@Ginny Williams

(shailer park media center) C’était supposé n’arriver qu’aux autres. Les couples qui se séparent, les couples qui se disputent jusqu’à se détester. Ça n'arrive qu’aux autres. Je ne l’ai même jamais pris en compte quand je suis devenu proche de Ginny et quand cette proximité s’est finalement transformée en un désir de la marier, sans passer par les fiançailles. Je pensais naïvement que ce serait éternel, simplement parce que je n’avais aucune raison de penser que ça pourrait s’arrêter. Elle est celle que j’ai aimée depuis le premier jour ou presque, lequel remonte à plus d’une décennie, et si j’ai souvent imaginé un monde dans lequel je continuais à faire les mauvais choix amoureux avec des hommes qui avaient pourtant tout pour être parfaits, je n’ai jamais imaginé un monde dans lequel nous serions ce genre de parents à se passer la garde de leur fils sans un mot. Maintenant, nous en sommes réduits à aller et venir autour des activités de Sloan pour lui éviter autant de peine que possible, si bien que son groupe d’éveil à la médiathèque devient pour moi le seul moyen de toucher un mot à Ginny. Notre fils, lui, se fait lire des histoires entouré d’autres gamins, bien conscient que quelque chose ne va pas mais pas pour autant capable de mettre le doigt dessus, et encore moins les mots.

« Je peux te parler ? » Je suis supposé l’amener, elle est supposée venir le chercher. Et en temps normal, ce ballet implique que nous ne nous croisons pas, sauf aujourd’hui alors que j’ai traîné le pied devant la salle, sans même que ce soit pour m’assurer que rien n’arrive à mon fils. Maintenant que Ginny arrive à son tour, j’en profite pour quémander son attention, le ton de ma voix lui laissant comprendre qu’il n’y a aucune bonne nouvelle dans ce que je m’apprête à lui partager mais qu’il n’y a rien de dramatique non plus. Ce n’est que la continuité de nos discussions depuis son retour, après tout. Dans mes gestes, il n’y a aucune surprise mais beaucoup de déception, et sans doute aussi de tristesse. Par respect pour un Sloan qui ne pourrait de toute façon pas entendre à travers la porte fermée, j’emmène Ginny un peu plus loin, jusqu’à un couloir plus ouvert au public et où parler ne sera pas passible d’une peine de mort. « J’ai ça à te faire signer. »

Ça.
Les papiers du divorce.

Je lui ai dit que je voulais divorcer, je lui ai dit que je le ferai. Je n’ai pas précisé quand, parce que je ne le savais pas moi non plus, mais elle a pu anticiper ce moment à de nombreuses reprises. Elle savait qu’il viendrait, je l’ai laissée s’y préparer en même temps que je le faisais de mon côté aussi. J’inspire un instant, ne ressentant rien d’autre qu’une sorte de tristesse sourde à ainsi avoir cette discussion avec elle de manière aussi robotique. « Tu peux lire si tu veux. » Il n’y a pas de surprise, pas de coup bas, pas d’annonce de dernière minute : on se partage la garde de Sloan, et le reste suit la ligne conductrice pré remplie des mariages qui tombent à l’eau. Je lui tend les papiers sans y mettre d’âme. « Plus vite tu signes et plus vite on en est débarrassés. » Ma signature est déjà présente en autant d’exemplaires que nécessaire, elle. Je lui montre aussi un stylo, si jamais elle peut aller jusqu’à signer dans la minute pour que nous n’ayons plus jamais à aborder le sujet. On serait débarrassés de quinze ans de notre vie.

« Je peux te parler ? » je l’ai vu dans le couloir avant qu’il ne me voit. Je l’ai vu et j’ai tout de suite détesté cette vision, parce qu’elle n’était qu’une confirmation de plus qu’en partant de Brisbane, le vrai Auden était lui aussi parti. Il croit qu’il a changé, qu’il a simplement dû et que j'en suis la cause. Ce n’est pas changer et ce n’est pas évoluer, d'être devenu celui qu'il est maintenant. Si mes premières pensées vont à Sloan, et à ce qu’Auden aurait de bien horrible à me dire à son sujet pour être à l’endroit où je dois venir le chercher et à y exhiber cet air-là, un simple coup d’oeil par la baie vitrée d’où on peut voir les enfants, et notre fils, écouter attentivement le conte du jour me rassure de suite. « J’ai ça à te faire signer. » docile, je suis Auden là où il fait signe de le suivre. Je ne quitte pas son regard du mien, je ne prends pas un autre détour pour le semer, je ne ralentis pas le mouvement et je ne pose aucune question. « Tu peux lire si tu veux. » les formulaires passent de ses mains aux miennes, il le fait d’une façon robotique aussi triste que décevante. Je ne sais pas à quoi j’aurais bien pu m’attendre de ce moment, mais je suis persuadée que dans les dizaines de milliers de scénarios que j’ai imaginés depuis la journée où il m’a officiellement annoncé vouloir divorcer, jamais je n’aurais pu croire que la scène aurait l’air de ça. « Plus vite tu signes et plus vite on en est débarrassés. » il me faut tout le calme du monde pour ne pas laisser aller un rire mauvais, sec, le même que j’ai bien pu entendre Auden faire un nombre incalculable de fois. Jill aussi, avant ses mémorables crises de nerfs.

