@Kendall Harding

Le festival bat son plein et Charlie observe les environs avec des étoiles dans les yeux. Elle a l’impression d’être à sa place, tout en nourrissant l’impression d’être une voleuse opportuniste. Tout est paradoxe, tout est étrange, et le fait de s’y rendre avec avec Kendall n’est qu’un ajout de plus à la longue liste - même si elle tient à préciser qu’ils s’y sont seulement croisés et que tout découle d’un simple hasard. Lui aussi, elle l’observe parfois avec des étoiles plein les yeux, sans pour autant savoir s’il s’agit d’une bonne idée ou même si elle en a le droit - disons plutôt qu’elle sait que ce n’est pas une bonne idée mais qu’elle ne sait surtout pas s’en empêcher. « Ça me rappelle les discussions avec ma mère. » L’effervescence autour d’eux, le multiculturalisme ; tout ce qui touche à la culture aborigène et à toute leur variété. Charlie a encore beaucoup à apprendre, notamment parce qu’elle a longtemps été une adolescente refusant d’épouser l’héritage d’une mère d’adoption qu’elle jugeait clairement démodé. L’adulte qu’elle est devenue regrette d’avoir perdu autant de temps ; autant que l’adulte qu’elle est aujourd’hui se demande comment elle en est venue à vouloir rattraper ce temps perdu non seulement au sujet de son héritage, mais aussi de toutes les occasions manquées que représente Ken.

« Tu peux me le dire, maintenant, si elle t’a un jour pris à part pour te montrer son fameux album photo. » Elle pose la question dans un sourire radieux et sincèrement amusé: sa mère a un sacré caractère dont elle tient elle-même le sien, alors elle ne serait pas le moins du monde étonnée qu’elle ait profité de quelques secondes avec son petit-ami de l’époque pour lui montrer tout ce qui importe à ses yeux. A l’époque déjà, sa mère pensait qu’il serait celui qu’elle finirait par épouser et qu’il serait celui qu’elle appelerait papa auprès de ses - nombreux - petits-enfants. Elle l’idôlatrait au point où Charlie n’a jamais osé lui parler des nombreuses fois où ils ont rompu et qu’elle a mis de longues semaines avant de lui avouer la dernière fois où ils ont rompu, quand elle a fini par comprendre qu’elle serait définitive. « Je me rends compte maintenant à quel point c’est important pour elle. » D’une voix plus basse, calme et posée, elle l’avoue avec un fin sourire. Elle est une adulte qui comprend différemment les sujets de discussion qu’elle a pu avoir avant. « On se rend toujours compte trop tard que nos parents sont pas si pires que ça. » Qu’ils ont beaucoup à apporter et que, tôt ou tard, les enfants qu’ils sont se rendront compte qu’ils ont perdu beaucoup trop de temps à se disputer avec eux et chercher à les contredire sur tous les sujets qu’ils soient. Charlie a définitivement atteint cet âge. « Dis moi que je suis pas la seule vieille conne à le penser. » Elle étire un brin son sourire, même si son rire n’est pas réellement au rendez-vous. La nostalgie prend bien trop le dessus.

