Durant ses études, Mateo avait appris à analyser une œuvre d'art, à en sélectionner pour compléter des collections et organiser des expos, à offrir à ces morceaux d'histoire les meilleures conditions possibles pour que leur message puisse perpétuer de générations en générations. L'art aborigène n'était de loin pas sa spécialité, et il ne s'était jusqu'ici que peu intéressé à ses principes et théories. Il était plutôt du genre classique ou moderne, parce que c'est ce que son père lui avait légué et parce que c'était ce qu'on attendait de lui ; ce qui lui garantirait un poste. C'est après avoir obtenu son diplôme qu'il s'était mis à regretter quelque peu ce choix de ne pas s'intéresser de plus près à la culture d'origine de ce pays qui avait accueilli sa famille. Ce n'était ni sa propre culture ni ses origines, mais sa curiosité était piquée et le festival qui venait d'ouvrir en ville était l'endroit parfait pour essayer de palier à ces remords. Alors il n'avait pas hésité une seconde avant de se décider a y aller, d'autant qu'il ne manquait jamais une occasion de se faire du réseau professionnel et que ce genre d'évènements grouillaient d'artistes et de conservateurs. Il avait passé un temps fou à visiter les lieux, s'imprégnant de l'ambiance et observant les différents ateliers proposés. Mais évidemment, il ne s'était attardé que sur l'exposition. Il avait lu tous les encarts explicatifs, avait essayé de donner à chaque peinture ou sculpture assez d'attention pour en saisir l'essence. Et alors qu'il observait une peinture ancienne, d'un style schématique et aux couleurs vibrantes, il avait froncé les sourcils. Il était bien placé pour savoir que l'art n'avait aucune règle ou frontière, mais il n'arrivait pas à comprendre et apprécier ce bout d'histoire là. Il s'était mis à reculer, comme si ça pourrait l'aider à voir quelque chose d'autre au milieu de ces formes géométriques, et fut arrêté dans sa course par une collision avec un autre être humain. « Merde, pardon. Ça va ? » Il s'était retourné pour s'assurer de n'avoir causé aucun mal à la personne qui avait fait les frais de sa maladroitesse. « J'essayais de comprendre cette peinture et j'ai cru que reculer un peu serait une bonne idée. J'ai oublié que j'étais pas seul ici. »

Mateo n'avait aucun problème à aborder des inconnus et à faire des rencontres lorsqu'il en avait envie, mais il n'était pas du genre à foncer dans les gens de cette façon d'habitude. Et à voir la jeune femme boîter après leur collision, il s'était inquiété d'avoir pu la blesser. Heureusement pour lui elle ne semblait pas lui tenir rigueur de l'incident, s'avançant même en incluant sa propre part de responsabilité dans l'affaire. « J'étais trop intriguée par ces motifs pour regarder autour de moi » Il lançait un regard en direction de la vitrine qu'elle devait être en train d'observer juste avant. « Au moins on est deux à être maladroits. » Qu'il lançait en riant pour dédramatiser la situation maintenant qu'il était certain qu'elle allait bien et qu'elle ne lui en voulait pas du choc. « Je n'ai pas encore eu le temps de regarder les peintures » Il jetait un œil autour de lui et répondait du tac-o-tac. « Elles valent le coup. » Il avait beau ne pas saisir toutes les subtilités de l'art aborigène, passer du temps à observer ces œuvres et ces objets lui donnait la sensation de pouvoir voyager dans le temps. Il ignorait si ces peintures avaient réellement un message à transmettre ou si elles existaient simplement dans le but d'être jolies à regarder, mais qu'importe. « J'aime beaucoup l'utilisation des couleurs. J'ai l'impression de voir un peu les palettes que je peux faire quand je commence un projet et que j'essaye de voir ce qui peut s'accorder. » Évidemment les propos de la jeune femme intéressaient Mateo ; déformation professionnelle sans doute. Si elle était dans le domaine artistique, leur rencontre n'était peut-être pas un hasard et il se ferait un plaisir d'échanger avec quelqu'un qui s'y connaissait un peu. « Quel genre de projets, si c'est pas indiscret ? » Il n'avait pas spécialement prévu de socialiser aujourd'hui, mais sa curiosité était piquée à présent.

« Votre regard est plus attiré par les peintures que par l'artisanat ? » S'il avait voulu la séduire la perche aurait été tendue, mais l'intérêt de Mateo était piqué plus par l'échange qu'ils pourraient avoir que par une attirance physique. « Déformation professionnelle. Je travaille en galerie d'art, et plus avec des toiles qu'avec des sculptures ou d'autres objets. » Ces derniers avaient beau représenter un intérêt historique majeur et être très intéressants, ils n'en restaient pas moins, pour la majorité d'entre eux, trop tangibles et sans arrière sens caché. Il n'y avait pas souvent de message à tirer d'eux puisqu'ils avaient une utilité réelle avant d'être devenus des oeuvres d'art au fil du temps. Les peintures, elles, avaient pour seul but d'être belles, d'émouvoir, de faire passer des messages : elles étaient plus complexes et de ce fait bien plus attirantes aux yeux de Mateo. « Et je suis architecte. Autant en conception de bâtiments qu'en décoration d'intérieur, et c'est plus en décoration que je m'appuie sur une palette, choisie avec mes clients » Voilà d'où elle tenait sa sensibilité à l'art de son côté. « On ne travaille pas tous comme ça, mais j'aime bien avoir ma palette dans une fenêtre de l'ordi, histoire de pouvoir m'y référer quand j'ai un doute ou que je ne sais plus vers quoi aller. Les miennes sont plus détaillées, mais je travaille avec des logiciels informatiques, et pas les rares pigments qu'on peut trouver dans la nature et utiliser pour peindre ! » La réflexion le fit sourire parce que c'est exactement ce qui fascinait Mateo dans les arts anciens : cette capacité à créer alors qu'il était difficile de trouver les matériaux pour le faire. Aujourd'hui, les choses étaient bien différentes. « Oh, je vois. On dirait bien qu'on a tous les deux notre travail qui nous reste toujours dans un coin de la tête. » Qu'il s'amusait à commenter. « Je me demande ce qu'ils ont utilisé pour créer ce bleu, il est particulièrement éclatant ! » Une nouvelle fois, la réflexion de la brune fit sourire le jeune homme. « C'est encore plus impressionnant quand on sait que les pigments bleus sont les plus rares dans la nature. » Il ne pouvait pas avoir ce genre de conversation avec grand monde, habituellement, en dehors de ses heures de travail. Certains dans son entourage auraient même pu le juger condescendant d'avoir partagé une information du genre - parce qu'avoir des connaissances n'était pas un critère de choix pour une bonne partie de ses relations. « Je m'appelle Mateo, au fait. » Qu'il lançait, espérant qu'elle se présente à son tour ou les choses risquaient de devenir gênantes.

