Avec le tourbillon auquel ressemblait sa vie lorsqu’elle était à Londres et sa volonté de se protéger en arrivant à Brisbane, Greta en avait presque oublié le plaisir des rencontres fortuites. Ces moments que l’on devait au hasard, et qui redonnait foi en l’humanité parce qu’il rappelait à quel point il était parfois facile de se lier aux autres. Ces rares instants où elle réussissait à n’être que Greta Moore, non pas la fille des célèbres créateurs Sighbury. Ils étaient d’autant plus rare que sa couverture s’était envolée, et si elle était encore plus méfiante qu’avant lorsqu’il s’agissait d’entamer la discussion avec des personnes qu’elle ne connaissait pas, les rencontres qu’elle réussissait à faire n’était que davantage spéciales. Arsinoé l’avait été encore plus, tant elle lui avait offert un florilège d’histoires toutes plus croustillantes les unes que les autres. Si Greta était restée attentive, elle n’avait pas pu s’empêcher de laisser la romancière qu’elle avait réussi à être à Londres reprendre le dessus et voir toutes ces anecdotes mises bout à bout comme le moyen idéal d’articuler quelque chose autour d’un personnage haut en couleur. Bien sûr qu’elle avait culpabilisé, de s’efforcer d’ancrer dans un coin de son esprit toutes les subtilités qui rendaient Arsinoé aussi exceptionnelle mais en même temps, son intérêt n’était pas feint. Plus qu’un sujet de roman, la jeune femme était quelqu’un qui avait su attiser sa curiosité et la tenir en haleine assez longtemps pour que la blonde passe un moment différent des autres. Et plus elle y avait réfléchi, plus elle se trouvait intriguée par elle.

Son quotidien pouvait paraître tout aussi tumultueux pour quiconque n’avait pas baigné dans les excès de la drogue depuis toujours, mais Greta, elle, voyait l’addiction d’Arthur comme une sorte de routine avec laquelle elle devait coupler. Mais une chose était sûre, s’échapper un temps de cette routine qui pesait sur elle bien plus qu’elle ne souhaitait l’admettre était libérateur et elle s’en était rendue compte à la façon dont ses lèvres s’étaient étirées en un sourire à la vue d’Arsinoé. - Greta ! Son enthousiasme n’était pas encore assez prononcé pour dissimuler ce moment de flottement alors qu’elle tentait de décider la meilleure façon de la saluer. Greta s’en était amusée, bien loin d’accorder une quelconque importance à la manière dont saluer ses amis et se laissant plutôt aller à beaucoup de spontanéité. Mais il était encore à définir la place d’Arsinoé dans sa vie : simple sujet de recherche pour un futur roman, connaissance ou amie. - Va falloir qu'on cause coutumes.. Je sais jamais si tu vas m'taper un high-five, une bise à quatre joues ou un câlin façon doudou. En un instant elle l’avait fait rire et il était difficile d’imaginer que ces deux là ne se connaissaient qu’à peine, ne s’étant vues qu’une seule et unique fois avant de décider d’échanger leurs numéros et de se revoir. - Oh, et.. J'ai déjà commandé. Sorry. Prends c'que tu veux, c'est pour moi. Prenant le temps de s’installer en face d’elle, Greta n’avait pas eu besoin de consulter la carte de cet endroit qu’elle connaissait bien comme tout ceux de Spring Hill maintenant. « Pour ce qui est de se saluer, je suis du genre à accorder des hug. Pour ce qui est de ma commande, je vais faire semblant que je sens pas le rhum émaner de ton café et me prendre un thé. » avait-elle lancé en accordant un sourcil arqué à cette jeune femme qui était parfois si rebelle qu’elle en devenait prévisible. Attrapant sa tasse chaude à deux mains lorsqu’elle lui avait été servie, Greta avait repris. « Alors comment tu vas depuis la dernière fois ? Je m’étais dit qu’on se reverrait pas forcément. » Parce qu’elles s’en étaient trop dit, et en même temps pas assez, et Greta se retrouvait ravie de constater que la seconde option avait été retenue. « J’ai rencard avec qui aujourd’hui, la danseuse, le médecin, quelqu’un d’autre ? » Et elle avait plongé ses lèvres dans son thé en fixant le regard d’Arsinoé qu’elle taquinait gentiment en faisant référence à la pluralité de la jeune femme - ce qui lui avait donné envie de discuter avec toute la nuit, d’en découvrir plus, de creuser et d’à nouveau partager un moment avec elle.

