Les ronronnements de l’Indian Chief 340 et de la vieille Harley de Russell résonnaient à mesure qu’elles avalaient l’asphalte. La journée était belle. Le temps y était doux, les quelques arbres encore parés d’un camaïeu orangé donnaient vie au paysage bucolique des forêts avoisinant Brisbane. La route était étonnamment vide pour un mardi après-midi, ce qui rendait le roadtrip des deux hommes particulièrement agréable. Russell avait proposé qu’ils fassent cette escapade à moto dont ils parlaient depuis des semaines avant que les températures ne se rafraichissent trop. Un rituel qui était bien ancré entre les deux hommes mais qui avait été mis en pause au moment du départ de Brisbane par Russell. Retrouver de vieilles habitudes avec son ami de toujours était important pour le quadragénaire qui voulait rattraper le temps perdu. Voir que Quino avait accepté sans hésitations réchauffait le cœur de Russell, heureux de voir que les choses revenaient dans l’ordre au moins entre eux. La relation avec son fils, elle, était toujours inexistante, ce dernier refusant catégoriquement de lui parler depuis leur dernière altercation il y a plusieurs mois désormais. Mais aujourd’hui Russell voulait oublier ses problèmes, oublier les démons qui continuaient de le ronger pour simplement profiter de l’instant présent en compagnie de son meilleur ami. C’était aussi une façon de changer les idées de son ami face à la maladie et à son difficile combat. Russell se persuadait tous les jours que tout irait bien et que son ami remporterait sa bataille contre le cancer et il faisait tout ce qui était en son pouvoir pour honorer la promesse qu’il avait faite à son frère. Il était à ses côtés dans les moments difficiles, passait encore plus de temps en sa compagnie tout en essayant de lui changer les idées comme il le pouvait. Le planning de leur jour de congés était le suivant : après une balade à moto Russell avait envie qu’ils flânent à la foire vintage, l’occasion pour eux de revivre leur enfance.

Une fois leur motos garées sur le parking de la foire, les deux hommes se dirigèrent vers l’entrée de la foire. Russell arborait un sourire franc, la virée en bécane l’ayant mise de bonne humeur. “Prêt à prendre un coup de vieux frangin ?” Voir écrit en gros “1974" et "vintage" dans la même phrase avait de quoi lui mettre un coup de vieux quand on savait qu’il était né le 11 juin 1975. Etait-il vintage ? Sûrement. Mais le pompier refusait de dire qu’il était vieux. Ses muscles parfois douloureux et sa tendance à fatiguer plus vite qu’à ses vingt ans n’étaient pas des signes de jeunesse c’était certain mais il restait jeune dans sa tête et c’était le principal. Il refusait de devenir un vieux crouton aigri et il savait que Quino était dans le même état d’esprit. Au fur et à mesure qu’ils avançaient Russell aperçut un stand de vêtements qui attira son attention. Il s’avança d’un pas pressé vers une pièce de tissu en particulier qui lui fit faire les gros yeux. “Mais non c’est pas vrai !” Il attrapa un pantalon taille enfant pattes d’eph à carreaux aux couleurs -trop- voyantes avant de le montrer à Quino. “J’hallucine. Tu te souviens de ça ?” Il admira le tissu plein de nostalgie. “J’avais le même quand j’étais gosse, ma mère l’avait acheté en plusieurs couleurs. Avec le reste de l’ensemble bien sûr.” Il eut un petit rire, il y avait de quoi avoir un look tape à l’oeil mais qui était étrangement banal à cette époque. “On avait un sacré style.” Un style qui tranchait avec son jean, son t-shirt noir uni et sa veste de motard.

