event l’automne de l’égalité - mars 2024
@laurie wright

C’était la première fois que Louis mettait les pieds au planning familial et on ne pouvait pas dire qu’il y était à l’aise comme un poisson dans l’eau. Il avait beau s’être répété, à maintes reprises, que c’était l’occasion rêvée pour se remettre à niveau, sa méconnaissance du sujet de l’égalité entre les femmes et les hommes le faisait se sentir comme un imposteur au milieu de cette foule joyeuse et engagée. Qu’est-ce qu’il en savait, lui, que c’était plus difficile d’être une femme aujourd’hui ? Jusqu’à récemment, il ne s’était jamais posé la question, se contentant de profiter de ce qu’il réalisait maintenant être des privilèges. C’était ce qu’il avait dit à Laurie lorsqu’elle lui avait parlé de cette journée. Ce à quoi elle lui avait répondu que c’était justement l’occasion de s’informer. Ça avait l’air de lui tenir à coeur, à la jeune femme, que les gens s’informent sur ces sujets - preuve en était le podcast qu’elle avait créé - et Louis ne pouvait s’empêcher de l’admirer pour l’énergie qu’elle déployait pour ça. Alors il avait cédé, évidemment, et il se retrouvait maintenant là, perdu et immobile dans le hall du centre associatif, cherchant des yeux un visage familier, et tirant sur les manches de son costume de Mushu un petit peu trop petit pour lui. Parce que pour couronner le tout, Laurie l’avait traîné à une journée déguisée sur le thème  «  une figure féminine – fictive ou historique – ou son acolyte masculin », ce dont elle ne l’avait informé qu’après qu’il ait accepté de l’accompagner. Louis se demandait encore si elle l’avait fait exprès pour qu’il ne cherche pas à se défiler. Ayant trop peur de faire un impair en se déguisant en femme ou en figure historique, Louis avait donc finalement opté pour Mushu, le fidèle compagnon de la seule héroïne Disney qu’il supportait quand, enfant, il était obligé de regarder un dessin animé choisi par sa soeur aînée.

Après de longues minutes à chercher Laurie parmi les nombreux visiteurs qui se pressaient autour de lui - tout en hésitant à prendre purement et simplement ses jambes à son cou - Louis finit par la repérer et à s’approcher d’elle. Juste avant d’arriver dans son champ de vision, et pour éviter de lui faire trop peur, il retira la tête de son costume. « Je sais toujours pas si je dois te remercier ou te maudire sur plusieurs générations pour m’avoir convaincu de venir à une journée déguisée. » Le ton était donné - bien que Louis savait qu’il ne réussirait pas à garder son sérieux pendant très longtemps. « Je suis même pas sûr de pas être à côté de la plaque. Please dis-moi que je suis pas à côté de la plaque. »

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Les quelques échanges que Louis avait eus avec Laurie depuis la première fois où il avait sonné chez elle pour lui livrer son repas lui avaient donné l’étrange impression de lui faire à la fois réaliser à quel point son amnésie lui avait fait perdre le fil de son époque et qu’elle était justement le genre de personne à pouvoir l’aider à le retrouver, ce fil. Sa présence à cet événement organisé par le Planning Familial était d’ailleurs le parfait exemple de cette dualité. Sans surprise, il avait à plusieurs reprises hésité à ne pas venir, prétexter un mal de ventre ou une urgence familiale pour échapper au malaise que cette situation allait forcément faire naître chez lui. Il avait finalement renoncé à tous ses plans d’escapade pour honorer la promesse qu’il avait faite à Laurie et se retrouvait donc perdu au milieu d’une foule d’inconnus, dans un costume un petit peu trop petit pour lui. "Louis ? Oh j'adore ton costume !" Un sourire apparut sur son visage, soulagé par la réaction de la jeune femme. Il n’avait au moins pas fait de faux pas sur ce point-là. "Bon par contre, je crois que j'aurais dû t'envoyer un message avant, on n'est pas du tout accordés..." À ces mots, Louis détailla Laurie de haut en bas, reconnaissant immédiatement la figure qu’elle avait choisie. Incarner la Liberté, un jour où on célébrait les droits des femmes ; la symbolique était chouette, même si, effectivement, on pouvait difficilement faire moins accordé entre les deux. Pour être honnête, Louis ne s’était même pas posé la question, lorsqu’il avait réfléchi à son costume. Ses deux critères principaux étaient : n’offenser personne et être rapidement livré. S’il avait dû en ajouter un troisième, il aurait peut-être purement et simplement abandonné. « Tu l’as fait toi-même ? » On sentait l’admiration dans les mots de Louis, qui s’étonnait de tous les petits détails qu’il remarquait à chaque fois qu’il reposait son regard sur la tenue de Laurie. Là encore, pour lui, la question ne s’était pas posée ; il n’y connaissait rien en couture, et n’avait pas eu envie d’embêter quiconque dans son entourage. « C’est très réussi en tout cas, tu pourrais faire de l’ombre à la vraie. » Il étouffa un rire en imaginant Laurie se tenir devant la statue de la Liberté en taille réelle et tenter de lui faire de l’ombre. Littéralement.

