De manière générale, et par-delà toute considération pour son emploi du temps et son taux d’occupation habituel (lequel était faible sur le tournage en lui-même, toutes choses égales par ailleurs), il était rare que Sloane reçoive des sollicitations en-dehors des heures proposées : on la voyait sur place ou on ne la voyait pas du tout, ce qui changeait radicalement de ses précédents cabinets et lui laissait un temps libre mieux agencé et officialisé. Ca lui laissait aussi beaucoup plus de temps pour s’occuper de sa fille, maintenant que Natalia avait repris le boulot, et de fait, son quota vie personnelle/vie pro qui penchait à 20/80% n’en était pas tellement déséquilibré ; bref, juste ce qu’il fallait de temps pour elle sans avoir à se concentrer sur ce qu’elle n’aimait pas voir. Il y en avait assez ces derniers temps pour qu’elle fasse un refus d’obstacle en douceur, de ceux dont elle avait le secret ; noyez le cerveau sous trop d’injonctions annexes et il oublie ses craintes principales, avec un peu d’entraînement et de malhonnêteté psychologique.
Ca l’avait donc surprise, quand Ivy l’avait appelée sur son jour de repos - c’était pas le genre de l’actrice, privilégiant toujours la discussion en face-à-face à tout autre mode de communication, et Sloane avait donc nécessairement pensé à un oubli. Elle l’avait démentie dès que la jeune mère avait consenti à décrocher – « te bile pas trop, mais j’ai très envie de tout envoyer promener » - et la conversation s’était plus ou moins achevée sur un énervement partagé et sur une promesse d’arriver vite.

Les mots d’Ivy n’appelaient pas à sa présence sur le set avant son retour en présentiel sur celui-ci, mais la psy avait quand même décidé de s’y rendre : Delilah avait été refourguée à ses grands-parents (lesquels ne la regardaient toujours pas dans les yeux, mais croisaient le regard de la gamine pendant des heures émerveillées), la porte de chez Nat avait été claquée sans ménagement et elle avait sauté dans sa voiture avant de bondir sur ses baskets (suffisamment rares pour être notées : elle n’allait pas prendre une heure à se préparer outre mesure sur un congé) en direction du bureau du réal. Sans grande surprise, celui-ci faisait encore les quatre-cent pas au milieu de l’équipe réduite de scénaristes : deux d’entre eux étant en arrêt maladie, ça réduisait forcément radicalement les effectifs, en plus de donner une indication sur l’ambiance au beau fixe des backstages. « Bonjour, vous avez cinq minutes ? » Sloane utilise sa voix polie mais sans réelle question, celle qui indique qu’elle va prendre cinq minutes et que ce n’est pas la peine de s’user à répondre. Elle n’en laisse pas le temps au réalisateur, d’ailleurs : « Cinq minutes sur deux mois et demi de retards dont deux semaines de réécriture, c’est abordable, Samuel, t’en conviendras. » Elle voit ses sourcils se froncer : l’interpellation a fait son effet, aussi Sloane l’empêche-t-elle de tenter une défense en levant une main devant elle, peu désireuse de se perdre en ambages sur le fait que j’y peux rien, moi, le cahier des charges est super lourd, et puis on a une nouvelle direction artistique, c’est super important de coller.

« J’ai une actrice qui m’appelle sur mon jour de congés en menaçant de démissionner tant elle est rendue anxieuse de voir son personnage changer et de tout réapprendre d’une semaine sur l’autre. » Là, la psy fait tout de suite moins sympathique et ouverte qu’à son habitude : les semaines lui ont appris à durcir le ton avec des parties prenantes un peu trop laxistes, ou au contraire trop perfectionnistes ; pas besoin de manier le domaine pour voir que le projet a été tracé avec une cuillère dans l’oeil et un pied à la place de la main. Dans son dos, la porte du bureau s’ouvre à nouveau et elle est mi amusée, mi surprise d’y découvrir Scarlett, qu’elle salue d’un coup de tête sterne avant de reporter son attention vers Samuel, qui frotte nerveusement son nez avant de remettre les mains sur sa taille pour se grandir un peu plus. « On fait quoi, du coup ? Je lui dis une sixième fois de prendre son mal en patience parce que ce sera sûrement fini d’ici 2027 ? Je l’invite à prendre la porte et à se rebeller contre ses conditions de travail douteuses ? Parce que j’ai une petite idée, mais je suis sûre qu’on peut en trouver une meilleure ensemble : j’ai l’impression que pondre de supers idées, c’est votre grand truc. »

