Si ce projet est excellent pour la future carrière d’Ivy, il est beaucoup plus agaçant pour le quotidien de Scarlett, qui commence à trouver qu’il lui demande plus d’énergie qu’elle ne peut y consacrer. Il faut dire qu’elle a un emploi du temps chargé, à force de multiplier les clients et les engagements, et surtout de n’être pas vraiment capable de déléguer à ses employés. Elle croit un peu trop fort à cet adage qui veut que si l’on désire que quelque chose soit bien fait, il faut s’en occuper soi-même. Elle rallonge donc les heures de sa journée et étire ses contraintes au maximum pour être partout à la fois ; mais elle ne s’en plaint pas, car au fond, elle adore être débordée, surtout par son travail qui la passionne. Elle a toujours une nouvelle idée, son téléphone déborde de notes, son agenda rempli de cases de toutes les couleurs, dont elle connaît de toute façon le contenu par cœur. Malgré l’efficacité de Julia, son assistante, Scarlett ne lâche pas facilement prise.

Mais le tournage d’Ivy lui demande beaucoup, oui, car il est plus complexe qu’annoncé : quelques tensions sur le set, des délais à rallonge, des problèmes de décor et de doublage, une crise au sein du board des execs. C’est le lot des tournages, on sait quand ils commencent, jamais quand ils terminent, mais tout de même, celui-ci est particulièrement fastidieux. Scarlett se retrouve à passer sur le set plus d’une fois par semaine - heureusement qu’il n’est pas trop loin de son agence - et elle a toujours trois mille choses à régler. Aujourd’hui, il est question d’un problème de contrat dont il faut vérifier les clauses avant de négocier une campagne promotionnelle, et personne n’est capable de répondre aux interrogations de Scarlett qui décide de prendre le problème en main et d’aller régler ça par elle-même - encore une fois, elle n’est jamais mieux servie que par elle-même.

Son badge émet un bip strident qui fait ouvrir la porte des archives, où elle rentre d’un pas déterminé, remontant l’une des petites allées remplies de boîtes cartonnées d’où des piles de paperasses débordent. Elle est dérangée par un bruit étrange qui l’interpelle, et fait quelques pas, retenant une exclamation de surprise quand elle remarque une figure agenouillée sur un carton. Ce n’est que quand elle relève la tête vers Scarlett que l’anglaise reconnaît Sloane. Elle plisse les yeux, retient un soupir, et siffle simplement un « Sloane » accompagné d’un signe du menton qui sert de bonjour. Malgré toute la tension entre elles, Scarlett ne perd pas la politesse d’au moins dire bonjour, même si ce bonjour est glacial.

Elle retourne à sa pile de papier, remarquant à peine le bruit métallique étrange qui émane de la porte, trop occupée à récupérer ce qu’elle cherche. Elle reprend son badge pour ouvrir la porte, mais aucun son ne sort du boîter électronique, aucune petite lumière verte ne clignote. Elle ressaie une deuxième, puis une troisième fois, inspire, retient son agacement, et se tourne - Sloane est plus loi, debout cette fois-ci. « Ton badge », elle demande en tendant sa main. Sloane lève un sourcil et Scarlett fait claquer sa langue derrière ses dents. « Ton badge, s’il-te-plaît », elle lâche à contre-coeur.


@Sloane Jarecki

Le déroulé du tournage est, somme toute, un peu plus planqué et tranquille que ceux de Ultimatum ou Love is Blind : les gens conçoivent et comprennent qu’ils sont là pour bosser, les relations interpersonnelles en sont donc nettement moins affectée et, quand il s’agit de faire venir la psy, c’est généralement pour des problèmes concrets qui ne ressortiront pas face à la caméra. C’est une toute autre ambiance que les derniers sets où elle a mis les pieds : pas d’appels en pleine nuit, pour commencer (les mêmes qu’elle devrait refuser, mais multiplie par acquit de conscience), et surtout des urgences relativement mitigées. Pas de conditions de travail trop rudes, pas d’alcool en guise de seul liquide potable, peu de déconvenues amoureuses ; l’opposé presque : des discussions sur le droit du travail, les limites que peuvent et doivent prendre les scènes de sexe, les tensions habituelles employés/patronat sur fond de post-grèves des professionnels du milieu, ce qui tourne les discussions vers le mal-être au travail davantage que le mal-être général.

Dans ce contexte, on vient voir la brune généralement pour apaiser les tensions, relativiser les malaises, et pour prendre des conseils sur la communication à adopter. Sloane est sollicitée pour des problèmes dits du quotidien, le genre dont on n’oserait pas parler si elle n’était pas présente spécifiquement dans ce but, et si elle n’apporte pas de solution idéale, à défaut d’une vraie influence, elle peut tout de même réconforter et faire des pieds et des mains pour juguler les crises latentes. Elle se rend compte que ce n’est pas loin de lui plaire, à défaut d’être sa vocation, et l’idée de se résoudre à bosser dans le milieu jusqu’à la fin de sa carrière n’est plus aussi horrifiante qu’elle l’a été au début.
Elle prend ses marques, surtout, et se légitimise auprès des équipes : elle partage des cafés avec tout le monde dès son arrivée, trois jours par semaine ; on la consulte de plus en plus en-dehors de l’échelle des acteurs, qui sont les principaux concernés, on se tourne vers elle durant les discussions. Sa présence a été démystifiée et se trouve de plus en plus sollicitée ; même si ce n’est, comme pour aujourd’hui, que pour aller récupérer des boîtes de café dans le bureau relégué au statut de salle d’archives au fond des couloirs. Elle s’est auto-missionnée pour aller voler les denrées, quitte à prendre sur le stock : elle est sûre que quelques capsules Nespresso ne feront pas de trou trop important sur la fiche budgétaire.

Accroupie dans les cartons, entre les papiers et le café, elle cille à peine, quand elle entend le badge ouvrir la porte une seconde fois. Brièvement, elle envisage de se relever comme pour se laver de ses crimes, et surtout pour éviter de provoquer une attaque chez la personne qui serait surprise par sa présence, puis décide contre et se contente simplement de relever la tête. Forcément, Scarlett est aussi surprise qu’elle-même est irritée. « Scarlett », qu’elle répond alors avec le ton tout aussi plat que celui de la jeune femme, regrettant déjà l’époque bénie où elle pensait qu’elles ne se croiseraient pas de la semaine (trois jours, c’était déjà un petit record en soi). Elle remet directement la tête dans les pochettes et en ressort une à la vanille, qu’elle fout sans ménagement sur un bord de table à côté, vaquant à ses occupations jusqu’à ce que sa collègue ne parte.

Ca ne vient pas, et à la place, lui parvient sa douce voix toujours aussi sympathique. « S’ils ont révoqué tes privilèges d’accès, tu ferais mieux d’éviter les pièces à caractère sensible », informe-t-elle en bonne chieuse diplomatique comme elle sait l’être, refusant d’office de donner son badge, plus pour le sport que par réelle envie d’empêcher de tourner en rond : rien ne lui fait plus envie que d’imaginer Scarlett aussi loin que possible, au demeurant. Elle se redresse et prend tout son temps pour marcher jusqu’à la porte, jusqu’à tirer sur la ficelle à son jean pour amener le badge à la porte. Pas de réponse. A son tour, elle tente de badger - une fois, deux, tentative de tirer sur la poignée directement pour voir si ce n’est pas juste la lumière verte qui est en panne. La pièce reste désespérément fermée, la porte ne bouge pas, la badgeuse n’ajoute pas davantage de précisions. Et avant qu’elle n’ait le temps de pester trop fort, la lumière de la pièce, déjà tamisée façon cave non-officielle sous un commissariat, les lâche à son tour.