Laurie le rassura ensuite à propos de la discordance de leurs costumes respectifs. "Nan, c'est parfait en fait, c'est le genre de chaos que j'adore !" Heureusement, parce qu’il ne voyait pas comment il aurait pu s’accorder à la statue de la Liberté. Il ne lui semblait pas qu’elle avait un compagnon amusant, comme toutes les princesses de dessin animé. "Tu es dans le thème, maintenant, tout ce qu'on a à faire, c'est de trouver une Mulan et tout ira bien..." Louis laissa échapper un rire amusé, alors qu’il sentait que la tension qu’il avait accumulé depuis qu’il était sorti de son appartement dans ce costume ridicule en regrettant tous les choix de vie qui l’avaient mené jusqu’ici, s’évaporait peu à peu. Laurie l’avait remarqué, évidemment et il se dit que décidément, elle le retrouvait souvent dans des situations où quelques exercices de respiration ne lui feraient pas de mal. "Faut que tu te détendes hein. T'as déjà mangé ? Je vois des stands !" Elle avait visé juste : la nourriture était toujours une excellente stratégie de distraction. « Tu apprendras que je dis jamais non pour manger, même si je sors littéralement de table. » Il fronça immédiatement les sourcils, réalisant que sa phrase n’était pas tout à fait correcte. « Sauf quand je travaille, parce que là j’ai pas le droit. » Ça lui arrivait régulièrement, qu’un client lui propose de partager une barquette de frites ou de piquer une part de pizza. Seulement les directives étaient claires et Louis ne voulait pas risquer de perdre son emploi, alors il déclinait systématiquement.

Avec Laurie dans son sillage, Louis se fraya un chemin jusqu’aux stands qu’elle avait désignés. Hot-dogs, samoussas, bowls… Il y en avait pour tous les goûts et Louis ne savait pas où donner de la tête. « T’as une préférence ? » Peut-être que Laurie allait l’aider à restreindre le champ des possibles. Le choix serait plus simple ensuite.

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Regarder Laurie faire un tour sur elle-même pour mieux lui montrer son déguisement étira encore davantage le sourire qui ornait les lèvres de Louis. C’était sans doute cette simplicité qu’il appréciait le plus dans les moments passés avec la jeune femme. Il la connaissait peu, certes, mais le peu qu’elle le laissait entrevoir lui donnait l’impression d’être une bulle d’air frais à chaque rencontre. "Oui et non. J'ai acheté la robe, mais j'ai fait les modifications moi-même pour que ça passe... J'ai grandi avec une mère qui avait l'habitude d'ajuster tous les vêtements pour moi alors..." Louis hocha la tête sans même réfléchir à ce que les paroles de Laurie impliquaient. Lui, tout ce qu’il imaginait lorsqu’elle lui parlait d’ajuster ses vêtements, c’était qu’ils n’étaient pas tout à fait à sa taille. « C’est déjà plus que ce que moi je suis capable. Regarde, même mon costume acheté tout prêt n’est pas à ma taille. » Tout en parlant, il tira sur les manches dudit costume pour appuyer ses propos.

