« Non, non, merci. Voilà. Mon avocate, oui. D’accord. Je, heu… Vous pouvez répéter ça ? Allô…? » Jude écoute trois “bip” sonores comme si son interlocuteur allait réapparaître d’une seconde à l’autre. Rien ne sort plus du combiné, pourtant. Jude étouffe un juron, lève la tête de son téléphone. Dix heures ont passé depuis qu’il a publié son article. La soirée à laquelle il assiste discrètement est prévue de longue date et il n’avait pas prévu de se laisser mourir sur son canapé jusqu’à l’heure d’enfiler sa seule tenue potable. Il n’est pas tard, les festivités commencent juste. Dans la poche de sa veste, une missive adressée à son amie Ginny, qu’il ira retrouver après la (très) modeste apparition qu’il fait au Sixteen. La soirée est prestigieuse, mais le cœur de Jude n’y est pas. En réalité, personne ne remarquera sa présence et le trentenaire fera très certainement un mauvais article par la suite. Le gratin ne s’est pas déplacé.

Pas tout le gratin, du moins. De l’autre côté de la vitre, Jude aperçoit une tête bien connue des médias et des types comme lui. Son cœur sombre au creux de son estomac. Il en aurait fait tomber son verre sur son costume s’il n’y était pas fermement accroché depuis son arrivée. Pour confirmer ce qui est déjà une certitude, Jude fait une recherche rapide : Ambrose Constantine se tient bien à quelques mètres de là. Pour lui échapper, il faudra ruser; certains médias ont déjà publié de vieilles photos de Jude pour lui attribuer l’article relatif à la mort de Saül Williams - comme s’il en était lui-même le meurtrier. C’est pourtant sa plume acerbe qui en a fait un portrait mortuaire sombre quelques heures plus tôt.

Ni une ni deux, Jude file vers l’intérieur. La foule est très clairsemée mais le trentenaire a déjà perdu de vue celui qu’il voulait fuir. Ses yeux affolés se perdent ça et là. Tant pis pour le torchon qu’il aurait pu écrire à propos des invités présents en ce début de soirée. En voulant reposer son verre, il heurte l’épaule de l’homme qu’il voulait éviter dès que son regard s’est posé sur ses épaules. Le destin fait bien les choses. « Pardon. Je, heu… Pardon. » Les mots qu’il a écrit au sujet de Constantine défilent devant ses yeux. Le petit matin même, il lui a dressé le portrait en deux lignes, le qualifiant avec tout le mépris que le ton des cancans publiés dans son journal peut lui permettre. Dans le long article qui détaille ce que Saül Williams a bien voulu lui communiquer avant sa mort, Constantine est un pion, un objet du décor qu’on pourrait presque accuser d’avoir déclenché la catastrophe. « C’est pas ce que j’ai voulu dire. Dans l’article. Vous connaissez la presse, on est obligés de faire dans le sensationnel. » Oui, il a peut-être glissé dans l’article que le rôle de Constantine dans cette disparition était « à définir », non pas que le jeune homme ait directement du sang sur les mains, mais aux yeux du public… Une suggestion pareille a fait vendre.

Regard gêné et pas pressé, Jude tente de filer à l’anglaise. S’il ne trouve pas très vite un peu d’air, il va vomir sur les chaussures du premier type qui croisera son chemin.