« Je ne vais pas divorcer de toi dans un couloir, Auden. » ma voix est calme, mon regard ne sera jamais aussi vide que le sien. Il m’a brisé le coeur bien plus de fois que je n’ai de doigts pour les compter, mais jamais il ne sera capable de faire pire que de me demander de signer notre divorce sur un pan de mur, les feuilles pêle-mêle, au détour d’un lieu qui n’a aucune signification autre que de jolis souvenirs en devenir pour Sloan. À quel point est-ce que Auden peut me détester pour vouloir que ce soit ici, que ce soit comme ça que ça se passe? Quinze ans d’amour pour quinze caractères à autographier en quinze secondes. « C’est comme ça, que tu veux que ça se termine? » il n’a pas besoin d’être très attentif ni aujourd’hui ni les jours d’avant pour savoir que j’aurais espéré un peu plus de respect pour ce nous qui n’en a pour lui que le nom. Mais je n’hausse pas le ton, je n’accuse pas avec amertume, je ne fais pas de scène, comme il me le reprochera quand même, évidemment. N’importe qui pouvant passer près de nous ne se douterait pas que notre conversation tourne autour de voeux brisés. Que nous sommes en train de faire autre chose que de discuter d'une nouvelle activité à planifier pour Sloan. « Parce que c’est peut-être facile pour toi, mais ça l’est pas pour moi. » j’aurais envie de dire que je sais, que c’est facile pour lui. Qu’il se complait dans la narrative où je suis morte, où je ne lui ai rien écrit, où je suis tombée amoureuse d’un autre, où - mais je n’ai pas de temps, pas d’énergie à perdre à croire que je le connais encore un peu. Je connaissais le Auden qui malgré tout m’avait aimée assez fort pour prendre le temps de bien faire les choses. Ce Auden-là n’existe plus. « Je vais les signer. » avant qu’il menace ou qu’il revienne sur mes mots, sur mes promesses de ne pas faire de vague. Je lui confirme que mes intentions de faire ce qu’il veut n’ont pas changé. « Mais pas en deux secondes, comme si c’était la meilleure chose qui puisse m’arriver. » contrairement à lui qui a dû vouloir se débarrasser du boulet que j’ai bien pu être pour lui toutes ces années.

« Je ne vais pas divorcer de toi dans un couloir, Auden. » Officiellement, ça ne sera pas encore officiel dans le couloir. Il faudra que les papiers retournent chez un juge, et c’est chez lui qu’ils seront rendus effectifs. « Tu veux une putain de fête pour ça ? » Je n’ai jamais réfléchi à la façon ou au lieu où je finirais par divorcer d’elle, justement parce que je n’a jamais cru que je divorcerais d’elle un jour et que j’ai été assez con pour croire que notre mariage ne tomberait pas à l’eau comme tous les autres avant lui. J’ai été con, et elle continue d’être naïve si elle pense qu’un lieu peut changer quoi que ce soit au résultat final. « C’est comme ça, que tu veux que ça se termine? » Je n’ai jamais voulu que ça se termine et je me tue à lui répéter. Je le fais parce qu’il n’y a simplement pas d’autre solution et qu’il n’y en a aucune dans laquelle elle devient autre chose qu’une femme trompée si jamais elle refuse de signer ces papiers. Et de mon côté, c’est un rôle que je refuse de tenir, non pour elle qui pourrait s’en douter mais surtout face à Sloan qui un jour deviendra grand et ne comprendra pas comment nous avons pu en arriver là. « Je veux juste que ça se fasse proprement. » Sans larmes, sans cris, sans dispute. Des papiers signés, des papiers notés comme conformes, et mon nom qui se défait de son prénom une bonne fois pour toutes, parce que j’aurais dû savoir dès le début qu’aimer une Mary Sue ne mènerait nulle part.