Laurie ne tarda pas à remarquer qu’il était un peu tendu, mais elle proposa le meilleur des remèdes à ça : manger. Avant qu’ils ne partent en quête de quelque chose à se mettre sous la dent, elle insista toutefois pour qu’ils prennent une photo. Louis se laissa faire, trop peu familier avec tout ça pour se plaindre. Jusqu’à ce qu’elle se moque de lui, évidemment. "Tu peux dire cheese, comme un vieux." « Hey ! » Il n’eut pas le temps d’en dire plus, que déjà la photo était prise, alors qu’il avait encore la bouche ouverte et les sourcils froncés d’un air outré. « Merci, je vais avoir une tête affreuse, » bougonna-t-il sans donner l’illusion d’une prétendue mauvaise humeur très longtemps. "Je vote pour du sucré et je vois un stand avec des brownies donc commençons par là." Louis suivit Laurie de bonne grâce vers le stand qu’elle avait désigné, trop heureux de se guider dans cet événement où il se sentait toujours comme un imposteur. Il jeta un rapide coup d'œil à la vitrine et une fois qu’il remarqua les sachets de bonbons colorés, il sut qu’il avait déjà fait son choix ; ils ressemblaient bien trop aux sachets qu’il achetait quand il était enfant, après l'entraînement de rugby, et qu’il avalait sur le chemin du retour chez lui. La voix de la jeune femme le sortit de sa contemplation et il se retourna vers elle alors qu’elle lui présentait son programme de la journée. "Avant que tu ne me poses la question, mon programme est de faire le plus de stands possibles, de poser des questions et voir qui se laisserait tenter pour parler dans mon micro. Et pour se faire enregistrer bien entendu." Louis hocha la tête, tel l’assistant sérieux et discipliné qu’il avait prévu d’être. "Je me disais que ça pourrait faire un bon épisode pour mon podcast." Nouvel hochement de tête, alors même qu’il ne savait pas de quoi traitait exactement le podcast de Laurie, encore trop peu informé sur le sujet. « Ok, ouais, ça me parait bien c’est vrai. » À quel point ça se voyait qu’il n’y connaissait rien ? « Comment je peux t’être utile ? Je peux tenir ton matériel ? Ou aller voir les gens et leur expliquer en quoi ça consiste pendant que t’es avec quelqu’un ? » Il n’y connaissait rien, certes, mais ça lui tenait quand même à cœur d’être utile. Et ça lui permettrait peut-être de se sentir moins en décalage.

La file d’attente du stand avança jusqu’à ce que ce soit au tour de Laurie et Louis de passer commande. « À toi l’honneur, je t’offre ton premier brownie et tu te débrouilles avec les suivants. » Ce n’était pas tout à fait vrai, puisqu’il ne serait pas opposé à l’idée de lui en offrir davantage, mais il ne voulait pas non plus passer pour l’homme qui refuse que la femme l’accompagnant paie quoi que ce soit. Lui demanda un sachet de bonbons, puis, alors qu’ils attendaient d’être servis, en profita pour poser la question qui lui trottait en tête. « Ça consiste en quoi ton podcast exactement ? » Autant qu’il le sache, surtout s’il devait expliquer le concept aux visiteurs du centre.

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"Oh, Catherine Wright ne t'aurait jamais laissé sortir de la maison comme cela. Ja-mais." Louis supposa que Catherine devait être la mère de Laurie et il ne put s’empêcher de rire en imaginant la réaction de sa propre mère face à ce costume trop petit. En théorie, elle non plus ne l’aurait jamais laissé sortir de la maison comme ça. En pratique, elle avait sans doute abandonné l’espoir de voir un jour son fils être habillé correctement alors qu’il n’avait que sept ou huit ans. Louis ne comptait plus le nombre de tenues qu’il avait abîmées ou tachées parce qu’il préférait faire la course ou jouer au ballon plutôt qu’y faire attention. Peut-être que Catherine Wright y aurait elle aussi gagné quelques cheveux blancs, mais son exigence semblait avoir payé pour sa fille, que Louis n’avait pour le moment jamais vue dans des vêtements qui n’étaient pas à sa taille. Même sous sa blouse de bénévole à l'hôpital, il était certain qu’elle était mieux habillée que lui.