@ambrose constantine

La soirée du Sixteen n’en est qu’une parmi d’autres. Elle n’a rien de particulier, rien d’attirant non plus. Ambrose s’y rend pour se faire voir, pour se créer un contact ou deux. Il devra longtemps parler avec eux et les revoir à autant de reprises avant de pouvoir en tirer quelque chose, mais c’est avec cette base que tout doit commencer. Il arpente le milieu depuis assez de temps pour le savoir. Ses ambitions étaient aussi ailleurs que ses pensées lorsque la collision avec son épaule le ramène sur la terre ferme. Par réflexe, il cherche un contact visuel avec l’autre personne concernée. Une fois chose faite, c’est un sourire mauvais qu’il affiche sur son visage. Un sourire qui n’a rien d’heureux, et loin de là. « Pardon. Je, heu… Pardon. » Il a intérêt de s’excuser, oui. Pour ce coup, pour tous les autres donnés avant, aussi bas qu’ils étaient. « C’est pas ce que j’ai voulu dire. Dans l’article. Vous connaissez la presse, on est obligés de faire dans le sensationnel. » - « Et vous savez comment fonctionnent les plaintes pour diffamation, j’imagine. » Parce qu’il aurait largement de quoi mener l’affaire devant un tribunal compétent, si seulement il ne cherchait pas un tant soi peu à soigner son image et, par extension, tout ce qui touche à son nom. Il ne veut pas d’un procès de plus, même si celui avec Saül Williams n’a finalement jamais eu lieu. Il a existé dans les mémoires. La sienne en particulier.

L’homme file mais Ambrose ne sait le laisser s’en aller aussi simplement, aussi rapidement. Il a beau être en colère, il a lui aussi le droit à des réponses. En réalité, il pense même y avoir le droit plus que quiconque. A l’extérieur, ils y seront plus au calme pour discuter - mais Ambrose ne compte pas laisser une seule seconde de répit à cet inconnu qu’il déteste autant par principe que par circonstance. « La mort de Williams, c’était aussi du sensationnel ? » Il l’a appris comme tout le monde et il n’accepte toujours pas l’idée. Il n’est pas un proche et ne l’a jamais été alors oui, bien sûr que personne de la famille n’aurait cherché à la prévenir, mais quand même. L’annonce lui a fait quelque chose. Rien de semblable à de la tristesse, rien qui puisse être rapproché de ce qu’il a ressenti à la mort de Norman, mais il reste tout de même ce quelque chose qu’il ne saurait nommer. Un vide. Pas forcément un mauvais vide, certes, mais il n’en existe pas moins pour autant. « Je comprends pas comment tu aurais pu l’avoir. » Lui, un nobody qu’il n’hésite pas à tutoyer, du haut de sa propre vingtaine. Il n’est rien, il n’est personne. Comment un tel scoop aurait pu se retrouver entre ses mains s’il n’a jamais été capable d’en trouver un autre potable au cours de sa carrière (longue ou courte il ne saurait même pas dire tant il est personne dans le milieu) ? « Et je suis pas fan des zones d’ombres. » Il rajoute en sondant le regard clair de l’inconnu, confirmant une ultime fois qu’il ne le laissera pas tranquille avant d’avoir obtenu toutes les informations désirées - et Dieu sait qu’elles sont nombreuses.

Écrire sur des gens qu’il n’a jamais vu en vrai, c’est facile. Les ragots n’ont aucune espèce de poids dans la vie de tous les jours. Jude n’a jamais ressenti la moindre culpabilité à l’idée de révéler les liaisons d’un acteur marié. Les choses sont devenues différentes il y a quelques années, lorsque Saül Williams a trouvé le chemin de l’appartement que Jude occupait alors à Fortitude. C’est là que Jude a commencé à écrire depuis des endroits différents, effrayé à l’idée qu’un autre de ses sujets ne vienne le trouver. Saül s’était montré violemment menaçant, le prochain serait peut-être plus mal aimable encore. Constantine n’a de toute manière pas l’air très heureux de le voir. « Et vous savez comment fonctionnent les plaintes pour diffamation, j’imagine. » Jude aurait voulu avoir le cran de répondre d’un ton aussi sec que celui de son interlocuteur. Il aurait aussi aimé avoir la présence d’esprit d’évoquer des avocats imaginaires dont il a un jour appris les célèbres noms au cas où un cas comme celui-ci venait à se présenter. Au lieu de cela, Jude ne parvient qu’à soutenir le regard du jeune homme.