@Scarlett Bridgers

Scarlett a envoyé valsé les mots de Ruben - sous-type dissociatif du syndrôme de choc post-traumatique, qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre - et a décidé de prendre en main sa vie, comme elle sait si bien le faire. Les absences qu’elle a pu avoir vont disparaître, elle décide de les attribuer au sommeil, à la surconsommation de caféine, et peut-être au retour de Swann dans sa vie qui lui a provoqué un certain stress. Voilà tout. Elle a besoin de mieux dormir, boire moins de café, et se tenir loin du passé. Alors elle prend de la mélatonine, le soir, elle se tient à deux cafés par jour, un le matin et un à 14h, et elle ne fait rien pour se faire pardonner auprès de Swann après leur dispute. Du reste, elle continue de se jeter dans le travail comme elle sait si bien le faire. L’agence marche très bien, les dossiers s’enchaînent sans temps mort, crise après crise à gérer, un échappatoire parfait. Scarlett s’est sauvée toute seule à 18 ans, elle peut bien le faire une seconde fois. A cet époque, elle avait changé de prénom, décidant de devenir une nouvelle personne. Scarlett. Ecarlate. Scar, cicatrice, en voilà un surnom qui lui convenait parfaitement - même si elle n’aurait jamais avoué une telle sentimentalité et symbolique à voix haute. Cette fois-ci, elle n’a pas besoin de faire quelque chose de si drastique, mais elle décide tout de même qu’un peu de neuf lui ferait du bien. Scarlett, rouge écarlate, c’est une jolie couleur. Alors elle part chez le coiffeur et quand elle ressort, ses cheveux sont le parfait reflet de son prénom. Au soleil, il brillent comme les graines d’une grenade.

Elle les observe dans le retroviseur de sa tesla, essayant de se reconnaître. Elle a un léger sentiment d’étrangeté, et décide que ce n’est pas la dissociation dont parlait Ruben mais juste le besoin de s’habituer à sa nouvelle tête. Parfait. Elle a trouvé la parade. Elle démarre la voiture, file vers les studios ; Ivy l’a appelée en pleurs tout à l’heure, et trop c’est trop, elle se retrouve à jouer les sauveuses une nouvelle fois. Habituellement, son métier est vraiment concentrée sur les relations presses et publiques, mais il faut croire que l’agent d’Ivy ne sait pas faire son métier, car Scarlett se retrouve souvent à prendre les devants. De toute façon, ça tombe bien : on est jamais aussi bien servi que par soi-même, voilà le motto de Scarlett. Et au passage, le bien-être d’Ivy est important pour son image, et il veut mieux éviter qu’elle démissionne en furie du set, où qu’elle se fasse une réputation de starlette capricieuse. Et puis surtout : il ne s’agit pas d’un caprice. Plus les jours passent et plus ce projet se transforme en bourbier.

« J’ai une actrice….. de démissionner tant elle est rendue anxieuse…. semaine sur l’autre. » Scarlett n’entend que des bouts de phrases qui émanent du bureau de Samuel, mais elle reconnaît Sloane et ralentit son pas une demi-seconde. Fuck. Depuis leur dernière discussion dans cette fichue salle d’archives, Scarlett fait à peu près tout pour l’éviter sans avoir l’air suspect. Scarlett toque à peine avant de rentrer dans la pièce, ravalant ses sentiments contradictoires. « On fait quoi, du coup ? Je lui dis une sixième fois de prendre son mal en patience parce que ce sera sûrement fini d’ici 2027 ? Je l’invite à prendre la porte et à se rebeller contre ses conditions de travail douteuses ? Parce que j’ai une petite idée, mais je suis sûre qu’on peut en trouver une meilleure ensemble : j’ai l’impression que pondre de supers idées, c’est votre grand truc. » Scarlett lève un sourcil, surprise du ton cassant de Sloane - un ton que la psy lui a reservé lors de certaines de leurs altercations, mais qu’elle a toujours évité de prendre sur le set. « Je vois que je ne suis pas la seule à avoir parlé à Ivy », commence Scarlett. Elle se tourne vers Samuel, croisant les bras sur sa poitrine, lui jetant un regard peu aimable. « Bon, c’est quoi cette histoire de script encore retravaillé ? » Elle demande d’un ton sec. « Comment suis-je censé faire mon travail et promouvoir votre projet si je ne sais même pas où va ce projet ? » Elle pousse un soupir agacé et continue : « C’est quoi l’idée, vous voulez être sûr que vos acteurs oublient leurs lignes et la continuité de personnages ? C’est une nouvelle technique, le method acting c’est ringard, on passe au chaotic set acting ? » Elle suggère avec ironie.


