Il y avait eu les alarmes et les messages d’urgence, tardifs. Il y avait eu les images, floues, incertaines. Il y avait eu les mouvements de panique, les bousculades pour attraper les dernières conserves et les magazines dans les kiosques (les gens ont de drôles de priorités). Il y avait eu les émeutes dans les hôpitaux, les ruptures d’essence. Le calme, inespéré. La situation « sous contrôle ». Les premiers soupirs de soulagement, quelques semaines de tranquillité. Le monde avait retenu son souffle et les informations se voulaient optimistes. Les magasins étaient de nouveau approvisionnés. On riait déjà de la panique générale déclenchée par des images d’un coin du monde. L’humanité avait pu respirer quelques jours de plus. Le destin avait donné aux familles un moment d’accalmie, les humains avaient eu la naïveté de croire que la panique était terminée. Et puis, soudain, alors que l’humanité dormait sur ses deux oreilles, la fin du monde porta le coup de grâce.

2015. Dans sa tête, Saül Williams chante « joyeux anniversaire » en italien. Derrière les cartons de son abri de fortune, il guette le lever du soleil. Il y a un an que la mort s’est abattue sur la planète. Enfermé en haut de la tour de MHI, les cases du calendrier sont dûment cochées. Les fenêtres sont, depuis la seconde vague, couvertes de cartons. Son bureau a pris la forme d’une forteresse. La seconde vague a pris tout le monde par surprise : bien sûr, puisqu’elle n’avait pas beaucoup d’écart avec le premier vent de panique, MHI n’avait pas repris en présentiel. Saül avait fait changer les serrures, prenant ceux qui désiraient se planquer là après le retour de la menace par surprise. Par une ouverture de la fenêtre, il avait regardé ses employés venant taper aux portes se faire tuer les uns après les autres.

C’est juste une habitude à prendre : jeter un œil au dehors, enfiler des vêtements disparates, compter les réserves restantes, glisser un colt à sa ceinture, puis aller- « Papa. » Une tête blonde chuchote dans l’obscurité. Saül va tirer un carton pour que le petit puisse voir le monde. Il déteste que le gamin l’appelle ainsi. Ou plutôt, il déteste y trouver du réconfort. Saül ne le corrige jamais, mais ne lui montre qu’une affection maladroite. Jamais personne ne l’a appelé ainsi. Il n’est même pas l’oncle de qui que ce soit. L’enfant s’approche. Il doit avoir cinq ans, n’a pas su le dire quand Saül l’a trouvé. Il est resté mutique des semaines entières. Saül n’a jamais su son prénom. « On coche le calendrier, petit ? » C’est son prénom, « petit » - mais « gamin », « hé », « le môme » le sont aussi. Saül ne peut pas se résoudre à le nommer autrement. L’intéressé s’approche du morceau de carton bricolé par Saül et remplit sa mission du jour. Saül opine du chef et l’invite à s’approcher de la fenêtre. Grimper sur le genoux de Saül pour voir dehors est aussi devenu une habitude. Le quarantenaire et le gamin observent la rue en silence. Il y a des semaines qu’on n’y voit plus rien, sinon des chiens errants et les choses. Elles ne s’approchent jamais du bâtiment.

Mais cette fois-ci, la rue est en fête : rien n’a changé, le silence est toujours entier, mais les ombres sont différentes. Agitées. Des choses sortent de sous les voitures, s’engouffrent toutes dans un bâtiment annexe. Saül et le gamin restent ainsi de longues minutes. C’est l’attraction de la matinée, avant que Saül ne s’essaie au métier de prof avec le petit. Ensemble, ils regardent les magazines et autres papiers abandonnés dans les bureaux. Ils font des additions, puis le gamin dessine en silence pendant que Saül étudie une carte de la ville pour cibler la prochaine excursion. Après un repas frugal, le gamin retourne à ses crayons estampillés MHI et Saül fait une ronde pour vérifier l’état des cadenas qui protègent son nouveau monde. Le petit est d’une patience surnaturelle. Il ne demande rien, ne pleure jamais, ne se plaint pas, ne pose pas de questions. Il se contente de regarder Saül et de suivre ses consignes, sans discuter. « Du feu. » Le petit montre du doigt un éclat flamboyant. Ce n’est pas du feu. Une femme roule sous une voiture pour s’en extraire de l’autre côté, aux prises avec une des choses. Bien vite, une dizaine d’entre elles sortent du couvert des bâtiments. Saül comprend d’où vient l’agitation repérée plus tôt. Saül s’apprête à fermer la fenêtre improvisée, mais une petite main retient le carton. En contre-bas, la jeune femme échappe à un attroupement. Ses pas l'amènent dangereusement vers la tour de verre et d’acier. Ses fans, toujours plus nombreux, la suivent en chancelant. « Elle va se faire manger. » « Oui. » Le petit n’a jamais su - ou n’en a rien dit - que Saül avait déjà assisté à un spectacle semblable. Il a dû entendre les supplications d’autres adultes, en bas de la tour. Saül n’a jamais expliqué son silence au petit. Il essaie une nouvelle fois de fermer la fenêtre de carton. La petite main lutte dans le sens contraire. « Tu vas l’aider. » Ce n’est pas une question. Le regard de Saül croise celui de l’enfant une poignée de secondes de plus. Le petit soutient son regard. « Viens fermer derrière moi. » Saül lui a appris comment tirer les verrous. Il n’ira pas aider cette rouquine, prétendre l’avoir fait. A la place, il ira attendre quelques minutes dans un étage inférieur et dira au gamin que l’autre est morte. Pas moyen de risquer la mort pour une inconnue.