Alors qu’aucune réplique bien sentie ne lui vient et avant de s’écraser à nouveau sous les excuses, Jude file. Il hésite à tourner le dos à Constantine, de peur que ce dernier ne lui plante une fourchette entre les omoplates. « La mort de Williams, c’était aussi du sensationnel ? » Le pas du fuyard s’arrête avant même que le mouvement ne soit vraiment amorcé. « Non. » Williams est mort. Son enterrement aura probablement lieu en fin de semaine. Qui sera là pour le pleurer ? « Je ne mens pas sur la mort des gens. » Sur le reste, une entorse au règlement est souvent de mise. Jude fait désormais face - non sans angoisse - à Constantine. « Je comprends pas comment tu aurais pu l’avoir. » L’appât du gain n’est pourtant pas une envie si difficile à cerner. « Et je suis pas fan des zones d’ombres. » « Je ne l’ai pas choisi. Vous devez savoir mieux que quiconque comment il fonctionnait. » La pique est sortie sans que Jude ne le veuille vraiment, simple réflexe défensif. Ce dernier croise les bras, toussote. « Laisser les autres décider, c’était pas trop son truc. » Un sourire mauvais barre le visage de Jude. Ses yeux trahissent pourtant l’angoisse qu’il ressent à l’idée de camper un personnage si sûr de lui face à un Constantine si omniprésent dans le paysage médiatique ces derniers temps.

« Je peux vous dire comment il est mort. » A ce sujet, Jude est resté plutôt évasif. Il est aisé de comprendre les sous-entendus dans l’article, mais si Constantine n’aime pas cette zone d’ombre là non plus… Le ton du trentenaire a encore perdu quelques décibels. Est-ce pour l’effet dramatique, ou de peur de déclencher la colère de son interlocuteur ? « Et ce qu’il a laissé pour vous. » Mais le prix ne sera pas le même, évidemment.

« Non. » Le cœur d’Ambrose se serre un instant. Il a détesté cet homme comme jamais il n’avait détesté quelqu’un avant ça, et pourtant il a sans doute encore trop de cœur pour vouloir la mort de quiconque. Même en sachant tout ce qu’il sait sur le Williams, il reste malgré tout désolé de cette mort, même s’il estime que là où il est, il ne fera plus jamais de mal à personne et que cela représente malgré tout un mal pour un bien. « Je ne mens pas sur la mort des gens. » Sur ce point, il ne peut pas en être aussi certain que l’homme face à lui. Tout le monde ment sur tout, la mort n’étant qu’un sujet parmi tant d’autres. « Je ne l’ai pas choisi. Vous devez savoir mieux que quiconque comment il fonctionnait. » La réponse lui donne envie de vomir. Il se souvient encore un peu trop bien de tout ce qu’il a pu dire et entendre auprès de cet homme pour ne pas en être encore touché aujourd’hui. Il se souvient aussi comment tout a commencé et ne peut comprendre comment il pourrait agir plus ou moins de la même façon en ce qui concerne d’autres collaborateurs, pour ne pas oser d’autres synonymes bien plus hiérarchisés. Malgré tout, il sait que la comparaison est uniquement partielle tant lui et le journaliste de bas étage n’ont que peu en commun, si ce n’est rien. « Laisser les autres décider, c’était pas trop son truc. » - « Des intimes, hm. » Il tombe dans son jeu sans pour autant détourner le regard du sien, ni même baisser la tête. Après tout, il semble assez sûr de lui pour oser énoncer la façon dont le Williams réfléchissait et ce n’est pas donné à tout le monde, pas même les autres collaborateurs ayant été choisis à leur tour.