« On a donc tous les deux des métiers liés à l'art, même si c'est d'une manière très différente. Et ça influe tellement sur la manière dont on lit ces peintures. » Comparé à son propre métier, Mateo avait plus de mal à associer celui de la jeune femme au domaine artistique. Comme certains diraient que son métier à lui n'était pas réellement du domaine artistique, puisqu'il ne produisait rien lui même. Mais il avait assez de jugeotte et l'esprit assez ouvert pour comprendre la fibre artistique et la sensibilité qui était nécessaire pour exercer dans l'architecture. Surtout aujourd'hui, dans un monde où tout devait être réfléchi pour être aussi esthétique que pratique. « J'avoue que je ne connais pas assez la flore et les minéraux locaux pour savoir ce qui a pu produire ce joli bleu. Mais en Amérique, les mayas, et les autres peuples méso-américains, en mettaient sur leur temple, et il s'est bien conservé jusqu'à aujourd'hui. En utilisant des indigotiers et en mêlant leur indigo à de l'argile, apparemment. » Il opina du chef, intéressé par l'information. Puis, il reprit en désignant une peinture du doigt. « Ici, en réalité, ce n'est pas vraiment du bleu qui a été utilisé. Ce genre de pigments étant rares, la majorité du temps c'était du gris-bleuté qui était choisi. C'est le contraste avec le rouge vive qui rend la couleur si intense. La magie de la colorimétrie. » C'est ce qu'il avait pu lire dans un bouquin qu'il avait dû emprunter à la fac. En art comme dans la vie, les choses n'étaient pas toujours ce qu'elles semblaient être. « Vous êtes américaine ? » Pour connaître plus de choses sur le continent Américain que sur les terres d'où elle vivait, il devait bien y avoir une raison. « Oh, je m'appelle Noor. Enchantée, Mateo » Il lui répondait d'un sourire sincère. « Et du coup, vous visitez souvent ce genre d'expos ? » Qu'il demandait, se montrant curieux sur les habitudes de Noor.

« Je suis Mexicaine, oui » Mateo avait serré les dents, regrettant d'avoir fait un tel raccourci. « Oh pardon, j'aurais dû m'en douter, j'avais cru déceler un léger accent similaire au mien. Je suis d'origine espagnole. » Qu'il s'était empressé de préciser, comme si leurs origines hispaniques en commun étaient assez importantes pour être soulignées. En attendant, ce point commun était dérisoire et bien moins intéressant à exploiter en discussion que leur passion commune pour les œuvres qui les entouraient. « J'allais souvent voir des expositions avant, mais j'en avais pas fait depuis mon arrivée en Australie. C'est dommage, parce que cette collection a l'air immense, et très intéressante. Et ça me donne envie de découvrir les pièces permanentes du musée. » A ça il ne pouvait qu'acquiescer. « Pour le coup je ne connaissait pas cette collection, mais c'est vrai qu'elle à l'air intéressante. » C'est bien pour ça qu'il était venu au départ, sans ça il ne se serait pas penché dessus. Quoi que son attrait était plutôt facilement piqué lorsqu'il s'agissait d'art. « C'est que à Los Angeles, là où je vivais avant, j'avais certains amis qui aimaient aussi aller au musée, mais c'est pas le cas ici. Enfin, j'ai des amis, mais qui préfèrent d'autres types de sortie. Et j'aime bien aller au musée accompagnée. » Il avait hoché la tête à nouveau, rebondissant rapidement sur cette dernière remarque. « Je peux comprendre, c'est toujours mieux de pouvoir parler de nos découvertes. » Certains préféraient largement visiter ce genre d'endroits en solitaire pour avoir tout le loisir de flâner des heures au milieu des peintures et des sculptures sans avoir à socialiser, d'autres, comme lui, étaient plutôt du genre à préférer un peu de compagnie. « Si jamais tu te décides à faire un tour au QAGOMA, j'y travaille, dans la partie dédiée à l'art moderne. Je traîne assez souvent dans la galerie alors je pourrais te faire visiter, si jamais. La collection vaut vraiment le coup d'oeil aussi. » Peut-être ne se recroiseraient-ils jamais ou peut-être finirait elle par y faire un tour, auquel cas il se ferait un plaisir de lui présenter les oeuvres qui occupaient ses journées. Mateo ne se lassait jamais de son sujet de conversation préféré, surtout lorsqu'il avait la chance de tomber sur quelqu'un qui s'y connaissait un peu.