Profond silence.

« Je te déconseille d’utiliser le marteau brise-glace pour si peu, mais il est à côté du placard. »

@Scarlett Bridgers

« S’ils ont révoqué tes privilèges d’accès, tu ferais mieux d’éviter les pièces à caractère sensible. » « Ne commence pas », siffle Scarlett, agacée. Et évidemment, Sloane profite d’avoir l’ascendant (pour une fois, tiens) et prend son temps pour arriver jusqu’à la porte et tirer le badge - un geste qui part de ses hanches que Scarlett observe un instant, les yeux plissés, un sourire en coin.

La porte reste fermée, malgré le geste de Sloane qui tire la poignet plusieurs fois, et Scarlett s’apprête à lui dire que ça ne sert à rien de forcer, quand la lumière s’éteint, plongeant la pièce dans une obscurité épaisse. Scarlett reste immobile, ferme les yeux quelques secondes, comme pour ravaler l’acidité qui monte déjà en elle. « Je te déconseille d’utiliser le marteau brise-glace pour si peu, mais il est à côté du placard. » Scarlett réouvre les yeux. Elle distingue à peine la silhouette de Sloane, une masse sombre aux long cheveux. « Quoi, pour te le planter dans le crâne ? » Elle demande, d’un ton étrangement amusée malgré son agacement. Ce n’est pas un pauvre marteau brise-glace qui va les sortir de là, la porte est trop épaisse, il s’agit clairement d’un dysfonctionnement du système, sûrement éléctrique, ou une alerte, qui sait.

« Je suppose que tu n’as pas ton téléphone portable non plus ? » Sinon Sloane l’aurait déjà sorti, ne serait-ce que pour faire de la lumière. Mais non, elles sont enfermées, sans aucun moyen d’informer l’extérieur qu’elles sont là. Scarlett s’avance vers la porte, et toque plusieurs fois, espérant que quelqu’un de l’extérieur remarque le son. Rien ne se passe, elle n’entend pas de mouvement de l’autre côté du couloir. Il faut dire que la pièce est excentrée du reste du set. Elle pose un instant son front sur la porte, sentant la surface froide, pour reprendre contenance. Elle finit par s’écarter et soupire. La pièce est minuscule et son regard commence à s’habituer au noir. « Je vais rester près de la porte, pour entendre s’il ya du passage et qu’on puisse alerter de notre présence. Sens-toi libre d’aller te terrer dans un carton, si tu préfères », elle dit à Sloane, se laissant glisser contre la porte pour s’asseoir en tailleur sur le sol, sans aucune gêne. Elles sont peut-être là pour un moment. « Du reste, on peut jouer au roi du silence ou t’as encore quelques mensonges sur moi à me proposer ? » Elle offre, en référence à cette pseudo rumeur qu’elle aurait lancée.

@Sloane Jarecki

Par déformation professionnelle, et aussi par habitude imposée et chevronnée, Sloane est un esprit cartésien à outrance : il y a l’évident et le possible, et il y a un reste indicible auquel elle ne touche pas, de peur d’avoir besoin de l’expliquer. Les plus grands mystères de sa vie sont classés sans suite et soldés par un c’est comme ça sur lequel elle ne revient jamais, et ça lui convient parce que l’alternative est plus effrayante. Alors quand les portes se verrouillent et que les lumières s’éteignent, elle range directement l’incident sous le ça arrive, mauvaise journée sur le set, problèmes d’électricité plutôt que d’y voir son karma pérave qui la rattrape à toute allure alors qu’elle se force à avancer avec des oeillères et une tendinite agressive à chaque genou. Son seul instinct immédiat est en réalité d’ouvrir les yeux un peu plus larges comme pour chercher de la luminosité sur un périmètre moins restreint - ce qui ne change rien et qu’elle se force immédiatement à arrêter. Au lieu de ça, elle reste plantée devant la porte, le noir dehors, le noir dedans et qui s’infiltre jusqu’à la remplir.

« C’est du métal avec un embout rond, tu sais. Tu peux tenter, mais tu risques de pas aller très loin avec. » Elle se demande si c’est un mécanisme de défense ou simplement une profonde lassitude vis-à-vis de Scarlett, que de répondre à sa demi-plaisanterie sur le ton le plus prosaïque donné à l’humain, et elle décide que c’est un peu des deux. Quand l’intéressée lui demande si elle a un portable avec elle, elle secoue la tête en signe de négation, puis décide d’elle-même qu’elle interprétera son silence comme une négation. C’est un temps prompt à se foutre dans un coin et à régresser dans du non-verbal jusqu’à ce qu’on vienne les tirer de là. Sauf que l’agente de PR semble bien déterminée à lui dicter chacune de ses actions comme pour désamorcer une crise, et ça lui court davantage sur le haricot que le fait d’être coincées en lui-même. « À toutes fins utiles : je cherchais du café. » C’est excédé, voire même un tantinet condescendant pour quelqu'un qui avait la position d'une mouche drosophile sur le coin d'un gâteau oublié sur la table basse.

« Mensonges, hm ? Ça reste à prouver. »

Le roi du silence, c’était pourtant une idée sympa, mais qui ne semble pas au goût de celle qui l’a proposé, alors Sloane se force à ne pas s’enterrer dans son mutisme. Du reste, Scarlett ne semble pas particulièrement nerveuse ou rendue anxieuse par la situation, et c’est déjà un bon point qu’elle note mentalement. La psy grimpe sur une table débarrassée de ses cartons plus tôt, et elle s’y installe en tailleur, d’abord dans le silence le plus profond pour tendre l’oreille au cas où quelqu’un passe par là. Au bout de deux minutes, le vide se remplit avec sa propre respiration, les chaussures de Scarlett qui glissent au sol, et son cerveau commence à la démanger d’emplir le vide en y inventant des bruits. « Si tu attends des excuses et un dédommagement, tu as le temps devant toi », déclare-t-elle d’une voix posée, sereine, aux antipodes de celle qu’elle adoptait à leurs dernières rencontres. Non qu’elles aient grand-chose d'autre, pour l'heure ; l'ironie du propos lui tire un sourire. Mais Sloane n’a pas d'excuses à offrir, rien d'autre que des concessions : elle estime avoir subi le plus de dommages, d’elles deux, et elle doute que Scarlett soit la première à offrir quelque mea culpa, si elle a même ça en elle. Elle ne retiendra pas sa respiration jusqu’à en recevoir un, du moins. « Et soyons honnêtes, tu aurais été sacrément emmerdée dans tes reproches sans cette histoire de probation. » Elle aurait eu beaucoup plus de mal à lui mettre le nez dans la merde, en tout cas : excepté ce cas majeur, son dossier était net, ses appréciations immaculées, ses références ravies de l’avoir choisie. C’était d’autant plus douloureux d’avoir reconstruit sa carrière pour qu’on l’y ramène. « Ce que je me demande, par contre, c’est jusqu'où tu as dû fouiller pour la trouver. »

@Scarlett Bridgers

« C’est du métal avec un embout rond, tu sais. Tu peux tenter, mais tu risques de pas aller très loin avec. » Scarlett esquisse un sourire, se disant à nouveau que si Sloane ne l'insupportait pas autant, elle trouverait son répondant amusant, charmant presque. Mais elles ont trop brûlé, en l'espace de quelques semaines. « Oh je suis sûre que je pourrais trouver un moyen », elle répond, presque songeuse. Sloane a assez été victime de ses furies pour savoir que Scarlett est pleine de ressources quand il s'agit de faire des dégâts.

« À toutes fins utiles : je cherchais du café. » D'un geste de la main, Scarlett indique à Sloane que les détails de sa vie ne l'intéresse sincèrement pas. C'est certainement assez ironique que d'être coincée avec elle, ici, et elles vont devoir prendre leur mal en patience ; pas la peine, entre temps, de jouer à bien s'entendre.

