Tout s’était passé tellement vite. Dès le début de la partie, Archie avait senti quelque chose dans l’air. Ce n’était ni une odeur, ni une sensation qu’il pouvait palper de son épiderme. C’était un mauvais présage, une impression complètement infondée mais qui faisait tellement de sens dans l’esprit pourtant cartésien de l’actionnaire : quelque chose allait mal tourner. Et voilà que la chose, aussi prédictible soit-elle, se produisait juste sous ses yeux. Le craquement de l’os avait retenti dans le terrain et avait fait trembler chaque brin d’herbe synthétique.

C’est d’abord de la colère qui a submergé le corps d’Archie, couvert de saleté et de sueur. Il avait bien joué (selon ses standards), mais la partie n’aurait jamais pu tourner en la faveur de ses coéquipiers puisque l’autre équipe comptait un professionnel. Rhett Hartfield, qui venait de se jeter à toute vitesse sur l’amateur qu’était Carmine, mettant tout son poids sur son bras, retourné sur lui-même, aplati, enlaidi, et voilà qu’une mare de sang rouge se formait sur le vert. Il a envie de sauter sur cette tête de con qui semble pour le moins du monde affecté par cette blessure qu’il vient de causer ; comme si ça faisait partie de sa routine, de voler l’usage des bras de ceux qui ont signé pour une partie de rugby amicale. Mais Archie se retient de justesse, lui qui a appris à contenir sa fureur dans ses poings fermés et à frapper dans les objets plutôt que dans les dents. Ça ne l’empêche pas de jeter un regard noir et acide sur Rhett quand il déserte pour laisser place au personnel s’engloutissant autour de Carmine. Archie n’a pas encore découvert l’ampleur des dégâts, mais les plaintes de sa majesté lui permettent de collectionner quelques indices. Ça ne va pas laisser qu’une ecchymose.

Il ne se précipite pas contrairement aux autres joueurs. Il reste en retrait, s’inquiétant pour son amant dans l’intimité du coin du terrain. Personne ne le regarde. Il y a un meilleur spectacle qui se produit ailleurs. Carmine a volé la vedette comme il sait si bien le faire. Ça permet à Archie de retrouver ses esprits, de s’arracher les cheveux et de peser le pour et le contre. Il a envie de pousser tout le monde est de devenir le super héros de l’anglais. Mais ce serait de montrer son affection en public. Hors de question. Pas même un os cassé ne le sortira de son cadre. S’hydratant avec une eau qui a un gout quasi acide, il laisse le spectacle se dérouler ainsi que l’attrait de la nouveauté se calmer, et seulement quand Carmine se fait emporter dans la tente des premiers secours, il se remue. Personne n’a le droit de le suivre jusque-là. Chaque curieux se fait intercepter par le personnel soignant. Mais Archie a une bonne excuse quand il vient à leur hauteur pour leur vendre une connerie : « Je suis son coach. » Il lui suffit de formuler cette excuse pour qu’on se pousse de son chemin et qu’on lui ouvre même la fente de la tente. Le cœur retourné dans sa poitrine, il suit le son des gémissements et du discours incompréhensible que gesticule Carmine dans sa souffrance et quand il voit enfin l’os saillant de la chair trempée et humide, il doit ravaler sa bile. Le choc passé, il peut s’avancer à une distance raisonnable et entrer dans le champ de vision du blessé. Personne ne touche à son bras : on a donné l’ordre de ne pas lui imposer de mouvements inutiles en attendant l’ambulance. Une seringue jetée à la poubelle confirme les doutes d’Archie : de la drogue a été injectée dans les veines de Carmine.

« Hé. Calme-toi, tu gaspilles ton énergie. » Il murmure pour que seulement lui l’entende. Il s’efforce de ne pas fixer la blessure, mais elle est si impressionnante que l’exercice est quasi impossible. Carmine est littéralement passé au boucher. Son bras se confondrait avec toutes les pièces de viande du comptoir. « Ils ont dit que l’ambulance était déjà en route. Elle ne devrait pas tarder. Ne… » Il grimace, ayant reposé ses yeux sur l’os par mégarde. C'est un aimant à regards, ce truc ! « Eum. Ne regarde pas, okay ? Fixe le plafond de la tente. » Ce plafond partiellement caché par le visage d’Archie, qui s’exerce à rester impassible malgré tout. Dans sa tête tournent des paroles qu'il s'empêche de prononcer. Hartfield a fait exprès. Il devra payer. D'abord la colère, bientôt la préoccupation. 