« Je peux vous dire comment il est mort. » Il aurait aimé être capable de répondre du tac au tac qu’il ne s’intéresse pas à ces détails morbides et qu’il n’a nullement besoin de connaître les circonstances de sa mort mais il se retient. Au fond de lui, il sait qu’il a besoin de bien plus qu’un simple article pour être capable de tourner la page et enfin pouvoir considérer cette histoire comme close et terminée, pour de bon et à jamais. « Et ce qu’il a laissé pour vous. » Cette fois-ci, il ne sait s’empêcher d’en rire, sans chercher un seul instant à le faire tout bas pour ne pas risquer de se faire remarquer. « Laissez-moi deviner, une lettre ? » Sans doute larmoyante pour se faire excuser de ses agissements en quelques mots, avec l’espoir aussi fou que parfaitement catholique d’un homme comme lui aurait sa place au Paradis. « Je ferai très bien sans. » Il n’a pas besoin de jouer avec lui au jeu des secrets et des petits arrangements, pas sur ce point du moins, pas alors qu’Ambrose sait qu’il n’a rien à y gagner. Qu’il n’y a rien pour lui. « Il s’est tiré une balle, pas vrai ? » Il aurait sûrement pris le moyen le plus sûr d’arriver à ses fins (littéralement), et un homme en son genre aurait sûrement préféré l’arme à feu pour cela, même s’il s’agit d’un des moyens enregistrant le plus de ratés. Ca, ça ne regarde pas Ambrose. Plus maintenant, du moins, même s’il cherche malgré tout une réponse de la part de Jude, sans pour autant chercher à entrer dans son jeu des petits secrets: ce n’est pas parce qu’ils partagent un contact en commun dans leur carnet d’adresses qu’ils sont à leur tour des confidents.

Avoir Ambrose devant lui procure à Jude une drôle de sensation. Ce qu’il espérait, c’était de ne jamais le croiser. Jude aurait voulu lui envoyer un avocat pour lui délivrer ce qu’il devait lui donner de la part de Saül Williams. Mais voilà, Jude n’a pas de quoi se payer un avocat. Bluffer et redresser le menton pour essayer de se donner un côté convainquant, c’est tout ce qu’il peut s’offrir. « Des intimes, hm. » Jude s’entend penser “pas autant que vous et lui”, se retient adroitement. Il hausse les épaules, détourne les yeux. Avec Saül, il n’a jamais été plus intime qu’une poignée de main et des regards assassins - ça, c’était surtout l’apanage de l’italien. Cela suffisait amplement à tenir Jude tranquille.

L’angoisse qui alourdissait l’air jusqu’alors est dispersée par un rire. « Laissez-moi deviner, une lettre ? » Au tour de Jude de sourire - s’il trouvait la situation amusante, ce qui n’est pas le cas. Au contraire, les épaules du trentenaire s’affaissent. Lui qui n’est déjà pas très impressionnant disparaît un peu plus dans le sol. Constantine continue de protéger on-ne-sait-quoi - son ego ? - derrière de grands mots. « Je ferai très bien sans. » « Si seulement. » que Jude s’entend marmonner, bras croisés. Il joue avec un gravier échappé d’une chaussure. On passe à sa portée avec des verres destinés à un petit buffet, le voilà qui attrape une coupe pour la porter à sa bouche. Le geste n’a rien de délicat. « Il s’est tiré une balle, pas vrai ? » Après avoir lâché un soupir d’assoiffé, Jude secoue la tête. « Nan. » Il toussote, s’apprête à clarifier sur un ton digne d’une anecdote sans importance. « Il a pris des médocs’. De l’oxycodone, je crois. » Comme si la précision était importante. D’un œil, Jude surveille les réactions d’Ambrose. Toutes ces indications étaient renseignées dans le mail qui commençait par “Jude,” et finissait par la signature que Saül Williams employait pour tous ses courriels professionnels. Rien de très spectaculaire.

Après un silence, Jude pousse un nouveau soupir. Les deux verres empilés dans son estomac vide montent déjà à son cerveau embrumé par le manque de sommeil et l’angoisse. Doucement, le stress provoqué par la rencontre de Constantine se dissipe pour être remplacé par une immense fatigue. « Pour vous, il n’a pas laissé de lettre. Enfin, vous appelleriez “lettre” trois mots dans un mail, vous ? » Jude a un nouveau sourire maladroit. Un regard lancé à la ronde plus tard renseignera peut-être Constantine sur son malaise. « Tu veux les détails ici ? Je veux pas te mettre mal à l’aise. » Le trentenaire, qui en a oublié le vouvoiement, sort son téléphone. Dans ses mails, un « reçu » est marqué d’une épingle jaune. « Tu… Tu veux bien me donner le nom d’un bon avocat ? Il te faudra un notaire, aussi. Et à moi, un avocat. » L’angoisse reprend soudain Jude, qui n’est pas certain que ses regards lancés en biais sous-entendent assez bien que là tout de suite, il a envie de se tirer.

