Les fuites ne sont pas rares de la part des nouveaux morts. Ils prennent peur, ils paniquent. Ils ne comprennent pas ce dont il est question et, s’ils ont le malheur d’entendre ou de voir la date effective de leur mort, alors ils ne savent plus comment gérer les émotions qui les submergent aussitôt. Ne sont pas rares non plus ceux qui tombent à genou face à lui tout en pensant qu’il a le pouvoir de changer leur destin, pour ne pas dire de tout simplement les faire revenir à la vie. Mais il n’est rien, Rhett. Il n’est personne non plus, surtout pas alors qu’il a connu le même processus il y a des années de ça. Aujourd’hui, il est chargé de guider les nouvelles âmes à travers le royaume des morts. Un travail de longue haleine qui, depuis les guerres humaines incessantes, ne lui laisse pas le moindre repos. Heureusement que les mots n’en ont plus besoin. « Je vais t’aider. » Il l’annonce déjà, rassurant. Il va réellement l’aider, puisque tel est son nouveau travail dans l’au-delà ; ou l’en-dessous, selon ce qu’ils veulent entendre.

« Mais j’ai besoin que tu me précises ta religion avant. » La question étonne toujours les nouveaux-morts mais elle est une étape nécessaire. La première, à vrai dire. La pierre fondatrice de tout le reste. Au loin, un hurlement fend l’air et lui retourne l’estomac. Même après toutes ces années, il n’a pas réussi à s’y habituer d’une quelconque manière. L’homme vient de mourir une seconde fois. « Il était bouddhiste. » Et par conséquent, ses proches ont brûlé son corps sans savoir qu’il allait continuer à ressentir les sensations de son enveloppe terrestre, même après sa mort. Sous leurs yeux ou presque, il vient de mourir brûlé et Rhett cherche à savoir s’il en sera de même avec l’homme face à lui: si oui, lui tendre la main s’avère déjà être une perte de temps.

Il n’a jamais été capable d’anticiper la réponse des personnes face à lui durant tous ces siècles écoulés, mais il connaît par coeur ce « Quoi ? » qui lui est toujours demandé tant aucun d’eux ne s’attend à avoir une réponse de la sorte ; parfois même à une réponse, tout court. Néanmoins, pris de court et plus perdus que jamais, ils finissent toujours par lui répondre. « Catholique, je suis catholique. » - « Tant mieux. » Il n’est personne pour juger la foi et l’idée ne lui vient même pas à l’esprit, mais il est toujours soulagé quand on lui répond quelque chose du genre: le pauvre homme face à lui ne mourra pas une seconde fois dans d’atroces souffrances.

Après la phase d’incompréhension totale, vient la phase des questions. Elle est longue, elle est redondante, et elle n’est certainement pas la partie préférée d’un Garrett qui aurait aimé qu’ils soient dotés d’androïdes capables de réciter leur discours, ici, dans l’au-delà. « Je ne comprends pas, que se passe-t-il ? Il était écrit… ils ont écrit… » Règle numéro un: tout le monde ment. Peu importe ce qui a pu lui être dit dans sa vie ou dans sa mort, ce n’est jamais à prendre pour argent comptant. « On va te guider. » Garrett, tout le monde. Ils ont l’habitude, ils sont tous passés par là. Tout se passera bien, à n’en pas douter. « Mais pour ça il va falloir que tu retrouves ton calme et que tu me dises quels sont tes derniers souvenirs. » Son regard cherche le sien, tant pour que l’inconnu y trouve un point d’ancrage que pour tenter d’obtenir quelque chose de lui qui ne se résume pas à une peur panique de la mort - ce qui fait du sens, certes, mais cela n’est pas le problème de Garrett. « Commence par me donner un prénom. Moi c’est Garrett. » Il montre l’exemple, comme si l’inconnu avait pu avoir oublié comment se présenter - sait-on jamais, la mort rend parfois aussi fou que stupide. « Hey, le pire est derrière toi maintenant, ok ? » Il rajoute pour le rassurer, sans pour autant préciser que les plus belles parties de son existence sont aussi derrière lui: ici, chez les mots, il ne ressentira plus jamais rien, pas même le positif.

L’inconnu se présente malgré les sentiments qui prennent le pas sur toute raison possible. « Eli. Elijah. » Il hoche la tête, assimilant l’information sans chercher à l’interroger davantage. Par sur ses informations personnelles, du moins, parce qu’en ce qui concerne le reste Garrett a un travail à remplir et des réponses à donner à ses supérieurs. Passer de vie à trépas n’est pas une simple manœuvre, bien au contraire, et il a besoin qu’Elijah lui explique davantage les causes de sa mort. « Un homme. Il a un couteau. Il rit. » Garrett grimace. Un meurtre, alors. « Tu pourrais le décrire ? » - « Il m’est impossible de reconnaître son visage. » Leurs mots s’entrecroisent. Merde. Sa grimace laisse place à une autre, de moins en moins portée par l’espoir. Il ne lui fait pas part de bonnes nouvelles.

