C’était le grand jour, j’avais enfilé mon pull vert fluo par dessus une robe à pois multicolor, fourrées mes affaires dans mon tote bag Phoebe Bridgers, n’oubliant pas stylo, fluos, post-it carnet, une enceinte - pour la musique ! - comme si je partais à une réunion de la plus haute importance. En fait, c’était un peu le cas, parce que c’était du serious business aujourd’hui, le début d’une révolution dans Manzili, et, si on était honnête, peut-être l’Australie tout entière… Jesse et moi, on allait mettre en avant des voix queers, des jeunes qui avaient un message, on allait révolutionner le format du musical, bref, sans pression aucune, mais c’était quand même un grand jour. Dans l’arrière du taxi, je pris un petit selfie de moi, me disant que dans quelques années, quand le musical sera adapté sur Broadway, je pourrais revoir cette photo et me dire que c’était là que tout avait commencé.

Après un détour au magasin de smoothie, je débarquais à Manzili un poil en retard, et j’ouvris en fracas la porte de la salle, un smoothie dans chaque main, pour tomber sur Jesse déjà installé. « It’s BRITNEY BITCH !! » M’exclamai-je en imitant la voix nassilarde de Britney dans Gimme More, prenant au passage la pose dramatiquement avec un rire. J’arrivai à la hauteur de Jesse pour le prendre dans mes bras, essayant d’éviter de renverser du smoothie partout, et je posai un baiser sur le sommet de son crâne - je le dépassai bien d’une tête. Je m’écartai et lui tendis les deux gobelets en plastique. « Pomme, citron vert et concombre, ou mangue, orange et ananas. T’es quelle team ? » Lui demandai-je pour qu’il choisisse l’une des boissons que j’avais ramené. Il en attrapa une et je posai la mienne sur l’un des bureaux, sortant de mon tote bag toutes mes affaires. « Ok, j’ai pris de quoi noter, pour qu’on brainstorme, attends, regarde », m’exclamai-je, excitée, en sortant un carnet à la couverture arc-en-ciel aux pages colorées. « J’ai acheté un nouveau carnet spécialement pour ça, regarde il est pas trop mignon ? Les pages sont color-coded, j’me disais que ça aiderait à organiser nos pensées par section ! »


@Jesse Costello

Un soir, Jesse barbotait dans son bain, avec un bubble tea et son ordinateur sur un plateau. Chose des plus ordinaires, il naviguait sur YouTube à la recherche d’une nouvelle vidéo à visionner pour finalement revenir à ces bons vieux Rusicals qu’il connaissait pourtant sur le bout des doigts. Des Rusicals, il n’avait pas tardé à passer à High School Musical. Et de High School Musical, à la saison 3 de Glee. De plus en plus, une image lui venait en tête. Non, une révélation.
Il allait monter une comédie musicale à Manzili.
Parce que… qu’y avait-il de plus merveilleux que de partager à des jeunes amateurs inexpérimentés la passion de l’art du spectacle musical ? Son premier réflexe avait été alors d’en parler à Marceline. Il savait que Marceline allait être emballée par l’idée. Marceline, elle comprenait l’amour du musical. Elle avait les mêmes références que lui. Elle était une des mieux placées à Manzili. Il ne s’était pas trompé. Pris dans leur enthousiasme, ils avaient passé au moins deux heures au téléphone à en parler. Rien de très concret, surtout des rêveries, un déroulement rêvé des choses. A la fin de l’appel, ils avaient convenu ensemble d’un moment pour en parler en personne pour inscrire cette idée prometteuse dans le concret.