Il aurait pu mettre sa main au feu que Williams aurait choisi une balle plutôt que n’importe quoi d’autre, si bien que la réponse négative du journaliste l’intrigue bien malgré lui. C’est une curiosité morbide, c’est une curiosité qui découle de nombreuses heures passées à ses côtés aussi. « Il a pris des médocs’. De l’oxycodone, je crois. » Il esquisse un rire amer. Peut-être qu’il aurait effectivement dû anticiper les médicaments bien plus que la balle de fusil, à bien y repenser. « C’est lâche. » Il souffle, son regard vissé un instant vers le sol alors qu’il se perd dans ses pensées. C’est justement parce que c’est lâche qu’il ne remet pas en question un seul instant la véracité des propos de l’inconnu: ça correspond parfaitement à Saül. Il n’a pas souffert, il n’a pas vu la mort arriver. Elle l’a prise en silence, dans un confort qu’Ambrose estime qu’il n’aurait jamais mérité.

« Pour vous, il n’a pas laissé de lettre. Enfin, vous appelleriez “lettre” trois mots dans un mail, vous ? »
« Trois mots dans un mail, ça me semble déjà être beaucoup. »

Il ne s’attendait pas à avoir le moindre mot adressé à sa personne et n’hésite pas à l’avouer. Il n’est rien ni personne pour lui, et sur ce point il ne s’est jamais fait d’illusions, si bien qu’il ne comprend même pas comment son nom a pu se retrouver dans ses dernières paroles. « Tu veux les détails ici ? Je veux pas te mettre mal à l’aise. » Il est sans doute aussi mal à l’aise que devrait l’être Ambrose, mais ce dernier n’a pas non plus envie que leur conversation s’ébruite. La page se tourne à peine et il veut continuer dans cette lancée, non le contraire. « Tu… Tu veux bien me donner le nom d’un bon avocat ? Il te faudra un notaire, aussi. Et à moi, un avocat. » Cette partie de l’histoire est cependant bien plus obscure que le reste, raison pour laquelle il en vient à froncer les sourcils. « Pourquoi le notaire ? » Qu’il fasse ce qu’il désire avec son avocat, mais Ambrose ne comprend pas pourquoi il devient un des éléments nécessaires de cette histoire qu’il préférerait oublier une bonne fois pour toutes. Malgré tout, il répond à la demande de Jude de s’éloigner et est le premier à tracer un chemin jusqu’à l’extérieur du bar. De sa poche, il tire un paquet de cigarettes et en prend une première pour lui, avant de proposer la seconde à Jude. Sans doute que les discussions se passent toujours un peu mieux avec une cigarette. « Et pourquoi l’avocat ? » Qu’est-ce qu’il pourrait craindre de plus, au juste ? Saül n’est plus de ce monde, il ne lui arrivera rien. « Explique moi l’histoire une bonne fois pour toutes et je te donnerai un bon contact. » Selon son problème, Ambrose jouera le jeu et lui donnera les contacts de la personne qu’il pense être la mieux avisée pour gérer la situation.

« Trois mots dans un mail, ça me semble déjà être beaucoup. » Jude hausse les épaules. Pour lui, Saül n’a eu que des mots utiles, rien de bien sentimental. Les deux hommes n’étaient de toute façon pas amis, le trentenaire n’en attendait pas plus. Lorsqu’on confie une tâche pareille à un type que l’on considère vraisemblablement comme un inconnu, on y met malgré tout les formes. Ce mail de Saül Williams ressemblait plutôt à tous ces courriels envoyés pour communiquer à Jude des informations sur le gratin de Brisbane. Jude ne s’en est pas méfié. Dommage. « Pourquoi le notaire ? » « Et bien… » Le trentenaire fait une fixette sur ses propres pieds. Il joue sans en démordre avec ce petit caillou qui concentre toute son anxiété. Autour de lui, le monde semble se faire plus pressant, comme si toute la foule tendait l’oreille. Il n’en est rien, évidemment.