Alors qu’ils patientaient que leur tour vienne pour commander à manger, et malgré sa méconnaissance du sujet, Louis tenta de montrer à Laurie qu’il pouvait se rendre utile. "Mon matériel ? C'est mon micro et ma tablette, rien de trop compliqué je pense que je peux me débrouiller, merci pour l'offre." Il aurait pu s’en douter s’il avait remarqué le peu de matériel qui entourait justement la jeune femme. Elle finit tout de même par trouver de quoi l’occuper. "Mais, si pendant que je pose les questions, tu peux prendre une ou deux photos ? Avec mon téléphone ? Ce serait sympa et ça montrerait tout ce que tout le monde fait de bien dans la ville tu vois ?" « Carrément, » acquiesça Louis en hochant la tête. « T’as pas peur que je sois trop vieux pour ça ? » Sourire en coin, il retourna sans scrupule la moquerie qu’elle lui avait adressée quelques minutes auparavant, alors qu’ils prenaient une photo ensemble. Il n’était pas un spécialiste de ce qui faisait qu’une photo méritait ou non d’être postée sur Instagram, mais il ferait de son mieux pour en prendre au moins une ou deux de suffisamment potables pour que Laurie puisse en faire quelque chose ensuite.

Leur tour arriva enfin pour commander les gourmandises sucrées qui leur faisaient envie. Un brownie et d'autres patisseries pour Laurie. Un sachet de bonbons pour Louis. Il lui proposa de lui offrir son brownie, mais il ne s’attendait pas tout à fait à sa réponse ensuite. "Hmm, c'est un bon deal moi je dis, je prends... du moment que je ne dois pas te rembourser en nature..." Louis pouffa, et crut s’étouffer avec le bonbon qu’il venait justement de mettre dans sa bouche. "Tout se passera bien. Et non, tu ne veux même pas savoir." Après avoir retrouvé son souffle, il se retourna brièvement pour vérifier qu’ils n’avaient choqué personne. « Je confirme, je ne veux pas savoir, et je te rassure, je n’avais pas du tout l’intention de te demander… ça. » Il ne souhaitait pas répéter les mots que la jeune femme venait d’utiliser, de peur que quelqu’un l’entende cette fois. Après tout il y avait des enfants autour d’eux. Il ne put toutefois s’empêcher de se demander si c’était déjà arrivé à Laurie, que quelqu’un lui demande de le rembourser en nature, mais il préféra garder ses interrogations pour lui-même. Après tout, elle avait bien précisé qu’il ne voulait pas savoir, et Louis était plutôt du genre à porter des œillères plutôt qu'à affronter la réalité.

