(fantôme) Je déglutis péniblement, encore abasourdi par la vision fantomatique se déplaçant face à nous. Je crois ainsi avoir obtenu ma réponse quant à savoir si le phénomène s’est produit à d’autres reprises: au moins une autre. « Tu le reconnais ? » Je demande par acquis de conscience, pourtant à peu près certain qu’il vient de sortir d’une des tombes de l’immense cimetière et qu’elles sont bien trop vieilles et nombreuses pour que toutes les personnes enterrées ici soient les anciens amants de James. Malgré tout, je pose la question, sans doute par besoin d’un putain d’ancrage dans le réel, un petit quelque chose auquel me raccroche alors que mon coeur bat désormais la chamade.

Mes pas s’ajoutent les uns à la suite des autres dans une marche arrière initiée par ma peur, incapable que je suis de tourner le dos à cette chose. Je refuse pourtant de rester trop près et attrape ainsi James par le poignet pour l’attirer à ma suite derrière un tombeau familial, assez grand pour nous cacher en grande partie. « Tu l’as vu ? Alessandro ? Tu l’as vu comme ça ? » Est-ce qu’il s’agit d’une sorte de mal se propageant à travers le cimetière ? Est-ce que toutes les tombes vont se retrouver à vivre la même chose ? Est-ce que ces entités ont le moindre but, à ainsi revenir parmi les mortels ? J’ai trop de questions et personne pour pouvoir y répondre. « J’ai… Merde. Y’a un gars que j’ai tué, ici. Je crois. Je sais pas. J’étais saoul, mais… » Mais s’il revient à la vie, je sais par avance qu’il cherchera la vengeance, et je sais surtout par avance que je suis celui qu’il viendra chercher. Face à la mort, je redeviens un simple mortel, malgré mes prétentions divines. Plus que jamais, l’idée de connaître une fin précipitée me terrifie alors que j’ai encore tant à vivre et tant à créer. « Si t’avais rendu une foutue visite à ce gars, ça serait pas arrivé. » Et plutôt que de me remettre en question, je réfléchis par pure colère, la projetant contre la seule personne sur qui je peux toujours compter: James.

« C'est pas lui, si c'est là ta question. » Ce n’était pas ma question et ce n’est pas non plus ce que je cherchais à savoir, mais je peux comprendre que la réponse de James tende en ce sens vue le contexte autour de nous. Rien ne fait putain de sens. « Je saurais le reconnaître s'il était... s'il est devenu l'une de ces choses lui aussi. » - « Je me doute, oui. » Je sais qu’il saurait le reconnaître peu importe son état, et il sait à son tour que je n’ai pas la moindre envie de parcourir ce sujet plus longtemps. Je cherchais simplement à savoir s’ils se ressemblent tous, les morts, et il semble bel et bien me répondre par la positive. J’aurais sans doute préféré entendre que les autres sont bien moins effrayants, mais ce n’est pas le cas.

« T'es pas sûr d'avoir tué ce type, ou t'es pas sûr qu'il soit bien enterré ici ? »
« Je sais pas. Ni l’un ni l’autre. »
« Parce que ça fait une putain de différence, Auden. »
« Merde, tu crois que je t’en parle pour quoi ? »

Justement parce que je sais que la situation est plus critique que jamais, justement aussi parce que je sais que ce je lui apprends de minute en minute est en train de prendre une tournure particulièrement de mauvaise augure. En plus de tout le reste. « Commence pas. » Malgré son ordre, auquel j’obéis malgré moi, je n’en pense pas moins. Si James n’avait pas autant ressenti ce besoin de rédemption, nous n’en serions pas là, à jouer à des jeux impossibles contre des hommes n’ayant rien à perdre, pas même la vie. Mon regard soutient malgré tout le sien avec noirceur, mais je ne me bats pas davantage. Je ne cherche pas à marquer mon point non plus. « Comment j'aurais pu savoir que les morts se mettraient à sortir de leurs tombes ? Tu crois peut être que je l'avais prévu, que c'est cette vision-là que j'espérais avoir en venant ici ? » D’un geste de la main, je lui demande de se taire pour ne pas risquer que je m’agace davantage et surtout que je lui réponde par des mots que j’en viendrai à très rapidement regretter.

Le seul avantage dont nous disposons malgré nous, c’est que le contexte ne nous permet pas le moins du monde de mener une dispute à bien. « Il y en a un autre, il y en a... plusieurs autres. Putain. » Mon regard se perd avec une peur nouvelle tout autour de nous. James a raison, et j’aurais pu tuer pour que ce ne soit pas le cas: le nombre de ces choses autour de nous ne me dit rien qui vaille. « Le type dont tu parlais tout à l'heure, tu saurais le reconnaître ? » Mon regard parcourt rapidement l’assemblée avant de se figer. « On s’en va. » Mon regard reste figé sur l’homme en question, lequel n’a pas eu besoin de plus d’une seconde avant de m’observer à son tour. Et maintenant, je suis à peu près certain qu’il a perdu la vie à cause de moi. « Maintenant. » Maintenant et surtout vite. Je n’ai aucune idée de la vitesse à laquelle ils avancent et je n’ai surtout pas envie que la réponse se résume à “plus vite que moi”. Ma main agrippe le bras de James pour m’assurer qu’il soit à ma suite. « Vite. » On discutera plus tard d’à quel point il me déteste d’avoir tué ce gars et moi qu’il ait décidé de rendre visite à son ex. « On rentre et on se barricade. » Avec un peu de chance, ils ne pourront pas entrer. Parce qu’ils n’oseraient pas passer à travers des foutus murs, pas vrai ?