C’est avec soulagement que Jude suit Ambrose à l’extérieur. Sans le lâcher d’une semelle, il continue malgré tout de jeter des regards de conspirateur autour de lui. L’air frais de la nuit accueille les deux protagonistes. Jude fixe le paquet de cigarette tendu par Ambrose. Il tire machinalement sur le paquet, comme un habitué. Il n’a pas fumé beaucoup de cigarettes, sinon pour impressionner ses amis ou des filles en soirée. Des techniques qui n’ont jamais porté leurs fruits. « Et pourquoi l’avocat ? » La première bouffée le fait tousser, Jude fixe la cigarette comme s’il était totalement étranger au concept. Après s’être étouffé une fois de plus, le geste devient plus machinal. « Explique moi l’histoire une bonne fois pour toutes et je te donnerai un bon contact. » Jude attrape de nouveau son téléphone, ressort le fameux mail envoyé par Saül. « Il t’a pas adressé de lettre. Y’avait juste ça. » D’un pincement des doigts, il zoom sur l’écran et le tourne vers Ambrose. Quatre mots : « Ne jubile pas trop. » Peut-être un truc qu’ils avaient l’habitude de dire, et encore; Jude n’est pas certain que l’italien soit du genre à faire passer des mots doux sous des mots ordinaires. Non, Ambrose n’est visiblement pas digne des pièces jointes adressées aux autres. « Par contre… » Les yeux rivés sur le téléphone, Jude ouvre la pièce jointe portant le nom « A.C. » : « T’auras besoin d’un notaire parce que t’es dans l’héritage. Pas qu’un peu, je veux dire. Moi, j’ai besoin d’un avocat parce qu’il m’a chargé de te le dire, mais je sais pas s’il y a des conditions pour que tu… » Jude hésite. « Y’a des millions de dollars. » Il n’a pas bien compris toute cette paperasse juridique, mais il est certain d’avoir cerné l’importance qu’avait la place de Ambrose dans tout ce merdier administratif. Alors, l’italien a-t-il été pris de remords sur le lit de mort qu’il avait lui-même fait ? « J’allais te le dire. Dans les prochains jours. » Prochaines semaines voire jamais serait plus exact, mais Jude n’a pas eu le temps de se trouver un avocat pour faire le sale boulot légué par Saül. « Je suis désolé. » Le cul de la cigarette finit sous le pied de Jude et ses yeux se plantent dans ceux de Constantine, l’air de dire « et maintenant ? ».

Sans en tirer un seul mot, il observe avec circonspection l’homme s’étouffer avec une cigarette qu’il a été le seul à choisir de fumer. Il ne comprend pas l’intérêt mais a bien d’autres chats à fouetter en cet instant pour mimer en avoir quoi que ce soit à foutre. « Il t’a pas adressé de lettre. Y’avait juste ça. » Son regard se pose sur le téléphone et le ne jubile pas trop mis en évidence. Une fois de plus, il a un rire faux et amer. Jusque dans la mort, il continuera de le faire chier et de viser à côté de la plaque, comme si la jubilation était la première idée venue à l’esprit d’Ambrose. Il pense au procès qui n’aura jamais lieu, il pense à Damon qui vient de perdre son père par sa faute. Il pense à ce que le monde pourrait en penser, justement, et à quel point sa mort semble tomber à pic avant qu’il ne se lancer dans la course aux élections municipales. S’ils étaient dans une série américaine, il aurait été celui à avoir commandité la mort de Williams. « T’auras besoin d’un notaire parce que t’es dans l’héritage. Pas qu’un peu, je veux dire. Moi, j’ai besoin d’un avocat parce qu’il m’a chargé de te le dire, mais je sais pas s’il y a des conditions pour que tu… » Il partage avec lui un regard etonné mais toujours égal à lui-même, sa cigarette s’écourtant bien plus vite qu’à son habitude.. « Y’a des millions de dollars. » Et cette fois-ci, il s’étouffe avec la fumée à l’image de Jude avant lui. Il ne s’attendait pas à la moindre allusion dans un mail, alors être sur l’héritage ? A hauteur de plusieurs millions ? Cela ne fait pas de sens. « Répète moi ça ? » Il n’est pas heureux, il n’a pas gagné le jackpot. Plus que jamais, il est en colère contre l’homme faisant de lui un millionnaire avec un argent plus sale que le pétrole.