@Sloane Jarecki  

Ce n’est pas la première fois que Samuel et elle croisent le fer en chiens de faïence – et quelque chose lui dit que ce ne sera pas la dernière, non plus ; pas alors qu’elle se permet de le discréditer, selon ses mots, devant ses employés scénaristes qui n’osent pas relever le nez ni appuyer les propos de l’un ou de l’autre. Sloane n’est pas un monstre de rigueur, ni une perfectionniste, elle conçoit les limites de chacun et de toute responsabilité afférente. Là où la ligne doit être tracée et où elle n’a pas de problème à le faire, c’est quand celles-ci viennent directement entrer en collision avec le bien-être d’une personne qu’elle est en charge de protéger (ou du moins, auprès de laquelle elle doit faire tampon) : Ivy n’a ni à subir les retards dus à la définition du cahier des charges, ni à souffrir du stress accru qui s’en dégage et que tout le staff fait peser sur elle. Pas alors que son contrat de base a été suffisamment mal tracé pour permettre les débordements sur les horaires et qu’elle a déjà exprimé son inconfort face aux scènes qu’elle devait tourner avec son comparse masculin.

Ce n’est pas la surprise qui domine lorsque la silhouette de Scarlett la rejoint, bras croisés sur la poitrine et déjà prête à monter au créneau ; en réalité, Sloane aurait presque été déçue qu’elle ne surgisse pas à un moment ou l’autre de la conversation, tant l’agente de PR avait l’ouïe fine lorsqu’il s’agissait de sa protégée. Et nécessairement, elle non plus n’est pas tendre : le pauvre Samuel carre davantage sa posture, mâchoire crispée pour souligner son agacement, comprenant aussitôt qu’il allait en avoir pour un moment avec ces deux. « Mais pas du tout, vous abusez », qu’il réplique alors que le chaotic set acting tire un sourire à Sloane (qui est bien la seule). Samuel s’appuie sur son bureau pour prendre une posture plus imposante et elle le remarque à peine : un regard de biais lui suffit à remarquer la nouvelle coupe de Scarlett, et elle se demande à quel point il serait malvenu de la complimenter sur celle-ci. Sûrement à peine plus qu’un simple bonjour, elle estime : voilà quelques semaines que la jeune femme l’évitait comme la vérole, en changeant religieusement de direction dans les couloirs dès qu’elles pouvaient se croiser, l’air de rien. Si elle était un peu moins sûre d’elle, ça lui aurait presque semblé présomptueux de dater l’événement à leur discussion dans les archives ; ainsi, Sloane note soigneusement de complimenter la rousse plus tard, pour la science. « Encore une fois : on retravaille pas tout, la base reste la même. On corrige juste les points remontés pendant les essais pilotes, et, oui, ça fait du gras à tailler, oui, ça dérange un peu les acteurs. Mais s’ils veulent voir des vrais revenus sur la série, franchement, c’est dans leur intérêt de pas trop se plaindre et de nous laisser bosser. » Là-dessus, la psy a presque envie de demander avec quel argent on les laisse bosser, à ce compte ; or le budget n’est qu’une considération secondaire, pour l’heure, et ce n’est pas un combat de qui aura le plus raison à la fin de l’esclandre. « Ça ne dérange pas juste les acteurs, ça les empêche complètement de bosser. On parlera de quels revenus, quand ils auront tous quitté le navire ? »

Outre celui de psy, son rôle sur les plateaux est aussi celui d'une médiatrice, d'un thermomètre ajustable dans toute salle : quand la conversation est trop houleuse, elle est chargées de tempérer ; quand il faut accélérer les choses, elle redresse le niveau d'urgence d'un ton sans appel et pourtant prévenant. Pour le coup, cette fois-ci, la prévenance a été grandement oubliée à la maison avec les talons : elle sent qu’Ivy est à ça de tout foutre en l’air ou de fuguer dans un autre état (voire carrément à Singapour), et après la débâcle avec sa co-star, Sloane n’est plus près de tourner le dos à quelque responsabilité que ce soit. « Sloane, je comprends bien, mais j’ai des directives à suivre, des impondérables à prendre en compte, et dans l’état des choses, on est très, très loin des espérances posées sur la prod. » Il a mis les mains devant lui, comme pour temporiser et se dédouaner. Elle mimique, comme pour lui offrir une voie de sortie plutôt qu’une opposition franche : « Et je suis sûre que les acteurs sont assez grands pour le comprendre, si on prend la peine de les informer. Ça a été fait ? » La pause n’est qu’un effet rhétorique : « Ils en pensent quoi, de tous ces changements ? Je suis pas experte en contrats, mais j’imagine qu’on arrive sur des personnages qui sont plutôt loin de ce pour quoi ils ont signé, sans parler de toute la comm’ qu’on fout en l’air tous les trois jours. » Coup de menton en direction de Scarlett : elle sort de ses compétences, ici, et elle sait que la couche décisionnaire du plateau sera plus sensible à ses arguments à elle qu’au mal-être supposé d’une actrice qui continue, jusque-là, de venir tous les jours à l’heure et avec le sourire. Samuel passe une main dans ses boucles, puis hausse les épaules d’un air résigné. « J’vous souhaite bon courage : je me fais envoyer chier dès que j’essaie de rentrer dans un périmètre de 5m autour du directeur. »  « Je suis sûre que ce sera plus concluant avec nous, dans ce cas. » Il suffirait d'instiller un peu plus d'hypocrisie dans sa voix pour que ça devienne du miel.