Scarlett s'installe sur le sol, espérant que ce fauteuil de fortune soit temporaire, vraiment temporaire, car elle et Sloane pourraient bien en venir aux mains si laissées ensemble trop longtemps - et pas avec les gestes qu'elles avaient probablement imaginé la première fois qu'elles se sont croisées dans cette soirée à la musique électronique et aux néons brillants. « Mensonges, hm ? Ça reste à prouver. » Scarlett lève les yeux au ciel, une mimique que Sloane ne doit pas voir tant elles sont plongées dans l'obscurité. Seules les formes et les contrastes sont lisibles, pour l'instant, mais Scarlett espère que ses yeux pourront de plus en plus déchiffrer au fur et à mesure qu'ils s'habituent. « Pense ce que tu veux, Sloane », elle réplique avec humeur. Elle voudrait bien rajouter qu'elle n'a pas le temps d'argumenter, mais cela semble mal venu puisqu'elles sont coincées jusqu'à nouvel ordre dans une salle vide sans lumiere, téléphone, ou distraction.

« Si tu attends des excuses et un dédommagement, tu as le temps devant toi. » Scarlett a un petit rire sec, et elle secoue la tête. « Ce n'est pas censé faire parti de ton métier, la médiation de conflit ? Tu m'as l'air très douée », elle ironise. Une nouvelle pique qui s'ajoute aux nombreuses que Scarlett a adressée aux compétences de Sloane dont elle se fait une joie de douter.

« Et soyons honnêtes, tu aurais été sacrément emmerdée dans tes reproches sans cette histoire de probation. » « T'as quand même lâché Ivy en pleine crise, probation ou non », réplique Scarlett patiemment, bien décidée à continuer à lui tenir tête puisque Sloane veut continuer à aller sur ce terrain.   « Ce que je me demande, par contre, c’est jusqu'où tu as dû fouiller pour la trouver. » Scarlett relève la tête vers la table sur laquelle Sloane s'est installée - prenant un ascendant physique que Scarlett lui autorise seulement parce qu'elle considère l'avoir sur le reste. « Ce n'était pas très compliqué. J'ai googlé ton nom pour avoir tes qualifications, trouvé que tu avais un diplôme en psychologie de l'enfance. Et même si ce sont des grand gamins, je me suis dit que finir comme psy de Love is Blind, c'était étonnant », commence Scarlett, qui n'a pas de problème avec exposer l'enquête qu'elle a menée et ses méthodes, maintenant qu'elles ont porté leurs fruits.« Alors je me suis renseignée. Tu penses peut-être que je suis une connasse, mais j'ai un excellent réseau et des gens prêts à me rendre service. Ça n'a pas pris longtemps pour avoir une réponse. » Un assistant d'une exec d'un énième programme de téléréalité avait entendu parlé de la probation, l'avait répété à l'une de mes employées, qui me l'avait remonté. Bref. Les informations circulent, comme toujours. « Ce que je me demande, moi, c'est comment tu as réussi à continuer à te faire embaucher. Ça devait être une probation sérieuse pour que tu te retrouves à gérer Queer Ultimatum, parce que c'est une sacrée punition, ça. À moins que ça soit une vocation pour toi, de gérer les lesbiennes avec des troubles de l'attachement et un ego démesuré ? C'est parce que ça te parle ? » Elle propose, à la fois mutine et plus curieuse qu'elle ne voudrait l'admettre.

@Sloane Jarecki

« Quand on me paie pour, effectivement. Tu veux du labeur gratuit en plus ? » La perspective d’une accalmie semble s'éloigner davantage à mesure que les secondes s’égrainent, il paraît à présent clair qu’elles ne sortiront pas avant le rétablissement du courant et que ni l’une, ni l'autre n’a réellement la patience d'être là. Pour ce qu’elles en savent, il n'y a que cette aile du bâtiment dont l'électricité est coupée : le bureau, des toilettes, et un entrepôt pour les décors, soit rien qui ne puisse attendre dans le noir quelques jours de plus. Autrement dit, si l'équipe estime être suffisamment en retard pour s'occuper de trivialités comme celles-ci, elles risquent de pourrir dans la pièce un bon moment. Sloane repousse l'idée pour éviter d'y penser : se projeter sur le pire ne servira à rien, d'autant qu'il y en a déjà une version accroupie à quelques mètres de là contre la porte. À la place, le sujet des derniers esclandres revient rapidement sur le tapis et, avec lui, la probation, et le besoin pour Sloane de savoir d'où venait l'info et à quel point Scarlett s'était tenue au courant. La dernière fois, le sujet n'avait été abordé qu’en guise de reproche, et la psy avait pu deviner sans peine que la jeune femme n'avait pas creusé plus loin qu'au biais de confirmation.

« Tu projettes », interjecte-t-elle d'emblée quand cette dernière mentionne ses contacts. Pourquoi Scarlett tient tant à ce qu'on la perçoive comme une connasse ? Surtout, quelle fierté en tire-t-elle ? Et puis, quel crédit donne-t-elle à ses sources quand tout le monde est si faillible que tout en devient amplifié et déformé ? Elle ne réitère pas sur le fameux mensonge, ni sur la probation en elle-même : pour le coup, c’est un état de fait, même si Sloane doute fortement qu'elle en connaisse les détails. Ou qu’elle en ait même quelque chose à foutre, en soi. « J'en gère une depuis le tournage, peut-être les graines d'une vocation… » Le ton s’est un peu détendu malgré les mots, il fait miroir à celui de Scarlett, nettement moins agressif que lors de leurs dernières entrevues. Sloane imagine que c’est plus difficile, de garder sa prestance, quand on est accroupie dans le noir dans une salle poussiéreuse. Ça l'est tout autant quand on est assise sur une table après avoir rodé comme un raton affamé dans les cartons à l'abandon.

« C’est une probation professionnelle et pas civile. Si tu as googlé ça, aussi, tu concéderas qu'il y a pire comme punition. » La seule punition de Sloane à ce stade était de revoir une psy elle-même et de prouver qu’elle pouvait traiter des gamins sans les ôter à leurs parents à tout bout de champ. Si on lui avait donné gain de cause sur le fond et que Sasha avait été retirée aussitôt de la garde de ses géniteurs, sur la forme, on avait un peu de mal à justifier ce qui pouvait très bien s’apparenter à un enlèvement d’enfant. Le temps qu'elle avoue une culpabilité vis-à-vis de son geste et que la psy estime qu’elle pouvait revoir des enfants, elle était donc cantonnée au rang réputé le moins problématique pour sa profession : les microcéphales en speedo. Le problème, c'était qu'en parlant de cet incident, la psy attitrée à son dossier avait découvert toute une fourmilière grouillante, et qu’elle avait référé Sloane à une psy plus compétente qu’elle n'était toujours pas allée voir. Les semaines se transformaient donc naturellement et péniblement en années. « Je suis mise à l'essai, en quelque sorte. Et détrompe-toi, ma plus grosse punition, ce n'est pas les célébrités que je croise. » Jusque-là, le cauchemar avait plutôt pris le visage d'une agente de PR. « Du reste, je t'ai dit ce qui s'était passé. J'accepte ma punition et je le referais, si je devais revenir en arrière. » Et ce n'est sûrement pas une bonne chose à confier à une personne aussi prompte à la faire tomber, mais qu'importe : en cet instant, elle n’a pas envie de penser au retour à la civilisation, pas plus que de laver sa conscience. La sienne est au moins relativement apaisée. « Tu peux mettre qui tu veux au courant, et je suis sûre qu'ils seraient d'accord. C'est pas une arme que tu détiens. »

@Scarlett Bridgers

« Quand on me paie pour, effectivement. Tu veux du labeur gratuit en plus ? » Scarlett lève les yeux au ciel. Elle devrait se calmer, essayer de détendre l'atmosphère dans cette pièce où elles pourraient bien passer plus d'heures que prévu. Mais Scarlett peut facilement s'accommoder de la tension, là où beaucoup de gens aiment affirmer qu'ils ont peur du conflit - une faiblesse de caractère que Scarlett aime juger à loisir. « Je préfère payer des professionnels où j'ai confiance dans leur travail », elle souligne, remuant le couteau dans la plaie sans gêne.

