Tu insères la clé dans serrure te rendant rapidement compte que le verrou était ouvert. Tu connaissais les habitudes de celle qui s’appropriait souvent les lieux ces derniers temps et reconnaissait rapidement les indices de la présence d’Emery dans ton appartement. Un soupire s’échappe de tes lèvres, alors que tu sers entre tes molaires la muqueuse de tes joues. T’as pas envie. Pas envie de parler, pas envie de voir qui que ce soit, pas envie de réaliser que t’avais perdu ton emploi et ton rêve par la même occasion, du jour au lendemain. Tes yeux déjà rouges s’humidifient a cette simple pensée dévastatrice, et tu t’empresses de passer la paume de tes mains contre tes paupières dans l’espoir que ton visage marqué par l’angoisse s’assainisse subitement. Tu fais quelques pas dans l’entrée, et à chaque claquement de talon, ta gorge semble se serrer un peu plus. Tu déglutis, comme si ta trachée se relaxerait un peu plus, mais ce fut peu efficace. Alors quand tu aperçois la blonde, tu évites son regard, te détournant rapidement d’elle pour t’attarder sur le contenu du frigo. Tu restes longuement les yeux dans le vide, sans réellement voir ce qui restait encore de consommable. Tu crois l’entendre parler, sans non plus réellement l’écouter. Tu es simplement déboussolé, incapable de savoir quelle posture adopter, incapable d’intégrer ton renvoi du programme de chirurgie si soudain. Tu pensais que tout allait bien. Que tu maîtrisais les choses. Pourtant les indices sur ton trafic médicale se sont accumulés sans que tu t’en aperçoives et la direction du programme de formation s’est emparé de tes fautes. Et tout a éclaté ce soir. Tu n’as pas su trouver les mots justes pour te couvrir, pas su trouver des alibis suffisamment convaincants.

Tu fermes le frigo après quelques longues secondes aléatoires, pour ouvrir quelques placards hasardeux dans le seul but d’éviter Emery. T’essayes d’adopter un comportement normal quand tu mimes plutôt une frénésie troublante. Tu te figes sur certains rangements avant d’enchaîner les gestes inutiles pour te focaliser sur autre chose. T’as l’air aussi brouillé que tes pensées, qui s’enchaînent dans un cauchemar duquel on ne se réveille pas. Tu intériorises mal la panique, et plus les secondes défilent, plus ton pouls s’accélère, résonnant dans tes oreilles comme un bourdonnement.
C’est un verre que tu brises dans la précipitation de tes mouvements qui t’ancre de nouveau dans la réalité. Tu retiens une plainte, autant qu’un sanglot, avant de te pencher pour ramasser les débris. C’est là que tu croises le regard d’Emery qui t’avait rejoint, l’incompréhension marquant ses pupilles. « Salut. » Que tu souffles à peine, la voix cassée et les mots limités. Ça ne tourne pas rond chez toi ce soir. Tu passes d’un avis à un autre, de l’envie de claquer la porte derrière toi à celle de tout avouer brutalement. T'es hésitant. Finalement tu laisses les éclats de verre au sol pour retourner dans le salon, parce que t’as vraiment besoin de t’asseoir deux minutes. « T’es là depuis quelle heure? » Comme si ça t’intéressait. Tu voulais simplement faire comme si tout allait bien, t’accrocher au déni.
Tu aperçois bien vite sur la table basse, à côté du sac d’Emery, une boîte que tu ne connaissais que trop bien, c’était le traitement qu’elle t’avait demandé trop régulièrement pour ses phases de casting. Une période qui semblait un peu trop s’éterniser ces derniers temps, et l’attachement que tu commençais à présenter te poussait à te rendre de plus en plus méfiant sur sa consommation. Soit elle te mentait, soit elle se mentait. Pourtant ce soir, quand tu aperçois les pilules, tu n’y prêtes d’abord pas attention, peu enclin à te montrer compatissant. T’as trop mal pour ne pas te focaliser sur cette douleur sourde qui te fait trembler ces mains qui tenaient encore il y a un peu, un bistouri entre les doigts. Tu ne réalises pas que ta carrière médicale avait avorté, que les plaintes des patients ou une plaie hémorragique te manqueraient dès demain. T’arrives pas à concevoir que dans quelques heures, ton réveil ne sera pas utile, puisque tu n’auras plus besoin de te lever. Tu n’auras rien à faire. Tout perdra de sa saveur, tout te semblera fade.
Mais finalement, au milieu de la brume, ton avis change à nouveau et tu vois cette boite comme un prétexte pour brusquement changer de sujet et pour ignorer ton angoisse qui ne faisait que croître. Tu voulais l’enfouir comme tu le pouvais, sous une fine couche fragile, dans l’espoir que ce pansement suffira à stopper ton hémorragie. Tu veux juste parler d’autre chose, te défouler face à ce sentiment d’injustice. Alors pourquoi pas dans les reproches sur la consommation d’Emery. « Qu’est ce que tu fous encore avec ça? » Ta voix est plus sèche que voulu, sans même que tu te rendes compte. Animal blessé, inconsciemment, l’attaque te semble la meilleur défense.