@Scarlett Bridgers  

Evidemment, c’est habituel dans le métier de négocier, discuter, débattre, défendre ; c’est ces joutes verbales qui plaisent tant à Scarlett, depuis le début. Elle n’est pas dans le domaine du pr pour avoir accès aux petits secrets de starlettes, pour le glamour et les pailettes du show-business. C’est surtout pour ce sentiment de pouvoir qu’elle a, quand elle croise les bras et relève le menton, qu’elle sait qu’elle tient son audience et que c’est elle que l’on regarde et qu’on écoute. Alors elle laisse la place à Samuel pour négocier avec elle et Sloane, essayer de se justifier, même si elle sent déjà son propre sourire carnassier qui se dessine, prête à le dévorer. Elle prétend lui laisser une marge de manoeuvre, lui faire croire qu’elle écoute et considère ses arguments. En réalité, il n’en ai rien : elle est assurée dans son opinion, sait qu’elle a raison de monter au créneau, et que c’est aux execs de revoir leurs stratégies. Il est clair que le show patine, et ce depuis des semaines, l’ambiance est éléctrique, les équipes poussées à bout. « Sloane, je comprends bien, mais j’ai des directives à suivre, des impondérables à prendre en compte, et dans l’état des choses, on est très, très loin des espérances posées sur la prod. » Scarlett lève les yeux au ciel. Des impondérables, rien que ça, il faut sortir les grand mots pour défendre leur organisation chaotique. « Et on commence à être loin des espérances posées sur les contrats des équipes, non, hmm ? » Elle relève avec ironie. La série est une opportunité en or pour Ivy, elle le sait, et ne jouera pas à celle qui l’ignore. Mais elle sait aussi que le talent d’Ivy pourrait fleurir ailleurs, qu’elle est l’actrice du moment, et qu’elle pourrait rebondir. Elle a besoin que les execs comprennent que les talents ne sont pas aussi enchaînés au projet qu’on le croit. Ni Ivy ni d’autres membres de l’équipe - il n’y a pas que les têtes d’affiches qui comptent sur un tournage, et Scarlett a déjà remarqué les cernes de plus d’un assistant de prod ou cadreur.

Mais elle n’a pas l’occasion de continuer, parce que Sloane est encore plus crispée qu’elle. Scarlett doit bien avouer qu’elle trouve ça intriguant de voir la psychologue si affirmée - elle comprend mieux maintenant qu’elle sait que les valeurs qui l’animent sont sincères, au point parfois de brûler les ailes de sa propre carrière. « Et je suis sûre que les acteurs sont assez grands pour le comprendre, si on prend la peine de les informer. Ça a été fait ? » Scarlett retient un petit rire amusé devant le visage agacé et livide de Samuel. « Ils en pensent quoi, de tous ces changements ? Je suis pas experte en contrats, mais j’imagine qu’on arrive sur des personnages qui sont plutôt loin de ce pour quoi ils ont signé, sans parler de toute la comm’ qu’on fout en l’air tous les trois jours. » Scarlett hoche la tête face à la perche tendue par Sloane, et ajoute d’un ton sec : « Elle a raison. » Elle n’a pas - encore - besoin de rajouter une couche, Sloane se débrouille très bien pour défendre leurs intérêts. Assez pour que Scarlett avoue à voix haute que Sloane a raison. « J’vous souhaite bon courage : je me fais envoyer chier dès que j’essaie de rentrer dans un périmètre de 5m autour du directeur. »   « Je suis sûre que ce sera plus concluant avec nous, dans ce cas. » Scarlett a un petit sourire en coin devant l’affirmation de Sloane. « C’est assez simple, Samuel : soit tu acceptes de prendre un peu notre parti pour porter la cause, et tu risques de te faire rouler dessus par les directeurs, soit tu restes dans ta position d’échappé, et tu risques de te faire rouler dessus par moi, Sloane, et les directeurs qui ne sont de toute façon jamais d’accord. » Elle marque une légère pause, comme pour lui laisser le temps de réfléchir. « Tu préfères quoi, du coup ? » Samuel pince les lèvres, visiblement agacé. « Tout ce qu’on demande, c’est une réunion, rapidement, où l’on pourra présenter nos arguments. C’est une question de bien-être du staff, la raison pour laquelle vous avez embauché Sloane, et une question de comm, la raison pour laquelle vous m'avez embauché. On ne va pas s’excuser de bien faire notre travail. »