« Parce que c’est peut-être facile pour toi, mais ça l’est pas pour moi. »
« Mais va te faire foutre Ginny, c’est vraiment ce que tu crois ça ? »

Et ça, c’est pas vraiment des insultes. Pas encore. Venant de moi, elle saura que ce n’est qu’une marque de ponctuation et rien de plus. Elle saura que je le pense et que je suis outré, mais ce n’est pas encore une colère assez forte pour que j’hausse le ton à mon tour et sorte de mes gonds. Je suis simplement dépassé par les intentions qu’elle me prête, elle qui statue toujours me connaître mieux que quiconque mais qui pense que je prends un quelconque plaisir à faire ça. Je le fais parce qu’il le faut, pour elle comme pour moi, mais pas parce que ça me procure le moindre bonheur. « Je vais les signer. Mais pas en deux secondes, comme si c’était la meilleure chose qui puisse m’arriver. » Je souffle lentement. « C’est pas Dieu possible. » Dans cette histoire, sa signature vaut autant que la mienne et elle le sait. Elle sait que j’en suis réduit à attendre sa propre décision, parce que j’ai encore moins envie de faire porter cette affaire par des avocats et tout ce qui s’ensuit. « Qu’est-ce que tu veux ? » Et si elle ne les signe pas directement alors c’est qu’elle attend quelque chose. Je coupe court à ses plaintes et lui demande donc de me préciser la conclusion qui est sienne, pour nous faire gagner du temps à tous. Qu’elle me dise ce qu’elle veut, je lui donnerai, et on pourra enfin tous les deux vivre notre vie comme on l’entend. « Dis moi, ça ira plus vite. » Plutôt que de m’expliquer tout ce qu’elle ne fera pas, autant prendre le problème dans l’autre sens.

« Tu veux une putain de fête pour ça ? » sa question rhétorique ne reçoit même pas de roulement d’yeux de ma part, ni de soupir, ni rien d’autre qu’une parfaite immobilité. Mes yeux ont trouvé les siens et n’en bougent pas, ils attendent, autant que j’attendrai à mon tour. Auden peut bien se braquer, hausser le ton, nier d’un « Je veux juste que ça se fasse proprement. » je n’ai pas envie d’entrer dans son jeu. Je n’y entrerai pas, aujourd’hui. C’est bien trop important pour moi de comprendre, de gratter tout ce qui reste pour me risquer à le relancer. À lui répondre avec les piques qui remontent de plus en plus en moi sans que je ne le réalise ni que je le veuille, depuis qu’il a décidé d’être mon ennemi sur tous les fronts. Il n’y a que Sloan, comme drapeau blanc. Autrement, peu importe le sujet ou l’endroit, Auden me donne toujours l’impression d’être de trop. D’être inutile, d’être insipide, de ne pas avoir ma place, de ne même pas avoir une maigre chance de pouvoir m’en créer une nouvelle. Il m’en veut d’être partie mais il est celui qui me donne le plus envie de partir, à nouveau. « Mais va te faire foutre Ginny, c’est vraiment ce que tu crois ça ? » « Et pourquoi tu penses, que je crois ça? » la question glisse, sort trop vite, pique ma langue et mes lèvres. C’est lui, c’est à cause de lui, c’est à cause de ça.

J’aurais cru qu’il aurait au moins eu le respect, la décence de venir me porter les papiers dans un endroit neutre, plus calme. Qu’il ne m’aurait pas pressée à les lire, à les signer, à les jeter comme il nous jette avec détermination. Que notre histoire n’était pas qu’une mouche qu’il chasse des mains au plus vite avant de repartir pour la France ou pour l’Italie ou pour je ne sais plus où. Le divorce et sa préparation lui vont bien. J’imagine que le bonheur de voir ma signature sur ses papiers lui redonnera envie de peindre, la muse à la clé. « C’est pas Dieu possible. Qu’est-ce que tu veux ? Dis moi, ça ira plus vite. » encore, encore il presse. Encore il veut gagner du temps, encore il n’en peut plus de devoir tolérer que je suis devant lui, que j’existe finalement envers et contre tout, que je n’ai pas bougé, que malgré ses menaces et ses regards noirs, ses rejets et ses silences, je suis encore là. Je parie qu’à un moment, il aurait voulu que je joue le rôle de la méchante à nouveau. Il me va bien ce rôle, celle de la traître, de l’hypocrite, celle de la méchante femme qui est partie et qui repartira à nouveau. Je suis lasse, Auden, si tu savais comme j’aurais aimé que ce soit facile, si tu savais comme je suis fatiguée.