Peut-être que cette tension est plus agréable à explorer que la perspective d'être enfermée dans une petite pièce sombre pendant de longue heure. Scarlett n'est pas du genre à angoisser du futur, bien trop habituée dans son enfance à vivre dans le chaos. Elle peut rester stoïque, et elle se souvient vaguement de longues heures où elle ne quittait pas sa chambre, parce que sa mère était dans le salon, défoncée avec son petit ami, en train de coucher avec lui ou de s'engueuler, ou les deux, et Scarlett avait développé un excellent don de projection pour ne pas penser au présent.

« Tu projettes> » Scarlett a un sourire en coin. Quoi, Sloane ne pense-t-elle vraiment pas tout ce mal après toutes leurs disputes ? Autant qu'elle l'assume. « J'en gère une depuis le tournage, peut-être les graines d'une vocation… » Cette fois-ci, Scarlett a un petit rire, parce qu'elle sait reconnaître quand une pique est efficace. C'est de bonne guerre, se dit-elle. Elle ne souligne même pas à Sloane qu'elle ne se considère pas vraiment lesbienne, ou du moins pas tout le temps - cela ne la regarde pas, et Scarlett n'a jamais aimé les étiquettes, de toute façon. « Vraiment, une vocation ? Tu n'es pas encore dégoûtée ? » Elle plaisante d'un ton cette fois-ci olus léger. « T'es peut-être une pro plus patiente que je ne pensais alors », elle concède, presque un demi-compliment au milieu de leur énième joute verbale.

Scarlett étend ses jambes sur le sol, son corps musclé supportant patiemment la position inconfortable du sol dur et de la porte droite dans son dos. « C’est une probation professionnelle et pas civile. Si tu as googlé ça, aussi, tu concéderas qu'il y a pire comme punition. » Scarlett pourrait argumenter, car en réalité pour elle, il n'y a rien de pire qu'être désavouée professionnellement, mais elle ne l'admet pas immédiatement, curieuse de laisser Sloane lui en dire un peu plus. Elles auront le temps plus tard pour se recrêper le chignon. « Je suis mise à l'essai, en quelque sorte. Et détrompe-toi, ma plus grosse punition, ce n'est pas les célébrités que je croise. » Scarlett lève un sourcil, curieuse. Elle qui gère des célébrités toute la journée, elle sait combien cela peut parfois être pénible. « C'est quoi, alors ? » Elle demande, sincèrement surprise. « Ne me dis pas que c'est moi, ça serait trop flatteur », elle plaisante.

À vrai dire, du côté de Scarlett, malgré l'antagonisme qu'elle ressent pour Sloane, cela ne la déplaît pas tout à fait. Encore une fois, elle a toujours bien aimé avoir quelqu'un à qui tenir tête. Elle n'est juste pas toujours certaine que Sloane puisse être à son niveau. « Du reste, je t'ai dit ce qui s'était passé. J'accepte ma punition et je le referais, si je devais revenir en arrière. » Cette affirmation surprend Scarlett, qui a du mal à saisir comment on ne peut pas regretter d'avoir commis une erreur professionnelle - elle n'en a pas fait beaucoup dans sa carrière, perfectionniste comme elle est, mais c'est déjà arrivé, et elle le ressasse souvent malgré elle. « Tu peux mettre qui tu veux au courant, et je suis sûre qu'ils seraient d'accord. C'est pas une arme que tu détiens. » Cette fois-ci, Scarlett est officiellement intriguée. Un aveu de faiblesse, présenté comme une arme inutile ? « Tu as fait une erreur qui a failli te coûter ton job, mais tu la referais ? » Répète Scarlett, comme pour essayer de mieux comprendre. « Je n'arrive pas à savoir si tu es plus stupide que je pensais, ou si j'admire que tu ais des principes », avoue Scarlett avec une moue. « Car je suppose que si tu ne le regrettes pas, c'est que tu ne considères pas que c'était une erreur ? » Questionne Scarlett, qui ne veut pas paraître trop intéressée, mais qui aimerait bien savoir ce que Sloane a fait, au fond.

@Sloane Jarecki

« J’arrête, alors : je voudrais surtout pas te flatter davantage. » C’est un tantinet ironique, et elle ne s’en cache pas, pas davantage après que Scarlett ait complimenté sa patience, ce qui lui a collé le goût d’une remarque particulièrement rogue : elle n’a ni envie, ni besoin de faire ses preuves auprès d’une femme qu’elle ne reverra plus une fois le tournage terminé, et ce qu’importe les instants de flottement qu’elles ont pu partager avant et entre : la dimension personnelle a été refoulée bien derrière celle, plus prégnante et piquante, du pro et de tout ce qui en avait trait. Sloane ignore pourquoi le dédain qui émane de Scarlett a pu la bousculer ; elle ne peut attribuer ça qu’à l’étincelle d’intérêt qu’elle suscitait chez elle, avant que les derniers événements ne l’incitent puissamment à s’asseoir dessus et à recouvrir la chose d’une bonne pelle de terre au camboui. « Mais pêle-mêle : le staff autour d’eux, les impondérables qui forcent à tout réorganiser sinon annuler, les supérieurs qui me harcèlent pour des informations en dépit des accords de confidentialité… Les personnes que je vois sont généralement là dans une démarche honnête, peu importe le degré de gravité de leurs besoins. » Et il fallait admettre que dans certaines émissions, ce degré s’élevait à peu près à une magnitude -10 sur l’échelle de Richter, guère plus qu’un pet de poisson dans la mer morte. « Tu vois, tu fais partie de la première catégorie mais tu n’es pas en tête de liste : rassurée ? » Si la brune s’aventurait un peu plus loin sur le sujet, elle ne tarderait pas à découvrir qu’elle demeurait malgré tout son plus gros challenge sur ce tournage spécifiquement, mais Sloane ne lui fera pas le plaisir de l’admettre.

