Il y a des jours avec. Et des jours sans. Et aujourd'hui, ça semble être une après-mid sans. Les appels compliqués ? Elle les enchaîne. Un peu trop à son goût. Mais elle tient le coup. C'est son boulot. Elle est là pour aider les autres. Autant qu'elle le peut d'ailleurs. Bon, il y a toujours les petits appels type blague. Ceux là, ils restent salutaires pour le moral de la demoiselle ! Mais il est clair qu'elle a hâte de terminer sa journée. Ou du moins, d'avoir des appels un peu plus ... pas décontractés. Mais qui soient moins ... prise de tête. Et un peu plus gai, ça serait pas mal.

Mais il faut croire que c'était trop demandé. Pourquoi ? Pour la simple et bonne raison que l'appel qu'elle va prendre ... sera loin d'être une partie de plaisir. "Quelle est votre urgence ?" Basique. Comme d'habitude. Sauf qu'elle n'entend personne au bout du fil. Ou peut-être bien des cris lointains. "Madame, monsieur ? Vous m'entendez ?" Y'a forcément quelqu'un. Une respiration. Des sanglots. "Il va le tuer." Un murmure. C'est ce qu'il lui semble entendre. Mais elle a dû mal à comprendre. La voix est lointaine. "Madame, je comprends qu'il y a un danger immédiat." Elle est déjà en train de pianoter sur son clavier d'ordinateur. "Si c'est vous qui êtes en danger, tapez un. Sinon tapez deux." Le son est différent. On leur a appris à différencier les sons. Et puis, l'ordinateur, ou du moins, le logiciel aide beaucoup également. "D'accord. Je comprends qu'une autre personne est en danger. Est-ce que vous êtes en sécurité ? Un pour oui, deux pour non." Un oui. Elle avise, via son logiciel, la police d'une situation qui pourrait très vite dégénérer. Les cris se font un peu plus distinctivement. Amy est déjà en train de transmettre les coordonnées aux autorités afin ... afin qu'ils s'y rendent. Rapidement. "Je dois y aller ... mes enfants ..." Amy secoue la tête. "Madame, c'est pas ..." Elle n'a pas le temps de finir qu'elle entend deux bruits sourds. Un coup de feu. Puis un second. Amy a sauté en l'air. Faut dire qu'elle ne s'y attendait pas à dire vrai. Et elle l'entend hurler. A l'autre bout du fil. "Il a tiré sur mon conjoint, il est mort." Ca lui file le bordon. D'autant que ... d'autant que même si elle n'a plus la femme en ligne, elle entend encore des choses. Elle l'interpelle. Mais elle n'a aucune réponse.

Des gens qui meurent et qui sont en ligne, c'est déjà arrivé. Du moins, parce qu'ils ont eu un accident et qu'ils arrivent, quand même, à appeler les urgences avant de rendre leur dernier souffle. Mais là ... un meurtre ... c'est autre chose. C'est extrême. Et surtout, c'est bien sa première fois. Ca fout les jetons mine de rien. Et elle y était pas pourtant. Ca donne froid dans le dos ! Et c'est pour ça qu'elle se retrouve à prendre une pause. Parce qu'elle a bien besoin de décompresser cinq minutes !

S’il y avait bien un des postes qu’ils n’appréciait pas, c’était celui de la régulation médicale en ligne. Appelez le « triple zéro », et vous tomberez sur une régulation téléphonique regroupant la police, les pompiers et les médicaux. Enfin, pour cela, il fallait d’abord tomber sur les assistants de régulations, qui devaient à la fois tout connaître des protocoles et tout gérer des différentes urgences et autres procédures logiciels. Leur rôle était souvent oublié, méprisé, mais celles et ceux qui avaient la chance de connaître ces techniciens de l’urgence téléphonique savaient à quel point l’entièreté du système reposait sur leurs épaules. Mais, même en sachant cela… Ulysse ne pouvait apprécier l’exercice. Il ne voyait pas son patient, et devait faire confiance à la fois à l’assistance de régulation qui avait eu l’appel de civils ou celui d’ambulanciers sur place, et à la fois auxdits ambulanciers, civils et autres professionnels, qui, souvent, faisaient des bilans plus que limites. Et là-dessus, il lui fallait décider de quoi faire des patients à l’autre bout de la chaîne téléphonique. Les transporter aux urgences ? Les laisser à domicile ? Entrer en lien avec un médecin traitant ou de garde à proximité pour une visite à domicile ? Trouver une place d’hospitalisation à distance pour éviter d’emboliser le service des urgences qui, de toute façon, fera le même travail, plus tard ? Tout cela était difficile, et incroyablement frustrant.

Car il était attendu comme le messie, à peu de choses près. Mais si Dieu semblait ne point décevoir ses ouailles depuis les quelques millénaires qu’il a été inventé par des hommes dans un bouquin sans cesse réédité, ce n’était pas le cas d’Ulysse. La déception des décisions médicales prises qui n’étaient point celles désirées à l’autre bout du fil, pouvait parfois se transformer en violences verbales qui, bien que distantes, n'étaient jamais agréables à encaisser.

