeler. Il n’est pas d’humeur sarcastique aujourd’hui, il préfère mettre toute son énergie à sa survie. Il rêve déjà de se poser à l’ombre d’un parasol et d’enfin pouvoir fermer les yeux pour calmer les étourdissements. Le couloir autour de lui tangue. Il a presque le mal de mer. « Tes traces de bronzage vont être catastrophiques si tu comptes garder ce t-shirt au bord de la piscine. » Gloussant, il se contente d’acquiescer sans défendre sa position plus que nécessaire. « Tu as probablement raison. » Mais ça ne change absolument rien : il reste habillé, les couches de tissu dissimulant son mal-être, ainsi que la barbe qu’il n’a pas rasée depuis plusieurs jours. Elle camoufle l’angle de sa mâchoire, plus proéminent que d’habitude, ainsi que la pâleur de ses joues. Pour quelqu’un qui ne le connait pas, il paraît tout à fait normal. Ses sandales claquant au sol, il se fait intercepter par un petit cri que projette Saddie en s’arrêtant net à côté de lui. Il se stoppe lui aussi, l’instinct de survie prenant les commandes ; vient-elle de voir un énorme crocodile au milieu du couloir ?! « C’est bien ton associé là-bas ? » Son cœur fait un énième bond dans sa poitrine lorsqu’il suit du regard la direction qu’elle pointe. Elle ne pourrait pas faire erreur sur la personne. Carmine est reconnaissable parmi mille mannequins. Pétrifié, il cesse de respirer en fixant la silhouette du garçon. L’excitation dans la voix de sa sœur, à sa droite, paraît étouffée par un filtre d’anxiété. C’est quand son coude vient le percuter que ses pieds se reposent sur le sol et qu’il reprend conscience de la situation. « Eum… Ouais, j’ai dit ça je crois bien… » Il s’entend bredouiller tandis que Carmine, qui les a remarqués, choisit de marcher en leur direction. Les apparences, toujours. Faire semblant. Archie ne sait pas s’il y arrivera. La cause de son mal-être se dirige droit sur lui – mais n’est-il pas la propre cause de son mal-être ? Il aime encore Carmine. C’est l’actionnaire qui a rompu pour se protéger. C’est ce choix égoïste qui creuse ses joues et l’empêche de manger. Il devra improviser, puiser dans ses dernières ressources. Quelques miettes de pain tout au plus.

« Monsieur Cavendish. » Il annonce de manière formelle en lui adressant un signe de la tête. Sa voix aurait pu casser mais elle a tenu bon. Sans le regarder plus longtemps, il repose ses yeux vitreux sur Saddie pour la désigner avec toute la souplesse dont un cadavre peut faire preuve : « Je ne crois pas que vous avez déjà rencontré ma sœur. » Son sourire n’est pas celui d’un requin. Plutôt celui du poisson prêt à se faire déchiqueter. Quelque chose cloche. L’ancre n’a pas touché le sol. « Voici Saddie. Les affaires coulent dans nos veines : elle est aussi à la tête de sa propre entreprise ! » Parler de sa marque de Skincare devrait l’inspirer. Elle adore parler de ses accomplissements, tout comme Archie. Elle ne se fera pas prier pour prendre la parole à la place de son frère, qui s’est automatiquement reculé d’un pas pour se faire plus petit maintenant que les présentations ont été faites. Il est incapable de chercher les marques de bataille dans le visage de son ex. Il refuse d'être témoin du mal qu'il a semé en lui promettant une vie qu'il lui a aussitôt arraché.

Faites que ça ne dure pas.

« Bien sûr que j’ai raison. » Saddie remportera la couronne aujourd’hui si ça peut épargner Archie d’une conversation en trop. S’il a accepté de venir passer cette journée avec elle, c’était pour l’attrait calme de l’activité prévue. Près de la piscine, le vent dans les cheveux et le soleil qui brunit leur peau, ils pourront contempler le plaisir du silence. Sans surprise, Archie n’a pas réussi à se départir de son téléphone alors il le ramène avec lui dans la poche de son short tandis que leurs corps tracent le chemin jusqu’à l’extérieur de l’établissement. Sans l’appareil électronique, il serait forcé de plonger dans ses pensées et, ça, c’est inconcevable !

Le plan ne tourne pas comme prévu. Au milieu du couloir, un obstacle insurmontable non pas par sa grandeur, mais par son importance auprès des deux Kwanteen. Carmine aussi a sondé leur présence ; il doit avoir un sixième sens, celui dont héritent deux personnes qui ont couché dans le même lit. Il ne lui en veut pas de marcher tout droit vers eux parce qu’il comprend la stratégie. Elle est intelligente. Le mannequin est futé aussi, et il a conscience que de les ignorer serait la pire solution à prendre pour balayer le moindre doute. Alors ils doivent foncer tous les deux, une Saddie qui les accompagne avec des étoiles dans les yeux à la suite de la promesse que lui a faite son frère (par erreur). Gorge nouée et mains moites, Archie doit puiser dans toute son expérience en tant que requin des temps modernes pour cacher son embarras – voire sa peine immensurable. Quand il parle, ni sa voix et ni sont dos ne cassent. Il a gardé sa parure alors que, sous sa peau intouchée, une chair puérile se décompose. Il opte pour le rôle du présentateur alors qu’il introduit les deux fouteurs de trouble avant de mentalement faire un pas en arrière pour les laisser tirer les rênes. Il a confiance en Carmine pour aller en son sens et jouer le jeu, qu’importe les règles. Ils ont autant à perdre. À la fin de cette histoire, il ne devra y avoir qu’une seule victime : Saddie, dont l’appétit d’hommes ne sera pas satisfait. Elle tournera la page comme toutes les autres fois. Ça parle de produits cosmétiques, ça rappelle un débat simplet qui a rallumé le brasier de la fratrie qui aime se tirer les cheveux, et Archie préfère observer l’épaule de sa sœur pour s’ancrer à cette réalité-là, pas à l’autre vêtue d’un veston, atrocement douloureuse. « Vous comptiez profiter du soleil ? » La question destinée aux deux interlocuteurs lui redresse le nez et le sort de sa fragile concentration. Sans plus s’expliquer, il opine du chef et jette un regard étrange à Saddie, comme pour lui implorer de ne pas faire prolonger cet échange. Mais il n’implore pas vraiment, il n’en est pas capable en bon apex prédateur qu’il est, alors son visage est plus stoique qu’il n’aurait voulu. En toute clarté, il n’envoie absolument aucun message à sa sœur, qui n’a rien à lire dans sa gueule aussi neutre que le PH de l’eau pure.    