@Sloane Jarecki  

Samuel lutte pour garder patience : ça se lit sur tous ses traits et ça émane de toute sa personne, et ça agace fortement Sloane. C’est une des parties qu’elle aime le moins dans son métier : faire avancer la paperasse à la place d’autrui, devoir botter tous les culs pour qu’ils fassent assez bien leur boulot pour qu’elle soit payée en fin de mois, et surtout ne pas laisser les parties prenantes glisser les sujets sous le tapis jusqu’à ce qu’un tas s’amoncelle et qu’ils ne s’en sortent plus. Elle pourrait ne s’en soucier en rien et faire appel à la justice une fois sa prestation bouclée sans chèque derrière, or elle n’est pas la seule à être impactée par ces retards et les personnes qu’elle est chargée d’accompagner souffrent plus souvent qu’on ne l’imagine de l’absence totale de clarté et de transparence dont on les gratifie. Pour certains, c’est purement un inconfort lié à une réorganisation constante et perturbante ; pour Ivy, c’est des conditions dégradées sur un plateau qu’elle rêve de fuir depuis des mois et dont elle ne voit plus le bout, et pour d’autres, comme Caitlyn, une autre actrice de la cinquantaine, c’est avoir refusé des rôles et traversé l’océan indien pour être éloignée de ses gamins trois mois de plus que prévu, au bas mot. L’ensemble du staff s’en doute à chaque fois qu’on leur fait paraître une planification du déroulement du tournage : les plans ne sont, par nature, jamais respectés, et il y a très peu de chance qu’on s’en sorte avec moins d’un mois de décalage. Les directeurs les mieux organisés donnaient des mises à jour régulières ; la plupart ne s’encombrent pas de communications qu’ils jugent inutiles et chronophages et c’est cette seconde catégorie dont le staff est le plus en proie à un stress accru. A juger par son regard presque dément, Samuel n’est pas mieux loti, et Sloane le plaindrait presque si elle ne l’estimait pas comme une partie inhérente du problème.

« C’est assez simple, Samuel : soit tu acceptes de prendre un peu notre parti pour porter la cause, et tu risques de te faire rouler dessus par les directeurs, soit tu restes dans ta position d’échappé, et tu risques de te faire rouler dessus par moi, Sloane, et les directeurs qui ne sont de toute façon jamais d’accord. »

Et c’est bien spécifiquement là qu’elle juge la franchise de Scarlett comme une force qu’elle n’a pas : elle est suffisamment directe pour ne pas enrober ses mots avec de la compassion, parce que c’est une businesswoman et que ce n’est pas ce qu’on attend d’elle. Le ton est suffisamment sans appel pour que les épaules de Samuel s’affaissent à mesure que la rouquine poursuit sa phrase. Il réitère, comme pour se redonner de l’aplomb : « Et mon job, à moi, c’est de faire un scénario bien ficelé qui gardera un public engagé. Qu’est-ce qui vous fait croire que je peux organiser une réunion ? » Elle ignore si le mec qui a investi plusieurs dizaines de milliers dans le film est vraiment autant à poil sur l’agencement des responsabilités, mais elle note dans un coin de sa tête que ce n’est a priori pas vers lui, qu’il faut se tourner pour une discussion avec le board. « Avec tout mon respect pour ta profession, Samuel, on parle d’une romance érotique, pas d’un thriller politique en Bosnie-Herzégovine. Le public ne regarde pas pour les dialogues ou la définition des personnages. » Ca semble le décourager, comme s’il estimait cette série devenir son magnum opus.  « On atteindra les directeurs autrement, si ce n’est pas par toi, mais tu ferais peut-être mieux de déclencher toi-même la rencontre. Ça te permettra de mettre en avant ta souffrance sur la situation, plutôt qu’on déclenche la nôtre et que tu sois désigné comme responsable de celle-ci. » Et c’est là qu’elle excelle, Sloane : elle se range systématiquement du côté d’autrui et fait appel à l’émotionnel pour faire mouche. Ça la rend sympathique et appréciée, même par ceux contre lesquels elle bosse activement. « Cette semaine, de préférence ? Demain, ce serait parfait. »