Si on lui avait dit qu’il se retrouverait là, dans les différentes allées du festival célébrant la culture aborigène avec Charlie aujourd'hui, Kendall n’y aurait pas cru. S’il s’y est rendu aujourd’hui c’est par hasard. L’affiche installée à la machine à café a fini par le convaincre de s’y rendre pour le dernier jour du festival. S’il s’y est rendu c’est d’une part pour décompresser. Le rythme au travail est soutenu en ce moment et sa vie personnelle ne lui laisse pas non plus de répit. L’état de santé de son père ne cesse de se dégrader. Lorsqu’il est allé le voir il y a quelques jours après une semaine sans pouvoir lui rendre visite, il ne l’a pas reconnu. Sa courbe de poids, déjà en chute libre depuis plusieurs semaines s’était encore aggravée en une semaine. Ken peut désormais faire le tour de son poignet avec son pouce et son index, son visage est creusé et ses traits vieillis de vingt ans. C’est un constat qui l’alarme beaucoup tout en lui brisant le cœur, parce qu’il le sait au fond de lui : c’est le début de la fin, rien ne s’arrangera, au contraire. Le policier a donc besoin de se changer les idées, de penser à autre chose le temps de quelques heures. Et puis s’il a décidé d’aller à ce festival plutôt que dans un bar ou chez Ava c’est parce qu’en regardant il n’a pas pu s’empêcher d’avoir un petit sourire : c’est le genre d'événement fait pour elle. Alors si la seule affiche du festival a réussi à le faire sourire, pourquoi ne pas s’y rendre ? C’est ce qu’il s’est dit sans pour autant être convaincu qu’il s’amuserait à un événement dans ce genre, mais il a envie de faire quelque chose de différent. Et même s’il ne l’avouerait jamais, inconsciemment il espère y croiser la blonde ou peut-être apprendre nouvelles choses sur sa culture à glisser dans une discussion un jour. Mais ça, Kendall ne l’avouera jamais, s’il y va c’est purement le hasard, hasard qui a bien fait les choses puisque Charlie est là aussi.  « Ça me rappelle les discussions avec ma mère. » Le regard du bouclé se balade entre les différents stands, son regard est attiré par des peintures très colorées. Il laisse Charlie parler, ne voulant pas l’interrompre. Il a toutefois un petit sourire amusé lorsqu’elle mentionne sa mère. « Tu peux me le dire, maintenant, si elle t’a un jour pris à part pour te montrer son fameux album photo. » Il a un petit rire, effectivement, cet album sa mère lui a montré à de nombreuses reprises, tout comme les albums photos de Charlie enfant qu’elle commentait par tout un tas d’anecdotes sur la blonde. “Disons que je l’ai vu quelques fois oui.” Il lui offre un sourire sincère. “Mais tu étais très mignonne avec tes petites couettes et ta peinture sur le visage.” Une photo qui l’avait fait rire quand sa mère lui avait montré l’album en long, en large et en travers. Charlie sait très bien de quelle photo il parle, photo sur laquelle elle fait une belle grimace. Il la taquine sans trop sans rendre compte, comme il le faisait avant et même s’il est convaincu qu’ils doivent garder une relation neutre et professionnelle il ne peut pas s’en empêcher et retrouver une légère complicité avec Charlie lui fait du bien, surtout en ce moment. « Je me rends compte maintenant à quel point c’est important pour elle. » Il hoche la tête, se souvenant très bien des nombreuses fois où il a entendu Charlie se plaindre de l’insistance de sa mère sur ce sujet. « On se rend toujours compte trop tard que nos parents sont pas si pires que ça. » Le coeur du bouclé se serre, la gorge nouée et refoulant des larmes il garde le silence. « Dis moi que je suis pas la seule vieille conne à le penser. » La blonde sourit et Ken lui répond par un petit hochement de tête et un sourire furtif. “Je suis bien d’accord.” Il fait une petite petite pause avant d’ajouter. “Et on se rend compte aussi qu’ils ont souvent raison.” Un constat qu’il fait maintenant qu’il a grandi et mûri, un constat qu’il était incapable de faire à l’adolescence. Il ne peut oublier les nombreuses discussions où ses parents lui répétaient que Charlie n’était pas faite pour lui, ils avaient peut-être raison quand on voit le nombre de ruptures qu’ils ont traversées. “Si mon “moi” de 15 ans entendait ça, je pense que j’ai pété un câble.” Il a un petit sourire, la crise d’adolescence de Ken a été plutôt intense, il était en rébellion contre tout, contre tout le monde et surtout ses parents et c’est quelque chose qu’il regrette énormément maintenant que son père est en phase terminale. “Mais oui t’as raison, c’est important de s’en rendre compte et surtout d’essayer de rattraper le temps perdu.” Et c’est ce qu’il essaie de faire en étant présent pour sa famille mais il est trop tard. Il y a bien des chose qu’il aimerait lui dire mais il ne veut pas qu’elle soit au courant pour la maladie de son père. La dernière chose dont Ken a envie c’est qu’elle pense qu’il essaie de l’appitoyer pour se rapprocher d’elle. Et puis il a toujours été plutôt pudique quant à ses émotions, parler de ses angoisses et de sa souffrance face à la maladie de son père est trop difficile pour lui.