« Je suis mort ? Je suis mort n’est-ce pas ? Toi aussi tu es mort ? »

Il s’accroche toujours plus fort à son bras au fur et à mesure qu’il explore les différentes questions, faisant face au silence de Garrett face à lui. Il a vu passer trop de nouveaux morts pour encore être capable d’empathie à leur égard. Il n’aimerais pas être à leur place, oui, mais il n’a plus la patience de vouloir épancher chacune de leurs larmes. Elles sont toujours trop nombreuses, toujours trop semblables aussi. « On va devoir faire descendre que tu as été assassiné. » Là où ils sont, l’information ne peut décemment pas remonter: elle descend en direction du monde des mortels, où leurs contacts parmi les vivants devront prendre en charge la suite des opérations. « Quand tu seras calmé, tu devras réfléchir à l’identité de la personne pour aider l’enquête. » Ce n’est pas parce qu’il est mort que justice ne peut pas être rendue. Ils s’assurent que ce n’est pas le cas. « Mais oui, tu es mort. Et tous ceux que tu croiseras le sont aussi. » Garrett. Tous les autres aussi. Sans aucune sorte d’exception. Ils n’ont pas tous été tués, mais la finalité reste la même pour chacun d’eux. « On t’expliquera comment fonctionnent les choses ici. Tu travailleras sur l’enquête de ta mort. Ensuite, tu feras ce que tu préfères en guise de métier. » Peut-être qu’il sera une des premières personnes à aider les morts dans leur arrivée dans ce nouveau monde, comme Rhett. Peut-être qu’il choisira quelque chose de bien différent: cela ne lui importe pas beaucoup, à vrai dire. « Sèche tes larmes, elles ne te seront plus d’aucune utilité ici. » Il comprendra bien vite que les sentiments ne sont plus utiles, eux non plus. Il n’y a plus de sentiments, il n’y a plus de ressentis non plus. C’est comme s’ils se contentaient d’exister, sans plus aucun but dans la vie. Justement parce qu’il n’y a plus aucune vie, ici.

« ça fait beaucoup d’informations. » Ce sont autant d’informations que les morts doivent assimiler depuis la nuit des temps mais oui, Garrett le comprend: lui aussi, lors de ses premières minutes dans ce nouveau monde, a largement été déstabilisé par la masse de nouveautés à assimiler. Non seulement ils passaient de vie à trépas, mais aussi on attend d’eux de tout comprendre d’emblée et de penser qu’il n’y a rien de plus logique, rien de plus normal. Comme si la mort n’était que la continuité de la vie et qu’ils n’avaient pas le droit d’en faire des tonnes ; aujourd’hui, Garrett a parfaitement assimilé cette idée et il la partage à son tour avec ceux qu’il accueille à la porte du paradis. « Tu t’y habitueras. » Ils finissent tous par s’y habituer. Avec un peu de temps, ça finira par arriver. Il n’a rien de différent des milliards d’autres morts avant lui.

« Ok je suis mort. »

Il le réalise verbalement pour la première fois et Garrett lui laisse le temps de digérer la nouvelle. Ce n’est jamais une bonne chose, et dans la mesure où une autre personne lui a retiré sa vie avant l’heure, ça l’est bien moins encore. « Du coup… tu disais faire descendre l’info… On est…? » - . « On est morts. Pas de paradis ni d’enfer. » Surprise. Il est désolé pour ce que sa religion a pu lui dire pendant toute sa vie mais ce n’était qu’un beau mensonge que la réalité vient frapper de plein fouet. « Et toi, t’es mort comment, ça fait longtemps ? » - . « Quelle année il est, chez les vivants ? » Le temps s’écoule différemment pour eux et il craint que ce qu’il ne considère pas être comme “longtemps” puisse être vu différemment du point de vue d’Elijah, qui a vécu d’une façon bien différente les dernières années écoulées. . « La Grande Guerre venait de débuter. » Mais il a cru comprendre qu’il y a eu une Seconde Guerre mondiale, ce qui est déjà un premier indice quant au temps écoulé. Et quand bien même ; peu importe. Il n’y peut rien, il n’a pas le choix non plus. Sa vie est ici, il a vu ses proches le rejoindre il y a bien longtemps de ça. « Je peux pas voir le monde normal ? Dire au revoir, rien ? » Il connait sans doute déjà la réponse mais il n’est pas le premier à la poser pour autant. Tous avant lui ont déjà essayé. « Tu retrouveras tes proches quand ils te rejoindront. » Avant ça, le contact avec les mortels leur est formellement interdit et tous ceux ayant transgressé la règle les ont mis dans une merde noire. « C’est pas si pire qu’il n’y paraît. » qu’il tente enfin de le rassurer en esquissant un sourire. Tout ira bien un jour.