« Je veux savoir comment t’as fait. » une fois qu’il a bien fini de parler, que sa rage est retombée entre deux soupirs ennuyés et que le couloir ne me renvoie que du silence, je lui dis ce que je veux. Auden comprendra sans que je n’ajoute la moindre précision, mais je poursuis tout de même parce qu’il peut bien avoir des armes de plus. Parce qu’il peut bien avoir toutes les munitions du monde, je n’en ai pas besoin, je n’en veux plus. Je veux simplement comprendre. « Pour arrêter de m’aimer. » comment est-ce qu’il a pu faire, pour que ce soit facile? Pour ne plus y voir une suite, peu importe laquelle. Comment est-ce qu’il a bien pu décider, à quel moment et de quelle manière, pour ne pas avoir envie de se battre? Pour se battre, oui, pardon, mais contre moi et constamment. Pour vouloir cette autre vie où il ne peint plus et où il est vide, épuisé, sans saveur. Où il a remplacé tout ce qu’on avait bien pu construire au-delà d’un mariage. Tout le reste, tout ça, comment est-ce qu’il a bien pu faire pour - « Pour vouloir t’en débarrasser. »

« Et pourquoi tu penses, que je crois ça? » Fut un temps, j’ai aimé ses questions qui en répondaient à d’autres. J’ai sincèrement aimé chaque aspect de sa personnalité, même ceux que j’ai longtemps critiqués, même ceux pour lesquels je ne l’ai jamais encouragée. Aujourd’hui, je la déteste pour cette attitude et je la déteste plus encore pour ne pas répondre à mes questions, signer ce foutu papier, et ne plus jamais revenir questionner ma vie à un tel niveau. Peut-être qu’elle ne ment pas et que cette discussion est aussi difficile de son côté que cela l’est du moins, mais ça n’en reste pas moins sa faute si tout stagne à un tel point. Si elle y avait mis du sien, elle aurait déjà pu retrouver sa vie et sa dépendance depuis bien longtemps, là où j’aurais pu en faire de même à mon tour aussi.

« Je veux savoir comment t’as fait. Pour arrêter de m’aimer. Pour vouloir t’en débarrasser. »
C’est ce que tu crois ?

Sa question me déstabilise bien plus que je l’aurais aimé, preuve en est dans les quelques secondes du silence que j’impose dans notre conversation. Mon regard reste planté dans le sien, mon souffle travaille pour retrouver un rythme habituel. « Je t’aime. C’est pas la question. » Quoi qu’elle puisse en penser, ce n’est pas la question et ce n’est pas le problème non plus. Je ne l’aime pas de la même manière qu’avant, mais je sais que mes sentiments sont intacts pour elle. Tout a changé entre nous, mais pas ça. Jamais - que ce soit une bonne ou une mauvaise chose, d’ailleurs. Cela ne changera pas. « Mais ça suffit plus maintenant. » Parce qu’elle n’est pas la seule à habiter mes pensées, il y a de ça, mais aussi et surtout à cause de son absence que, je le sais, je serai à tout jamais incapable de lui pardonner. Et je n’imagine pas une vie auprès d’une personne que je tiendrai responsable d’un fait que je juge grave et impardonnable. Elle mérite mieux. Mieux que moi, mieux que cet homme rencontré à la va-vite qui semblait lui convenir et lui suffire sur le moment. « Pourquoi tu veux rester mariée après ce que je t’ai fait ? » Si l’autre question lui brûlait sûrement les lèvres, celle-ci brûle les miennes. Je ne comprends pas pourquoi elle s’acharne à vouloir sauver notre relation, ou tout du moins le peu qu’il en reste. Je ne comprends pas pourquoi elle se donne tant de mal alors que je donne mon énergie à faire tout le contraire en face. L’amour ne peut pas suffire à tout expliquer ; je refuse de croire qu’elle puisse être autant aveuglée par les sentiments qu’elle me porte, parce que cela suffirait à expliquer tout ce qu’elle a pu me pardonner au fil des décennies et je ne veux pas l’entendre. Toute notre histoire ne peut pas être résumée et expliquée par la faute d’un seul et unique sentiment. On en est réduits à se poser des questions pour se comprendre, et cela résume sans doute tout ce que j’ai toujours pu détester chez d’autres couples - pour ne pas dire tous les autres. On avait jamais eu besoin de mots jusqu’à maintenant. Tout était parfait ainsi. Absolument tout.