Elle se sent bien, Charlie. Elle se sent à sa place, dans le seul endroit de toute la ville où elle devrait être. Auprès de la seule personne près de qui tout importe. “Disons que je l’ai vu quelques fois oui. Mais tu étais très mignonne avec tes petites couettes et ta peinture sur le visage.” Evidemment que sa mère lui a montré des années de vie dans ces albums photos qu’elle aime tant. Par réflexe, elle baisse son regard vers le sol en même temps qu’elle ramène une mèche blonde derrière son oreille. Elle a l’impression qu’ils sont projetés plusieurs années en arrière, quand se taquiner était la seule chose qui occupait leurs journées - quand ce n’étaient pas les disputes, évidemment. “Et on se rend compte aussi qu’ils ont souvent raison.” Ils étaient le parfait cliché des enfants qui ont détesté leurs parents pour la moindre de leurs décisions et qui ont passé leur vie à se battre contre eux. Maintenant, enfin, les choses semblent être un brin tassées. “Si mon “moi” de 15 ans entendait ça, je pense que j’ai pété un câble.” - « Et moi j’en suis certaine. » Elle reprend dans un sourire, toujours aussi charmée par l’idée qu’ils arrivent à parler sans mal des eux d’il y a quinze ans, justement parce qu’ils se connaissent depuis autant de temps et plus encore.

“Mais oui t’as raison, c’est important de s’en rendre compte et surtout d’essayer de rattraper le temps perdu.” Mais la façon dont il rajoute ce dernier commentaire est différente de toutes les autres. Charlie prend un peu de recul sur la situation et sur son visage qui ne cache pas même le moindre sourire amusé. Elle l’observe avec des yeux soucieux bien plus que curieux. « Y’a une chose en particulier qui te fait dire ça ? » Elle ose, elle demande tout bas. Elle essaie de lui rappeler qu’ils sont dans la même équipe, malgré tout ce qui a pu être dit et fait au cours de toutes ces années. Charlie comprend qu’il y a quelque chose qu’il ne lui dit pas et s’il ne le dit pas à elle, alors elle ne sait pas à qui il pourrait se confier - et elle veut croire que se confier, à défaut de régler le problème, pourrait au moins l’aider à apaiser son coeur à un certain niveau. « Mes parents m’en veulent pas, je crois qu’ils ont lu assez de bouquins sur les crises d’adolescence pour savoir que j’étais juste très douée dans le domaine. » Et toi, Ken ? Est-ce qu’ils lui en veulent, ses parents ? Est-ce qu’ils ont de nouvelles raisons de lui en vouloir ; est-ce que ça signifie que Ken a d’autant plus de raisons de vouloir rattraper le temps perdu ? Elle le connaît par coeur sur une décennie, mais l’homme qu’elle a face à elle aujourd’hui est un parfait inconnu tant ils sont différents, maintenant.