Nos pas effrénés ne ralentissent pas un seul instant, pas alors que nous savons tous deux qu’il en va de nos vies que nous arrivions jusqu’à cette maison avant qu’il en soit de même pour ces choses revenues à la vie. « J'aurais jamais du te proposer de venir, c'était trop dangereux. » Je n’en pense pas autant et, surtout, je ne pense pas à en vouloir à James: il n’aurait jamais pu anticiper que la situation tournerait aussi mal et, de fait, je ne peux pas le lui reprocher. Je n’en ai de toute façon pas le cœur, pas alors que nos pas continuent à l’allure de course jusqu’à ce que nous atteignons la porte d’entrée. Elle prend une certaine forme salvatrice et, à la seconde où nous la franchissons tous les deux, je me laisse retomber contre cette dernière, tant par la faute de l’épuisement que par besoin de m’assurer qu’elle reste fermée.

« Tu crois qu'elle est assez solide pour résister ? » Mon regard croise le sien et seul mon silence se constitue en une réponse. Je ne sais pas si elle est assez solide mais, malgré moi, je pense que la réponse à cette question ne pourrait être que négative. Comment une foutue porte, une simple porte, pourrait résister face à de telles choses ? « On va la bloquer avec quelque chose. Auden, aide-moi à déplacer la table. » Et j’ai beau me relever pour l’aider à trainer la table jusqu’à la porte, je pense pourtant que cela n’y changera rien, parce que ma crainte n’était pas nourrie sur ce point en particulier. « Je pense surtout qu’ils peuvent passer à travers les murs. » Et de ce fait, ce n’est pas une table qui saurait y changer quoi que ce soit. « C'est pas la peine que je te demande si le type t'a reconnu. » Je ne veux pas avoir cette discussion avec lui. Pas ici, pas maintenant. Il sait que je ne suis pas un enfant de choeur, mais entre ça et le fait d’avoir participé à la mort d’un homme, il y a tout de même un monde. Je ne veux pas voir son regard changer. « Je vais détourner leur attention. » Ce n’est pas une question et ça n’a pas vocation à en être une. Ma décision est prise, quel que puisse être son propre avis. « Je vais prendre le cheval et partir vers le nord. Les perdre dans la forêt. » Et les détourner d’ici, non parce que je veux sauver le plus de monde possible, mais au moins parce que je veux les éloigner de James. « T’iras voir ton macchabée préféré, comme ça. » J’ajoute dans un rire faux, parce que les adieux seraient sans doute un brin plus aisés s’il me détestait. Lorsqu’on des coups s’abattent contre la porte de l’endroit, nous comprenons au moins tous les deux que ces choses ne peuvent pas passer au travers des murs. La victoire est mince mais bien présente. « Je reviendrai ensuite. » Ces mots ont autant de chance d’être un mensonge que le simple reflet de la réalité, et nous le savons sans doute tous les deux.

« T'es entrain de me dire que c'est sans issue, c'est ça ? »
« Je le dis pas comme ça. »

Mais je n’en pense pas moins, dans le fond, et il le sait tout autant que moi. « Ne fais rien de stupide, Auden. » Seules les circonstances m’empêchent d’étirer un sourire. Il sait très bien que ma vie se résume à des idées et des actions stupides, et il sait tout autant que je ne saurais de toute façon pas m’arrêter de penser de cette manière. Pas même pour lui ; pas alors que j’agis surtout pour lui, en réalité. Mon idée de les éloigner du village n’est pas née parce que j’ai à cœur de protéger toute la population, et loin de là. Elle vient seulement de mon envie de le préserver lui, malgré tout ce que j’ai à lui reprocher en tant qu’être humain borné. « Et si t'y parviens pas ? Et si tout ce que tu parviens à faire, c'est t'isoler loin de tout avec un paquet de revenants aux trousses ? » - « J’aurais au moins essayé. » Et si j’en suis à être isolé avec un paquet de revenants à mes trousses, alors c’en seront autant qui ne seront plus autour de cette maison à y roder, voilà ce que James s’entête à ne pas comprendre : mes objectifs et les siens sont différents.

« Arrête. Pas maintenant. » Je l’observe sans rien ajouter, sans rien laisser paraître non plus. Au fond, il sait très bien pourquoi je lui fais une telle remarque maintenant, je ne le pense pas le moins du monde stupide, et certainement pas au point de ne pas voir clair dans mon jeu. « J'espère pour toi que c'est une promesse. » La neutralité de mon expression est rompue lorsque je retiens une émotion soudaine et relève le menton pour ne pas la laisser filer et devenir incontrôlable. Lorsqu’il pose ses mains de part et d’autre de mon visage, je remonte plus tendrement une de mes mains pour entourer son poignet et lui faire comprendre que je ne veux pas que cet instant s’arrête déjà. « Sérieusement. Fais attention à toi ou je te jure que ces fantômes deviendront le cadet de tes soucis. » Je réponds à son baiser sans ne plus jouer au moindre jeu, mes lèvres retrouvant les siennes bien plus tendrement qu’à leur habitude. « J’espère aussi que c’en est une. » Mais je ne lui ferai pas l’affront de le lui promettre de vive voix, parce qu’il sait autant que moi à quel point je ne peux pas contrôler mon Destin sur ce point. Je lutte déjà bien assez pour ne pas laisser le temps au baiser de perdurer, et je lutte bien plus encore pour ne pas changer d’avis et finalement rester à ses côtés. Ce serait bien trop le mettre en péril. « Tu te débarrasseras pas de moi comme ça. » Ma main glisse entre ses mèches, s’y accroche un instant. Je finis par le laisser partir bien malgré moi, n’osant pas un regard supplémentaire en sa direction avant de prendre la direction de l’écurie.