Peut-être que Louis aurait dû s’inquiéter de ce en quoi consistait le podcast de Laurie avant d’accepter de l’accompagner aujourd’hui, mais ça se saurait s’il était le genre de personnes à faire les choses dans le bon ordre. "Quoi ? T'es pas un fervent auditeur ? Je plaisante." Elle poussa légèrement de l’épaule, mais pas suffisamment pour lui faire perdre l’équilibre - et heureusement, il n’avait pas fait des années de rugby pour finir par se faire bousculer par une fille de gabarit de Laurie. Il ne s’était pas caché d’avoir au moins deux trains de retard sur les questions d’identité de genre et même sur cette hype autour des podcasts, alors il savait qu’elle plaisantait et ne s’en offusqua pas le moins du monde. "Ça a commencé par moi qui parle des hauts et bas de la vie d'une femme trans, mais depuis, ça s'est élargi et je parle de la transidentité, de la communauté queer en général et l'aide ou le soutien que les gens peuvent trouver ou non à Brisbane." Louis l’écoutait avec attention, même s’il avait du mal à imaginer combien de personnes pouvaient être concernées par ces sujets. Suffisamment pour créer une communauté autour d’un podcast apparemment. "Sans surprise, il y a beaucoup de gens perdus et tout un tas de questions." À ces mots, Louis ne put s’empêcher de baisser les yeux, alors qu’il sentit ses joues rougir légèrement. Il espérait que Laurie ne remarque pas son malaise, car il ne se sentait pas prêt à l’expliquer. Parce qu’il s’était honnête avec lui-même, il devait bien avouer qu’il faisait partie de ces gens perdus qui se posaient tout un tas de questions, justement. Pas à propos de la transidentité, mais plutôt sur son attirance. Ses attirances, même. Il avait encore du mal à accepter l’idée qu’il avait été attiré par les hommes, au point de vivre près de cinq ans avec l’un d’eux. Qu’il l’était sans doute encore, mais que ça ne l’empêchait pourtant pas de trouver des femmes attirantes également. Il tenta de laisser ces questionnements dans un coin de son esprit, pour se reconcentrer sur ce que Laurie lui expliquait. "De mon expérience, les gens commencent à détester quand ils ne comprennent pas...  si je peux répondre aux questions, même les plus stupides, sur mon identité, pourquoi pas ?" Louis hocha la tête, et l’image de ses parents lui apparut rapidement devant les yeux. Ils n’avaient jamais été d’une grande ouverture d’esprit, et leur fils avait fini par comprendre que c’était sans doute davantage dû à de l’ignorance qu’à autre chose. Le parfait exemple de ce que Laurie décrivait, alors il hocha la tête pour lui montrer qu’il était d’accord avec son analyse. "T'as le droit de trouver ça prétentieux à souhait hein." Louis laissa échapper un petit rire mais hocha vite la tête de droite à gauche. « Non non je trouve pas ça prétentieux ! Si on devait taxer de prétentieuses toutes les initiatives qui partent d’un vécu personnel, on s’en sortirait pas. » Il regarda autour d’eux avant de reprendre. « J’y connais rien à l’histoire du planning familial, mais je mettrais ma main à couper que parmi ceux qui l’ont créé il y avait des gens directement ou indirectement concernés. » Il haussa les épaules avant de conclure. « Tant que ça aide des gens. » Et il était bien placé pour savoir que trouver des réponses à ses questions était toujours précieux. « Mais tu me l’as bien vendu, je l’écouterai en rentrant. » Ça ne pouvait pas lui faire de mal - ni pour ses interrogations personnelles, ni pour éviter des maladresses parfois blessantes qu’il était certain d’être capable de faire. « Il est à la hauteur de tes espérances ce brownie alors ? » Lui-même attrapa deux autres bonbons qu’il avala en prenant à peine le temps de les mâcher.

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@laurie wright

Sans l’impulsion de Laurie, Louis n’aurait sans doute jamais mis les pieds dans un tel événement. S’il passait un moment agréable et était ravi d’être sorti de sa zone de confort, il ne s’y sentait pas encore tout à fait à son aise, ce qui ne passa pas inaperçu auprès de la jeune femme. "Je te rassure, c'est la première fois que je mets les pieds au planning familial aussi donc, pour le coup, tu n'es pas tout seul !" Ça le rassurait effectivement, de savoir qu’ils étaient tous les deux dans le même bateau, au moins sur cet aspect et le sourire qui étirait ses lèvres le prouvait. "Yeah, un auditeur de plus !" Il ne mentait pas quand il disait qu’il allait écouter le podcast de Laurie en rentrant. Peut-être pas immédiatement en rentrant, mais dans les prochains jours pour sûr. "Dix sur dix, je recommande, allez, on bouge !" La jeune femme engloutit le reste de son brownie puis Louis lui emboita le pas pour jouer comme prévu à son assistant.