Oh bah dis donc, quel accueil ! Les yeux de carmine qui pétillent d’une candeur tout à fait amplifiée par la prise d’analgésiques. Son simili sourire qui tangue entre le malaise, la nausée et le véritable bonheur de voir son coach (amant) débarquer sous la tente. Archie rirait presque de le voir ainsi léger s’il n’était pas terrifié par la vue sanglante du bras replié dans un angle on-ne-peut moins naturel. C’est nouveau, de voir le mannequin perdre ses manières alors que son ADN a été rodée dans la rigueur. Il aurait tant envie d’en profiter, de le faire chanter, danser, de chercher l’adolescent en lui – celui qui n’a jamais pu voir le jour, mais ce ne sera jamais le moment. Ce que le blessé lui offre-là est une brèche dans la vie du garçon que Cavendish ne pourra jamais devenir. Il doit déjà y avoir des journaux qui commentent le manque de tact dont il a fait preuve quand l’os a cassé et que son propriétaire a beuglé comme un animal. Archie imagine facilement les titres de ses articles, certains compétents et d’autres qui optent pour l’humour. Transformer le drame en potins. Ça, c’est certain, la page Facebook d’Archie sera remplie de post putaclics dégoulinants d’hyperboles, et plusieurs adultes un peu cons commenteront des blagues très connes. Mais pourquoi pense-t-il déjà à ce futur-là ? Il doit se concentrer sur Carmine et lui apporter le soutien dont il a besoin pour survivre à cette épreuve, bien qu’il ne sache pas jouer le rôle bienveillant. L’homme n’est pas l’une de ses sœurs. Il n’a pas le droit de replacer ses cheveux derrière ses oreilles ou de poser un baiser sur son front pour qu’il se calme. Il y a encore des yeux couverts de croix rouges qui les guettent pour s’assurer que l’état de l’écorché ne s’aggrave pas.

« Ça manque de bougies, ici. » L’actionnaire doit retenir la mauvaise critique, se rappeler que Carmine perd le contrôle de sa langue parce que son cerveau flotte à quelques hectares d’ici. Il se contente d’un regard autour d’eux, pour s’assurer que personne ne les entend, puis d’un gloussement. Il renchérit en murmurant et en gardant un air sévère pour ne laisser personne déduire ses paroles par l’observation de son visage. « On n’est plus au spa. » Seulement une personne sourde aurait assez de pratique et d’expérience pour lire sur ses lèvres. « Mais si ça peut t’aider de le penser, je ne t’en empêcherai pas. » Il se râcle la gorge et passe frénétiquement ses mains sur ses shorts pour essuyer la sueur et la saleté. Sans cesse, il cherche à attraper le regard du personnel soignant pour avoir des nouvelles, des directives.  

« Tu ne resteras pas à l’hôpital longtemps. Tu seras traité à domicile et tu n’auras pas le temps de perdre ton hâle. » Il expire longuement et repose ses perles bleues dans celles de Carmine, étourdies, humides et rougies de sel. Essaye-t-il de rassurer son amant ou de se rassurer, lui-même, parce qu’il déteste les hôpitaux ? « Et je te jure... On aurait pu les avoir. » Ils n'avaient pas mal joué. Pour une équipe d'amateurs contre celle leadée par un professionnel, ils s'en étaient tiré très bien.          

Il hésite entre coudre les lèvres de Carmine ensemble ou éclater de rire. Bien que la colère de l’injustice ait alimenté Archie dans les dernières minutes, désormais il trouve un certain plaisir coupable à voir la tête de Carmine bourrée de drogues. Ça ne lui ressemble tellement pas, de se lamenter de la sorte (du moins, Archie n’avait jamais vu cette part de lui pourtant naturelle…) alors il apprécie le divertissement, c’est certain. Il lui fait même presque oublier la blessure luisante de sang juste sous son nez, tandis qu’il écarquille les yeux au moment où le mannequin lui demande pourquoi il ne l’embrasse pas. Il jette un nouveau regard aux aides-soignants qui parsèment la tente à des endroits stratégiques et il se râcle fortement la gorge en se décollant un peu de Carmine sans pour autant quitter ses côtés. C’est d’un marmonnement entre ses dents qu’il lui soumet un ordre un peu trop aigu, presque chantant : « Tu dis n’importe quoi, fais gaffe à ta langue. » Des yeux d'infirmier se posent sur lui et pour rassurer le curieux, il lui adresse un thumbs up et un large sourire avant de se frotter les cuisses avec nervosité. Tout va bien, ici, qu’il s’entend dire à voix haute.