Il finit par grogner un je verrai ce que je peux faire convaincu mais échaudé, et les deux femmes prennent congé sans un autre regard ni de Samuel, ni de ses sbires sous-payés qui n’ont pas voulu relever le nez de leurs copies. « Ça aurait pu être pire », évalue-t-elle, somme toute ni satisfaite ni emballée à la perspective d’une énième réunion qui ne rentrera pas dans ses heures payées. « Même si j’avoue que j’ai très envie de lui couper l’herbe sous le pied et d’y aller dès maintenant. » C’est presque tentant, et ça simplifierait la vie à Ivy, sans parler d’elles deux - mais rien de bon n’arrive des éléments créés sous pression (ni les diamants, lui avait appris Natalia, lesquels ne viennent pas de charbon lambda à la con, à moins qu’on y mette quelques milliards d’année et une stabilité hors norme, dans ses mots), alors Sloane n’a pas très envie de se mettre la direction à dos. La vérité, c’est qu’elles ont besoin que ce soit Samuel qui ouvre le bal pour qu’on soit réceptifs à leurs demandes ; autrement, on les dégagera simplement comme prestataires un peu chiantes qu’on ne veut pas entendre si les sons de cloche commencent à différer du leur. « Je serai pas venue pour rien, au moins, j’imagine… » Elle frotte les poches sous ses yeux, pense aux deux heures de sommeil qu’elle a dans la vue à cause d’une Delilah qui a chopé une rhinopharyngite, et au lit qu’elle aurait pu ne jamais quitter, si Ivy ne l’avait pas contactée. « T’as dix minutes pour un café avant d’aller parler à Ivy, pour qu'on accorde nos violons ? » Ou est-ce que tu vas encore partir en courant avec un prétexte à la con, c’est un peu le sous-entendu. Et comme il y a à peu près 87% de chances que celui-ci se réalise, elle se permet d’ajouter, avant que l’opportunité ne file : « Sympa, la couleur. Ça te va bien. »

@Scarlett Bridgers

Les derniers arguments de Sloane tombent comme des cartes que l’on abat, et Scarlett s’autorise même à être légèrement en retrait et à laisser la psychologue mener le combat un instant. Ce n’est pas dans les habitudes de Scarlett que de se mettre en retrait - sauf lorsqu’il s’agit d’observer - mais la dynamique entre elle et Sloane a pris une tournure étrange, ces derniers temps, et Scarlett ne se sent plus tout à fait sûre sur ses appuis. Elle doit reprendre ses réflexes, se réajuster, et elle s’autorise quelques moments de flottements. Ils sont nombreux, récemment, et pas seulement à cause de Sloane ; ces fameux épisodes d’absences qui la prennent, la sensation d’être parfois une autre personne qu’elle aime, ce que Google veut définir comme dépersonnalisation mais qu’elle refuse d’écouter. Elle a fait des recherches, après son rendez-vous avec Ruben, et même si le diagnostic semble en effet coller, elle a décidé de tout simplement l’ignorer et le nier. Tout doit être lié à la fatigue, voilà tout. C’est plus simple, comme ça. Elle a un passage un peu à vide, rien de plus et rien de bien méchant. La discussion sur les services sociaux avec Sloane l’a un peu remué, parce qu’elle est fatiguée, juste fatiguée.

La joute verbale est bouclée, le rendez-vous proposé, et la suite des hostilités se préparent déjà. Sloane et Scarlett sortent ensemble du bureau, et déjà Scarlett réfléchit à où fuir pour être tranquille. Pendant un instant, elle veut s’imaginer que Sloane recommencera à être froide dès qu’elles quitteront le bureau, que ce moment de connivence est comme celui dans les archives bloquées : un bug dans la matrice, et non une récurrence. Malheureusement, c’est sans compter l’esprit étrangement charitable de Sloane qui semble oublier à quel point Scarlett s’est montrée piquante à son égard depuis le début du tournage. « Ça aurait pu être pire. Même si j’avoue que j’ai très envie de lui couper l’herbe sous le pied et d’y aller dès maintenant. » Scarlett pince les lèvres, l’air concentrée. « Je ne suis pas sûr qu’ils apprécient l’effet de surprise, et ça ne sert à rien de les braquer avant les négociations », Scarlett dit d’un ton sage et mesuré, elle qui est toujours portée sur la stratégie. « Je serai pas venue pour rien, au moins, j’imagine… » Scarlett a un petit signe affirmatif de la tête. Elle remarque bien, du coin de l’oeil, que Sloane semble particulièrement fatiguée. Sûrement ce qui se passe quand on a la bonne idée de vouloir une carrière ET un enfant - un choix auquel Scarlett ne se risquera jamais.