« J’allais te le dire. Dans les prochains jours. » Il n’y croit pas un seul instant, mais il croit surtout que Jude est ce genre de personne tellement lâche qu’elle ressent le besoin de se dédouaner à chaque instant, pour toutes choses et son contraire. « Je suis désolé. » - « Le sois pas. Pas pour cette histoire. » Encore moins pour Saül, parce qu’il jure qu’il lui ferait ravaler ses excuses. « Je toucherai pas à cet argent, tu perds de toute façon ton temps. » Il ne veut plus rien qui vienne de lui. « Qu’est-ce qu’il dit sur son fils ? L’aîné ? » De crainte de montrer un peu trop de l’amitié qu’il porte à Damon, il préfère encore ne pas le citer. Il aurait aimé trouver la réponse par lui-même mais à défaut d’avoir accès aux informations, il doit malgré lui s’en remettre à Jude. « Il peut aller se faire foutre, avec ses conditions. » Peu importe leur teneur, Ambrose ne les suivra pas. Il lui a trop longtemps obéi. Il aurait dû commencer par ne jamais commencer, justement.

« Répète moi ça ? » Y’a des millions de dollars. Des millions. Pour Constantine. Les papiers de succession, ça ne connaît pas Jude, qui plante ses yeux dans ceux du jeune homme. Il est certain que le jeune homme a bien compris, a juste besoin d’intégrer. C’est comme ça, avec les gens en deuil : il faut répéter. Bon, Constantine n’est probablement pas en deuil, mais l’effet est pareil quand on gagne au loto, non ? L’héritage c’est le parfait mélange des deux. Pas que Jude en sache quelque chose, il n’a jamais été à un enterrement, pas depuis des années. Et ça va sans dire, Jude n’a jamais gagné au loto non plus. « Des millions de dollars. Pour toi. » qu’il abrège, le ton assuré. Avec les gens endeuillés d’un gros gain du loto, il faut faire court.

« Le sois pas. Pas pour cette histoire. » Non, Jude n’est pas désolé « pour cette histoire ». Il est désolé d’avoir fait partie du paysage de cette histoire. La précision est inutile, Jude se pince les lèvres et opine du chef. Il est peut-être aussi désolé d’être l’oiseau de malheur. Avec un peu plus de préparation, moins de lâcheté, un avocat, de bonnes conditions; bref, en n’étant pas lui, Jude aurait certainement pu annoncer la nouvelle avec plus de tact. « Je toucherai pas à cet argent, tu perds de toute façon ton temps. » Jude, qui a abjuré sa morale pour pouvoir payer son loyer et UberEats à de trop nombreux repas - tous, ces dernières années, la note commence à être salée - ne comprend pas. « C’est pas mon argent non plus. Il faudra y renoncer devant un notaire, je crois. » qu’il soutient, ayant en mémoire un vieil épisode d’une série tout aussi vieille. « Qu’est-ce qu’il dit sur son fils ? L’aîné ? » Le jeune premier, celui à qui devait revenir l’empire avant que tout ne s’effondre. Jude croise les bras. « Y’a de l’argent aussi, pour lui. Beaucoup moins que pour toi. » Il ne dira pas ce que contenait le pdf sobrement intitulé « Cosimo ». « Il peut aller se faire foutre, avec ses conditions. » « Y’avait rien dans la lettre. Juste ce que t’as vu. » Jude joue avec le mégot lâché quelques instants avant, du bout du pied. « Ecoute, t’as qu’à prendre l’argent, puis faire des trucs avec. Genre ouvrir un refuge pour les chiots, je sais pas. Finance une campagne. C'est ce que font les politiques, non ? » Un rire déplacé plus tard, Jude relève les yeux vers Ambrose. « Ou tu peux m’aider à payer un avocat. » Qu’importe si la plaisanterie fait mouche ou si Ambrose décide de garder ses poings pour lui, Jude s’écarte d’un pas, résigné à garder son visage en un seul morceau. « Mais ‘faut que tu te trouves un notaire. Je peux pas juste supprimer le mail. » Ou peut-être que si. Faire l’autruche, c’est un truc que connaît bien le trentenaire.