« Je t’aime. C’est pas la question. » pas assez. « Mais ça suffit plus maintenant. » et voilà. Il complique tout en disant ça. En disant qu’il m’aime, en laissant aller les mots, en osant me regarder en même temps comme si j’allais le croire. Comme si les papiers dans ses mains et la pression qu’il impose de toutes ses forces sur mes épaules ne suffisaient pas assez à prouver le contraire. Tu ne m’aimes pas Auden, t’as pas besoin de me protéger cette fois-ci, t’as pas besoin de faire comme si c’était le scénario, comme si j’allais exploser entre tes mains à la seconde où tu dis l’inverse de tout ce que t’as constamment répété. Assume que tu ne m’aimes plus, assume que - « Pourquoi tu veux rester mariée après ce que je t’ai fait ? » l’inspiration que je venais de prendre bloque dans ma gorge. Pour l’une des premières fois depuis mon retour, Auden n’érige plus de murs. Il ne pose aucune brique, ne repousse absolument rien venant de moi comme il a si bien pris l’habitude de le faire. Au creux de ses yeux, je vois une teinte nouvelle, un éclat de quelque chose qui fait aussi mal qu’il intrigue. Il veut vraiment savoir, il ne se contente pas de poser des questions qui ne feront que blesser avec leurs réponses. Le sursaut est bref, éphémère, il flotte momentanément et repart aussi vite. Les papiers ne roulent plus entre mes doigts, je n'en plie plus les coins comme si en faire un minuscule origami ferait office de signature à la place de ma vraie autographe.

« Parce qu’on est quittes. » il sait que je veux rester mariée parce que tout ce que je peins est à propos de lui. Qu’il est partout, que même quand je suis à l’autre bout de la planète c’est sa voix et sa voix seule qui résonne constamment dans ma tête. Auden sait que je l’aime plus que je le veux, que je l’ai toujours aimé plus qu’il ne fallait, que je l’aime à m’en faire mal. Il n’aurait pas besoin d’entendre autre chose si ce n’était qu’une question d’amour. Si la dynamique, si notre chorégraphie depuis les tous débuts était suffisante, elle aussi. C’était toujours ainsi, il s’éloignait, il cassait tout, je pardonnais, je balayais, on recommençait. Peu importe ce qu’il pouvait orchestrer pour nous saboter, rien n’était jamais assez affreux pour que mon regard change. « Ce que t’as fait est dégueulasse. Ce que j’ai fait est horrible. On s’est fait autant de mal l’un que l’autre. » et malgré tout, je l’aime encore. Il a fait ce qui était pire que tout. Il a dit les mêmes mots qu’eux, il a frappé aussi fort si ce n’est plus qu’eux. Il m’a montré ce dont j’avais le plus peur, peur de lui et de nous, il est allé jusqu’au bout. Il m’a fait vivre ce que j’ai toujours craint, il ne peut rien avoir fait de pire. Il ne peut rien faire de plus atroce, je ne peux plus lui briser le coeur plus que je ne l’ai déjà fait. Je ne veux pas avoir passé ma vie à l’aimer, à lui faire vivre tout ça, à partir et à revenir, à souffrir à cause de lui et à cause de moi et à cause de nous et ne pas me battre pour ça. Alors oui, je l’aime parce qu’on est quittes, parce qu’on est enfin égaux, parce que je sais enfin ce que ça peut faire d’être son reflet, d’être sur la même marche du même piédestal que lui. Il n’est plus quelqu’un que je regarde avec des yeux brillants et de l’estime qui fausse les résultats. « Parce que je ne t'admire plus. Parce que j’ai arrêté d’obséder à chacune de tes réactions. Parce que mon bonheur et mes sourires et mes nuits complètes et mes tentatives d’estime de moi ne dépendent plus de toi. » parce qu'il est mon égal. La réalisation fait tellement de bien, répond à tellement d’interrogations, soulage à un point où la seule ombre au tableau, le seul risque vient avec la question suivante.

« Tu recommencerais? » et ça s’adresse autant à lui qu’à moi. Tu me referais ce que tu as fait, ou ce n’est plus toi? Ou ce n'est plus moi?