- Des hugs, ce sera très bien. Elle retiendrait ce point pour les fois suivantes, car elle était convaincue qu’il y en aurait, malgré tout. Greta laissait parfois sa maladresse s’insinuer dans ce quelque chose de jovial qui la qualifiait au point d’être emportée par un enthousiasme qui ne faisait pas toujours bonne figure. C’était probablement une habitude qu’elle gardait de sa période à Londres où elle pouvait se permettre à peu près tout sans prendre le risque de recevoir autre chose qu’un rire poli - sauf si cela concernait ses parents. C’était le seul point sur lequel elle érigeait des barrières pour ne pas risquer que le fait d’être elle-même puisse leur nuire. Alors elle avait été légèrement désarmée par la réaction d’Arsinoé, visiblement gênée par sa remarque qui n’était rien d’autre qu’une plaisanterie. Greta ne sentait rien, seulement capable de palper une atmosphère pesante. « Je vais.. bien. » Difficile de la croire. « Plutôt bien. » Voilà qui était mieux et qui permettait à Greta de retrouver ce statut qu’elle avait semblé avoir lors de leur première rencontre, celle qui interroge et qui découvre une personne presque fascinante. - Rien ne t'obligera jamais à répondre positivement à mes invitations. Mais j'avais envie de te revoir, donc.. La blonde avait arqué un sourcil, acceptant toujours difficilement de voir quelqu’un se rabaisser au point de penser que sa présence pourrait être un fardeau. « Si je suis là, c’est que c’est également mon cas. » Son sourire se voulait rassurant puis elle s’était reculée sur sa chaise pour mieux analyser les traits d’une Arsinoé qui était différente de la première fois. « T’es sûre que ça va bien ? » Une porte ouverte qu’elle choisirait de fermer ou d’emprunter, selon son humeur. La blonde ne connaissait pas grand chose sur la jeune femme, mais elle en savait assez pour avoir vu en elle un côté rebelle qu’elle devait encore apprendre à gérer. Tout dans son comportement sous-entendait que plusieurs choses la rongeaient, et si elles en étaient encore à un stade qui ne permettait que peu de confidences, Greta n’aurait pas été elle-même si elle n’avait pas tendu la main. Devant l’hésitation d’Arsinoé, elle avait reformulé sa question. - Sûrement la torturée. Son langage corporel le laissait sous-entendre mais l’entendre de sa propre bouche avait tiré un soupir à Greta. Pas las, pas désabusé, mais presque contrarié.- Celle qui boit l'alcool comme de l'eau, même quand ce n'est pas l'heure. « Tu sais que quand je t’ai dit que tu m’intriguais c’était pas pour que nos cafés ensemble deviennent l’occasion de te juger, hin ? » Et qui aurait-elle été pour juger quand elle-même descendait les bouteilles de vin seule, lorsque sa carrière était au point mort ? « Je plaisantais, pour le rhum. C’était idiot. Moi même j’y ai trouvé un certain réconfort, à une période. » Son sourire était complice alors même qu’elle évoquait un sujet sérieux, qu’il n’était pas nécessaire d’encenser. Greta souhaitait simplement rassurer Arsinoé et maintenir ce pied d’égalité qu’elles avaient su atteindre lors du premier échange. - Pas sur que cette facette soit réellement intéressante.. Même si elle est parfois dominante. Cette fois, Greta avait secoué la tête, refusant ces propos qui n’avaient rien à voir avec ceux tenus le premier soir. « C’est justement ça qui est intéressant, que tu sois jamais la même. Mais je t’avoue que je pensais pas que ta personnalité changerait à ce point… » La joviale métisse s’était transformée en une sorte de poupée sombre et désabusée. Greta avait appris à écouter, à analyser et c’était un exercice qui lui était plutôt bien allée. Coucher sur papier des émotions, décrire au monde qui était réellement la personne qu’elle avait eu la chance de voir se mettre à nue devant elle. Avec Arsinoé, le travail serait plus compliqué, car il n’était pas certain qu’elle se laisse percer à jour. « Qu’est-ce que t’as fait pour occuper ton temps depuis ? » Il y avait sûrement là mille aventures à compter, de celles que ses talents d’écrivaine sauraient détourner en un récit palpitant. Si elle le voulait.