Saül jette un regard dans les escaliers qui mènent aux étages inférieurs. Il donne les dernières consignes au petit, qui l’écoute en opinant du chef. Alors que l’italien s’apprête à partir, le cœur battant, une petite main s'agrippe à son treillis. « Tu reviens, hein, papa ? » « Comme toujours. » C’est leur échange rituel, quand Saül part en quête de vivres supplémentaires. Ce n’est arrivé que deux fois depuis l’année passée. L’italien n’est jamais allé très loin, est systématiquement revenu moins de vingt-quatre heures plus tard. En l’attendant, le petit avait fait des additions et des dessins.

Crispé, Saül attend que tous les verrous claquent et que les pas du petit s’éloignent de la porte. Il entame la descente. Les étages inférieurs sont sûrs, à l'exception du sous-sol et des parkings. Arrivé au rez-de-chaussée, l’italien jette un regard à travers une fenêtre. Les cadavres fraîchement tués s’entassent dehors. Sourcils froncés, il cherche celui de la rouquine. La rue est calme, Saül n’a qu’à remonter pour annoncer la nouvelle au gamin. Pied sur une marche, Saül arrête son mouvement. Des bruits métalliques se font entendre derrière la porte qui mène au parking. Oreille collée contre le battant, Saül écoute avec angoisse la lutte d’une femme contre cinq, peut-être dix choses. Machinalement, il sort son trousseau de clefs, se maudit à voix basse. Les épaisses chaînes glissent contre le battant quand il s’engouffre vers le parking, jurant par dessus son souffle court. Mains crispées sur son fusil, Saül arrive dans un véritable tombeau. Il manque de faire tomber sa torche en appuyant sur le bouton d’allumage. Des cris le renseignent sur la position de la rouquine. « Ici ! Par ici ! » qu’il siffle en direction de l’intruse, mâchoires serrées. Les choses approchent, Saül appuie sur la détente. Le premier tir lui fait toujours un drôle d’effet.

C’est un idiot. Le pire des connards, le raté par excellence, le mec le plus stupide qui ait pu frôler la surface de la Terre et à ça tu peux rajouter toutes les planètes qui ont été découvertes et même les autres, plus les galaxies. C’est un gars que j’aurais voulu pousser sous tous les bus que j’ai pu croiser depuis la petite école et j’aurais dû, j’aurais foutument dû, la note mentale clignote en rouge à travers tout le reste. Il avait juré qu’il allait revenir, il me l’avait dit en me regardant dans les yeux et en y ajoutant une bonne poignée de merdes bonasses qui commençaient par un “Promis, je serai prudent” et qui se terminaient par un “Je ferai vite”. Il voulait me laisser une arme, un vieux Colt 1911 volé dans un musée de la ville qu’on avait traité comme s’il était notre enfant, notre propre fils rouillé à polir et à armer. Je lui avais foutu dans la poche arrière de son jeans déchiré, prétextant que je n’en aurais pas besoin, si justement il faisait vite et restait prudent. Être prudent signifie pour moi être prêt à coller une balle dans la tête de qui que ce soit, bouffeur de chair ou non, se mettant en travers de son chemin. Être prudent signifiait pour lui de partir une nuit de plus que la poignée d’heures que je lui avais allouée avant de m’inquiéter.