Revenir dans le passé en compagnie de son ami était quelque chose qui plaisait beaucoup à Russell. Il avait appris au cours de sa vie et des épreuves qu’il avait traversé à ne surtout pas être nostalgique au risque d’être triste. Ainsi et bien qu’il soit accompagné de son meilleur ami, il ne pouvait pas s’empêcher de ressentir une légère pointe de tristesse en repensant aux années 70 et à son enfance. Il repensait à sa mère, à sa douceur trop vite disparue à cause d’un chauffard, à son parfum à la fleur d’oranger et à sa coupe de cheveux toujours impeccable mise à part une boucle qui s’échappait systématiquement de son chignon quoiqu’elle fasse. Le souvenir de sa mère n’était cependant pas le seul souvenir qu’il gardait de son enfance. Russell aurait préféré être frappé d’une amnésie pour toute la durée de son enfance jusqu’à son émancipation. La violence verbale et physique de son père, l’odeur du mauvais whisky qu’il empestait et sa ceinture en cuir avaient laissé des stigmates au pompier qu’il n’avait jamais pu oublier. Son père était décédé depuis longtemps et c’était une excellente chose. Russell avait d’ailleurs été très prudent et il n’avait jamais présenté ses enfants à leur grand-père, il ne leur avait même presque jamais parlé d’eux. La dernière fois qu’il avait parlé de Bill Sutton à Angus, leur conversation s’était très mal terminée. Il essayait donc de ne pas laisser cette vague de nostalgie lui rappeler de mauvais souvenirs. Il essaya donc de se concentrer sur son meilleur ami et sur le souvenir de cette petite boucle de cheveux rebelles et du parfum de fleur d’oranger qu’il n’avait jamais oublié. « Parles pour toi ! » Il secoua la tête avec un petit sourire face au déni de Quino. « Nous on était souvent en mer dans les années soixante-dix/quatre-vingt… » Il en oubliait souvent que leur enfance avait été radicalement différente. Deux modes de vie complètement différents qui ne les avaient pas pour autant empêché de bien s’entendre à leur entrée chez les pompiers. « J’espère que tu as des photos en tout cas, j’aimerais beaucoup te voir dans ton ensemble ! » Il secoua la tête de gauche à droite. “Même pas !” Quand il s’était enfui de chez son père à ses dix-huit ans il avait emporté seulement un gros sac de voyage. Il n’avait pas pensé à emporter des photos ou d’autres souvenirs de son enfance. Au décès de son père, Russell avait récupéré les albums photos. Albums qui étaient restés dans l’appartement de Beth à son départ il y a plusieurs années. Il n’avait donc plus de photos sous la main, mise à part une vieille photo abîmée de Beth et des enfants qu’il avait gardé dans son portefeuille. “Et même si j’en avais je pense que je les garderai bien cachées dans un coin. Entre l’ensemble et la coupe de cheveux, je te laisse imaginer le carnage.” Il savait pertinemment que son ami serait complètement hilare en voyant sa coupe au bol coupée plus que grossièrement. « On trouve un truc à boire et après on essaie de te trouver un pantalon taille adulte ? » Il hocha la tête face à cette bonne idée. “C’est parti !” Après être tombés sur un stand de gamins qui vendaient de la limonade pour se faire de l’argent de poche, Russell avait proposé de prendre deux verres. Il en tendit un à Quino. “Tiens.” Il trinqua avec lui avant de goûter la limonade et de légèrement grimacer. “Ah oui elle est vachement acide.” Ils auraient peut-être dû partir sur un choix plus sûr comme un soda. Il reporta son attention sur son ami à mesure qu’ils avançaient à la recherche du stand parfait. “Et toi du coup, t’as des photos de toi petit en ciré jaune ? On se connait depuis une éternité et je me rends compte que j’ai jamais vu de photos de toi gosse.” Après quelques minutes à déambuler entre les allées du festival, un stand rempli de tenues bariolées pour adulte fit son apparition : il était parfait pour faire les essayages dont ils avaient parlé un peu plus tôt.  “Je crois qu’on a trouvé le bon stand.”

L’ambiance entre les deux amies est à la détente. Ils passent un bon moment et même si la limonade est plus qu’acide, le premier stand de vêtements qu’ils ont visité tient les promesses d’un festival haut en couleur. Voir le genre de pantalons qu’il a portés en étant enfant rappelle à Russell des souvenirs d’enfance, bons comme ceux qu'il aurait aimé rayer définitivement de sa mémoire. Ne pas avoir chez lui d’album photo n’était donc pas un problème pour lui bien qu’il regrettait de ne plus avoir de photos de sa mère. Il lui arrivait de se demander ce qu’Angus avait bien pu faire de ces photos : les avait-il gardées ou bien avaient-elles finies dans un grand feu de joie ? “Je dois en avoir chez ma mère ! Je te montrerais ça à l’occasion. » Un petit sourire se dessine sur les lèvres de Russell qui ne demande qu’à voir les photos de son ami dans des tenues ridicules, des dents en moins et avec une coupe de cheveux à la qualité certainement discutable. “J’ai hâte de voir ça, ça promet !” Les deux amis déambulent ensuite dans la foire vintage jusqu’à trouver le stand idéal pour leur quête de nostalgie et de rire. “Tu veux essayer quoi d’abord ? » Il haussa les épaules en guise de réponse, pas encore décidé sur ce qui pourrait l’intéresser. « Vous avez quoi comme tailles de disponibles ? Dans les pantalons patte d’eph surtout ! » Russell n’avait pas besoin de demander à Quino ce qu’il souhaitait essayer, c’était assez évident. « Y a un endroit où on peut essayer ?" Russell espérait que la cabine d’essayage était assez isolée pour éviter un grand moment de solitude habillé de cette façon face à des inconnus. “Vous pouvez vous changer là. Il y a un peu toutes les tailles. » Son ami se frotta les mains et c’était en riant en chœur avec lui que Russell lui emboita le pas en direction des vêtements. - Allons te dégotter un ensemble fluo à patte d’eph ! » A ce moment-là Russell se sentait bien : la complicité qui les avaient longtemps liés était toujours là et ça lui faisait chaud au cœur. “Je choisis ta tenue et tu choisis la mienne, deal ?” Ils s’approchèrent des vêtements, chacun bien décidé à trouver un ensemble improbable. Face à tant de choix, Russell marqua quelques secondes d’hésitation. “Mmmh” Son regard balaya les différents portants remplis de vêtements tous plus loufoques et colorés les uns que les autres. “Oh wow, je crois que j’ai trouvé.” Il s’approcha d’un portant de chemise avant d’attraper le cintre sur lequel une chemise de toutes les couleurs était posée. Le cintre entre les mains il chercha ensuite un pantalon jaune qu’il dégotta plutôt rapidement. Fier de ses trouvailles il retourna auprès de son ami pour lui dire. “Avec ça, ta Autumn elle va tomber encore plus raide dingue de toi !”