Ca ne l’empêche pas de border et de remettre du contexte sur la probation que Scarlett se plaît un peu trop à brandir comme étendard dans sa croisade contre elle et son incompétence présumée : elle n’a aucun problème à assumer qu’elle referait ce qui avait failli lui coûter sa carrière, si ça se réduisait à ce choix, et ça semble visiblement dépasser l’agente de PR, qui la dévisage avec une suspicion qu’elle commence à bien connaître, même dans le noir. « Non, c’en était une », tempère-t-elle. Reconnaître une erreur et assumer être capable de la refaire n’étaient pas antithétiques à ses yeux. « Pour autant, je l’aurais encore plus regretté si j’avais rien fait. » Ca avait au moins eu le mérite de faire bouger les choses très rapidement : avec l’appui du dossier de Penelope, la police avait eu assez de biscuit pour faire avancer le dossier et priver ses parents de garde, les premières semaines, le temps de trouver davantage à se mettre sous la dent. On prenait bizarrement plus au sérieux les cas de disparition d’un ado pendant 12 heures que des cas de violence et des envies manifestées de suicide. La psy hésite, songe s’arrêter là, ne serait-ce que pour les secrets de Sasha n’appartiennent pas à une personne de plus : ç’avait déjà été suffisamment ébruité dans son entourage pour qu’elle n’ait pas l’opportunité de passer à autre chose avant quelques temps. Mais elle décide pour, pour une raison qu’elle ne peut que corréler à la confiance relative qu’elle accorde à Scarlett : la jeune femme ne semble pas du genre à prendre ces choses-là à la légère, et si c’est la seule chose à laquelle Sloane peut se raccrocher, ça lui suffit pour cet aspect. « C’était une ado avec un père violent. Elle flippait depuis des mois, j’avais contacté les services mais sans réponse de leur part, le système croulait sous les demandes, y avait plus prioritaire. » Elle déglutit, pas certaine de la démarche et prête à faire marche arrière. Elle attribue toute sa verve au noir qui les enveloppe et qui évite à leurs regards de trop se confronter. « La mère subissait, aussi, elle voulait pas partir, elle ne disait pas grand-chose. Je pense qu’elle se voilait la face pour rendre ça plus tolérable. » Et contre tout respect de la bienséance elle l’avait détestée, cette femme, autant victime qu’une autre, mais bourreau par son silence et sa complaisance implicite ; Sloane l’avait détestée autant que Sasha le faisait, parce que la gamine n’avait aucun appui sinon une femme complètement extérieure à sa famille, et que ceux censés la protéger se protégeaient eux-mêmes à ses dépends. Il n’y a peut-être que pour cette rage envers la mère, qu’elle s’en veut un tant soit peu, et c’est pourtant vite éclipsé. « Elle prenait toujours mes derniers créneaux de consult’, elle restait un peu plus de temps. Un soir elle m’a demandée de ne pas la laisser rentrer chez elle. Quand une personne en vient là après des années, c’est que c’est le jour de trop : ça s’explique pas vraiment, mais c’est une crainte instinctive. » Peut-être pas un aveu de passage à l’acte, et plutôt une supplication, un raz-le-bol ; Sloane n’avait pas voulu distinguer et avait pris la demande comme elle l’avait entendue. « J’ai appelé dix fois les services : 21h30, pas de réponse, des excuses, aucune personne fiable en face. Je pouvais pas la laisser au cabinet, alors je l’ai ramenée chez moi, faute de mieux. » Natalia était enceinte, elles essayaient une énième fois de ramener de l’équilibre dans leur couple : Sasha était arrivée comme une bombe qui avait fragmenté un peu plus leur lien, et pourtant son ex-femme avait pris la nouvelle à bras le corps, l’avait accompagnée au poste le lendemain, donné plus d’elle-même que Sloane ne lui aurait jamais demandé. « J’admets tout à fait que c’était stupide. Mais ça l’était moins que de la laisser rentrer chez elle et potentiellement briser quelque chose de plus en elle, ou perdre le contact complètement, ou la perdre tout court. » Le silence retombe et elle ne voit rien de plus à ajouter : rien qui servirait le récit, en tout cas, et elle n’a pas envie de se défendre davantage. « C’est sûr que Yoly et Mal n’avaient pas ce genre de problèmes, après, mais le secret pro m'interdit de t'indiquer si c'est une bonne chose ou non. » Ca n'a plus grand-chose d'une plaisanterie.

@Scarlett Bridgers

Sloane liste toutes les difficultés qu’elle peut rencontrer dans son métier, et dans une situation différente, Scarlett pourrait sourire et presque compatir, elle qui passe aussi ses journées à gérer de l’humain dans toutes les complexités, et les difficultés du star system dans lequel elle et Sloane travaillent. Mais elle n’est pas encore prête à montrer patte blanche, à jouer la connivence avec la psychologue. Il y a trop d’animosité qui flotte encore dans l’air de la petite pièce verrouillée. « Tu vois, tu fais partie de la première catégorie mais tu n’es pas en tête de liste : rassurée ? » Scarlett a un petit rire. « Fais gaffe, je pourrais le prendre comme un challenge », elle réplique, retournant un instant dans cet entre-deux proche du flirt qu’elles ont effleuré plus d’une fois. C’est trop tentant, dans le noir du placard, et un langage que Scarlett aime trop manier pour s’en priver. Pourtant, au fond, son dédain pour Sloane est bien réel : elle n’a pas réussi à prouver sa valeur sur ce set, et Scarlett est malheureusement bien intransigeante sur ce sujet. Et cette histoire de probation ne l’aide pas à mettre de l’eau dans son vin.

« Non, c’en était une. Pour autant, je l’aurais encore plus regretté si j’avais rien fait. » Scarlett plisse les yeux, silencieuse pour une fois. Elle sent que Sloane est sur le fil, prête à couper court à la conversation, et elle en aurait tous les droits : elle ne doit rien à Scarlett. Pourtant, le silence est finalement coupé. « C’était une ado avec un père violent. Elle flippait depuis des mois, j’avais contacté les services mais sans réponse de leur part, le système croulait sous les demandes, y avait plus prioritaire. » Ah, le fameux système. Scarlett se crispe malgré elle. Ce qu’elle entend ne la surprend pas, aucun travailleur social n’a jamais pu l’aider : par deux fois, ils ont été appelés, sont venus chez elle et sa mère, mais sans que rien avance. Scarlett sait qu’au fond, c’est peut-être un peu sa faute, parce qu’elle minimisait la situation devant eux, qu’elle ne voulait pas finir une gamine du système. Pourtant, une toute partie d’elle, ado, espérait que les gens puissent lire entre les lignes. Alors elle soufflait entre le chaud et le froid, donnait la moitié des informations. Elle n’a sincèrement demandé de l’aide qu’une seule fois de sa vie et en a conclu que cela ne servait à rien, vraiment rien ; la réaction des policiers à sa plainte avait suffi à anéantir le peu de confiance en l’autorité qu’elle aurait pu avoir. « La mère subissait, aussi, elle voulait pas partir, elle ne disait pas grand-chose. Je pense qu’elle se voilait la face pour rendre ça plus tolérable. » Scarlett est immobile, elle respire à peine. Quelque chose dans les paroles de Sloane s’approche un peu trop près du familier, et tout à coup, elle a l’impression d’être un peu en dehors d’elle-même, assise à côté d’elle, à observer la conversation, une sensation qu’elle déteste et qui la prend parfois, ces derniers temps. « Elle prenait toujours mes derniers créneaux de consult’, elle restait un peu plus de temps. Un soir elle m’a demandée de ne pas la laisser rentrer chez elle. Quand une personne en vient là après des années, c’est que c’est le jour de trop : ça s’explique pas vraiment, mais c’est une crainte instinctive. J’ai appelé dix fois les services : 21h30, pas de réponse, des excuses, aucune personne fiable en face. Je pouvais pas la laisser au cabinet, alors je l’ai ramenée chez moi, faute de mieux. »

Scarlett est reconnaissante, en cet instant, pour le noir qui enveloppe la pièce, parce qu’elle sent que son visage se décompose malgré elle, que la forteresse qu’elle sait tenir lui échappe. Quelque chose en elle s’écroule sur lui-même, un petit château de sable qui se fait aspirer par un trou noir. « J’admets tout à fait que c’était stupide. Mais ça l’était moins que de la laisser rentrer chez elle et potentiellement briser quelque chose de plus en elle, ou perdre le contact complètement, ou la perdre tout court. » Le silence qui flotte est trop long, et Scarlett est absolument incapable de le briser - elle ne sait pas si elle pourra parler sans que sa voix trahisse la vague d’émotions qui l’agite.  « C’est sûr que Yoly et Mal n’avaient pas ce genre de problèmes, après, mais le secret pro m'interdit de t'indiquer si c'est une bonne chose ou non. » Scarlett voudrait rire, mais sa bouche est sèche. Elle regarde ses mains qu’elle a gardé posées sur ses cuisses, et ses doigts ne sont plus vraiment à elle, ni son corps. Elle a l’impression que si elle se mettait à parler, ça ne serait pas Scarlett, mais Arabella qui parlerait à sa place, son accent britannique encore plus prononcé, sa verve de banlieue, la façon de mâcher la moitié de ses mots, le slang dont elle a appris à se débarrasser.