« Qu’est-ce que tu fous ? » T’en sais trop rien. Tu ne sais même plus comment tu étais arrivé ici tant tu étais perdu. Le cerveau resté bloqué à l’hôpital dans un profond déni, un rejet de la réalité, t’as perdu la notion du temps. T’as perdu beaucoup de choses, en l’espace d’une heure. Ta carrière, ta fierté, ta passion. Alors plus rien n’a de saveur ce soir. Tu te sens juste vide. « Rien. » C’est la seule chose que tu parviens à rétorquer, mot étranglé dans ta gorge. Tu retiens tes vagues d’émotion, qui t’ébranlent et te bousculent férocement. C’est devenu si difficile, de garder ce masque hautain. Parce que tout allait mal. Et que t’as plus assez de force pour contenir le raz de marée.
Tu t’assois sur le divan, et passes longuement la paume de tes mains sur ton visage, pour finalement les faire se rejoindre sur l’arrête de ton nez, le regard perdu dans le vague. « J’sais pas, deux heures ? » Ça t’importait vraiment très peu en réalité. C’était juste histoire de lâcher quelques mots et sortir du silence glacial qui semblait l’incommoder. « C’est toi qui est pas supposé être là. » Tes pupilles se plantent, comme par automatisme, dans celles d’Emery. Tu restes pourtant silencieux, alors que tes opales ne la lâchent pas, ne vacillent pas, exposant une sclère bien trop rouge. Elle a posé la mauvaise question, c’est assez évident. On pourrait presque voir un éclat de reproches luire dans tes iris figées. Tu devenais incompréhensible, parce que la tempête qui faisait rage était encore trop intériorisée. C’était difficile de te suivre, tant les conséquences de ton renvoi étaient excessifs. Un interne, ça joue ne joue pas que sa carrière au sein de l’hôpital. C’est en général toute sa vie hors du travail, qu’il sacrifie pour quelques heures dans un bloc sous les yeux sévères des référents. Alors le jour où il en sort brutalement de cet environnement clos, il n’a plus rien. Juste ses mains pour sécher ses larmes.

Elle soupire face à tes accusations, et ça ne te fait même pas réagir. Elle peut râler autant qu’elle veut, t’as l’impression que plus grand chose ne t’affecte si ce n’est un mot, et toujours le même, ton renvoi. « J’ai des castings qui arrivent. C’était ça ou la cocaïne mais les pupilles dilatées ça risque de pas rendre bien à l’objectif. » Bah bien sûr. Cette fois ci tu fermes tes paupières quelques secondes pour humidifier tes yeux qui, paradoxalement, commençaient à devenir secs à force de fixer Emery de la sorte. «  Relax. Maintenant, qu’est-ce qu’il se passe avec toi ? » T’aimerais sincèrement lui expliquer simplement les choses, t’allonger sur le canapé, et la laisser te rassurer. T’aimerais avoir la force d’affronter ce qui n’est qu’une phase dans ta vie mais tu n’arrives pas prendre le recul nécessaire tant tu as passé d’années à baigner dans un monde pressurisé bien différent de celui d’aujourd’hui. Et plutôt que réagir normalement, tout finit par se briser. Ta patience, ton calme, le peu de maitrise qu’il te restait sur tes sentiments. Tout éclate d’un coup, comme un barrage détruit en une seconde. « Lesquels de casting, hein Emery? » Tu réponds sèchement, reportant ta frustration sur elle. Elle a le malheur d’être tout simplement présente. Et c’est sans doute une chance pour toi, que tu ne mesures pas. Parce que t’as aucune idée de ce que tu ferais si t’étais seul. Tu ne sais pas si tu viderais les bières de ton frigo en insultant le corps médical, si tu gaspillerait le reste de tes économies dans quelques jeu de hasard foutu pour foutu, ou si t’irais t’enfermer pendant une semaine dans ta chambre, à attendre que l’envie d’en ressortir te vienne par miracle. « T’en as plus depuis longtemps. » Si le ton accusateur que tu avais employé n’avait pas été assez clair, tu avais fini par l’éclaircir sur ce que vous saviez déjà tous les deux parfaitement. Elle n’a rien Emery, pas un seul casting. Ce n’est qu’une excuse pour justifier ses échecs, pour ne pas affronter la réalité telle qu’elle était. Ce n’était pas son poids le problème. Et les médicaments n’étaient pas la solution. « Et t’en as pas besoin de ces merdes, tu le sais. C’est pas ça qui te fera trouver un boulot. Arrête de te pourrir la santé juste pour te voiler la face. » Pardon. Tu sais déjà tu regretteras tout ce que tu étais en train de dire. T’avais besoin de passer tes nerfs. Tu ne devrais pas, tu ne le sais pas encore. Mais quelques minutes ou quelques heures suffiront pour t’en apercevoir. « De toute façon, j’pourrais plus rien te filer. Alors plutôt que de changer de fournisseur, juste, arrête. » Ta dernière phrase est beaucoup plus vacillante parce que tu commences à peine à admettre avoir perdu ton rang de médecin. Et ça fait mal. Peut être autant que tout ce que tu viens de lancer au visage d’Emery qui ne le méritait pas. Tu ne sais juste pas comment gérer la situation, ni ce désordre dans ta tête. Mais quand t’y parviendras, t’es pas sûr qu’Emery sera encore là.