Vous connaissez forcément ce sentiment. Celui qui pointe le bout de son nez au magasin quand vous êtes sûr d’avoir oublié quelque chose, sans savoir vous rappeler de quoi. Quand vous avez un mot sur le bout des lèvres tout en étant incapable de le prononcer. Ou quand vous pensez connaître quelqu’un que vous voyez par hasard, sans en être certain.
Jesse ressentait exactement ça vis-à-vis de Mabel, tout en sous-latence. Ça ne l’empêchait pas de parler de tout un tas de sujet, ou de se concentrer sur les films à l’écran. Tout comme ça ne l’empêchait pas d’être distrait par un détail de rien du tout. Néanmoins, quand la question lui revint en tête, il se décida à en faire part à son interlocutrice, expliquant qu’il avait l’impression de l’avoir déjà vue quelque part.
La réponse ne vint pas de suite, ce qui interloqua Jesse. Avait-il fait quelque chose de mal ? L’avait-il vexée, pour une raison qu’il ignorait ? Il se sentit rassuré quand Mabel lui répondit finalement, expliquant qu’elle avait une certaine notoriété.
« Oh vraiment ? J’aurais jamais retrouvé. T’es dans les magazines, à la télé ? »
Jesse ne paraissait pas particulièrement impressionné ou intimidé face à une célébrité. A vrai dire, il était plutôt accoutumé à ce genre de fréquentation de par sa profession et les effets du hasard de la vie.
Naturellement, Mabel lui retournait la question. Jesse répondit du tac au tac, loin de l’hésitation qu’avait pris la jeune femme.
« Oh non non, mais t’es pas si loin que ça. Je suis costumier à la Northlight Theater Compagny, je travaille principalement sur des musicals. Et j’étais acteur à la base (dans des musicals). »
Il n’était pas tout à fait faux de dire que les comédies musicales, c’était toute sa vie. La Northlight Theater Compagny était la compagnie de théâtre la plus influente du Queensland. Beaucoup d’acteur.ice.s à la notoriété nationale voire internationale avait joué dans ses pièces.

Jesse essayait très fort de se souvenir de Mabel en tant que personnalité publique. Il n’avait pas la mémoire des visages – ce qui n’avait pas été à son avantages quand il se retrouvait confronté aux mondanités du monde du show business. Plusieurs égos avaient été offensés. Mabel lui donna un indice en disant qu’elle avait joué dans des films et des séries. Mais ça ne fit toujours pas tilt dans l’esprit de l’amateur de comédie musicale.
« C’est cool ! » commenta-t-il à la place.
Les informations qu’il donna à son interlocutrice eurent au moins le mérite de l’éclairer sur les raisons d’être de ses connaissances sur les comédies musicales. Ce n’était pas seulement une passion qui le suivait depuis l’enfance. C’était aussi l’essence même de sa carrière artistique et professionnelle.
« Si tu savais !  Mes parents ont cru pendant un moment que j’étais autiste. A 9 ans, je connaissais par coeur la comédie musicale Cats, et à 6 je lipsyncais tout La Petite Sirène, Barbie Coeur de Princesse et Le Roi Lion. Mais je galérais à apprendre l’alphabet et à lire l’heure. »
Ses parents y avaient vu un cas flagrant d’intérêt spécifique. Mais les diagnostics des professionnels n’étaient finalement pas allés en ce sens. Les symptômes du TDAH et de l’autisme étaient simplement voisins. Mabel lui posa une question à laquelle il n’eut aucune hésitation sur la réponse.
« Chicago. Ok, c’est un cast principalement féminin. Mais ça ne me dérangerait pas de mettre de la jolie lingerie, s’il le faut, et y’a quelques rôles masculins intéressants. J’adore les musiques, les costumes, l’histoire… Bon, c’est peut-être parce que je l’ai beaucoup regardée ces derniers jours. Le film est sur Netflix, si tu ne l’as pas vu, c’est l’occasion d’y jeter un coup  d’oeil… » Il eut une soudaine illumination. « Oh !! T’es sur Netflix, non ?? »
Il croyaut entrevoir la miniature sur laquelle il avait vu Mabel.