Portée par le besoin d’avoir l’air occupée et détachée, Scarlett sort son téléphone et commence à pianoter, à la recherche des derniers mails qu’elle a reçus, espérant que peut-être Sloane parte d’elle-même. « T’as dix minutes pour un café avant d’aller parler à Ivy, pour qu'on accorde nos violons ? » Scarlett ne relève pas la tête, murmure, un hmmm sur son téléphone, concentrée sur autre chose - ou prête à être désagréable et dédaigneuse dans son attitude. C’est sans côté sur Sloane. « Sympa, la couleur. Ça te va bien. » La machoire de Scarlett se serre. « Tu sais, Sloane », elle commence, verrouillant son téléphone et relevant enfin la tête vers la jeune femme, « je ne voudrais pas qu’on se soit mal comprise : je m’étais peut-être trompée au sujet de ta probation, et je suis contente que l’on soit sur la même longueur d’onde concernant le chaos qu’est ce tournage, mais ça s’arrête là. » Elle glisse son téléphone dans sa poche, et a un petit haussement d’épaule. « Nous ne sommes pas des alliées, et on va encore moins être de bonnes copines. » Elle lui adresse un sourire pincé. « Et je pense toujours tout ce que j’ai dit au sujet des psychologues sur les plateaux, et sur ton petit numéro d’incompétence devant la panique d’Ivy. » Son ton est peut-être moins acide que leurs premières joutes verbales, mais le contenu de ses mots est similaire. « Mais je ne peux pas t’empêcher d’aller discuter avec Ivy, donc vas-y, que tu puisses ensuite retourner à ton jour de congé, je prendrais le relais ensuite. »



@Sloane Jarecki  

« Je ne suis pas sûr qu’ils apprécient l’effet de surprise, et ça ne sert à rien de les braquer avant les négociations. »

Leur dernier échange a laissé un flou entre elles que Sloane ne pourrait se targuer de comprendre de quelque façon que ce soit : dès le déverrouillage de la porte des archives, leurs chemins se sont séparés pour ne manifestement plus se croiser. Si elle a compris que Scarlett l’évitait à chacun de leurs passages communs sur le set, elle est infoutue d’en imaginer davantage - l’agente de PR a soigneusement verrouillé toutes les émotions que Sloane avait pu lire sur elle lors de leur entrevue la plus récente, et maintenant qu’elles étaient contraintes de se croiser, elle était toute en professionnalisme et en l’indifférence froide qu’elle lui avait toujours renvoyé. Non, se corrige-t-elle, peut-être pas toujours : si jusque-là la rousse avait été prompte à lui rentrer dedans, elle semblait désormais anxieuse d’échapper au dialogue au plus vite. Ça commence avec un œil inattentif porté à son téléphone soudain essentiel, et ça s’achève en évidence sur un refus sec, mais détaché de partager un café.

Elle aimerait être un peu moins surprise par le refus, mais force est de constater que Sloane a la mémoire courte et la patience peut-être un peu trop illimitée. « Je pensais pas que partager un café pour convenir de ce qu'on dira à Ivy équivaudrait à devenir grandes copines et s’inviter à nos EVJF », relève-t-elle avec un sourire qui se veut narquois, mais pas moins piquant ; l’ego de Scarlett peut être un atout, et elle est prête à le concéder, il l’est cela dit tout de suite moins quand il entrave la bonne marche des choses sur le plateau, et Sloane estime être dans ce cas précis. « Un message commun, par contre, ça peut être pas mal. Ça la rassurera quant au fait qu’on a porté ses demandes en haut et qu’on est unies sur ce point. Une seule voix peut tomber sans bruit ni actions, deux, ça commence à faire l’effet pavé dans la mare. » Dans les faits, Ivy aurait quand même leurs deux perspectives l’une après l’autre même sans se concerter ; mais elles, elles n’auraient une vision que parcellaire de son état qu’elles ne recouperaient jamais, si Scarlett n’y mettait pas du sien. « Elle ne te dit pas tout ce qu’elle me dit, et inversement. Et vu les risques encourus actuellement avec son envie constante de démissionner, c’est dans notre intérêt à toutes les deux de bosser ensemble jusqu’à ce que ça aille mieux pour elle. »