Jesse était à l’heure au rendez-vous car il avait animé un atelier de chant sur place juste avant. Sinon, il aurait probablement été en retard, au même titre que Marceline qui débarqua telle une pop-star. Toute pétillante, toute joyeuse. Elle arborait de belles couleurs flashy, pour ne pas dire presque criardes. En comparaison, Jesse demeurait très sobre avec sa blouse rouge et son jean taille haute oversize. Il avait laissé tomber la manucure pastèque au profit d’une french aux couleurs du drapeau des fiertés pour le mois de juin. Il avait également dit au revoir à la barbe, et bonjour à la moustache.
Marceline fit une entrée fracassante, et en bon public, Jesse applaudit comme si Britney Spears en personne venait vraiment de rentrer dans la pièce. Sur ce petit moment, ils se saluèrent chaleureusement et affectueusement.
« Je prends le deuxième. Le citron vert et le concombre, ça sonne trop sain. »
Marceline s’installait et commençait à sortir toutes ses affaires comme une bonne élève. Jesse n’était pas venu aussi préparé. Tout ce qu’il avait, c’était son téléphone et un rubik’s kube.
« T’es venue préparée ! T’es sûre qu’on aura besoin de tout ça ? Je pensais juste utiliser le bloc-note du téléphone. Enfin, je voulais ramener un carnet, mais j'ai oublié. »
Et il n'avait même pas pensé à prendre de stylo.

J’adorais venir à Manzili, c’était probablement l’endroit où je me sentais la plus normale au milieu de ma vie qui était devenue une tornade, entre tournage, tournée médiatique, et autres étrangetés qui venaient avec le métier d’actrice - dont j’avais toujours rêvé, je n’allais pas me plaindre, non, même si… Même si parfois ça me manquait d’être une anonyme, oui, je devais bien l’avouer. Au moins, à Manzili, s’il y avait souvent des gens un peu starstruck, ça partait très vite, ils comprenaient que j’étais comme eux, au fond, et on se retrouvait autour de nos passions communs, le théâtre, la musique, la culture queer. Avec Jesse, encore plus, c’était simple, parce qu’on se connaissait d’avant que je devienne célèbre, et même si on s’était perdu de vue entre temps, j’avais l’impression qu’il me voyait toujours comme la Marceline d’avant, et ça me faisait plaisir. Plus le temps passait et plus j’avais l’impression d’avoir besoin de normalité - et ma normalité, c’était débarqué en hurlant Britney, avec des smoothies à la main, un peu en retard, prête à découdre avec des idées pleins la tête pour faire LA comédie musicale de l’année, que dis-je, du siècle. « Je prends le deuxième. Le citron vert et le concombre, ça sonne trop sain. » J’éclatai de rire et lui tendis le smoothie orangé. Je portai la paille du mien à mes lèvres, et bus une gorgée particulièrement rafraichissante. « Miam, je sens déjà les antioxydants ! Les vitamines ! » Décrétai-je en réponse à la remarque de Jesse sur mon smoothie un peu trop sain.

Je sortis toutes mes affaires, excitée comme une puce, et présentai à Jesse mon nouveau carnet. « T’es venue préparée ! T’es sûre qu’on aura besoin de tout ça ? Je pensais juste utiliser le bloc-note du téléphone. Enfin, je voulais ramener un carnet, mais j'ai oublié. » Je fronçai les sourcils, réalisant qu’en effet, le monde moderne ne demandait peut-être plus d’écrire un stylo. « Hm, ok, certes. Mais dans cinq ans, quand la comédie sera adaptée à Broadway, et qu’on fera une vente aux enchères pour soutenir Manzili, ce carnet », je brandissai dramatiquement le carnet, « ce carnet, Jesse, ça sera une pièce de collection !!! » Ca, ou peut-être que j’allais le garder dans ma bibliothèque comme l’imbécile sentimale que j’étais. J’inspirai, ouvris la première page du carnet, pour y noter la date. Le premier jour et la première réunion de notre projet. Je relevai la tête vers Jesse. « Bon… Commençons par le commencement, non ? T’avais des idées ? Je me disais qu’on pourr- », je regardai ses mains et poussai une exclamation, « wow mais trop belle ta manicure ? C’est toi qui l’a faite ? »