Il ne mérite pas que je m’inquiète. Que je sorte de notre planque, de ce sous-sol de bar au détour d’une des ruelles de la ville où on fumait des joints, où on s’imaginait Bonnie & Clyde des temps modernes, avant tout ça. Quand il était guitariste et que j’étais groupie, quand il me volait des bouteilles de whisky aux clubs où il jouait à pas d’heures avec son band de fortune qui n’allait jamais être découvert mais qui voulait percer tout de même. Il était beau, avec ses cheveux éternellement emmêlés, ses yeux de corbeau, sa voix rauque de tabac et de solos. Ils en feront qu’une seule bouchée, de lui, surtout depuis qu’il a été con au point où il a décidé de me laisser le Colt au fond d’une de mes bottes rapiécées. En retard et pas armé.

J’ai perdu la notion du jour et de la nuit. Dans une ville où tout est toujours flou de brouillard, où le silence de coton est entrecoupé par les gémissements morbides de machines à gratter la chair. J’ai perdu la notion d’avant aussi. C’est arrivé un peu après qu’on ait eu la seconde alerte, que la ville se soit lâchement avouée vaincue. Elle s’était battue de toutes ses forces, la naïve, lorsqu’un mouchard en labo avait lâché l’info qu’une cellule souche avait mal muté sous son microscope. Internet avait pris feu, on en parlait jusqu’au bulletin du soir, Jet et moi on buvait du vin rouge en mangeant des burgers saignants le rire aux lèvres, on s’imaginait cannibales à notre tour, l’idiotie. Dans quel monde est-ce qu’une erreur de scientifiques allait finir par nous propulser dans un vieux film de zombies des années 2000? Dans ce monde-ci, apparemment.

Et je le hais, je le maudis, je le veux mort, je le tuerais de l’être.

Les paumes éraflées par une chute contrôlée le temps qu'ils ne me remarquent pas, j’en arrive à couper entre un panneau de signalisation brûlé et un commerce aux fenêtres défoncées. Je sais qu’il est venu par ici, je le sais jusqu’au fond de mes tripes, il n’aurait pas été ignorant au point où il serait parti voguer à l’autre bout de la ville. Ce quartier qui semble avoir été épargné par moments, ce coin de Brisbane qui est ignoré parce qu’il a été celui qu’ils ont dévoré en premier. Ils ont migré ailleurs depuis, ils n’y sentent plus rien de frais, tout pue la mort, les moteurs brûlés et la poussière des restaurants éventrés par les courageux qui ont pu s’en sortir, et par les autres qui y sont restés. C’est impossible qu’il soit allé ailleurs qu’ici, qu’il ait visé un autre point géographique, qu’il ait pensé ne pas pouvoir y trouver ce qu’il cherchait, à savoir des vivres et de la vie. C’est pour ça qu’il est parti, Jet, c’est pour ça qu’il ma lâchée lâchement, parce que les réserves étaient minces et parce qu’il s’est déclaré héros du jour, le merdeux. Sauveur de ces dames, roi des démunis, ange gardien d’Ariane la pauvre âme désespérée qui écume les rues à sa recherche parce qu’il n’a pas fait vite et parce qu’elle veut lui dire en plein visage à quel point elle le déteste de la rendre aussi anxieuse, aussi - « Dégage. » visible. Ils sont des tonnes autour, de tous les côtés, j’ai arrêté de compter. Entre des voitures aux fenêtres éclatées, les trottoirs arrosés de sang séché, et ce stationnement intérieur dans lequel je me suis stupidement dit que j’aurais la paix, qu’ils étaient trop lents. Qu’ils ne rattraperaient jamais celle qui a un vrai coeur et un vrai cerveau et un vrai fusil, aussi, surtout. « Ici ! Par ici ! » un fusil avec trois balles seulement, mais la crosse est utile pour leur éclater le crâne quand mes poings se fatiguent. Et cette voix qui sort de nulle part, ce vivant qui arrive comme une bénédiction qui n’en a que le nom. « T’es armé? » j’ai confiance en personne, que tu respires ou pas, et c’est bien ce que ma voix lui suggère quand je lui crie une réponse à l’autre bout de la pièce. Puis, y’a cette affiche d’ascenseur, ce panneau qui me montre où je suis, que je vois par-dessus l’épaule d’une charogne à qui j’ai crevé les yeux de l’index et du majeur.  « Amène-moi en haut. » d’un élan, je pique un sprint à travers l’espace de béton et de cadavres affamés. Juste assez pour me faufiler entre le sauveur du dimanche et la porte qu'il a à peine entrouverte. « Je veux voir la ville en entier. » je veux voir où Jet peut bien être. L’impulsion de la seconde chance, l’épiphanie du désespoir. Derrière mon épaule, je les sens qui se rapprochent, qui bûchent machinalement sur la porte close, qui arriveront à bout de la poignée et de sa serrure molasse d’une seconde à l’autre.