Elle a peur que son silence mette la puce à l’oreille de Sloane, qu’elle soit trop fine psychologue, finalement, mais Scarlett n’arrive pas à se recomposer. Elle inspire, secoue très légèrement sa tête. « Elle… » Elle commence, mais elle n’arrive pas à articuler ses pensées. « Tu savais que ça pourrait te coûter ton job, mais tu l’as aidée quand même, simplement parce qu’elle te l’a demandé ? » Demande Scarlett. Dans sa voix, il n’y a aucune trace de dédain ou de jugement, bien au contraire : ses mots sont presque murmurés, dans un souffle tellement pris de court qu’il se grippe dans sa gorge.


@Sloane Jarecki  

Le silence retombe, plus étouffant encore qu’avant. Autant, jusque-là, Sloane savait à peu près à quoi s’en tenir face à une absence de réponse de Scarlett : c’était du dédain, de l’attention tournée ailleurs, ou encore une estimation implicite que son regard était suffisamment parlant pour pouvoir se passer de mots. Pas aujourd’hui, pourtant : elle ne lui renvoie qu’un regard blanc, distant derrière un voile qui sape toute émotion de ses yeux, et Sloane ne sait pas comment l’interpréter. Elle ajoute une remarque à la con sur des contestantes d’Ultimatum, pour la forme, pour essayer de tendre une perche à Scarlett et qu’elle s’y raccroche - ça ne donne rien, ni un sourire ni quelconque forme de réaction, rien d’autre qu’un vide complet et assourdissant. L’espace d’un instant, elle considère l’idée de s’excuser, sans qu’elle ne sache réellement pourquoi.

Mais il y a un mot, puis une suite, plus hésitante, sur une voix blanche qui peine à se ressaisir, et ça, Sloane n’a ni besoin de lumière, ni de connaître davantage la jeune femme pour l’interpréter. Il y a quelque chose de bouleversé, dans cette phrase qui ne dit pas grand-chose, il y a une condition sous-jacente dans ses mots, il y a un espoir timide et presque mort-né et la psy craint qu’au premier de ses mots, dès que Scarlett reprendra contact avec la réalité, le tout ne disparaisse et ne refasse plus jamais surface. « C’est pas tellement qu’elle me l’a demandé », répond-elle quand même, s’accrochant au maigre espoir que ce ne soit pas tout, que cette Scarlett qu’elle entr’aperçoit ne se soit pas enfuie sitôt découverte. « Je l'aurais fait dans tous les cas, pour elle, je pense. Ou pour un cas similaire, en tout cas. » Elle croise ses jambes sous elle en tailleur et retire le blaser qu’elle pose sur ses genoux, jouant avec une manche. « C’est des gamins qui ont souvent pas beaucoup d'autres liens sains avec un adulte. J'aurais pas pu fermer ma porte. » Elle l’avait été, cette gamine, un jour, qui avait dû prétendre être plus forte qu’elle ne l’était réellement, qui avait été parentifiée trop jeune pour combler aux manques d’adultes incapables auprès d’elle-même et de son frère cadet ; elle avait dû saper des années entières de développement normal pour pouvoir être une adulte trop tôt. Ca aurait pu finir bien plus mal, s’ils n’étaient pas tombés sur les Martinez aussi vite, une mauvaise rencontre de plus aurait pu terminer de tout briser, ça s’était joué sur le fil ténu d’un espoir mitigé, et en grandissant, Sloane avait voulu être ce fil pour autrui.

« Bref : ça s'est mué en procès qui n'est pas allé très loin, généralement on te vend des parents prêts à tout pour garder le contrôle, mais c’est souvent des gens désœuvrés avec des pulsions qui les dépassent et ils ne disent rien, ne portent pas plainte, et souvent ça s'arrête là. Ils savent même pas qu'ils peuvent dire quoi que ce soit, généralement, et dans ce genre de cas l’avocat ne les informe pas outre mesure. »

Elle critiquait volontiers le même système qui lui avait permis de se sortir indemne de l’affaire ; elle n’y serait jamais retournée pour réclamer son dû, mais elle savait aussi que les gamins qui passaient dans son bureau n’étaient pas les seuls à être bordés d’une détresse trop lourde à porter et que le système n’avait aucune place pour les autres : ils n’en avaient déjà pas assez pour leurs mineurs. « Je n'ai pas perdu ma licence, on ne m’a reconnue coupable de rien, en revanche le PBA a préféré m’écarter d'une patientèle mineure pour le moment. » Jusqu'à ce qu’elle prouve qu'elle ne retirerait plus arbitrairement de gardes en se pensant au-dessus des forces de l'ordre, pour commencer. Elle ne mentionne pas son propre état psychologique pendant l'affaire, ni le suivi qu’elle avait dû entreprendre après – celui auquel elle ne se plie pas – car ça ressemble à s'y méprendre à ce que Scarlett verrait comme des munitions. « Mais qu’importe, pour tout ça, et n’y vois pas une demande d’indulgence de ma part. Et j’ai connu pire que toi : j’ai connu des parents, souvent très mauvais. » Elle s’autorise un demi-sourire et se laisse enfin chercher le regard de Scarlett de ses yeux : jusque-là, la pudeur a pris le dessus, et le besoin de lui laisser une sorte d’espace pour traiter ce qu’elle avait à traiter de façon privée, le regard inquisiteur d’une némésis sur ses états d’âme en moins. « On n’écrase pas mieux une personne que des parents qui ont l’habitude de faire ça au quotidien. »

@Scarlett Bridgers  

On dit souvent que certaines personnes travaillent dans le social pour réparer leur propre passé traumatique, et pour Scarlett, c’est l’inverse qui s’est opéré : elle a décidé de travailler dans des milieux complètement éloignés de ce qu’elle a connu, enfant. Si elle déteste les nepo-babies et leurs privilèges stupides, elle est reconnaissante de leur présence dans cette industrie, parce qu’ils ont des vies faciles, que leurs problèmes se résument souvent à des parents absents à qui l’on veut prouver que l’on vaut quelque chose. On est loin des appartements mal isolés, froids et bruyants, de voler la nourriture aux supermarchés du coin sous le regard du vigil qui vous prend en pitié et prétend ne rien voir parce qu’il sait, qu’il a vu votre mère flamber sa pension dans des bouteilles d’alcool. Loin des habits qui découvrent les chevilles parce qu’on a trop grandi, des signatures que l’on forge pour les autorisations parentales parce qu’on a pas vu sa mlère depuis depuis des jours, qu’elle est dans un énième de ses benders avec un énième de ses petit-copains dealers.

Habituellement, lorsque le moindre de ces sujets - la précarité, la dysfonctionnalité - est abordé, Scarlett est capable de se dédoubler, d’agir comme si ça ne lui était jamais arrivé. Même lorsqu’une agression sexuelle est mentionnée, courante dans son milieu, elle sait rester de marbre, parce que ce qu’elle entend ne la surprend jamais : le système protège, voire encourage, les abuseurs, et les victimes sont toujours les perdantes. Scarlett s’est fait une raison et elle entend que l’histoire va dans son sens. Ça n'aurait pas pu être différent pour elle, se dit-elle. Et c’est exactement ce qui la déstabilise dans l’histoire de Sloane : que ça a été visiblement différent pour une gamine, simplement parce qu’une pro a voulu trop bien faire son taf et la protéger.