Kendall se sent bien. Ou du moins il se sent temporairement apaisé. Cette balade au festival avec Charlie est comme une parenthèse dans le quotidien gris et anxiogène de Kendall. Il se sent comme dans une bulle, le poids qu’il porte sur ses épaules est un peu plus léger, le temps de quelques heures seulement jusqu’au retour à la réalité qui s’annonce brutal. En parlant de ses parents et des albums photos de sa mère, Charlie réveille des souvenirs chez le bouclé qui ne peut pas s’empêcher d’être nostalgique. Nostalgique d’une époque où la vie était plus légère et où ses seules préoccupations tournaient autour de Charlie, de son groupe de potes et des soirées lycéennes. « Et moi j’en suis certaine. » Elle lui sourit et il fait de même face au constat qu’entre eux rien n’a vraiment changé mais qu’en même temps tout est différent. Ils ne sont plus ces adolescents rebelles qui ont donné du fil à retordre à leurs parents, ils ont grandi, ont mûri et pris du recul sur beaucoup de choses. Mais même s’ils sont adultes, la manière dont ils se parlent désormais et la complicité qu’ils retrouvent progressivement c’est celle qu’ils avaient il y a quelques années.

Bien qu’il se sente bien en présence de Charlie, certains sujets sont plus difficiles que d’autres et parler de ses parents en ce moment est difficile pour lui. C’est d’autant plus difficile qu’il continue de dissimuler l’état de santé de son père à la blonde. « Y’a une chose en particulier qui te fait dire ça ? » Il aimerait pouvoir lui expliquer la situation, lui parler de ses angoisses, de l’inévitable mais c’est trop douloureux. Le policier trouve donc une réponse assez globale qui n’est pas pour autant un total mensonge, mais plutôt une vérité fortement édulcorée. “Le temps qui passe, ils se font plus très jeunes et je me dis qu’un jour ils seront plus là” Ken hausse les épaules. Les médecins lui avaient donné quelques mois mais les derniers bilans montrent que le cancer est désormais métastasé. Il a envahit tout son corps, a touché des organes qui jusqu’à présent avaient été préservés par la maladie, faisant ainsi chuter son espérance de vie à quelques semaines ou même jours. « Mes parents m’en veulent pas, je crois qu’ils ont lu assez de bouquins sur les crises d’adolescence pour savoir que j’étais juste très douée dans le domaine. » Il secoue légèrement la tête pour montrer qu’il ne sait pas trop quoi répondre. Il n’a jamais posé de telles questions à ses parents et ces derniers n’ont jamais dit explicitement ce qu’ils pensaient de lui. “Je sais pas trop ce qu’ils en pensent de mon côté. Je pense qu’ils se disent que j’étais un petit con… bon ça c’est un secret pour personne tu me diras. Mais je pense qu’ils sont quand même fiers de voir que je m’en sors pas trop mal dans la vie.” Il fait une petite pause avant d’ajouter avec un petit sourire. “Enfin de mon point de vue je trouve que je m’en sors pas trop mal. Mais pour ma mère je pense que c'est différent et qu’elle désespère un peu de voir que je ne suis pas prêt de me marier ou de lui faire des petits enfants." La mère de Ken n'arrête pas de lui répéter depuis plusieurs années à quel point être parent est une chose formidable et qu'elle souhaite qu'il ait des enfants plus que tout parce que c'est une source de bonheur immense qu'elle aimerait que son fils puisse connaître. Mais pour Ken ce n'est pas à l'ordre du jour, loin de là et ce n'est pas un désir qu'il a, être père n'a jamais été en haut de sa liste d'objectifs de vie. "Et je pense que mon père aurait préféré que je bosse dans son entreprise, que je reprenne le flambeau tu vois. Mais bon... je pense qu'on peut pas vivre pour réaliser les projets de nos parents non ?”

“Le temps qui passe, ils se font plus très jeunes et je me dis qu’un jour ils seront plus là” Elle lui répond par un sourire empathique, comprenant sans mal à son tour ce dont il est question. La nature veut que leurs parents partent avant eux et si elle aurait bien des choses à redire quant à “l’ordre naturel des choses” et autant de ces conneries, ils n’y peuvent pourtant pas grand chose. « Tu as encore le temps de t’y préparer. » Elle ne le nie pas, il n’est plus un enfant, mais elle prend au moins le temps de lui faire comprendre que tout n’est pas si pire, que tout n’est pas si noir. S’il était celui à partir avant ses parents, il peut aisément se mettre à leur place: ils le vivraient comme la forme la plus cruelle d’injustice, et personne ne pourrait le nier. Un parent n’est pas supposé connaître la perte de son enfant ; jamais.