Spoiler:

La première balle sert à défoncer le crâne du premier arrivant et l’épaule du deuxième, juste derrière. Saül encaisse le coup, serre ses doigts sur le fusil. La détonation attire le reste des choses de son côté. De la planque qu’il partage avec le gamin, on n’entend jamais les gargouillements affreux qui montent des parkings. Le crissement de leurs ongles crasseux et leurs pas traînants a envahi l’obscurité. Le petit entendra peut-être l’écho des tirs. Mais le plus terrible, c’est que d’autres - et pas que des morts - risquent d’avoir entendu ce tir. Jurant à voix haute, Saül retourne le fusil et neutralise un monstre de plus d’un coup de crosse. « T’es armé? » Elle s’approche, trop vite. Saül n’a pas le temps de retourner à nouveau son arme pour la braquer. « Amène-moi en haut. » Un éclair roux plus tard, elle se faufile entre la porte et lui. Saül la claque et cadenasse leur seul sas de survie. « Levez les mains. » qu’il marmonne rangeant son fusil sur son épaule au profit d’un colt. Derrière la porte tout juste close, les monstres s’amassent. « Je veux voir la ville en entier. » « Levez. Les. Mains. » Saül a repris toute contenance. Le souffle calme, les mains parfaitement sûres, il braque la rouquine de son arme de poing. « Vous n’irez nulle part. »

D’un coup d'œil, Saül repère une gaine détachée du mur. L’inconnue semble en forme malgré la crasse évidente qui couvre désormais tous les survivants. Le peu que Saül a vu sont toujours affreusement sales. L’italien arme le colt d’un cliquetis qui couvre un instant les grognements derrière la porte. « Vous allez attraper la gaine et vous attacher les poignets avec. On parlera après. Si vous tentez quoi que ce soit, je vous descends. » Plus que tout, Saül est terrifié qu’elle remarque qu’il est certainement bien plus angoissé qu’elle. Depuis l’arrivée du gamin dans sa vie, le quarantenaire n’a eu aucune interaction sociale. Il n’a pas parlé à un autre adulte depuis un an déjà. Ses semblables, il les voit du haut de sa tour depuis des lustres, mourant sous ses fenêtres. Est-elle réelle ? Ou bien le fruit de son imagination, comme avant que le petit n’arrive, quand il voyait le visage de ses proches dans tous les recoins de l’immeuble ? Non, le petit l’a vue. Elle doit être réelle. Saül essaie d’imaginer son âge pour calmer les battements de son cœur. Elle est peut-être malade ou pire, accompagnée. Ses camarades l’attendent peut-être de l’autre côté du bâtiment et l’attaque des choses n’était peut-être qu’une simple distraction. Saül redresse son arme vers le visage de l’inconnue. « J’ai pas toute la journée. » Et la porte derrière lui non plus.

L’ouverture de la porte en elle-même suffit à ce que je ne réfléchisse pas à deux fois avant de me tirer de ce stationnement maudit. J’ai appris à courir, à toujours courir, à ne jamais rester trop souvent sur place lorsqu’on sort. Le seul endroit où j'accepte d'être immobile est à la planque avec Jet. Et j’aurais très bien pu poursuivre en suivant ces mêmes règles si cet idiot n’avait pas décidé de se créer une nouvelle doctrine. « Levez les mains. » la voix qui résonne me fait sursauter puisqu’elle est nettement plus proche que ce que j’avais anticipé. Une arme qu’il range, une seconde ensuite. Il tremble, à peine mais suffisamment pour que je le remarque. Longeant le mur, je mets de la distance entre l’inconnu, sa gâchette et moi, non sans planter mon regard tout sauf impressionné dans le sien. « Levez. Les. Mains. Vous n’irez nulle part. » si j’ai réussi à me sortir vivante du paquet de mangeurs de chair qui tambourinent maintenant sur la porte close derrière lui, ce n’est pas un écervelé de plus qui aura ma peau. J’y tiens bien trop.