« C’est pas tellement qu’elle me l’a demandé. Je l'aurais fait dans tous les cas, pour elle, je pense. Ou pour un cas similaire, en tout cas. C’est des gamins qui ont souvent pas beaucoup d'autres liens sains avec un adulte. J'aurais pas pu fermer ma porte. » Scarlett serre la machoire, toujours inquiète que sa voix la trahisse, mais le silence qu’elle impose n’est pas moins suspect. Elle cligne plusieurs fois des yeux, essaie de revenir, de se reconcentrer. « Ce n’est pas commun de la part d’un travailleur social », elle finit par lâcher d’une voix mal assurée. « Je veux dire, on entend plutôt dire que le système est débordé et dépassé, oui », elle continue. On entend dire, en voilà une couverture de sécurité rassurante. Elle se demande si Sloane achète ce demi-mensonge si mal assuré.

« Bref : ça s'est mué en procès qui n'est pas allé très loin, généralement on te vend des parents prêts à tout pour garder le contrôle, mais c’est souvent des gens désœuvrés avec des pulsions qui les dépassent et ils ne disent rien, ne portent pas plainte, et souvent ça s'arrête là. Ils savent même pas qu'ils peuvent dire quoi que ce soit, généralement, et dans ce genre de cas l’avocat ne les informe pas outre mesure. » Scarlett hoche lentement la tête. Elle s’imagine facilement que sa propre mère ne se serait pas vraiment battue non plus - après tout, elle n’a pas cherché à retrouver Scarlett quand celle-ci s’est volatilisée à 18 ans. « Je n'ai pas perdu ma licence, on ne m’a reconnue coupable de rien, en revanche le PBA a préféré m’écarter d'une patientèle mineure pour le moment. » Dans un autre contexte, Scarlett aurait sûrement répondu par une pique, un “oui, ça parait mieux” désagréable ou taquin. Mais elle a l’impression qu’elle a perdu tout son répondant, une sensation de perte de contrôle qu’elle déteste et lui donne envie de fuir la pièce, si seulement elle le pouvait.  

« Mais qu’importe, pour tout ça, et n’y vois pas une demande d’indulgence de ma part. Et j’ai connu pire que toi : j’ai connu des parents, souvent très mauvais. » En cet instant, elle voudrait dire à Sloane que c’est à elle que Scarlett demande de l’indulgence, pour avoir été si rapide dans son jugement. Mais elle ne saura pas faire preuve d’autant de vulnérabilité. Sloane cherche son regard, et Scarlett lui accorde, pas encore tout à fait capable de sourire. « On n’écrase pas mieux une personne que des parents qui ont l’habitude de faire ça au quotidien. » Les mots frappent juste, et quelque chose craque dans le cœur de Scarlett, telle une statue usée par le temps qui se désagrège et perd l’un de ses morceaux. « Peut-être que j’ai appris ça de la meilleure alors », elle dit d’une voix lente, sans savoir pourquoi en cet instant elle convoque l’ombre de sa mère dans cette pièce, elle qui ne parle pourtant jamais de son passé. Sa propre phrase la surprend, et elle détourne les yeux, un énième aveu de faiblesse qui la rend malade. Pourtant elle n’arrive pas à reprendre le dessus, ni à prétendre être désintéressée. « Il lui est arrivée quoi, à la gamine ? Tu l’as revue ? » Elle demande. « Tu pourras retravailler avec des enfants une fois que tu auras purgé ta peine de dramas futiles de stars ? »


@Sloane Jarecki  

C’est nouveau, cette dynamique avec Scarlett, et c’est la dernière à laquelle elle aurait pu penser dans la palette d’émotions que la jeune femme avait pu lui inspirer jusque-là. Elle sent la vulnérabilité poindre en celle qui s’applique à ne montrer aucune faille, alors elle essaie de son côté de répondre en s’éloignant le plus possible d’émotions potentiellement négatives : du factuel, au maximum. « Le système est dépassé et déborde en tous sens, mais pas les individus qui le composent. » Elle ignore si, par ces mots, elle se défend, ou tente de rassurer Scarlett sur le fait qu’il y en a des tonnes, comme elle, peut-être un peu moins tête brûlée, mais essentiellement tout aussi occupés à faire de leur mieux. Ca la force aussi à recentrer le sujet pour ne pas qu’elle le dirige malgré elle sur la faiblesse qu’elle perçoit dans la voix de sa vis-à-vis, mais elles parlent de parents horribles, et malgré elles, elles s’y trouvent aspirées à nouveau. « Peut-être que j’ai appris ça de la meilleure alors » Les lèvres de Sloane se pincent. Elle sent en elle quelque chose comme de l’empathie trop forte, une connivence nouvelle qui la secoue, et elle est obligée de refouler ce réflexe malgré elle naturelle d’aller vers elle, de lui dire d’une façon ou d’une autre désolée que tu aies vécu ça, ou même tu n’es pas seule, mais ça semble être la dernière chose que Scarlett voudrait, alors elle se retient. Elle lâche plutôt un « c’est une bonne école, la mienne l’a fréquentée aussi » qui se veut humoristique, mais qui garde quelque chose de plus profond : un partage, une réciprocité. Un aveu pour un aveu, parce que ça lui semble plus juste.

« Ça a accéléré les choses, elle et son frère ont été placés dans une famille et ils n'y sont pas rentrés ensuite. Elle rentre au lycée cette année, je crois qu’elle va bien. »

Elle ne réitère pas l’évidence qu’elle n’a pas pu la suivre, ni n’ajoute qu’elle essaie d’avoir des nouvelles comme elle peut, par le biais d’autres travailleurs sociaux qui acceptent de lui en donner. C’est son problème : Sasha est un rappel constant de ce qu’elle a fait et d’à quel point elle aurait pu ruiner la vie d'une ado qu’elle suivait, et elle ne peut pas tourner la page. Tant pis si la gamine va mieux, elle ne sera pas complètement rassurée tant qu’elle ne sera pas certaine d'avoir eu un tant soit peu d'influence positive dans sa vie. Et c'est sûrement ça, qui remet le plus sa carrière en question : est-elle capable, dans son état actuel, d’aider qui que ce soit ? Tant qu’elle avait des barrières en place, elle s’était sue efficace, compétente, sûre d’elle dans les actions à appliquer. Qu’en restait-il, après Sasha, après Ivy même ? « Je ne sais pas », finit-elle par lâcher, et elle compte s’en arrêter là : le reste est trop intense, trop près du coeur encore, pour être partagé. Il y a vingt minutes encore, elle percevait Scarlett comme une personne à laquelle on n’a pas envie de parler : peu fiable, considérant les conversations comme du grain à moudre et toute personne à sa proximité immédiate comme un outil potentiel et à cette personne, elle considère avoir déjà bien suffisamment dévoilé. Face à cette Scarlett-là, qui porte sur ses traits quinze ans de moins et un air profondément fatigué, elle a envie de confier davantage. Elle se demande à quel point la pénombre et l’isolation du monde dans laquelle elles sont jouent un rôle dans leur désinhibition relative. Elle se retrouve à poursuivre : « Ça a toujours été le but, mais je ne sais pas si ce serait bon. Pour moi. » C’est élusif, et bien assez vague sûrement, mais c’est déjà plus qu’elle ne souhaitait en dire et elle s’arrête là sur un ton définitif et peut-être plus ferme qu’elle ne l’aurait voulu.