- Je fais au mieux, on va dire. Certaines journées sont simplement.. Plus délicates à aborder. Quoiqu’il en était, Arsinoé était ce genre de personne qui attirait toute l’empathie de la personne en face, au moins d’une Greta qui lui avait accordé un léger sourire tantôt triste, tantôt encourageant. Ils étaient tous un peu pareil, à osciller entre le positif et le négatif, à tenter de réussir à jongler avec une humeur en dents de scie, et l’héritière était consciente du fardeau que cela pouvait représenter pour certains. Ca l’avait été parfois même pour elle, mais la culpabilité de se plaindre en ayant tout l’avait vite rattrapée, son statut la sortant de sa morosité, quelque chose de paradoxal vu la bienveillance qu’elle accordait à l’élite à laquelle elle appartenait. Sa maladresse, elle la tenait de ce monde où tout était permis, et lorsque ça ne l’était pas, ceux y appartenant se contentaient d’utiliser des faux-semblants. Avec Arsinoé, elle souhaitait être honnête, et cela s’était retourné contre elle, assez pour qu’elle se sente obligée de s’excuser. - J'te crois tu sais.. Mais je me juge déjà toute seule, et c'est probablement pire comme ça. Ses lèvres s’étaient pincées alors qu’elle réalisait qu’elle avait ouvert la brèche sur une discussion bien trop profonde. Les filles ne se connaissaient pas assez pour être aussi honnêtes, et pourtant, c’était justement ce sentiment de ne pas se savoir jugées par une personne en face bien peu à même de le faire qui leur permettait de parler sans filtre. Et pour cela, Greta avait avoué avec un peu plus de détachement qu’elle avait eu une période sombre, elle aussi. - vraiment ? Elle avait haussé les épaules pour confirmer. - Tu veux dire que.. ça t'arrivais de boire un peu plus qu'avec modération ? Pourquoi être autre chose que sincère devant une Arsinoé qui trouvait visiblement du réconfort à se savoir moins seule ? « Ouais, quand je trouvais aucune issue, que j’avais aucune idée d’où allait mener ma vie. » Quand elle était aux prises avec une page blanche et deux hommes différents. « A croire qu’on est tous sujets aux addictions dans la haute. » avait-elle dit avec un air faussement pompeux, venant mettre ses névroses sur le dos de ses origines, ayant une forte pensée pour Arthur.

Aujourd’hui, tout allait mieux, et elle pensait avoir trouvé un certain équilibre dans sa vie, se sentant presque le courage d’aider les autres. - J'ai l'impression de galérer à faire un pas en avant, et d'en faire aisément deux en arrière à chaque fois. A Arsinoé aussi, elle pouvait tendre la main, mais elle le ferait bien moins aisèment tant leur amitié n’en était qu’à ses balbutiements. - La personnalité de l'addict me pend toujours un peu au nez. Et c'est assez complexe de faire semblant, surtout quand on a pensé être tirée d'affaire. Si elle ne trouvait pas les mots, Greta pouvait au moins écouter et cela suffisait toujours à apaiser une partie des maux de la personne en face, elle le savait pour avoir endossé les deux rôles. - Mais c'est qu'une passade, t'inquiètes. Je suis plus souvent comme la dernière fois que comme maintenant. « Je m’inquiète pas pour toi, il suffit de quelques minutes pour réaliser à quel point t’es forte. Et je suis contente, qu’on ose être nous mêmes quand on est ensemble.  » C’était sûrement rassurant de l’entendre et à défaut, ces mots seraient au moins agréables. - Je travaille, j'essaie d'investir mon temps dans diverses organisations, pour satisfaire mes désirs de mouvement. Son enthousiasme la faisait sourire, sa pluralité la fatiguait rien qu’à l’imaginer. - Par exemple.. J'me sens mieux en caserne qu'à l'hôpital. Mais j'aime aussi l'ambiance des cabarets, ou les journées dans la gadoue à écouter les moteurs vrombir. « Tu vois c’est ça, c’est exactement ça qui me fait penser que tu serais une protagoniste parfaite, pour un film plutôt qu’un livre même. » avait-elle lancé un ton au-dessus, son index pointant son amie avec enthousiasme. Elle ne pouvait pas combler le second point mais pour le premier, elle était prête à laisser son imagination broder autour de la personnalité volcanique d’Arsinoé. - Et toi ? Quelles sont tes aspirations du moment ? « Etre la pour mes proches, que j’ai trop négligé. Et réfléchir à la suite, à sur quel ouvrage apposer mon nom. » Quelque chose qui lui ressemblait, qui n’était pas que le récit de la vie d’un autre. « Et m’accorder un peu de temps ça m’aide aussi, à trouver l’inspiration par exemple. » Comme c’était le cas face à elle. « Tu serais presque une muse, finalement. » avait-elle conclu en riant, portant sa boisson à ses lèvres.