“Je sais pas trop ce qu’ils en pensent de mon côté. Je pense qu’ils se disent que j’étais un petit con… bon ça c’est un secret pour personne tu me diras. Mais je pense qu’ils sont quand même fiers de voir que je m’en sors pas trop mal dans la vie.” Il était un petit con et il l’est toujours, d’ailleurs. Charlie pourrait l’attester si jamais on en venait à lui demander son avis, et elle crève de toute façon de le dire même sans qu’on lui demande quoi que ce soit. Puisque le ton est plutôt aux confessions, pourtant, elle décide de ne pas se montrer trop dure avec lui. Quelque chose le trouble, c’est évident, et elle ne sera pas celle remuant le couteau dans la plaie - pas tant qu’elle n’aura pas posé de mots sur la situation, du moins. « Je suis sûre que ton père a dit à toutes les personnes qu’il a croisé que son fils travaille dans la police. » Preuve indéniable qu’il est fier de lui, pas vrai ? “Enfin de mon point de vue je trouve que je m’en sors pas trop mal. Mais pour ma mère je pense que c'est différent et qu’elle désespère un peu de voir que je ne suis pas prêt de me marier ou de lui faire des petits enfants." Charlie esquisse un rire au travers de son soupir. C’est vrai que sa mère est de ce genre là. Comment aurait-elle pu l’oublier ? Les parents de Charlie ont su se faire à l’idée qu’elle ne leur donnerait peut-être jamais de petits-enfants mais dans d’autres familles, ils ne sont pas aussi résilients. « Elle est trop pressée, dis le lui. » Elle tente de lui donner des conseils, son sourire s’ajoutant à ses mots pour tenter d’apaiser le cœur de Ken. Il n’y a pas si longtemps que ça, c’est à Charlie que sa mère demandait si elle voulait avoir des enfants ; et Charlie de répondre oui, sans le moindre doute aucun que cet avenir s’écrirait avec son fils. « En plus t’en un homme, tu as de la marge avant de ne plus pouvoir avoir d’enfants. » Son horloge interne ne le presse pas autant que sa mère sur ce sujet-là. "Et je pense que mon père aurait préféré que je bosse dans son entreprise, que je reprenne le flambeau tu vois. Mais bon... je pense qu'on peut pas vivre pour réaliser les projets de nos parents non ?” - « C’est le meilleur moyen de grandir en étant juste une ombre. » Son père aussi aurait aimé qu’elle reprenne le flambeau familial, mais puisque la même insigne trône sur ses vêtements, il est évident qu’elle a autant échoué que Kendall à ce niveau-là. Ils ont suivi leur passion, et ils sont utiles autrement. « Ils savaient très bien qu’ils allaient avoir un enfant, pas un golem, t’as pas à t’en vouloir pour eux. » Ils savaient qu’ils ne pourraient pas le modeler à leur convenance, alors cela ne devrait jamais avoir à retomber sur les épaules de Ken, lesquelles semblent déjà porter le poids du monde et pas moins. « Avoir des points de tension t'empêche pas de t'entendre avec eux malgré tout, non ? »

« Tu as encore le temps de t’y préparer. » Le visage de Ken se crispe légèrement, il détourne le regard avant de lui répondre sans grande conviction avec un petit haussement d’épaules. “Ouais ouais” Il espère qu’elle ne relèvera pas son attitude et ses réponses mais il la connaît trop bien Charlie, il sait qu’elle se doutera qu’il y a quelque chose qui cloche. Elle l’a peut-être déjà perçu et c’est quelque chose qui suffit à donner la boule au ventre du bouclé. Il n’a pas envie qu’elle soit au courant, préférant porter le fardeau de cette épée de damoclès qui est au-dessus de leur famille. Quand Charlie décide de changer légèrement de sujet pour parler de l’opinion de leurs parents respectifs sur leurs parcours c’est un léger soulagement. « Je suis sûre que ton père a dit à toutes les personnes qu’il a croisé que son fils travaille dans la police. » Un petit sourire se forme sur son visage. Il y a une époque où ses parents devaient craindre qu’il tourne mal, que son tempérament de fêtard et son