« Parce qu’on est quittes. » On ne l’est pas. On ne le sera sûrement jamais, parce que je refuse de jouer à ce genre de jeu avec elle. Je pourrais jouer à être quitte avec bien des personnes, mais ma femme, jamais. Ses mots m’étonnent bien plus qu’ils ne le devraient, sans doute. Ils m’étonnent surtout parce que j’ai du mal à reconnaître Ginny derrière ces derniers. Elle n’aurait jamais défendu la loi du Talion avant ça. « Ce que t’as fait est dégueulasse. Ce que j’ai fait est horrible. On s’est fait autant de mal l’un que l’autre. » - « C’est pas comparable. » Et je ne le dis pas pour m’excuser. Je continue de penser que j’ai agi sous le coup de la colère alors qu’elle a de son côté longtemps eu le temps de peser le pour et le contre, mais je n’utiliserai pas l’argument pour le moment. Je lui ai fait mal, littéralement. Elle a abandonné son fils. Aucun des deux actes ne peut être excusé, et ce n’est pas parce qu’ils ont tous les deux existé que cela devrait aider à anéantir une quelconque peine. « Parce que je ne t'admire plus. Parce que j’ai arrêté d’obséder à chacune de tes réactions. Parce que mon bonheur et mes sourires et mes nuits complètes et mes tentatives d’estime de moi ne dépendent plus de toi. » Par réflexe, j’étire mes lèvres et souffle dans un rire faux qui ne duperait personne. « Donc c’était pas un mariage, c’était juste un culte ? » C’est ce qu’elle décrit, Gin, et ce n’est pas parce qu’elle a conjugué l’amour à Dieu sait quel temps que cela peut excuser toutes les autres définitions qu’elle a donné de notre union. Il n’existe pas un monde où elle aurait pu nous définir de cette manière, aussi simplement, en ayant uniquement dû demander du courage pour parler. Ce n’est pas pour ces raisons-là quee j’ai voulu l’épouser et que je l’ai fait.

« Tu recommencerais? »
« Signe ou je le ferai à ta place. »

Elle a perdu son droit de réponse. Elle a perdu sa place sur un piédestal, Gin. Elle ne sera jamais au niveau du reste du commun des mortels, c’est un fait, mais elle n’est pas invincible à mes yeux, elle n’est plus non plus celle dont je ferai encore et toujours passer les besoins et les envies avant tout le reste. Cette place, c’est Sloan qui l’occupe maintenant et Sloan qui ne cessera jamais de l’occuper, lui. Le reste n’a plus aucune importance, quand bien même je sais pertinemment que jamais ô grand jamais je ne pourrais recommencer et poser la main sur elle. Je me le suis assez reproché pour le savoir, sans même avoir besoin d’y réfléchir à nouveau. « Fais-le vite parce que je perds patience. » Je menace sans chercher à atténuer la portée de mes mots, mon regard se figeant dans celui de Ginny pour lui faire comprendre que je ne suis pas en train de jouer à un quelconque jeu. Je serais capable de signer à sa place et elle le sait ; tout comme je sais qu’en retour, elle n’irait pas plus loin pour se battre.

« C’est pas comparable. » c’était un piège. Ce n’est pas une conversation, Auden n’a jamais voulu discuter, c’était planifié et orchestré dans sa tête. Il souhaitait simplement m’isoler dans un couloir à proximité de Sloan, me mettre devant le fait accompli, insister jusqu’à ce que je craque. Il sait exactement où appuyer et quoi dire pour que les aiguilles reviennent plus fortes encore qu’elles ne l’étaient la dernière fois. La dernière fois où il n’était pas là. Aujourd’hui, elles ne piquent même pas. « Donc c’était pas un mariage, c’était juste un culte ? » son dédain s’exacerbe, il en rajoute, je sens son haleine jusqu’ici. Un mélange de nostalgie et d’espoir oublié. Il a changé de parfum. « Signe ou je le ferai à ta place. » « Tu m’aimais juste quand je faisais ce que tu voulais. Quand je disais ce que tu voulais entendre. » c’est devenu une évidence, c’est clair, limpide. Auden m’aimait lorsque mes pensées étaient les mêmes que les siennes. Lorsque je peignais quelque chose qu’il pouvait prévoir, lorsque mes yeux voyaient en lui exactement ce qu’il voulait que je vois. Il m’aimait comme mes parents m’aimaient, sage, docile, malléable. À la seconde où j’ai une opinion qui diverge de la sienne, à l’instant où j’avance ne serait-ce qu’une petite miette qui déroge de son plan initial, qui casse avec la Ginny qu’il moulée et aimée telle quelle, le voilà qui se braque. Qui insiste à nouveau. Il quitte mes yeux pour fixer les papiers, c’est à mon tour de laisser glisser un rire soufflé.

« Fais-le vite parce que je perds patience. »
« Signe-les pour moi si tu y tiens tant que ça. »

Ce sera comme avant, tu imiteras ma signature, tu te sentiras si fier de le faire mieux que moi. Si c’est cette Ginny qu’il voulait marier, celle qui lui obéissait au doigt et à l’oeil et qui n’était qu’une petite poupée de porcelaine prête à craquer à la seconde où il haussait le ton, c’est d’elle dont il devrait divorcer. Les papiers passent de mes mains aux siennes, le crayon aussi. Il le fera, je ne doute pas une seule seconde qu’il le fera, et je ne perdrai pas le moindre instant du spectacle. Qu’il nous divorce comme il en rêve depuis que j’ai remis le pied ici. Qu’il scande haut et fort que c’est fait, qu’il est enfin libre de ma carcasse, que je l’ai bien cherché, que je mérite que ça. Qu’il nous divorce s’il y tient à ce point.