« Des millions de dollars. Pour toi. » Des millions. Des millions auxquels il n’a pas envie de toucher, sans que cela n’ait quoi que ce soit à voir avec l’argent déjà reversé par Norman suite à sa mort: même s’il était encore fauché comme les blés, il n’aurait pas voulu de cet argent. Il n’aurait pas voulu continuer à dépendre de Saül même après sa mort, tout comme il n’aurait pas voulu suivre l’idée selon laquelle il lui est redevable au moins dans ses pensées. Ce n’est pas le cas. Cela ne le sera jamais. « C’est pas mon argent non plus. Il faudra y renoncer devant un notaire, je crois. » Ambrose grommelle. Même mort, l’italien continue de mettre des obstacles sur son chemin et de rendre toujours plus difficile son quotidien. Comme s’il avait du temps à perdre avec une histoire d’héritage dont il ne veut pas et, surtout, dont il n’aurait jamais dû hériter d’une quelconque manière. « Y’a de l’argent aussi, pour lui. Beaucoup moins que pour toi. » Un rire de plus, encore plus faux que les autres, s’ajoute. « L’enfoiré. » qu’il ne peut finalement s’empêcher de commenter. Il n’a aucune raison de cacher ce qu’il pense face au journaliste, de toute façon. S’il se retenait de faire des commentaires plus personnels jusque-là, ce n’était que par respect et parce que Norman l’a bien élevé. Du reste, il n’en a jamais pensé moins.

L’homme face à lui presse la situation, comme s’il avait à son tour hérité de plusieurs millions - ce n’est sûrement pas le cas, Ambrose l’anticipe déjà et comprend donc encore moins l’empressement de Jude. Pourtant, ce n’est pas parce qu’il ne le comprend pas qu’il cherche pas à creuser. Il l’aurait sans doute fait dans n’importe quel autre contexte, mais pas celui-ci. « Ou tu peux m’aider à payer un avocat. » Il en rigole un peu plus simplement, maintenant. « Tu perds pas le nord toi. » Et il ne perd surtout pas une occasion de lui rappeler qu’Ambrose a promis de lui donner un contact, par ailleurs. Le seul aspect de cette conversation qui suscite l’intérêt du plus jeune se résume à la mention d’une œuvre de charité que cet argent pourrait aider à ouvrir. Peut-être que cette idée là n’a rien de mauvaise, finalement. Il devra y réfléchir davantage, il le sait, mais ce n’est pas un point qu’il peut éclaircir pleinement pour l’heure. Il veut en discuter avec Damon, il veut aussi en discuter avec ses proches. Il veut l’avis éclairé de James sur la situation. Il veut tout sauf foncer tête baissée, comme il l’a fait à de bien trop nombreuses reprises par le passé. « Mets ton numéro. Je t’enverrai le contact d’un avocat. » Il lui demande finalement en lui donnant son téléphone, sans le lâcher du regard pour autant - il ne voudrait pas le voir fouiller à l’intérieur, à commencer par là. « Je suis pas sûr que je dois te dire merci, mais je le fais quand même. » Il lui a au moins partagé les informations, et de ça Ambrose sait lui être redevable, raison pour laquelle il tente de capter son regard et hoche imperceptiblement la tête avant de retourner à l’intérieur du bar. Saül n’aura pas davantage de son temps, et son fantôme encore moins.