« Vous allez attraper la gaine et vous attacher les poignets avec. On parlera après. Si vous tentez quoi que ce soit, je vous descends. J’ai pas toute la journée. » sans même hésiter une seule seconde, je laisse glisser un rire mauvais sur mes lèvres gercées par l’air pollué de la ville. « T’es malade. » il n’y a absolument aucune chance que je suive son plan. Il a l’air bien trop préparé, il a pris le temps de réfléchir, il m’a dit de venir le rejoindre et maintenant il me veut prisonnière. Non merci. « Montre ce que t’as. » s’il veut que je joue à son jeu stupide, il doit m’en donner un peu de son côté. Je laisse mes yeux dériver le long de son corps, de haut en bas puis de bas en haut à la recherche de couteaux, de crosses, de machettes, n’importe quoi. Une ombre parallèle à sa jambe, une bosse contre sa hanche, peu importe l'indice qui pourra vendre l’équipement qu’il traîne avec lui. « J’ai pas toute la journée. » et comme si je ne vivais pas depuis maintenant trop de mois pour les compter sur mes doigts dans ce qui ressemble le plus à l’Apocalypse, je l’imite, prends sa voix, me moque au possible. C’est ce qui me mènera à ma perte, que Jet dit toujours. Mon sarcasme, ma mauvaise foi. Autant crever en riant qu’en étant bouffée toute crue, j’imagine. « Et je m’attacherai certainement pas pour toi. » par contre m’attacher à lui, ça, c’est possible. D’un geste que j’espère faire assez rapidement pour qu’il ne l’anticipe pas, j’attrape la gaine pour l’enrouler autour de son poignet droit, puis ensuite à mon poignet gauche. Ficelé à ma silhouette, assez proche pour ne pas pouvoir tenter de me tirer dessus sans que je sois capable d’empêcher l’attaque, j’initie un quitte ou double qui risque de payer cher, ou de coûter cher. On verra bien.

« T’es malade. » Il ne hausse même pas un sourcil, ne baisse pas son arme. Bien sûr qu’elle lutte. Ce monde leur a appris à tous à lutter. Certains n’ont pas appris assez vite. Saül les a vu crever la gueule ouverte en bas de l’immeuble dans lequel il a élu domicile. Lui est prêt depuis des lustres : il n’a plus vraiment de famille, pas trop d’attaches, personne qui pourrait le taxer de trahison - quels amis pourraient bien le taxer de trahison ? Saül n’a pas d’amis. Il n’est pas prêt comme un survivaliste, non, mais comme un réaliste, comme un type qui a vécu tout seul au milieu de la foule. Les choses sont devenues différentes avec l’arrivée du petit. Saül ne risquera jamais la vie du gamin. Bien sûr, il se dira que tout ce qui compte, c’est sa propre existence, que chasser cette femme c’était nécessaire, qu’il a pris un malin plaisir à la voir retourner vagabonder. « Montre ce que t’as. » « Hein ? T’as pas compris ? » Saül agite, sous le nez de la rouquine, son arme chargée. Le passage au tutoiement se veut agressif, mais il a certainement l’air maladroit. Quant à elle, elle n’a pas l’air impressionné. Du regard, elle détaille la silhouette de l’italien, qui en oublie de se maintenir protégé. Les yeux de la rouquine sont plus tranchants que le couteau qu’il planque sous sa ceinture. « J’ai pas toute la journée. » « Vous ricanerez moins quand je vous aurai jetée aux choses, là derrière. » Mais la jeter dans l’embrasure de la porte qui tremble sous les coups des morts-vivants, c’est s’assurer une fin violente et sanglante. Que fera le petit quand il verra que Saül ne revient pas ? Probablement des dessins et des additions. Peut-être qu’il passera aux multiplications avant d’arriver au bout des réserves de nourriture.

« Et je m’attacherai certainement pas pour toi. » Elle bouge trop vite pour que Saül ne l’attrape. Il n’a même pas le temps de hurler quand elle serre, autour de leurs poignets respectifs, la gaine qu’il avait désignée pour elle. L’abattre alors qu’elle était en train de faire le nœud aurait été simple, mais Saül est trop éberlué pour bouger. Arme baissée, regard fixé sur les doigts de la rouquine, il capitule. « Vous avez fini ? Super. » Une drôle d’angoisse tombe sur l’estomac de l’italien qui constate son incapacité à abattre une menace humaine. Regarder les gens mourir depuis sa tour est bien moins impressionnant que coller une balle dans la tête de cette- « On bouge. J’espère que vous avez un bon cardio. » D’un geste brusque, Saül tire sur leurs poignets joints.