@Jesse Costello

Ce que Jesse adorait chez Marceline, c’était son enthousiasme. Elle ne faisait jamais les choses à moitié, et elle avait l’air de penser à tout. Il ne doutait pas qu’elle allait être un sacré atout dans l’élaboration de cette comédie musicale qui promettait d’être I-CO-NI-QUEUH. Elle allait penser à tout ce que lui allait oublier. Si Jesse était l’instigateur de cette œuvre d’art, Marceline allait en être le vrai cerveau.
« Ou sinon on pourrait le conserver pour en faire une sorte d’art-book pour expliquer le développement de la pièce. Ca me briserait le cœur de me séparer de ce carnet en le vendant aux enchères. »
Ils s’y voyaient déjà alors que le projet n’en était encore qu’au stade de projet. Ils n’avaient encore rien décidé de l’histoire, ni de comment ils allaient procéder. Ils avaient juste des idées abstraites. Il était alors temps d’être sérieux. Jesse se redressa pour se rendre disponible intellectuellement. Marceline fit de même, entamant la discussion et émettant une id-… un compliment sur sa nouvelle manucure. Et, bêtement, Jesse se laissa emporter.
« T’as vuuu ! » s’exclama-t-il avec un grand sourire en regardant ses ongles impeccables. « Non, crois-tu ! Je suis allé en salon ! C’est eux qui m’avaient fait la manucure pastèque et qui reversaient une partie à une association. Ils ont fait pareil pour la Pride. Je suis trop content du rendu. Si tu veux je te donnerai l’adresse. »
Jesse mettait des faux ongles. Il était incapable d’entretenir des ongles longs naturels.
« Si un jour je trouve un mec, je crains devoir renoncer aux ongles longs. C'est pas très pratique. »
Il sirota son cocktail en continuant à admirer sa manucure. Mais il se ressaisit au bout de quelques secondes. C’était à son tour d’être sérieux.
« Mais on n’est pas là pour parler de ça ! On a un un chef-d’œuvre à penser. Je pensais qu’on pourrait passer des castings avant de créer les personnages pour mieux les adapter aux acteurices. Parce que notre but, c’est de mettre en avant les expériences queers. Oh ! Je t’ai pas dit ! Il paraît que Marcus et Dylan ont commencé à sortir ensemble. J’ai entendu ça à la sortie de l’atelier de chant. »
Marcus et Dylan étaient deux adolescent.e.s accueilli.e.s par l’association qui assistaient régulièrement aux cours de Marceline ET de Jesse. Ces jeunes avaient toujours eu un bon feeling. Et nos deux amis ne semblaient pas près d’avancer dans leurs réflexions.
Et il n'avait même pas pensé à prendre de stylo.

Moi même un peu trop portée sur le symbolisme et, si j’étais honnête avec moi-même, mes possessions matérielles, j’étais persuadée que ce carnet serait spéciale, bien plus qu’une note de téléphone sur un iphone. « Ou sinon on pourrait le conserver pour en faire une sorte d’art-book pour expliquer le développement de la pièce. Ca me briserait le cœur de me séparer de ce carnet en le vendant aux enchères. » J’hochai la tête avec enthousiasme, passant complètement à côté du fait qu’on brûlait sérieusement les étapes, car pour l’instant, aussi beau que soit ce carnet, il était surtout complètement vierge. Mais bon, ça, c’était un problème annexe qui se régleraient bien vite. « oh my god, j’adore l’idée, en plus ça permet qu’il soit accessible à plus de monde et pas genre juste le riche collectionneur qui l’achète », répliquai-je, toute fière de notre trouvaille. Ce carnet était destiné à de grandes choses !

… Et toujours pas destiné à être rempli, car les ongles de Jesse attirèrent mon attention. « Non, crois-tu ! Je suis allé en salon ! C’est eux qui m’avaient fait la manucure pastèque et qui reversaient une partie à une association. Ils ont fait pareil pour la Pride. Je suis trop content du rendu. Si tu veux je te donnerai l’adresse. » Je secouai la tête, raccrochant les wagons. « Mais oui, tu m’avais dit, c’est vrai !! » Quand on se croisait dans les couloirs de l’association, il n’était pas rare qu’on s’égare à parler des derniers potions mais aussi de l’actualité ; c’était un truc que j’aimais bien avec Jesse, il était investi, vraiment investi, et ça prouvait bien aussi que la communauté queer n’était pas juste là pour faire la fête ou des comédies musicales, mais que c’était aussi politique. « Si un jour je trouve un mec, je crains devoir renoncer aux ongles longs. C'est pas très pratique. » J’eus une grimace et un petite rire. « girl, à qui le dis-tu ! Tu imagines, moi, lesbienne », je lui jetai un clin d’oeil entendu sur la nécessité d’avoir mes ongles courts, « en plus actrice qui peut pas se ramener sur un set ou un tapis rouge avec ce que je veux… » Je soupirais. « J’ai déjà dû faire des pieds et des mains auprès de mon équipe pour venir à un event avec un pins Artists for Ceasefire », racontai-je d’un ton un peu agacée. C’était le jeu dans l’industrie, il fallait supposément ne froisser personne, même sur des sujets qui paraissaient évident à soutenir…