« I'm so cold. » Il s’apprête déjà à chercher de quoi le couvrir, mais la prochaine réplique dégoulinante de miel le stoppe dans son élan et le fait grimacer. De quel genre d’amour a-t-il vraiment besoin, au fait ? Le sincère qui se partage la main dans la main et au gré d’un sourire ? Cette idée le déstabilise, lui qui fait tout en son pouvoir pour garder la relation clandestine légère et sans contraintes. Quel comble ce serait de tomber amoureux ! Le jour où ça arrivera, il se jettera devant un train pour se punir, il faut le croire ! « You want me to call your cousin, is that it ? » Bah oui, quoi, ce cousin constitue sa famille à Brisbane et s’il cherche de l’amour, il n’y a rien de mieux que celui que rend une famille. « Do you know if he’s in the crowd somewhere ? Maybe we could get him to come. » Il propose sur un ton pressé, ayant déjà commencé les démarches en décollant ses fesses de son siège pour partir à la recherche de l’amour dont Carmine a visiblement besoin. Parce que, lui, il ne pourra pas satisfaire cette partie-là de sa vie – haha la bonne blague.      

L’opposition devant laquelle Archie fait face le prend par surprise, mais il ne s’en vexe guère : Connor ne les accompagnera donc pas sous cette tente où se joue la plus farfelue des comédies. « I'm fine. It's ok. » Lèvres pincées, il se laisse aller à l’exploration du visage si certain du propriétaire au bras cassé. Les deux mondes qu’il détaille dans sa vision sont incompatible : en haut, rehaussé d’un sourire assuré, le paradis où même les apparences se font tromper. En bas, représenté par deux os saillants, de la chair battante et de l’hémoglobine, un enfer où une bataille fait rage. « Fine. » Que se contente de rétorquer Archie en détournant son nez de la toile où le paysage paradoxal est peint, tandis qu’une nouvelle vague d’aides-soignants pénètre le campement de fortune. Cela va sans dire, le coach n’a plus sa place aux côtés du joueur blessé, et il doit la céder à ceux dont le métier est de sauver des vies. Sans lâcher Carmine des yeux, il ne sait toujours pas sur quel pied danser. De le voir s’affoler ainsi devant les personnes qui l’aideront le déconcerte mais, d’une autre manière, il arrive à visualiser l’état dans lequel sa majesté se trouve, shooté jusqu’à l’os, le sens du jugement tout à fait endommagé par la prise de médicaments engourdissant. « Que faites-vous ? » Archie a croisé ses bras sur sa poitrine, par-dessus son t-shirt sale de boue, et la prise qu’il fait autour de son menton trahit l’inquiétude qui monte en flèche dans son estomac. Il est une maman chatte qui entend ses chatons miauler. D’instinct, il a envie de pousser ceux qui entrent dans la bulle de Carmine sans avoir son accord, mais la rationalité garde toujours le dessus sur son esprit cartésien. Ils vont l’aider. Ils sont là pour aider.

Pourquoi s’inquiète-t-il autant ?

« ARCHIE ! » Dernier miaulement paniqué du chaton, qui attire toute l’attention de l’intéressé. Alors que le staff commence à déplacer le brancard pour l’emporter à l’ambulance, Archie doit se faire violence pour résister au besoin d’y sauter avec lui. Les apparences gagneront une autre fois – et puis, de toute façon, une fois que Carmine sera assez lucide, il se rendra bien compte que la présence de son coach est inutile, pas vrai ? « Don’t worry. They’re gonna help you, they are the good guys. » Les gentils dans cette histoire mélodramatique qui place le personnage de Carmine en son centre. « I’m gonna see you soon. » Il ne sait pas quoi dire de mieux. Pour rassurer, Archie n’a jamais eu les mots. Le regard qu’il jette à Carmine, entre les épaules de deux ambulanciers, est le tout dernier qu’il peut lui partager. Une fois la tente vidée, le silence qui s’y loge paraît fort bruyant.