Saül ne s’est pas empressé de remonter les étages. Il a pris soin de fermer toutes les portes derrière lui, de replacer les chaînes, non sans oublier de lancer des regards noirs à la rouquine. Aucun mot ne franchit pour autant ses lèvres. Comment avertir le petit ? Comment lui dire de se planquer, qu’il vient avec une invitée et qu’elle ne doit pas le voir ? Alors que Saül arrive devant la porte qui mène à sa planque, il tire une ultime fois sur la ligne de vie qui le relie à la rouquine. « Vous regardez ce que vous voulez voir puis vous vous tirez. » Sous le nez de son alliée – pas que le terme soit utilisé volontairement – il agite à nouveau son arme, et lance de nouvelles menaces d’un ton qu’il espère assez clair pour le petit : planque toi. « Un mouvement bizarre et je vous dessoude. » Elle lui fait une drôle d’impression. Ce n’est pas de la peur ni de l’angoisse, mais une touche de méfiance mêlée à autre chose que Saül ne sait pas identifier.

Le drôle de couple entre, Saül cherche des yeux le gamin avant de braquer à nouveau son regard sur la rouquine. Un geste sec sur la gaine indique le chemin. « Par là. » qu’il marmonne entre ses dents. Quand ils entrent dans la pièce, le gamin n’est pas là. Ses dessins en revanche, oui.

« Hein ? T’as pas compris ? » il peut bien s’insurger comme il veut, poser toutes les questions du monde, menacer plus vite et plus fort, absolument rien dans ce qu’il peut dire ou faire ne m’inspire autre chose que de l’énervement. Limite un peu d’ennui, certainement jumelé à de l’agacement. « Plus tu fais une scène plus vite ils se rapprochent. » ma voix est lasse, la faute à passer des journées et des soirées entières à remettre Jet à sa place quand il se prend trop pour l’idiot que j’ai pourtant marié entre deux bennes à ordure un mois après la deuxième attaque. On se sentait très sentimentaux, face à la fin du monde et à une double bouteille de whisky terminée en un claquement de doigt. « Vous ricanerez moins quand je vous aurai jetée aux choses, là derrière. » « Oh ça va, tu l’aurais fait mille fois déjà si c’était ton plan. » mon regard ne daigne même pas se poser sur lui, maintenant que je sais exactement que l’attacher à mon poignet singera son besoin de jouer au héros solitaire. S’il me voulait morte, il a eu toutes les occasions du monde de m’en faire part. Pourtant et sans surprise, je respire toujours.

Il gesticule, grogne, fait son petit numéro, finit par abdiquer. Tellement d’énergie gaspillée. « Vous avez fini ? Super. » tellement d’énergie qu’il aurait pu mettre à m’empêcher de resserrer la gaine un poil plus fort, de faire un second tour, de repasser sous le poignet pour entrecroiser et faire un second noeud par-dessus le premier. « On bouge. J’espère que vous avez un bon cardio. » « Avance. » de nous deux, je miserais bien plus sur le poids plume que je suis pour courser contre le quarantenaire approximatif qu’il me donne l’impression d’être. Et j’avance, je mènerais même la marche si je savais où il m’amenait. Mais la vitesse avec laquelle il presse le pas me suggère qu’il me guide bel et bien vers l’endroit où je veux aller, pour en finir avec mes demandes une bonne fois pour toutes. J’ai juste besoin d’un point de vue. J’ai juste besoin d’un plein coup d’oeil sur la ville. J’ai juste besoin de l’excuse la plus conne du monde pour me faire croire une minute de plus que Jet est pas mort à cause de sa connerie de la veille. Ta gueule Ariane, avance.

« Vous regardez ce que vous voulez voir puis vous vous tirez. Un mouvement bizarre et je vous dessoude. » « J’ai pas l’intention de rester dîner, t’en fais pas. » même s’il s’assure que je ne vois que son arme, mes yeux sont rivés sur la porte qu’il finit enfin d’ouvrir. « Par là. » de là, mes prunelles se vrillent au fond de la pièce, là où mes pas me guident déjà. « Ouais, ouais, je sais à quoi ressemble une fenêtre. » pas une seule fois, il m’a demandé pourquoi j’y tenais à ce point. Pas une seule fois il n’aurait pu se déprendre de mon élan, maintenant qu’il est forcé de me suivre, et surtout de voir que je suis plus alarmée qu’autre chose, plus réactive maintenant que je cherche. Que je le cherche. T’es où Jet, putain.