« T’aurais pu me sortir de là et tu le sais. » les lettres le disaient. Elles lui demandaient s’il était temps que je revienne, si on pouvait enfin parler comme des adultes, vraiment se dire la vérité. S’il était prêt à entendre que j’étais terrifiée de me perdre en lui, que je voulais devenir une “moi” à mon tour. Les lettres lui expliquaient que j’étais partie parce que je ne me reconnaissais plus, que tout était allé trop vite, que je l’aimais toujours mais que je le faisais mal, et que je m’aimais plus mal encore. « T’aurais pu me convaincre, me ramener à la maison. » les lettres qu’il ne lira jamais, même si elles sont rapatriées chez moi désormais. Dans une boîte avec toutes celles pour Sloan, pour Noah, Swann, Ezra. Ce sont les seuls éléments qu’elles m’ont laissée ramener de là-bas. Tout le reste, tout ce que j’ai bien pu y créer corps et âme pendant 1 an et des poussières est à elles, ne m’appartiendra plus jamais. « T’étais probablement le seul qui aurait pu. » les lettres d’amour, les lettres de rage, les lettres de peine, les lettres de haine, les lettres passionnées, les lettres à son nom, elles le confirmaient toutes. Elles l’espéraient.

« Tu m’aimais juste quand je faisais ce que tu voulais. Quand je disais ce que tu voulais entendre. »
« Très bien, je vais signer. »

Elle ment. Elle dit ce qu’elle a besoin d’entendre pour rendre cette rupture finale plus simple, et il n’y a aucune autre explication possible à cela ; certainement pas l’idée qu’elle le pense réellement, ou que j’ai agi de cette façon envers elle. Elle sait à quel point elle a toujours compté pour moi et elle sait les différentes formes qu’ont pris ce sentiment nourri à son égard. Elle ne s’est jamais conformée au moule de ma personne, et pourtant elle l’a toujours été, même encore aujourd’hui alors que sa vue me provoque un dédain infini. « Signe-les pour moi si tu y tiens tant que ça. » L’idée est déjà actée dans mon esprit. Je ne jouerai pas davantage à cette comédie avec elle, et je la supplierai encore moins d’apposer sa sacro-sainte signature sur un bout de papier. Je sais l’imiter, et je sais qu’elle n’en fera pas une histoire - paradoxalement, ce sera bien moins fatigant que de la convaincre de signer réellement. Elle ne veut plus de moi mais elle ne veut pas divorcer non plus, et je reconnais dans cette simple idée la frêle et fragile Ginny que je pensais avoir vu changer en quelqu’un d’autre, quelqu’un de meilleur. J’avais tort, sans doute. Sur ça, et sur bien d’autres sujets à son égard et au nôtre.

« T’aurais pu me sortir de là et tu le sais. T’aurais pu me convaincre, me ramener à la maison. » - « Je l’aurais fait si j’avais su où tu étais. » Et ça, à son tour, elle le sait. Tout comme elle sait que je n’ai jamais feint mes sentiments pour elle et que je n’ai pas choisi de me noyer dans un amour horripilant pour Dieu sait quel prestige ; j’aurais tout fait pour elle, si elle m’avait laissé le faire. Tel n’a pas été le cas, nous jonglons désormais tous les deux avec la conclusion qu’on connaît. « T’étais probablement le seul qui aurait pu. » Elle a le bon rôle, Ginny. L’éternelle demoiselle en détresse, l’éternelle âme perdue qui n’attend que d’être sauvé par son prince charmant. Elle en a toujours eu un. Elle en trouvera un autre. Elle trouvera quelqu’un qui finira par aller chercher mon propre fils à la sortie de l’école, et nous acterons tous les deux l’idée qu’il n’y a rien de plus normal alors qu’elle sait que j’aurais cent fois pu donner ma vie pour la sienne et que si justement Sloan n’existait pas, j’en serais encore capable aujourd’hui. Mais elle est partie, elle nous a abandonnés, et elle a perdu des droits et des pouvoirs qu’elle ne retrouvera plus jamais. « Raconte à qui tu veux que t’as épousé la mauvaise personne et que tu t’en rends compte que maintenant. » L’histoire est vue et revue, mais elle sera facile à raconter. Elle trouvera aisément des exemples, elle arrivera facilement à se faire plaindre. Ce sera un jeu d’enfant pour la nouvelle McGrath qu’elle redeviendra sous peu, après avoir passé une vie à tenter d’échapper à sa famille. Qu’elle la retrouve donc. « Le discours sera pas facile à trouver, je vois que tu le connais déjà. » Et je vois aussi qu’elle n’est plus la femme que j’ai marié il n’y a pourtant pas si longtemps que ça, mais que j’ai connu il y a une vie entière. Et peut-être que finalement, nous avons trop changé pour qu’un retour en arrière puisse exister, surtout quand il est question d’amour. « Refais ça encore une fois et c’est la garde de Sloan que je te retire. » Et sur ce point, je ne prendrai même pas la peine de me la jouer conciliant, elle le sait.