manque de sérieux le mènent dans des chemins de vie difficiles. Ils avaient parlé de ce sujet à de nombreuses reprises, ils se sont aussi beaucoup disputés à ce sujet. En effet, pour Kendall il n’y avait aucun problème à avoir le train de vie qu’il avait en tant que lycéen ou étudiant, il restait persuadé qu’il finirait par retomber sur ses pattes. Le bouclé était suffisamment confiant pour se dire qu’il pouvait se reposer sur ses facilités pour compenser avec son manque de sérieux. Un calcul risqué mais la vie lui avait donné raison : il avait réussi en dépit des craintes de ses parents. “Disons que ça reste une carrière acceptable oui.” Si le choix de carrière du bientôt trentenaire est accepté par ses parents, sa vie amoureuse et surtout son absence d’envie d’enfants est parfois un sujet de crispation. « Elle est trop pressée, dis le lui. » Il soupire, si seulement c’était si simple. “Oh t’en fais pas pour ça. Et elle commence petit à petit à me lâcher avec ça. Je pense qu’à force de lui dire que j’en ai pas envie elle commence à comprendre que plus elle me mettra la pression et moins j’aurais envie de ça.” Charlie sait que le parcours de parentalité de la famille Harding avait été des plus chaotiques. Il lui avait confié qu’après de nombreuses fausses couches et déceptions, ils avaient eu recours à la PMA. Un parcours également semé d’embûches, de nombreux essais avaient été nécessaires, ce qui faisait de Kendall un enfant plus que désiré. Une configuration qui laisse peu de place à l’acceptation de l’idée de voir son enfant ne jamais connaître le bonheur d’être père. « En plus t’en un homme, tu as de la marge avant de ne plus pouvoir avoir d’enfants. » Il n’est pas sûr qu’attendre quelques années le fera changer d’avis, mais elle a raison, il lui restera toujours cette possibilité. “Carrément oui, j’ai pas d’horloge biologique qui s’affole ou des trucs du genre.” Le bilan est quand même positif : en dépit des différentes pressions et attentes de leurs parents, ils ont réussi à faire ce dont ils avaient vraiment envie. « C’est le meilleur moyen de grandir en étant juste une ombre. » Il hoche la tête, complètement d’accord avec elle. “Exactement.” « Ils savaient très bien qu’ils allaient avoir un enfant, pas un golem, t’as pas à t’en vouloir pour eux. » Il tient à la rassurer : il ne s’en veut pas. Ou du moins pas là dessus. Des regrets, Kendall en a des tas mais ne pas avoir été le fils que ses parents projetaient d’avoir n’en est pas un. “Je m’en veux pas, je pense que j’ai fait les bons choix et je pense qu’ils sont heureux de me voir m’épanouir dans ce que je fais.” Même s’il est en paix à ce niveau-là, il reste quand même des regrets liés à ses parents. Il regrette souvent d’avoir été ce petit con, cet ado arrogant qui pensait tout savoir mieux que tout le monde et surtout mieux que ses parents. Il regrette de leur avoir causé du souci, de ne pas avoir assez passé de temps avec eux tant qu’il en avait l’occasion. Son départ de Brisbane pendant près de deux ans est en haut de la liste des choses qu’il regrette : pour fuir Charlie et ne pas affronter la réalité il avait fui en dépit de sa famille. Il n’avait pensé qu’à lui encore une fois et il regrettait de ne pas avoir été à leurs côtés pendant ces deux ans où son père était encore en forme. « Avoir des points de tension t'empêche pas de t'entendre avec eux malgré tout, non ? » Il secoue la tête.  “Non on s’entend bien, on passe pas mal de temps ensemble même.” Il ne peut plus revenir en arrière, les erreurs passées sont indélébiles et il essaie de se rattraper comme il peut. Il est revenu auprès de ses parents et il essaie d’être là pour eux. Parler de ses parents l’attriste beaucoup et pour chasser le nœud qu’il a à l’estomac rien qu’à y penser il décide de changer de sujet et de laisser la parole à Charlie. “Et toi ? Ta famille va bien ?”