D’un coup d’oeil à un autre, mes iris quittent la fenêtre une seconde, suffisamment pour remarquer une pile de crayons, quelques croquis inoffensifs dans un coin. Qu’il soit aussi chiant niveau surveillance de mes moindres faits et gestes s’explique par le fait qu’il a un gamin à protéger. Je refuse de penser au passé pour lui comme pour moi. « Dire qu’on est dans un jeu vidéo. » que je m’entends souffler, persuadée qu’il a sûrement vu que j’avais remarqué ses miettes de preuves. « C’est comme ça que je ferais si j’en avais un. » je mentirais à mon gamin sans une once de honte. Je lui inventerais un univers dans lequel à un moment le prochain tableau serait le bon, avec la liberté à la clé et la princesse bien sauvée. En attendant, je n’ai ni enfant ni mari. Sourcils froncés, lèvres pincées, je lutte entre l’urgence de redescendre dans les rues pour chercher Jet de nouveau sur le terrain, ou m’accorder encore une poignée de minutes avec l’espoir, stupide mais l’espoir tout de même, de le repérer à vol d’oiseau où il a l’habitude de traîner.

« Oh ça va, tu l’aurais fait mille fois déjà si c’était ton plan. » Un point pour elle. Saül fait mine de ne pas l’entendre en continuant de se débattre, juste ce qu’il faut pour ne pas se libérer. Pourquoi a-t-il si vite capitulé ? Ils avancent dans les couloirs, arrivent bientôt au sommet de la tour après avoir passé un nombre interminable de portes chaînées. Après quelques tours et détours – au cas où elle souhaiterait revenir avec sa petite bande – Saül s'arrête devant l’ultime obstacle. C’est une porte ordinaire devant laquelle il fait aussi sombre qu’ailleurs. Les murs sont propres, la moquette est immaculée. Personne n’est mort ici. Saül s’est assuré que l’endroit reste en état en changeant les serrures. Personne n’a pu se réfugier ici, pourtant Saül a déjà entendu de l’agitation dans les étages inférieurs. Certaines s’y étaient peut-être planqué avant que la seconde vague ne réduise l’humanité à néant. S’ils étaient humains, ils seraient déjà montés. Saül parie donc sur des choses qui devaient autrefois être des humains malades espérant échapper aux autorités. Il n’est pas allé vérifier. Jusqu’à preuve du contraire, ils se savent pas ouvrir les portes. Briser les vitres de l’open space, en revanche…

« J’ai pas l’intention de rester dîner, t’en fais pas. » Pas de trace du petit. Saül le cherche du regard entre deux œillades appuyées à son invitée. Il fait office de guide, le timbre de voix sec. Saül espère qu’elle ne s’occupera pas de sa nervosité. « Ouais, ouais, je sais à quoi ressemble une fenêtre. » Elle s’en approche, Saül est forcé de faire de même. Evidemment, les yeux de la rouquine se portent bientôt sur les crayons. Il n’a qu’un geste à faire, c’est pourtant simple. Lui écraser la tête contre le double vitrage est tentant. Après, balancer son corps du haut de la tour ne sera qu’une formalité. Elle ne survivra pas à– « Dire qu’on est dans un jeu vidéo. » Saül a le souffle coupé. Ses plans machiavéliques s’effondrent devant ses yeux. Un autre genre d’angoisse lui tord le ventre : s’il n’était pas vraiment attaché au gamin, il n’aurait pas compris tout de suite le sens de la phrase murmurée par la rouquine. « C’est comme ça que je ferais si j’en avais un. » « Il a compris. Je n’ai rien eu à lui expliquer. » Trop petit pour comprendre tous les tenants et les aboutissants, trop grand pour ignorer les dangers. Le gamin a vu trop de choses.

Le silence s’interpose. Saül a oublié l’urgence de la situation. A son tour de regarder la ville. Sa main et celle de la rouquine se touchent, dos contre dos. « Je ne vous ai pas demandé ce que vous– » « Papa. » Le gamin tremble comme une feuille à l’autre bout de la pièce. Il tremble, mais il tient entre ses dix doigts une arme laissée par Saül “en cas de danger”. Saül lève doucement les paumes en signe d’apaisement. « Tout va bien. » « Mais t’es attaché. » « C’était juste pour la guider dans le noir. Tu vois ? » Doucement, Saül tire sur le lien qui l’unit à la rouquine. Le petit capitule. Il semble sur le point de pleurer. « C’est fini ? On est plus tout seuls ? » Après avoir maladroitement posé son arme au sol, le petit se rue maintenant sur Saül et son invitée. « Moi, c’est Abel. » Caché derrière les jambes de l’italien, il affiche un sourire timide à l’attention de la femme qui lui fait face. Estomaqué, Saül garde pourtant sa main libre sur la garde du couteau qu’il cache à sa ceinture.