« Très bien, je vais signer. » fais donc, que mon regard soutient. Il n’a pas de stylo entre les doigts, déjà? Il ne se précipite pas encore pour s’assurer que ce soit bouclé, vite et bien, le plus rapidement possible? Il n’est pas à bout de souffle parce qu’il a bien tracé le G et les N aussi précipitamment qu’il aurait pu courir le marathon? Décevant.

Derrière, les gens s’activent, l’heure pour venir récupérer les gamins ne sonne pas assez fort pour que j’entende quelque chose d’autre que les mots assassins d’Auden. « Je l’aurais fait si j’avais su où tu étais. » si. Il est le premier à me reprocher les si et le conditionnel. Le premier à rouler des yeux lorsqu’on passe aux scénarios impossibles parce qu’ils n’ont jamais eu lieu. Puis, quelque chose gratte dans ses mots. S’il avait su. « J’étais à Sydney. T’aurais pu commencer par là. » j’ignore s’il est venu, s’il a quitté Brisbane pour venir m’y chercher. Il savait où j’habitais en y arrivant, il savait à quelle université j’étudiais. Il connaissait les rues où je peignais, il avait tout en main pour que le passage de Sloan chez moi se fasse en douceur et en toute transparence. Il savait probablement même pour David bien avant que je lui en parle. Et pourtant, rien dans ce que j’ai pu apprendre depuis mon retour ne suggère qu’Auden a fait autre chose que m’haïr du haut du confortable canapé de son amant maudit. Que je sois introuvable devait le contenter et lui donner belle jambe, au final.

Je déteste l’haïr et pourtant l’aimer encore. Je déteste le paradoxe, je hais la dualité, je suis épuisée de tout ressentir à ses côtés. J’aurais juste envie de fermer les yeux et de ne plus entendre sa voix quand je tente de chasser son visage de toutes mes forces. « Raconte à qui tu veux que t’as épousé la mauvaise personne et que tu t’en rends compte que maintenant. » la fatigue devient de l’agacement, l’amertume n’est jamais bien loin et même si mon visage n’en montre que des miettes, je sais qu’il voit bien à quel point je jongle avec une exaspération nouvelle et plus douloureuse que je ne l’aurais voulu. « Le discours sera pas facile à trouver, je vois que tu le connais déjà. » « C’est ce que tu fais, toi? » il semble si bien s’y connaître, en matière d’organiser une campagne de salissage. Auden qui se donne le mauvais rôle c’est du réchauffé, mais au moins il me le retire pour une maigre fois depuis le début de ce dialogue de sourd. Je prends ce que je peux au passage, sourcils froncés et bras croisés. Mes limites font mal tellement elles sont piétinées, ignorées entre autre chose.

« Refais ça encore une fois et c’est la garde de Sloan que je te retire. »
« T’aimerais trop ça. »

Il sait, Auden, que je ne repartirai pas. Il me connaît encore mieux que qui que ce soit, et sait à quel point je fuis dès la première complication, dès le premier pas vers quelque chose qui fait trop mal. Que je sois encore là, que je ne sois pas partie malgré tout le mal qu’on a pu me renvoyer au visage depuis mon retour en dit long sur la suite. Je serais disparue mille fois, avant. Je n’aurais pas enduré une seule seconde de plus de ses regards assassins, avant. Aujourd’hui, par contre, je ne bronche pas. Ce ne sera que lorsque j’entendrai les gazouillis de Sloan dans l’allée en diagonale de nouveau que mes yeux quitteront ceux d’Auden pour s’attarder seulement et uniquement sur ceux de mon fils. Qu’il signe pour moi. S’il ne m’aime plus et s’il veut continuer de prouver à tous qu’il a épousé la mauvaise personne et qu’il s’en rend compte maintenant, qu’il signe pour moi.