“Ouais ouais.” Il répond à peine, il répond à côté de la plaque. Charlie lui dédie un regard inquiet sans pour autant ajouter de mots pour le moment, notamment parce qu’elle ne sait tout simplement pas quoi lui dire. Ils se sont perdus de vue depuis longtemps ; elle a beaucoup à rattraper. Il pense peut-être simplement à autre chose. “Oh t’en fais pas pour ça. Et elle commence petit à petit à me lâcher avec ça. Je pense qu’à force de lui dire que j’en ai pas envie elle commence à comprendre que plus elle me mettra la pression et moins j’aurais envie de ça.” Elle lui offre un sourire, sans pour autant totalement arriver à cacher le brin de tristesse avec lequel il se caractérise. C’est une discussion qu’ils auraient pu avoir à deux, il n’y a pas si longtemps que ça. Et il n’y a pas si longtemps que ça, elle aurait pris le temps de le convaincre qu’avoir un enfant n’est pas une idée aussi terrible qu’elle peut parfois en avoir l’air. Ce n’est plus une idée qui semble réalisable aujourd’hui, raison pour laquelle elle le laisse parler de ses propres envies sans le couper. Et après tout, elle est bien heureuse qu’il ne nourrisse pas l’idée de fonder une famille avec qui que ce soit d’autre n’étant pas elle. Charlie a beau savoir que Ken ne lui appartient pas, elle n’en pense pas moins pour autant.

“Je m’en veux pas, je pense que j’ai fait les bons choix et je pense qu’ils sont heureux de me voir m’épanouir dans ce que je fais.” Alors malgré tout, la situation n’est pas désespérée. Elle hoche la tête et lui offre un sourire sincère, soulagée d’entendre que dans l’ensemble, les choses se passent plutôt bien avec sa famille. Il a fait des erreurs (beaucoup, qu’elle pourrait ajouter) mais il n’en a pas moins un bon fond et une véritable envie de faire le bien autour de lui, ce qui mérite d’être souligné autant de fois que nécessaire. “Et toi ? Ta famille va bien ?” Elle ouvre la bouche, la referme, et inspecte une fois de plus le regard de Kendall dans tous ses détails. Elle le connaît déjà par coeur, pourtant. Elle a passé une vie à ne voir que lui, avec des yeux d’amour quand ils ne crachaient pas des flammes au moment de leurs disputes. « Bien, oui. Toujours pareil. » Ce qui est une bonne chose, en réalité. Ses parents commencent peu à peu à prendre de l’âge mais ils se portent toujours aussi bien pour le moment, alors tant mieux. « Pourquoi ? » Le sujet a l’air de le rendre bien plus soucieux qu’à son habitude et cela finit par se répercuter sur Charlie, laquelle a parfois un don certain pour devenir une véritable éponge de sentiments sans même le chercher. Le souci de Kendall se répercute sur elle et, déjà, elle craint d’ignorer un fait dont il serait le seul à être au courant. Ainsi, son regard clair ne quitte déjà plus son homologue, leurs nuances de bleues se rencontrant de nouveau, avec la ferme intention de ne pas le lâcher avant d’avoir une réponse à sa question.