Se tenant à une distance raisonnable de Laurie et des personnes qu’elle interrogeait, Louis alternait entre prendre des photos, et écouter les témoignages des différentes personnes. Sans être photographe professionnel, il faisait de son mieux pour réussir à chaque au moins un ou deux clichés que Laurie pourra réutiliser par la suite si elle le souhaitait. Ça lui plaisait, ce rôle d’observateur et s’il n’entendait pas toujours tous les détails des histoires racontées à Laurie, il en entendait suffisamment pour se familiariser davantage avec les sujets abordés. Ils croisaient des bénévoles et des visiteurs, des militants de la cause LGBTIQA+ et d’autres, comme lui, bien moins au fait de ces questions. Laurie menait les entrevues avec un naturel déconcertant et écoutait les réponses à ses questions avec une attention qui semblait sincère. Au bout de deux heures, Louis commença à regarder sa montre de plus en plus régulièrement, trouvant le temps un peu long. Finalement, ce fut une demi-heure plus tard que Laurie déclara la fin de son enregistrement, et s’assit à même le sol, ce qui fit sourire le jeune homme. "Ugh, je ne sens plus mes pieds, je crois qu'on a bien fait le tour, non ?" « Honnêtement ? Même s’il reste des coins qu’on a pas fait, je crois que je m’arrêterai là dans tous les cas. » C’était intéressant, certes, mais exception faite du rugby, Louis avait souvent du mal à maintenir son attention longtemps sur une tâche ou un sujet. « C’est top ce que tu fais, » précisa-t-il rapidement, de peur de vexer la jeune femme avec sa franchise, « mais moi je suis claqué. » Si on en croyait la posture de Laurie, elle avait elle-même l’air fatiguée et Louis ne prenait sans doute pas trop de risque en demandant à s’arrêter là. "Tu veux aller chercher autre chose qu'un brownie ? Là tout de suite, je pense à un hamburger bien gras, accompagné de la portion de frites qu'il faut bien entendu... je crois qu'on l'a bien mérité, non ?" « Ouh, là tu m’intéresses grandement. » Il n’était pas sûr d’avoir un jour dit non à une telle proposition de toute sa vie. « L’avantage d’être livreur c’est que je connais pas mal d’adresses, et si je dis pas de bêtises il y en a une pas mal à deux pas d’ici, » poursuivit-il en jetant un rapide coup d’oeil au GPS de son smartphone. « Sauf si t’as déjà un endroit en tête ? T’as pas mal d’expérience de livraison de repas, toi aussi, » Il accompagna sa remarque d’un clin d'œil. La seule différence entre eux, c’était que Louis livrait, alors que Laurie était celle qui était livrée. Il présenta ensuite sa main à la jeune femme, pour l’aider à se relever. « Allez zou, le gras nous appelle ma grande. »

Alors qu’ils se mettaient en route en direction de ce burger bien mérité, Louis ne put s’empêcher de formuler à voix haute une question qu’il se posait régulièrement depuis qu’il sonnait régulièrement chez Laurie pour lui apporter ses commandes. « D’ailleurs, tu les mets où tous ces burgers, ces pizzas et ces sushis que tu commandes ? » Il faisait évidemment référence à la silhouette longiligne de la jeune femme.

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@laurie wright

Est-ce qu’il était plus triste ou encourageant que Louis passe autant de temps avec une quasi-inconnue qu’il avait au départ rencontrée par le biais de son travail de livreur ? N’avait-il pas de la famille ou des amis avec qui il aurait pu passer cette journée ? Une question qui aurait déjà pu se poser quelques jours auparavant, à l’occasion des olympiades de la fondation Pearson où il s’était rendu seul. Lui préférait se concentrer sur l’aspect positif : il faisait l’effort de sortir et de rencontrer de nouvelles personnes. Sa thérapeute serait fière de lui. Et ce à quoi il refuse de penser - parce que ça demanderait une dose d’introspection à laquelle il n’est pas prêt à faire face - c’est que Laurie lui offre une porte ouverte vers un monde inconnu qui le fascine autant qu’il l’effraie. Le maquillage, les réseaux sociaux, la communauté lgbtqia+. Aujourd’hui la porte d’entrée s’était même transformée en véritable plongée en apnée, et, légèrement étourdi, Louis n’était pas encore capable de savoir ce qu’il allait pouvoir ressortir de tout ça. Son soulagement était d’ailleurs sincère lorsque la jeune femme lui proposa de quitter le planning familial pour aller manger. Enfin il allait se retrouver en territoire plus familier. D’autant plus parce que Laurie décida de se laisser guider. "Vas-y, fais-moi découvrir un nouvel endroit, des coins secrets de livreurs." Louis laissa échapper un petit rire. « On dirait que je vais t’initier à une secte ou un truc du genre. » Rien de tout ça, évidemment, il allait se contenter de l’emmener dans une enseigne qui ne payait pas de mine mais qui servait les meilleurs burgers de Brisbane. Ou qui méritaient au moins leur place dans le top 5. "Tu sais... J'ai de l'expérience parce que tout ce que je sais faire, c'est des toasts.... et mettre de l'eau dans les nouilles instantanées, faut pas me demander de faire autre chose hein." Tout en continuant à marcher, Louis haussa distraitement les épaules. « J’peux faire cuire des pâtes, et ouvrir des pots de sauces toutes prêtes. Pas vraiment de la grande cuisine non plus. » Peut-être avait-il été meilleur un jour - il n’en gardait ni souvenir, ni réflexes particuliers une fois placé derrière les fourneaux - mais il ne trouvait surtout pas vraiment de motivation pour salir des plats et passer du temps en cuisine, tout ça pour terminer seul face à son assiette.