Enfin, bon, notre comédie musicale n’allait sûrement pas parler de ça, mais par contre, de l’expérience queer, donc ça serait engagé, émouvant, c’était sûre. « Mais on n’est pas là pour parler de ça ! On a un un chef-d’œuvre à penser. Je pensais qu’on pourrait passer des castings avant de créer les personnages pour mieux les adapter aux acteurices. Parce que notre but, c’est de mettre en avant les expériences queers. Oh ! Je t’ai pas dit ! Il paraît que Marcus et Dylan ont commencé à sortir ensemble. J’ai entendu ça à la sortie de l’atelier de chant. » « oooOOOMG QUOI !!!! » M’exclamai-je, surexcitée. « Ohlala, mais c’était sûr, ça se voyait comme le nez au milieu de la figure. Les prochaines sur la liste c’est Dana et Lou, c’est sûr », ajoutai-je d’un air entendu. « D’ailleurs, j’suis sûre que Dana serait parfaite pour la comédie musicale. L’expérience d’une ado trans, ça serait super à mettre en avant, non ? » Suggérai-je. « Bon, après, c’est pas elle qui chante le mieux », admis-je avec une grimace. « mais d’ailleurs, t’imaginais quoi musicalement ? un jukebox musical, ou on compose ? tu sais composer ? »


@Jesse Costello

Marceline et Jesse avaient vraiment beaucoup de choses en commun. Ca rendait leur communication ridiculement facile. Ils se comprenaient sans avoir besoin de tout expliciter. Oui, Jesse comprenait la problématique des ongles longs quand il s’agissait de relation homosexuelle. Oui, il comprenait la forme de censure qui touchait les artistes et interprètes dans l’industrie du show-business. Par ailleurs, Jesse avait décidé d’arrêter sa carrière de comédien en partie en raison de ce contrôle sur son image. Que ce soit sur son apparence, son comportement ou des aspects plus idéologiques.
« C’est hallucinant. L’autre jour je me suis pris la tête avec un gars sur ça. Ce qu’il disait, c’était… voilà. »
Il ne pouvait pas en dire plus sans être vulgaire ou insultant. Jesse s’emportait rapidement sur ce genre de choses. Il pouvait être aussi salé que gentil. On ne voulait pas se prendre la tête avec lui.

Encore une fois, ils s’égaraient. Il leur fallait se reconcentrer, ce qui paraissait être mission impossible. Bah ! Essayez d’être sérieux alors que vous n’avez même pas encore pris le temps de raconter les derniers petits potins. Les adultes de l’association, en tout cas en ce qui concernait Marceline et Jesse, étaient autant investis dans les histoires de cœur des jeunes que ces derniers. C’était comme des professeur.e.s dans un collège ou lycée.
« Peut-être, mais j’ai l’impression que Dana est vachement hésitante. En même temps, ça fait peur un peu. »
En parlant de la louve, Marceline émit l’idée que Dana puisse avoir un rôle dans la comédie musicale. Jesse acquiesça, autant d’accord avec cette idée que les questionnement qui allaient pouvoir se poser.
« C’est vrai. Mais je pense qu’elle a beaucoup de potentiel, c’est surtout qu’elle n’ose pas pousser. Elle a sa petite zone de confort de laquelle elle a du mal à sortir. J’ai remarqué que des notes qu’elle arrive pourtant à atteindre en chœur, elle n’arrive les atteindre en solo. » analysa-t-il, en se remémorant de ce qu’il avait pu voir et entendre d’elle pendant les ateliers. « En vérité, on a assez peu d’excellent.es chanteur.euses… c’est pour ça qui faudra bien les coacher. Je crois en la plupart. »
La plupart, pas tous-tes. Jesse ne le disait pas, mais il doutait que certains arrivent à beaucoup progresser. Tant qu’ils en étaient à parler de la musique, élément centrale dans une comédie musicale, ils devaient justement aborder le sujet. Une question demeurait en suspens, et la réponse était loin d’aller de soi.
« Non, je ne sais pas composer. J’aime bien l’idée d’un jukebox musical, parce que ça permettrait de mettre en avant des artistes LGBTQIA+, iconiques ou nouveaux. Et puis ça engage le plus public qui connaît les chansons. Mais je me dis que ce serait canon si on arrivait à faire une comédie musicale 100 % originale, tu vois ce que je veux dire ? »
Et aucun d’eux ne savait composer. S’ils partaient sur la route de la composition originale, il allait avoir qu’ils trouvent un.e ou plusieurs compositeur.euse.s.[/quote]

Une autre chose que j’adorais à Manzili, c’était la facilité de communication avec la plupart des autres intervenant.e.s, notamment avec Jesse ; on était sur la même longueur d’onde, on avait les mêmes références, le même prisme, et si on était pas d’accord sur tout - notre amitié avait failli ne jamais se remettre d’un débat acide sur qui était la véritable queen de la pop des années 2010 - on avait quand même beaucoup d’atomes crochus. Franchement, ça me changeait de quelques soirées mondaines que mon travail m’infligeaient. « C’est hallucinant. L’autre jour je me suis pris la tête avec un gars sur ça. Ce qu’il disait, c’était… voilà. » J’agitais la main comme pour chasser tout ça, agacée. « Me lance pas sur le sujet, j’vais criser », dis-je - alors que je savais très bien qu’on allait s’y lancer d’un moment à l’autre, parce que c’était bien notre genre de partir sur ce genre de tangente.

Mais on s’éloigna de la politique pour partir sur une tangente un peu plus légère mais non moins fascinante : les histories de coeur de nos ados. « Peut-être, mais j’ai l’impression que Dana est vachement hésitante. En même temps, ça fait peur un peu. » Je poussai un soupir dramatique. « Oui, puis avec son anxiété, ça ne m’étonne pas qu’elle ai du mal », ajoutai-je d’un ton compréhensif. « Mais en même temps, punaise, j’aurais adoré avoir une histoire d’amour comme ça, ado. Au lieu d’ensuite faire n’importe quoi pendant ma vingtaine parce que je rattrapais le temps perdu », grimaçai-je en pensant à ma dizaine de relation amoureuse catastrophique qui avaient terminé en cris, larmes, crises en tout genre, et une ordonnance restrictive à mon égard - une fois, presque deux.

Mais à défaut de pouvoir coacher Dana sur ses aventures amoureuses, on avait d’autres idées en tête pour elle : la scène, notamment. « C’est vrai. Mais je pense qu’elle a beaucoup de potentiel, c’est surtout qu’elle n’ose pas pousser. Elle a sa petite zone de confort de laquelle elle a du mal à sortir. J’ai remarqué que des notes qu’elle arrive pourtant à atteindre en chœur, elle n’arrive les atteindre en solo. » Je secouai la tête en un signe affirmatif enthousiaste, m’agitant, manquant de m’étouffer avec mon smoothie. « Mais oui, exactement, exactement », répliquai-je. « Un classique cas de stage fright ! » Diagnostiquai-je avec sérieux.  « En vérité, on a assez peu d’excellent.es chanteur.euses… c’est pour ça qui faudra bien les coacher. Je crois en la plupart. » J’appourvais à nouveau d’un signe de tête. « Hm, oui, c’est pas Broadway non plus. Après, ce qui compte aussi, c’est l’émotion, le jeu d’acteur, la physicalité sur scène, et puis les décors, oh la lumière aussi », allez, je me perdais à nouveau, oops. « Parfois, c’est pas les meilleur.e.s chanteur.se.s qui font les meilleur.e.s performers. Tu sais ce que je pense de la voix de Lin Manuel Miranda », dis-je en haussant les épaules, l’air à peine désolée, parce que ça risquait de raviver le grand débat sur nos préférences en comédie musicale.

Sauf qu’on avait des problèmes plus pressant, notamment ce qu’on allait faire chanter à nos futur.e.s stars. « Non, je ne sais pas composer. J’aime bien l’idée d’un jukebox musical, parce que ça permettrait de mettre en avant des artistes LGBTQIA+, iconiques ou nouveaux. Et puis ça engage le plus public qui connaît les chansons. Mais je me dis que ce serait canon si on arrivait à faire une comédie musicale 100 % originale, tu vois ce que je veux dire ? » Je plissai mes yeux, réfléchissant. Les deux options se valaient, et j’étais moi-même une fan invétérée des musicals, mais je savais aussi que ça risquait de nous compliquer la tâche si on partait notre propre composition. « J’adore l’idée de composer notre propre comédie musicale, mais aucun de nous deux ne sait composer, alors j’ai peur qu’on se complique quand même la tâche qui va déjà pas être simple avec les ados… » Commençai-je en pinçant les lèvres, soucieuse. « Peut-être qu’il pourrait y avoir une chanson originale, genre, à la fin ? Le numéro final ? » Proposai-je, cherchant le compromis. « Et j’adore l’idée qu’on puisse mettre en avant des artistes queers avec des chansons connues, mais va falloir aussi brainstormer pour chercher une cohérence d’univers musical, non ? Non parce que tu me connais, si ça ne tient qu’à moi, on va performer la discographie de Phoebe Bridgers et Mitski, et là tout le monde va chialer ou vouloir se buter », commençai-je, « mais en même temps, j’adorerais mettre du Megan Thee Stallion en musical... Et puis est-ce qu’on peut faire une comédie musicale queer sans Lady Gaga ?! Je ne crois pas », enchaînai-je, tout à fait sérieusement. « Aaaah, trop d’options, trop de talent queer !!! »


@Jesse Costello

Manzili accueillait principalement des adolescent.e.s, ce qui était tout à fait logique. L’adolescence était la période de la vie pendant laquelle on découvrait qui on était et/ou cherchait à affirmer une individualité. La plupart des gens vivaient leurs premiers émois. L’association donnait la chance à ces jeunes, dont la vie avait été très malchance jusqu’alors, de rencontrer d’autres jeunes de leurs âges avec qui ils avaient la liberté de vivre tout ça. Jesse était presque un peu jaloux car il n’avait lui-même pas vraiment eu cette chance. Sa mère interdisait les relations amoureuses (hétéros ou gays) car elle estimait qu’il avait tout le temps pour ça et que ça aurait détourné son attention de ce qui était vraiment important pour son futur - le théâtre. Il vivait ses amours en secret, bien trop souvent avec des garçons beaucoup trop âgés pour lui parce qu’il ne fréquentait plus le lycée mais des milieux d’adultes.
« Oh m’en parle pas ! »
Leurs expériences avec Marceline n’avaient pas grand chose d’original. L’expérience queer typique d’enfants des années 90. Ils n’avaient pas toute l’information, les ressources, les représentations et les opportunités qu’avaient les jeunes aujourd’hui. Ils faisaient comme ils pouvaient.
« Savoir chanter et jouer en même temps, c’est une compétence à elle toute seule. »
Jesse s’énervait toujours au choix des studios de production d’engager un.e chanteur.euse pour un film musical. S’il y avait des acteurs spécialisés dans le domaine, comme lui, ce n’était pas pour rien.
« Ah ouais, c’est chaud de faire ça sans Lady Gaga… Même sans Judy Garland… »
Et ces femmes merveilleuses ne revendiquaient ou n’avaient revendiqué aucune identité relevant du spectre LGBTQIA+. Ils pouvaient en dire la même chose de tellement d’artistes talentueux.euses qui avait été érigé.e au rang d’icône par la communauté.
« On pourrait les inclure, mais autrement qu’à travers le choix des numéros. Et on garde l’idée de la composition originale pour le numéro final. Il faudrait juste nous dégoter un.e auteurice-compositeurice. »

« Savoir chanter et jouer en même temps, c’est une compétence à elle toute seule. » J’eus un sourire parce que c’était clairement l’un des débats les plus classiques parmi les fans de musical, et l’un que j’avais déjà eu avec Jesse : un.e acteur.e lambda qui chante bien peut-iel être casté.e dans un musical ? Jesse était plus tranché que moi sur la question, mais je le rejoignais quand même pas mal. « Tout le monde ne peut pas être Reneé Rapp », dis-je en hochant la tête avec un petit sourire entendu, parce que Jesse m’avait déjà entendu m’extasier sur la blonde et ses performances dans Mean Girls.

D’ailleurs, on pourrait mettre certaines de ses chansons dans la comédie musicale, me dis-je en réfléchissant dans un coin de ma tête. Mais il y avait tellement de personnes à prendre en compte ! « Ah ouais, c’est chaud de faire ça sans Lady Gaga… Même sans Judy Garland… » J’hochai vigoureusement la tête, et commençai même à fredonner Born This Way malgré moi, effectuant au passage quelques petits pas de danse, provoquant une illumination dans mon cerveau au passage. « Oh, faut qu’on réfléchisse aux chorégraphies, aussi ! » M’exclamai-je avec enthousiasme. « Bon, par contre, chanter et danser en même temps, c’est encore une autre paire de manche… » Peut-être que ça aurait dû nous calmer, ou nous inquiéter. Mais Jesse était comme moi, quand on avait une idée en tête, rien en nous arrêtait. Habituellement, l’idée était plutôt d’aller faire du karaoké ou boire un verre les autres bénévoles de l’asso, mais aujourd’hui, c’était tout simplement changer le visage de la comédie musicale contemporaine queer. No big deal. Enfin, de l’extérieur, quelqu’un qui aurait passé la tête pour voir ce qu’on faisait n’aurait rien pu deviner : on avait plutôt l’air de papoter que de bosser.

« On pourrait les inclure, mais autrement qu’à travers le choix des numéros. Et on garde l’idée de la composition originale pour le numéro final. Il faudrait juste nous dégoter un.e auteurice-compositeurice. » J’agitai ma main. « Ouais, on trouvera bien », conclus-je avec enthousiasme et peu d’inquiétude. J’étais définitivement trop optimiste, et le souci, c’est que Jesse l’était aussi, mais ça, aucun de nous ne pouvait le voir. « On a qu’à commencer une liste de chansons qu’on aime, voir si y a des thèmes communs, pour dégager peut-être une histoire ? Ou on fait dans le sens inverse ? » Demandai-je, m’asseyant sur une chaise et prenant mon carnet pour me préparer à écrire. Sauf qu’évidemment, mon esprit dissipé m’amenait déjà ailleurs : « Pour l’avant-première, on pourrait en faire un event caritatif ? Peut-être que je pourrais inviter deux trois célébrités queer, ou des gens de GLAAD Australia ? Ou ça va stresser les gamins, tu penses ? » Demandai-je, réfléchissant déjà à la suite avant même d’avoir une trame d’histoire.


@Jesse Costello

La danse n’était pas vraiment le point fort de Jesse concernant les performances scéniques. Il était un danseur décent, mais ses compétences n’égalaient pas celles qu’il avait en acting et en chant. Il avait d’immenses difficultés à apprendre une chorégraphie, et il n’avait jamais été la personne la plus athlétique.
« Je pense qu’on pourrait s’en tenir à des chorégraphies très sommaires pour les solistes lors des numéros. Sinon, on va totalement les perdre. J'argumenterais cependant qu’il n’y a pas besoin de chorégraphie super élaborée pour faire quelque chose d’intéressant. »
Là, ceux qu’on perdait, c’était surtout Marceline et Jesse qui partaient dans tous les sens. Ils ne montraient aucune organisation. Avant de penser aux chorégraphies et aux numéros en détails, ils auraient peut-être dû commencer à se demander comment organiser des castings, combien d’acteur.ices recruter, quelles allaient être les histoires qu’ils voulaient raconter. Ils mettaient complètement la charrue avec les boeufs.
« Je crois que c’est mieux qu’on fasse dans le sens inverse. Dans une comédie musicale, les musiques sont au service de l’intrigue, et pas l’inverse. C’est comme si tu voulais réécrire les Misérables mais que tu ne voulais pas qu’Eponine soit amoureuse de Marius (je ne sais pas pourquoi tu voudrais faire ça mais admettons) tout en laissant On My Own juste parce que c’est une bonne chanson. »
Il se retenait très fort de tâcler les live-actions de Disney, là. C’était pourtant un de ses sports favoris.

Marceline fit une proposition concernant l’avant-première qui intéressa beaucoup Jesse.
« Caritatif, ça va de soi. » commenta-t-il avant même que Marceline ait fini de parler, parlant alors en même temps qu’elle.
Pour l’autre idée, il prit quelques secondes pour y réfléchir, pesant le pour et le contre. On pouvait toutefois voir qu’il était très emballé par l’idée et que ça n’allait pas être un jugement impartial et neutre.
« Stressons-les. »
Jesse voyait beaucoup d’avantages à essayer de ramener des célébrités à l’avant-première. La publicité en premier lieu.

La musique, les chorés, les acteur.ice.s, les décors… dès qu’on mettait le doigt sur quelque chose, il y avait un nouveau sujet qui sortait. Si j’avais été plus réaliste ou pragmatique, j’aurais peut-être commencé à réaliser la montagne du projet dans lequel on se lancer, et je me serais permise d’émettre des doutes valides sur nos capacités à le tenir. Mais j’étais résolument optimiste et un peu trop du genre à foncer pour me préoccuper de tout ça. J’étais lancée, et Jesse n’était pas du genre à freiner non plus, bien au contraire. On était passé de la première à la cinquième vitesse en un temps record. « Je pense qu’on pourrait s’en tenir à des chorégraphies très sommaires pour les solistes lors des numéros. Sinon, on va totalement les perdre. J'argumenterais cependant qu’il n’y a pas besoin de chorégraphie super élaborée pour faire quelque chose d’intéressant. » Bon, au moins, dans notre emportement, on restait plutôt sur la même longueur d’onde. « Ouais, on peut partir sur un truc un peu conceptuel, genre, c’est simple mais c’est délibéremment simple », répliquai-je en riant.

Avant la danse, de toute façon, il y avait aussi la musique. Et puisque ni moi ni Jesse étions des musiciens ou des compositeurs, juste deux musical theater nerd, il allait falloir qu’on s’organise, et vite. « Je crois que c’est mieux qu’on fasse dans le sens inverse. Dans une comédie musicale, les musiques sont au service de l’intrigue, et pas l’inverse. C’est comme si tu voulais réécrire les Misérables mais que tu ne voulais pas qu’Eponine soit amoureuse de Marius (je ne sais pas pourquoi tu voudrais faire ça mais admettons) tout en laissant On My Own juste parce que c’est une bonne chanson. » J’hochai vigoureusement la tête. L’exemple aurait été incompréhensible pour quelqu’un de “normal”, mais j’avais assez pleuré devant Les Misérables pour être raccord. « Bon, faut qu’on réfléchisse sur l’histoire, alors. Parce que là à part savoir que ça va être gay as fuck on a pas grand chose », admis-je, pourtant toujours pas inquiète de la situation.

Mais une nouvelle fois, je grillais les étapes et imaginait déjà l’avant-première. « Caritatif, ça va de soi. » Je le notai dans mon carnet, comme si c’était le plus important, alors qu’on avait toujours pas de trame ou de sujets. Je relevais au passage le risque de stresser nos futures stars ; Jesse réfléchit un moment, plissa les yeux, et décida finalement d’un ton ferme :« Stressons-les. » J’eus un petit rire, et tendis la paume de ma main pour lui faire un high-five. « Deal ! »


@Jesse Costello