Ça avait commencé par une blague, un texto écrit expressément pour lui faire peur, pour me moquer un peu, pour implanter une graine qui n’a pas lieu d’être parce qu’il n’y a rien entre Jude et moi qui puisse être stressant tout court. S’il y a bien quelqu’un dans ma vie depuis un moment avec qui rien n’est compliqué, avec qui tout est facile et sans prise de tête, c’est lui. Avec Auden, avec Ezra, même avec Atlas, j’ai l’impression de constamment devoir marcher sur des oeufs. Que ce que je peux dire ou faire va impacter la suite, que mes mots et mes gestes doivent être les bons, que les conversations qui suivront feront mal ou seront décisives si je ne les instigue pas de la bonne manière. Jude est facile à vivre. Jude est une bouffée d’oxygène, un aller retour dans un passé où les seuls problèmes qui ponctuaient ma vie étaient liés à un carnet à dessins perdu ou à un dessert au chocolat volé à la cuisinette du camp de vacances qui venait me hanter en pleine nuit tant le méfait me pesait sur les épaules.

Les journées sont étranges, depuis que les papiers du divorce flottent entre Auden et moi. Ils sont là, ils vivent, ils existent, et ils restent vides de ma signature. Comme une petite rébellion, comme si ça pouvait changer quoi que ce soit, j’ai posé ma tasse de café ce matin sur la pile de formulaires à remplir et le cerne me donnerait presque l’impression que je revendique autant cette envie de rester mariée que celle de boucler ce chapitre au plus vite. Je sais qu’ils finiront par acter notre divorce, je sais que tout ça sera fini dès la seconde où je l’autorise. Mais pour le moment, c’est avec toute la légèreté et le déni du monde que je quitte l’appartement que je partage avec le meilleur ami de mon frère parti trop tôt trop mal pour filer vers la seule miette d’une époque douce qu’il me reste. L’adresse de Jude m’amène devant un immeuble bien mieux que celui qu’il m’avait décrit. Il faisait toujours ça, Jude, diminuer les choses. Les rendre moches, s’assurer de baisser les attentes des autres au possible. En passant la porte et en grimpant marche par marche pour finir à sa porte, je porte mon attention un peu partout à la recherche d’éléments qui me donneraient un peu plus d’informations sur lui. Il a grandi, on a grandi. Jude n’est plus le gamin des étés passés à deux, il me l’a annoncé à plusieurs reprises depuis son retour. J’ignore tellement de trucs sur lui que chaque pas me rapprochant de son numéro d'appartement fait de son couloir un labyrinthe méditatif. Quelle est sa couleur préférée maintenant? Qu’est-ce qu’il peut bien faire comme travail? Est-ce que sa famille est toujours à Brisbane, est-ce qu’il habite seul ou avec quelqu’un? Est-ce qu’il est amoureux?

Un toquement suffit à ce qu’il réponde, peut-être même qu’il se posait des questions sur moi en attendant que j’arrive de l’autre côté de la porte. Une simple seconde avant d’entrer et le parfum de beurre qui embaume l’endroit me confirme qu’il a préparé du popcorn, ou des pâtes, ou les deux, comme s’il fallait qu’il prouve que ses placards étaient bien aussi vides que ceux qu’il vantait par message texte. Un rire glisse sur mes lèvres, avant de lui tendre la veste qu’il avait laissée sur mes épaules la dernière fois. « Y’avait ça dans la poche. Elle est presque passée à la lessive. » une lettre danse dans mes doigts, retrouve ses paumes aussi vite. « C’est le premier indice d’une chasse au trésor? » même si elle m’était adressée, j’ai appris à ne pas me mêler des mots des autres à mon égard sans qu’ils soient là pour bien me les expliquer. Auden en a fait les frais. « J’ai réalisé que je savais rien de toi. » après avoir fait quelques pas dans l’appartement, je retrouve Jude au même endroit où je l’avais laissé. Mes réflexions de cage d’escaliers toujours flottantes entre nous. « De toi, maintenant. » je sais tout de Jude l’enfant, de Jude le souvenir, de Jude le petit garçon qui s’était si bien greffé à ma vie que j’aurais cru naïvement qu’il n’en sortirait jamais. Que je l’ai espéré, bien des fois, depuis. « Qu’est-ce que t’as envie de me dire? » peut-être que l’ancien Jude lui va mieux que le nouveau, que l’actuel. Peut-être que l’ancienne Ginny m’allait mieux, à moi aussi.