Elle s’apprête à ajouter quelque chose de l’effet de laisser ses émotions de côté, puis elle se ravise, les réactions de Scarlett dans la salle d’archives encore vives, et peut-être taboues. « Je pense que c’est peu te demander que de songer à une alliance sur un point péremptoire qui sera réglé d’ici deux semaines. Maintenant, si c’est déjà trop pour toi et que tu ressens si fort le besoin de la jouer Chevalier du Zodiaque, tu t’entendras peut-être mieux avec Samuel que je ne l’aurais pensé. » Sloane aussi, sait être mauvaise, surtout avec trois cafés et autant d’heures de sommeil dans le sang. Elle amorce un premier pas en direction de la salle de pause, tout sauf certaine que Scarlett la suivra. La seule chose qu’elle aurait aimé dire, c’est davantage de l’effet de on n’a pas à reparler de l’autre jour, jamais, mais ça lui semble être la chose la plus efficace pour rompre toute communication avec la jeune femme. « Trois minutes, alors, et dis-toi que tu me fais une fleur en me regardant essayer de te prouver que je suis pas si incompétente que tu le penses. »

@Scarlett Bridgers

Si Scarlett est particulièrement patiente, c’est rarement un sentiment qu’elle provoque chez les autres. Son égo et ses opinions tranchées ont souvent raison des bonnes intentions des autres, qui comprennent que se frotter à elle, c’est y perdre quelques plumes au passage - un mot plus haut que l’autre, et ils font demi-tour. C’est pour ça qu’elle apprécie ceux qui lui tiennent tête ; c’est rare, et c’est un challenge. Mais avec Sloane, c’est un peu différent, les émotions sont rentrées en jeu trop vite et trop fort, et cette fois-ci Scarlett ne tient plus à la joute verbale. Sa mission principale reste d’éloigner la jeune femme, et Scarlett s’imagine qu’une remarque acide bien placée suffira. De toute évidence, Sloane ne lui accordera pas ce luxe-là.  « Je pensais pas que partager un café pour convenir de ce qu'on dira à Ivy équivaudrait à devenir grandes copines et s’inviter à nos EVJF. » Scarlett pince les lèvres, agacée par le ton piquant mais amusé de Sloane, qui n’a pas pris la tentative de rejet au sérieux. « Je crois que j’ai un peu de retard pour le tien, non ? Ou tu as vécu dans le pécher en faisant un enfant hors mariage ? » Elle réplique, prétendant être choquée par l’information, comme si de toute évidence Sloane n’était pas déjà une pêcheresse par son goût pour les femmes.

Mais ce pseudo banter trop gentillet ne suffira pas à calmer Sloane, au contraire.  « Un message commun, par contre, ça peut être pas mal. Ça la rassurera quant au fait qu’on a porté ses demandes en haut et qu’on est unies sur ce point. Une seule voix peut tomber sans bruit ni actions, deux, ça commence à faire l’effet pavé dans la mare. » Scarlett secoue la tête, désintéressée par l’argument de Sloane qui est pourtant juste. « Elle ne te dit pas tout ce qu’elle me dit, et inversement. Et vu les risques encourus actuellement avec son envie constante de démissionner, c’est dans notre intérêt à toutes les deux de bosser ensemble jusqu’à ce que ça aille mieux pour elle. » Scarlett fait un mouvement d’épaule, comme pour chasser ce que Sloane vient de suggérer. « On peut travailler pour le même objectif sans travailler ensemble », elle souligne, avec presque l’envie de rajouter qu’elle bosse mieux seule, de toute façon. Un comble pour quelqu’un qui manage une agence avec autant d’employés.

« Je pense que c’est peu te demander que de songer à une alliance sur un point péremptoire qui sera réglé d’ici deux semaines. Maintenant, si c’est déjà trop pour toi et que tu ressens si fort le besoin de la jouer Chevalier du Zodiaque, tu t’entendras peut-être mieux avec Samuel que je ne l’aurais pensé. » Scarlett lève les yeux au ciel. « C’est bas, ça », elle commente, presque amusé. C’est mérité, au fond. « Trois minutes, alors, et dis-toi que tu me fais une fleur en me regardant essayer de te prouver que je suis pas si incompétente que tu le penses. » Scarlett sent qu’en elle, quelque chose hésite, une espèce de boule plus souple qu’elle l’imaginait, qui pourrait se détendre et suivre le pas qu’a embrayé Sloane vers l’autre salle. Mais durant cette demi-seconde d’hésitation, elle a une sensation d’étrange vertige, comme si la perspective de faire face à Sloane la dépassait, le risque trop grand. « J’ai des choses à faire, Sloane », elle dit d’une voix neutre, un peu lointaine. « Une prochaine fois, peut-être », elle propose sans le penser le moins du monde. « Si tu veux prouver tes compétences, occupe toi d’Ivy comme il faut, et j’en serais convaincue », elle conclue, avant de partir dans la direction opposée à Sloane.


@Sloane Jarecki