C’était pas censé devenir un moment chargé en émotion et ça ne le deviendra pas non plus. S’il se tend à mes côtés, c’est fort probablement parce qu’il craint que je m’en prenne à son gamin et non parce que le poids d’être père pendant l’apocalypse quitte momentanément ses épaules maintenant qu'il peut parler parentalité avec une inconnue. « Il a compris. Je n’ai rien eu à lui expliquer. » j’aurais cru que le garçon aurait été plus jeune à la vue des croquis pour avoir le moindrement conscience de ce qui se passait. Mais il faut croire qu’enfant ou non, on a tous dû se faire rapidement à cette nouvelle réalité. Il a grandi trop vite et trop mal et c’est foutument injuste. Mais la vie est pas faite pour être accommodante et équilibrée. « C’est chiant quand ils sont futés. » suffit à ce que je boucle aussi vite la conversation. Je n’ai rien d’autre à en dire, pas de famille autre que Jet à gérer, et justement, il est ma seule et unique priorité. Connard.

« Je ne vous ai pas demandé ce que vous– » hum? « Papa. » hum.

J’ai vu l’arme entre ses doigts aussi vite que mes ongles ont enserrés le poignet de papa. Laissant des marques qui finiront par avoir raison de sa chair, ce n’est pas parce que des paumes de bambin tiennent ce qui pourrait très stupidement me coûter la vie que je ne prends pas la situation avec sérieux. « Tout va bien. » je sens mes mains se lever en l’air au même moment que les siennes. Tant mieux. J’ai pas envie de trucider son père devant ses yeux aussi froidement que l’envie m’en prend. Ce gamin n’a rien demandé, il faisait tranquille son petit truc caché dans sa pièce loin du monde, et son con de père a laissé une potentielle ennemie s’y immiscer. Jamais, si j’avais eu un enfant, j’aurais pris le risque de lui imposer une personne rencontrée y’a même pas deux secondes. Quel père de merd - « Mais t’es attaché. » « C’était juste pour la guider dans le noir. Tu vois ? »

Apparemment, être pris pour un idiot passe crème aujourd’hui. Se précipitant vers nous, j’esquisse un pas de recul plus vif que ce que j’aurais cru. L’autre est entraîné avec moi, mais son fils le ramène à lui en passant ses bras autour de nos jambes comme un nouveau boulet. « C’est fini ? On est plus tout seuls ? » je retiens un soupir de franchir ma gorge, déterminée à ne pas tomber dans le sentimentalisme encore une fois. Non gamin, ce n'est pas terminé. Mais la révélation qu’il lâche candidement me rassure un brin. Tout seuls signifie qu’il n’y a pas d’autres surprises sournoises qui m'attendent au détour du bureau. Pas d’autres menaces arme en main qui pourraient sortir de derrière un mur pour m’éclater la tête avant la fin de la journée. « Moi, c’est Abel. » sentant papa glisser sa paume vers ce que je juge être une arme sans même l'avoir vue ou sentie, je murmure à quelques millimètres à peine de son oreille de la voix la plus chaude que j’ai en banque « Fais pas de conneries sinon il y passe. » la menace est dégueulasse mais il vient de m’offrir une monnaie d’échange sur un plateau et jamais je refuserai de m’en servir pour rester en vie.

« Ariane. » ma voix est un peu rauque mais elle se stabilise après m’être présentée au gamin, puis être descendue m'accroupir à sa hauteur. « T’avais une belle cachette, dis donc. » un bref coup d’oeil vers son père suggère que je garde les yeux avides au cas où de nouveaux endroits pourraient être qualifiés comme tel. Mais ce n’est plus ma priorité, maintenant que je suis sereine avec le fait qu’il sait que peu importe ses manigances j’ai son gamin en joue plus près que jamais. « De là, tu aurais pas vu un grand brun un peu idiot donner des coups et se croire le roi du monde dans les rues aujourd’hui? » de sa cachette, les baies vitrées étaient bien visibles. Il y est peut-être même depuis des heures - depuis que Jet est disparu. « Avec une veste de cuir? » le frisson qui se casse sur ma nuque laisse de la chair de poule d’appréhension dans son sillage. Je ravale difficilement ma salive. « Avec une veste de cuir. » confirmant qu’il l’a bien vu, je hoche de la tête et l’intime à continuer. « Ses cheveux étaient bruns mais sa peau était rouge. » du sang? Jet est blessé? Me redressant aussi vite, j’ignore où je pense aller en réalisant être encore attachée. Jet est blessé. La suite est floue.