Ken fait de son mieux pour être présent avec Charlie à cet instant, mais sa tête est ailleurs. Il espère simplement qu’elle ne le remarquera pas, ou du moins qu’elle ne relèvera pas. Elle le connaît par coeur, elle sait interpréter ses silences et chacune de ses intonations, et dans la situation actuelle ce n’est pas quelque chose qui rassure le bouclé. La discussion est trop orientée autour de ses parents pour qu’il arrive à se détendre davantage et afficher un réel sourire, pas un sourire assombri d’une mine triste. Alors pour essayer de changer de sujet et détourner l’attention de la blonde sur lui, il lui demande des nouvelles de sa famille. « Bien, oui. Toujours pareil. » Il hoche la tête, rassuré d’entendre une bonne nouvelle. “Bon tant mieux, c’est le principal.” Il la regarde toujours avec ce petit sourire triste avant de détourner le regard pour se concentrer sur les différents stands. Il n’est pas sûr qu’en la fixant il arrivera à contenir son émotion et à ne pas craquer pour lui dévoiler la vérité, lui balancer au visage ses peurs et le sentiment de solitude qui l’étouffe pour faire face à cette épreuve. « Pourquoi ? » Et merde. Elle a senti qu’il y avait quelque chose d’anormal, c’est certain, se dit-il. Il ne sait pas quoi répondre : doit-il lui raconter ce que sa famille et lui traversent ? Ou bien doit-il noyer le poisson en disant que tout va bien ? “Et bien parce que…” Il cherche ses mots, ce qui est loin d’être habituel pour le bouclé d’habitude assuré dans ses paroles. “Parce que c’est important, et tu sais que j’apprécie beaucoup tes parents.” Même s’ils ne l’ont pas toujours apprécié, notamment dans les périodes où lui et Charlie étaient en froid. Ses parents -notamment sa mère- ont toujours été très bienveillants avec lui donc la question qu’il a posée est légitime. Et s’il ne se l’avouera jamais, il tient plus à Charlie qu’il ne le croit et la santé de sa famille importe énormément : s’ils ne vont pas bien, alors elle ne peut pas aller bien, c’est aussi simple que ça. Avant que Charlie n’ait le temps de répondre une sonnerie de téléphone venant du fond de la poche de la veste de Ken se fait entendre. Son sang se glace instantanément au simple son du téléphone : s’il sonne c’est rarement bon signe. Il l’attrape d’une main qui se met à trembler en voyant le numéro de sa mère s’afficher. “Oh putain.” Une injure lui échappe avant de se tourner vers Charlie pour lui dire avec un air angoissé. “Excuse moi faut que je décroche.” Et il s’éloigne un peu d’elle pour décrocher. “C’est la fin…il faut que tu viennes” lui annonce sa mère au téléphone en pleurant. La gorge de Ken se noue, il était persuadé avant de décrocher qu’elle lui allait lui annoncer une nouvelle de cet acabit. La main qui tient le téléphone tremble tandis que l’autre serre son poing dont les ongles s’enfoncent dans la paume de sa main. “J’arrive, je me dépêche…je serais là dans vingt minutes.” Il raccroche avant de revenir vers Charlie l’air complètement en panique et assommé par la nouvelle qu’il vient d’apprendre. “Je…faut que j’y aille.” Il bredouille, la main passant nerveusement dans ses cheveux et retenant comme il le peut ses larmes. “Désolé, c’était cool, prends soin de toi Charlie.” Et il s’en va d’un pas rapide. Il quitte rapidement le festival avant de se mettre au bord de la route pour prendre un taxi, il n’est pas en état de conduire et la dernière chose dont sa mère a besoin c’est de perdre son mari et son fils dans un accident. Charlie lui posera sûrement des questions, elle le harcèlera peut-être de messages ou bien elle sera vexée qu’il la quitte de manière aussi abrupte, il n’en sait rien mais à ce moment là il a d’autres choses à penser. Il va vivre l’une des pires soirées de sa vie et même s’il s’est efforcé de s’y préparer il prend conscience qu’on n’est jamais prêt à vivre quelque chose de ce genre.