"Oh Louis, t'as combien de temps devant toi?" Le haussement de sourcils de Louis en réponse à l’éclat de rire de Laurie trahit sa surprise. Il s’était attendu à une réponse simple c’est de famille ou même je fais beaucoup de sport, mais définitivement pas à ça. Parce que la plupart du temps, Louis faisait son possible pour se contenter de chemins simples et éviter les complications. Peut-être que Laurie avait justement été placée sur sa route pour bousculer quelques-unes de ses certitudes. "J'ai une relation super toxique avec la nourriture, je suis du genre à ne rien manger pendant deux jours et après je commande à livrer les trois nuits suivantes." Louis resta sans voix, un peu bête d’avoir potentiellement lancé la jeune femme sur un sujet qui n’était pas forcément agréable pour elle. Et comme souvent dans ce genre de situation, il ne savait pas quoi dire, se sentant de nouveau comme le jeune homme mal à l’aise face à n’importe quelle situation sociale. "Je le recommande vraiment pas." Il risqua un regard vers Laurie, presque surpris de la voir se confier de la sorte alors qu’ils marchent en pleine rue et qu’ils se connaissent peu, et toujours désolé de l’avoir placée dans cette situation. "Je me prends plus la tête, ma thérapeute m'a dit de manger quand j'avais faim pour commencer, ça parait très con dit comme ça mais c'est un bon conseil." Ça lui paraissait évident, à lui qui n’avait jamais eu de troubles, de manger quand il avait faim, c’était d’ailleurs ce qu’il faisait depuis trente-trois ans pour être exact. Et parmi ces trente-trois ans, il lui semblait qu’il avait parfois eu faim constamment - parce que la croissance, le rugby et l’adolescence - alors quand il n’était pas sur un terrain de rugby, il y avait de fortes chances pour le retrouver avec de la nourriture entre les mains. Louis laissa Laurie passer son long bras autour de ses épaules, et se détendit un peu et l’entendant changer de sujet. "Bref, je suis pas là pour plomber l'ambiance, t'as passé une bonne journée au moins ?" Il s’excusa, quand même, pour la forme et parce qu’il se sentait toujours un peu bête d’avoir abordé le sujet sans penser une seconde qu’il pouvait être problématique pour certaines personnes. « Désolé pour ma question bête surtout. » Il ne savait pas quoi dire de plus, mais il espérait que Laurie entendrait au moins un peu de sa sincérité. « Pour ce que ça vaut, je trouve que c’est effectivement un bon conseil, de manger quand t’as faim. Je crois qu’à la base c’est exactement comme ça que l’espèce humaine a survécu. Je crois même que c’est la base de la survie de pas mal d’espèces sur Terre. » Il se trouvait malin, à faire des blagues à la Darwin sur l’évolution des espèces. C’était plus simple en tout cas de tenter de faire de l’humour plutôt que de creuser tout ce que Laurie venait de lui confier. « Et ouais, j’ai passé une bonne journée ! C’est à des années-lumières de ce que j’ai l’habitude, mais c’était cool. » On repassera pour des critiques plus constructives. « La plupart des gens avaient l’air contents de te parler, comment tu fais pour qu’ils soient à l’aise comme ça devant le micro ? » Selon le contexte, lui-même rencontrait parfois des difficultés à parler à d’autres personnes, alors il n’imaginait pas vraiment le faire alors qu’il se savait enregistré.

Alors qu’ils parlaient, les deux jeunes gens étaient finalement arrivés jusqu’à la devanture du restaurant que Louis avait en tête. Une devanture qui, si on n’y faisait pas attention, pouvait totalement passer inaperçue. Etroite et peinte en noir, quand on en poussait la porte on ne savait pas si on entrait vraiment dans un restaurant ou plutôt dans un long couloir. « C’est là, » indiqua Louis en la montrant du doigt. « Tu connais peut-être ? »