« Ooh ! Il fait certainement partie de ma longue liste de trucs à regarder sur Netflix que je ne regarde jamais. »
Rien de plus normal que d’avoir une longue liste de films et séries à visionner que l’on n’arrivait pas à vider. Jesse l’avait, cette liste. Liste dans laquelle Mabel avait certainement atterri. Il y ajoutait des titres compulsivement dès qu’il ouvrait Netflix. Mais les chances qu’il les regarde un jour étaient minces. Il se retrouvait la plupart du temps à visionner quelque chose qu’il avait déjà vu dans le passé. Il ne pouvait pas s’en empêcher tout en ayant pourtant envie de regarder de nouvelles choses. Il trouvait rarement la capacité d’attention pour regarder quelque chose de nouveau.
« Ah mais dans tout le show, c’est un des meilleurs. Le personnage est aussi excellent en lui-même. C’est bien le seul personnage masculin qui inspire la sympathie. »
Jesse avait tendance à se mettre systématiquement du côté des femmes quand il y avait un conflit, réel ou fictif, opposant les deux sexes. Les critiques des femmes envers les hommes étaient fondées. L’inverse, aucunement.
« J’en rêverais. Mais je n’ose pas imaginer le montant des droits pour pouvoir le produire sur scène. Sans compter le prix de production. Mais je ne me suis jamais penché sur la question. »
Lui et les chiffres, ce n’était pas une grande histoire d’amour; Il ne gérait même pas ses propres finances, ce n’était pas pour savoir gérer celles d’une production théâtrale.
« J’aimerais bien te retourner la question, et te demander dans quel film, ou quelle série, tu aurais adoré jouer. »
En tant qu’acteur, il comprenait que tous les perfomeurs n’étaient pas faits pour jouer tous les rôles, même ceux ayant les plus grandes palettes de jeu. Les raisons étaient multiples. Certaines s’expliquaient sur un plan très rationnel, d’autres étaient tout bonnement injustes, et d’autres encore inexpliquables, le « cet acteur a la tête à jouer ça ». Et entre un rôle qu’un acteur aurait adoré joué, et ceux qu’ils jouaient, il pouvait y avoir un monde.

Jesse ne perçut pas une seule seconde le déplaisir qu’eut Mabel à entendre qu’elle avait certainement atterri dans cette fameuse watch-list de films qui n’allait jamais réduire. S’il avait réfléchi deux secondes avant de parler, il aurait peut-être eut l’esprit de ne pas tenir un tel propos. Mais ce n’était pas vraiment le genre de la maison, d’autant plus quand il se sentait aussi à l’aise qu’avec l’actrice.
« Si tu prends des œuvres tombées dans le domaine public, l’adaptation est gratuite. Mais sinon non, tu dois payer. Que ça soit d’une pièce ou d’un roman, ou même d’un film. A part s’il y a des accords particuliers entre le détenteur des droits et la compagnie qui veut l’adapter. Je crois qu’aucune comédie musicale, comme on l’entend aujourd’hui, n’est encore tombée dans le domaine public. »
Beaucoup de paperasse. Rien que d’y penser, ça en donnait un mal de crâne à Jesse. Celui-ci répliqua la question que Mabel lui avait posée plus tôt. Il trouva sa réponse très pertinente. Il acquiesça en signe d’accord.
« Oui, c’est très vrai. Faut dire qu’avant, on était content avec le peu qu’on avait en termes de représentation. J’adorais Glee – j’adore toujours – parce que je me sentais grave représenté. Mais quand je parle à des gens plus jeunes, des ados, je me rends compte que ça n’a pas tout à fait bien vieilli. »
Avant ça, Jesse n’avait jamais vu une série mettant en scène un adolescent gay partageant les mêmes passions que lui. Les pubs d’époque touchèrent à leur fin, laissant place aux crédits de début de film sur la bande originale d’Hair. Ce film transpirait les seventies par toutes ses écailles. Mais aux yeux de Jesse, il était intemporel. Un des meilleurs produits de cette décennie. Oui oui, il était tout à fait objectif. En doutiez-vous ?
Comme pour le premier film, Jesse ne pouvait s’empêcher de faire des commentaires dignes d’un making-off dans les bonus d’un DVD…

HJ: