Avoir le poignet cassé ne faisait pas franchement partie du plan, mais Sam ne lui a pas laissé le choix en refermant brutalement cette porte de placard sur son avant-bras. Voilà une semaine qu’il se traine cette attelle posée par Helen, sans avoir aucune certitude sur l’avenir de sa carrière ; la perspective de ne plus jamais pouvoir jouer du piano comme avant le terrifie, mais sa fierté l’empêche de traduire le noeud de ses angoisses à autrui. Et que pourrait-il dire, de toute façon ? Répéter en boucle qu’il a peur de ne plus être au sommet de son talent, privé de la dextérité somme toute prodigieuse dont il a jouit jusqu’ici, ne ferait pas réapparaitre miraculeusement l’adresse de son membre estropié, rendu hautement douloureux malgré les anti-douleurs qu’il avale quotidiennement. Il ne s’en rend pas vraiment compte, d’ailleurs, mais il commence à dépasser la prescription faite par sa meilleure amie, ayant dû augmenter les doses en auto-médication pour soulager les douleurs ressenties à chaque fois qu’il effectue un mouvement ; ou bien est-ce une douleur fantôme, propagée par le marqueur de son cerveau qui entame progressivement un certain asservissement aux opiacés ? Il ne le sait pas trop et n’a pas envie d’y réfléchir, puisque dans sa conception de la réalité, ces petits cachets ronds et blancs l’apaisent considérablement, autant du mal physique que psychologique, sans qu’il n’entrevoit les conséquences sur le long terme. Il n’a pas conscience, Izan, qu’il est sur une pente aussi dangereuse que glissante, et que son appétit pour les médicaments l’entraînent sur un chemin dont il ne sortira pas indemne, ni lui ni son entourage…

’’Anna est là ?’’ il le demande à la personne de l’accueil en tenant son bras heurté contre son torse, grâce à une écharpe médicale qui enserre sa nuque. Dans son autre main, qui flotte près de sa cuisse, il tient quelques carnets de partitions à la couverture élimée par le temps, ou usée par des frottements répétés, qui le suivent lorsqu’il prend le chemin des couloirs. Se dirigeant vers la salle de son amie, Izan passe la pointe de sa langue sur ses lèvres en retenant un soupir, ne sachant pas tellement si la jeune femme va accepter de jouer les mélodies qu’il vient de composer puisque, bien sûr, il débarque à l’improviste. Il n’est donc pas tellement surpris de constater qu’une autre personne attend devant la porte fermée, et comme la demoiselle derrière le pupitre de l’entrée lui a notifié que la pianiste était en retard, il s’installe sur l’une des chaises vides collées contre le mur en déposant ses carnets à côté de lui, en grimaçant discrètement sous la tension que ce geste provoque dans son poignet fracturé. ’’Vous attendez Anna, aussi ?’’ il lui demande en esquissant un petit sourire poli, seulement pour anticiper l’attente qu’il va devoir encourir si la jolie blonde a effectivement rendez-vous avec son amie.

En faisant quelques recherches sur Samuel, tu avais trouvé que sa petite amie s'appelait Anna Constantine et qu’elle donnait des cours de piano. Tu avais fait le tour de ses réseaux sociaux, ne réussissant pas à trouver grand chose sur elle autre que l’endroit à laquelle elle travaillait. Et c’était à ce moment-là que tu avais trouvé comment faire pour te rapprocher d’elle, en apprendre sur elle et pouvoir savoir à quel genre de femme tu allais faire face : tu allais t’inscrire à ses cours. Apprendre le piano n’avait jamais vraiment été dans tes plans. En même temps, tu ne détestais pas l’idée de te livrer à un nouveau passe-temps. À ton âge, tu aimais bien stimuler ton cerveau en continuant d’apprendre de nouvelles choses. Tu t’étais donc inscrite sous le nom d’Hadley Chapman, ce nom de jeune fille que tu n’avais pas utilisé depuis ton mariage il y avait vingt-deux ans de ça. Tu ne pouvais toutefois pas utiliser Wellington puisque ton but était de passer inaperçu. Tu savais que tu risquais de te faire démasquer trop rapidement si tu te présentais avec ce nom que tu utilisais depuis que tu étais jeune adulte.
Cet après-midi-là, tu avais décalé quelques rendez-vous pour pouvoir te rendre à ce premier cours d’une série de douze. Tu ressentais un peu de nervosité, ne savait pas du tout à quoi t’attendre pour l’heure que tu passerais en compagnie d’Anna. Tu n’avais jamais vraiment eût la fibre musicale autre que pour danser et faire des chorégraphies de cheerleading. Tu doutais vraiment de ta capacité à apprendre comment jouer de cet instrument sans perdre totalement patience. Parce qu’il y avait ça en jeu aussi. Tu voulais faire bonne impression face à la copine de ton mari, mais tu savais parfaitement que lorsque les choses ne fonctionnaient pas comme tu le désirais, tu avais tendance à te fâcher et à devenir plus qu’impatiente. Toutefois, ça commençait mal puisque ça faisait maintenant vingt minutes que tu attendais, assise dans le corridor et que ton professeur n’était pas arrivée. Tu détestais les gens en retard. Tu étais toujours réglé comme une horloge et tu arrivais toujours pile à l’heure de tes rendez-vous. Pas une minute avant ni après, à l’heure exacte. Tu commençais à t’impatienter lorsqu’un homme avec un bras dans le plâtre arriva et prit place sur une chaise non loin de toi. Tu lui fis un petit sourire poli, reportant ton regard sur ton portable. ’Vous attendez Anna, aussi ?’’ Tu hochas de la tête en levant les yeux sur lui. Tu voyais là une opportunité d’en apprendre un peu plus sur la femme qui devait être ta professeure de piano. ”Vous la connaissez bien ? Savez-vous si c’est dans ses habitudes d’être en retard ?” Parce qu’au final, tu aurais préféré qu’elle te contact ou qu’elle contact sa secrétaire pour t’avertir qu’elle était dans l’impossibilité de donner son cours. Tu aurais pu rester à ton bureau, travailler sur le procès qui débutait dans deux jours. Tu savais que chaque minute que tu perdais dans ce couloir à attendre était des minutes que tu devrais récupérer dans la soirée, la tête dans tes dossiers.

Il n’a pas franchement envie de faire la conversation, l’homme qui se trimballe un bras dans une attelle dernière génération — du moins, c’est ce que Helen lui a dit pour justifier qu’elle lui pose lorsqu’il a débarqué à l’hôpital, mais il a besoin de savoir à quel point son amie a du retard sur son planning. Alors s’il entame une discussion avec l’inconnue, c’est uniquement pour savoir combien de temps il va devoir patienter avant d’avoir une entrevue avec Anna. Autant le dire tout de suite : il n’a aucune envie d’attendre une éternité, et le fait de débouler à l’improviste sur son lieu de travail ne rend pas cela légitime à ses yeux, puisqu’il a réellement besoin de savoir si ses dernières compositions valent quelque chose ou s’il peut balancer ses écrits à la poubelle ; dieu que c’est frustrant de ne pas pouvoir jouer lui-même ! ”Vous la connaissez bien ? Savez-vous si c’est dans ses habitudes d’être en retard ?” une impatiente tout comme lui ? Il esquisse un petit sourire en redressant son menton sous cette pensée, détaillant alors attentivement sa posture, son allure et son apparence, en supposant du fait qu’elle ne doit pas être dans la musique, celle-ci ’’Je la connais très bien, depuis plusieurs années, et je peux vous assurer que ce n’est pas dans ses habitudes, non.’’ il est sincère, puisque des deux musiciens c’est bien lui qui est tout le temps en retard, Anna est d’ordinaire plutôt ponctuelle et respectueuse des horaires et de ses rendez-vous, si bien qu’il sort son portable de sa poche pour pianoter rapidement sur l’écran tactile, lui envoyant un message pour s’assurer que tout va bien, qu’elle n’a eu un accident en route ou qu’elle n’est pas coincée chez elle pour une quelconque raison ’’J’imagine qu’elle doit avoir un imprévu vraiment important pour ne pas être là.’’ il ne cherche pas à redorer l’image d’Anna auprès de l’inconnue, puisqu’il ne pense pas devoir le faire et il n’entrevoit pas non plus la nécessité de défendre son amie pour un simple retard, ne devinant pas les enjeux derrière cette question d’apparente innocence. ’’Vous n’êtes pas musicienne, pas vrai ?’’ il le dit sans élan moqueur ou dépréciatif, mais une teinte amusée transparaît dans ses mots puisqu’il prend cette impatience pour une motivation particulièrement vivace ; quelque chose d’admirable selon lui, un bon carburant quand on commence à apprendre la pratique d’un instrument à un âge aussi avancé que le sien (heureusement qu’il ne prononce pas cette phrase à voix haute, ouais).