La bouilloire siffle. La vapeur veut s’échapper, foutre le camp d’ici. Par ses deux pieds plantés dans le sol, Archie réussit de peine et de misère à rester debout. S’il avait accepté cette activité avec Saddie, c’était parce qu’elle ne nécessitait pas d’efforts physiques. Il aurait pu se dorer près de la piscine, bien installé sur sa chaise longue cousinée, s’endormir peut-être à l’ombre d’un palmier récemment relocalisé sur l’ile artificielle. Mais un obstacle de taille lui impose de faire une halte là où tous les muscles de son corps n’arrivent plus à répondre présent, son cerveau compris. La conversation qui se poursuit entre sa sœur et Carmine devient secondaire parce qu’il se concentre sur sa respiration afin de ne pas tomber dans les pommes. Mal de tête, maux d’estomac, la combinaison lui donne envie de se cacher sous les draps de son lit et d’attendre que la tempête passe encore, mais ce dernier est bien loin d’ici. La voix pleine d’assurance et de charme de Saddie réverbère sur les murs pour mieux percuter les tympans engourdis d’Archie. Celle de Carmine, réservée et droite, fait vibrer le sol sous ses pieds. Il veut leur hurler dessus pour qu’ils cessent de jouer cette comédie dans laquelle il se fait moquer. « Même Archie l’a testée ! » Hein, quoi ? De quoi parlent-ils ? Qu’a-t-il testé, qui rend si fier sa sœur ? Leur jetant un regard rapide, il se contente d’acquiescer sans savoir pourquoi. Avec un peu de chance, ce n’était pas à son tour de parler. « Oui, je voulais profiter de la réouverture de la zone VIP du Lola’s et j’ai réussi à entraîner Archie avec moi. » Il la fixe désormais, sans plus accorder le moindre intérêt à Carmine parce qu’il n’a plus la force de faire semblant. Même quand ce dernier répond avec ironie, il reste muet et détaché de la conversation, préférant mourir que de s’impliquer un peu plus dans cet échange des plus dénudant. Puis, la proposition de Saddie lui fait ouvrir les yeux gros comme deux citrons surpris, tandis qu’il se met à secouer la tête à la négative sans même le réaliser. Si Carmine n’avait pas été aussi rapide, il serait intervenu le premier et aurait prétendu qu’un homme comme lui est bien trop occupé pour venir se prélasser au soleil en plein milieu de la semaine. Il s’en charge à sa place et Archie remercie le ciel de lui avoir fait cadeau (empoisonné) d’un amant réservé qui sait ne pas empiéter sur le mauvais territoire. Certains, bourrés d’égo mal placé, auraient certainement cherché à lui faire regretter la rupture abruptement amenée en imposant leur présence à la piscine. « Je vous souhaite une agréable détente en famille. » D’un geste de la tête, il le remercie. Peut-être pour ses bons vœux, peut-être pour avoir choisi de les laisser seuls. Qui saurait le dire ? « Peut-être aurons-nous l'occasion de nous croiser à la soirée de lancement. » Du coin de l’œil, il se met à observer les réactions de sa sœur qui, il l’imagine, est déjà follement tombée en amour. Qui pourrait la blâmer ? Ça durera quelques heures, comme pour tous les autres. S’il avait le cœur à la comédie, il en toucherait un mot et la titillerait à ce sujet. Ils se crieraient dessus encore et encore, comme le font un frère et une sœur qui s’aiment et qui ne peuvent pas le prouver autrement. Mais, dans l’état actuel des choses, il ressent le besoin de clôturer l’affaire et de renoncer d’avance à tout commentaire déroutant. Au bout du couloir, à la porte de sortie qui mène aux passages vers les piscines privées, il lâche un : « Non, je ne crois pas qu’il était réceptif à tes charmes, pas la peine de me poser la question ! » Parce que c’est ce qu’elle allait lui demander, pas vrai ? Forçant un sourire qui lui fait aussi mal aux lèvres qu’à la gorge, il ouvre la porte pour Saddie, comme tout bon gentleman le ferait. « De toute façon, c’est un homme bien trop occupé. Tu as besoin d’un prince qui te traite comme une princesse. Monsieur Cavendish est en voyage d’affaire six mois par an. » La liste de désavantages est toujours plus longue dès l’instant où Archie souhaite préserver son territoire et éviter la catastrophe ! Il pourrait même se mettre à blâmer son odeur, la taille de ses pieds, la longueur de ses cils… Même s’il est tombé amoureux de lui de la pointe de ses orteils à celle de ses mèches.