Et de là, ne reste pas grand-chose à faire que se regarder, réellement, égratignures comprises, dans toute la laideur qu’elles cherchent habilement à masquer - l’une avec plus de férocité que l’autre, et cette dernière toute en pudeur, honnête à s’en faire tort. C’est toujours une gamine aux genoux ramassés contre elle qui lui fait face, et elle se demande qui de la psy ou de la femme a cette envie prenante d’aller s’installer près d’elle, juste pour le réconfort, à défaut d’avoir les mots justes ou de pouvoir en apprendre plus. Elle n’en fait rien pourtant : la distance la protège, elle aussi, à défaut d’avoir le recul pour comprendre à quel point la tension dans la pièce s’est déchargée et pourquoi. Il lui faut enfin déglutir pour s’apercevoir que sa bouche est sèche et qu’humecter ses lèvres ne sert presque à rien. « Est-ce que tu… » Sa question est interrompue quand des pas se mettent à marteler le sol du côté du couloir, et Sloane se dépêche de se relever du bureau pour atteindre prestement la porte à temps pour y apercevoir Steve et sa masse imposante, au sommet de laquelle trônent des lunettes trop petites. La surprise passée et le nez décollé de la porte dans un mouvement de recul qui indique qu’il pensait plutôt voir un spectre, l’homme essaie à son tour d’ouvrir la porte à son côté après une brève explication. « Il se passe quoi, là ? » - « Aucune idée, coupure générale. Ca a du verrouiller les portes par mesure de précaution. Tout le monde a déjà évacué, on se demandait si vous étiez… » Il hausse les épaules et tourne la tête, comme si ça le dispensait de terminer sa phrase. Un ange passe, puis cinq. « Quoi, Steve ? » Elle ignore si sa grimace cache un sourire malvenu ou trahit un refus d’obstacle. « On envoie quelqu’un pour essayer de vous ouvrir. Tenez le coup, y a du jus d’orange dehors. » Il est aussitôt reparti, laissant Sloane avec le poing en l’air contre la porte vitrée et la conscience écrasante que si elles seront libérées d’ici une vingtaine de minutes, ça signifie surtout la fin de la trêve.

@Scarlett Bridgers

Sa mère, Scarlett ne la convoque jamais, n’y pense que très peu, et en surface, elle aime se dire que le problème est réglé, enterré. Pas un seul contact depuis ses 18 ans, et probablement la meilleure décision qu’elle a prise de sa vie, pour ne plus vivre au gré de ses humeurs et ses addictions, ses manquements. En Australie, Scarlett est libre, sans parents et sans attaches certes, mais sans ces poids à porter aussi. Elle l’a laissé à Arabella, l’ancienne elle, qu’elle a enterrée quand elle a changé de prénom. Pourtant, à l’instant évoque sa mère, Scarlett sent un frisson malgré elle dans son dos. « c’est une bonne école, la mienne l’a fréquentée aussi. » La réponse de Sloane provoque un nouveau courant électrique dans l’estomac de Scarlett, qui serre la mâchoire. Elle ne peut pas en dire plus, ne peut pas s’aventurer sur ce terrain, elle n’est pas assez courageuse ; même si elle préfère se dire que ce n’est pas de la lâcheté, qu’elle est juste assez intelligente pour se préserver. « Elle ne t’a pas passé le gène, elle », répond simplement Scarlett, un étrange compliment déguisé, mais surtout la toute première admission de sa propre faiblesse : parce qu’elle admet qu’elle écrase, elle, à la différence de Sloane.

Mais Scarlett préfère revenir sur un autre terrain, pourtant peu neutre : l’histoire de la jeune fille, et le futur qu’elle a eu après cette histoire. « Ça a accéléré les choses, elle et son frère ont été placés dans une famille et ils n'y sont pas rentrés ensuite. Elle rentre au lycée cette année, je crois qu’elle va bien. » Scarlett ressent une sorte de mélancolie étrange, parce qu’elle est heureuse pour cette inconnue, et l’idée qu’elle a peut-être eu une chance différente dans sa vie grâce à ça… Et Scarlett essaie de ne pas calquer son expérience, de ne pas imaginer ce qu’aurait été sa vie si à un seul instant un adulte l’avait pris sous son aile, ne serait-ce qu’une fois, non, elle ne veut pas y penser : elle a la vie parfaite, à présent, c’est l’essentiel. « C’est bien », murmure Scarlett, songeuse. « Pour elle, je veux dire. »

Pour la carrière de Sloane, un peu moins, apparemment. « Je ne sais pas. » Sloane reste silencieuse, ensuite, et Scarlett ne la pousse pas. Elle a le droit à son silence, à sa pudeur, Scarlett la respecte - elle réalise même avec horreur que la confession de Sloane lui inspire un véritable respect, ce sentiment si dur à provoquer en elle. Pourtant, la carrière est plus importante que tout aux yeux de Scarlett, qui devrait juger la naïveté de Sloane. Mais elle n’y arrive pas. Pas maintenant, pas dans ce placard mal éclairé.  « Ça a toujours été le but, mais je ne sais pas si ce serait bon. Pour moi. » Scarlett hoche la tête. « Peut-être mieux pour les gosses que pour toi, oui », elle dit à voix basse.

Un deuxième compliment déguisé, et celui de trop : Scarlett sent qu’il faut absolument faire demi-tour, parce que c’est trop réel et trop sérieux et trop proche de tout et -  « Est-ce que tu… » Scarlett sent son coeur se crisper, mais la question est noyée par des bruits de bas, et tout à coup, elle et Sloane ont bondi, et sont devant la porte, où se tient Steve. Scarlett sent qu’elle remet son armure instantanément. « Il se passe quoi, là ? » « Aucune idée, coupure générale. Ca a du verrouiller les portes par mesure de précaution. Tout le monde a déjà évacué, on se demandait si vous étiez… » Silence, silence. Scarlett a un rictus. « Quoi, Steve ? » « Mortes ? » Propose Scarlett. « Non, aucune de nous n’a assassiné l’autre, pour l’instant. Je vous conseille tout de même de nous sortir de là rapidement. » Elle dit d’une voix ferme. « On envoie quelqu’un pour essayer de vous ouvrir. Tenez le coup, y a du jus d’orange dehors. » Scarlett reste silencieuse, face à la porte, plisse les yeux, et a un petit rire. « Du jus d’orange ? » Elle répète, un peu interloquée. Elle fait quelques pas pour s’éloigner de Sloane, parce que sa proximité est trop étrange à présent, qu’elle ne peut plus la regarder. La bulle a éclaté, la magie de l’instant a disparu. Elle retourne récupérer les documents qu’elle était venue chercher, et glisse ses doigts dans les feuilles, faisant mine d’y chercher quelque chose. « Bon, super, on ne va pas passer la nuit là, finalement », elle dit d’un ton de conversation. Et quelques minutes plus tard, en effet, quelqu’un vient trifouiller la porte, et Scarlett et Sloane attendent toutes les deux, patiemment dans le noir, à quelques mètres de distance l’une de l’autre, comme pour rester en sécurité. Finalement, la porte s’ouvre dans un bruit mat. Scarlett sourit, soulagée, et fait quelques pas pour sortir.

Mais juste avant, parce qu’elle sait qu’elle n’a pas le choix, elle se tourne vers Sloane, dont le visage est encore plongé dans la demi-pénombre. « C’était stupide pour ta carrière, ce que tu as fait », elle dit en la regardant droit dans les yeux. « Mais je suis sûre que ça a fait une différence concrète pour cette fille », elle continue. « Et je trouve ça admirable, et je regrette d’avoir insinué autre chose à propos de cette probation, j’avais tort », elle admet avant de se retourner et marcher à pas vif pour quitter tout ça, remontant le couloir comme une tornade, prête à savourer une liberté au goût d’orange et d’amertume.


@Sloane Jarecki