« Numéro d’urgence, la régulation médicale, Docteur Norrington au téléphone, que puis-je pour vous ? »

« C’est l’ambulance de la caserne n°1, sur l’intervention du centre-ville, n°11783, le chef d’agrès pour bilan d’une victime prise en charge. »

« Hum… » Il pianote sur son clavier à une vitesse qu’il juge impressionnante, mais nul doute que les de plus jeunes que lui tapaient bien plus rapidement encore. « Vous partiez pour malaise d’origine indéterminée, c’est ça ? » Le fredonnement à l’autre bout du téléphone lui indiquait une réponse affirmative. « Je t’écoute. »

« J’ai pris en charge Madame Smith Angele, 68 ans, qui a présenté un malaise devant sa famille lors d’un repas. Malaise qu’elle a senti arriver, qui s’est fini en malaise avec perte de connaissance d’environs 20 secondes, une chute avec traumatisme crânien occipital car personne n’a pu la réceptionner. Pas de morsure de langue ni de signe d’épilepsie, mais il y a eu pertes d’urines et perte de contact visuel durant ces 20 secondes. A notre arrivée, la patiente est consciente mais épuisée, Glasgow 15, orientée dans le temps et dans l’espace, et les pupilles sont intermédiaires, symétriques et réactives. Elle est toutefois en sueur, et présente une douleur thoracique à gauche sans irradiations, à type d’étau. Nos… » Un bruit montre que l’homme au bout du fil tourne des pages, cherchant plus d’informations. « Nos constantes : 98% de saturation en air ambiant, 111 de pulsations perceptibles en radial, réguliers, symétriques ; une hypertension aux deux bras à 160 sur 90 ; une douleur à 7/10. »

« Ok. » Il pianote encore et encore, inscrivant les informations données au téléphone sur le logiciel qui servait de traces digitales. « Des antécédents particuliers ? Tu as quoi comme matériel sur toi ? Un ECG ? De la trinitrine ? »

« J’ai un ECG oui, mais pas de médicaments. On est pas une équipe de paramedics, seulement de secouristes pour le coup. Elle a déjà eu un infarctus du myocarde il y a 5 ans pour lequel elle a reçue trois stents. Elle est sous statines pour une hypercholestérolémie, sous antiagrégants plaquettaires et antiarythmique pour une… Fibrillation atriales bilantée et suivie deux fois par ans. J’ai la liste de ses médicaments si tu veux. »

« Oui je viens de voir la liste, l’assistante de régulation que tu as eu avant moi l’a retranscrite avant de me passer l’appel. J’aimerais que tu fasses un électrocardiogramme 12 et 18 dérivations s’il te plaît, je t’envoie une équipe médicale. Laisse la victime allongée, sans faire aucun effort et prépare de quoi faire une réanimation si besoin. Rappelle-moi si quoi que ce soit arrive pendant que le médecin est en transit. Tu peux raccrocher. »

Sur ses trois écrans devant lui, Ulysse avait bien des choses à faire. Il termina l’écriture de sa régulation, puis, sur un autre écran, lança l’alerte à une équipe de paramédics armés d’un infirmier et d’un médecin, puis, sur un autre, consulta les places disponibles sur les logiciels d’urgences et de l’hôpital, afin d’anticiper des places en cardiologie ou sur la table d’opération en vue d’une coronarographie. Une fois fait, une tape sur son épaule lui indiqua qu’il était l’heure de prendre une pause bien méritée… Qu’il accepta sans broncher.

Dans la salle de pause, il n’était pas seul : Amy, une des assistantes de régulation était là, visiblement… Epuisée ? Ou en tous les cas, pas très en forme pour cette après-midi déjà longue. Zyeutant la jeune femme au détour alors qu’il se rendait vers la cafetière, il hésita à dire quoi que ce soit… Mais finalement, se lança :

« Un café ? » Lui proposa-t-il, tenant dans sa main deux dosettes et levant celles-ci devant lui comme pour souligner sa proposition lorsqu’il la vit se tourner vers lui. « Long ou court ? »

Elle a froid dans le dos. Ce coup de feu. Ce cri. C'est pas rien. Elle sait très bien que ... et bien, que c'est la misère. Façon de parler, bien évidemment. Elle a pas un boulot façon tous les jours. Elle en a conscience. Des gens qui meurent, c'est pas sa première fois non plus. Mais de cette manière, c'est ... choquant. Mais le pire, ça doit être la pauvre femme et les enfant. Et Amy ne sait pas si l'homme est effectivement mort. Si la femme a pu trouver ... si elle a pu trouver de l'aide. Ou si elle s'est planquée. Si ça se trouve, elle s'est fait tirer dessus, elle aussi. Elle n'en sait rien. mais c'est ... Et bien, ça craint. Si on peut dire ça ainsi. Elle sait très bien qu'elle ne doit pas ... disons qu'elle ne doit pas rester fixée sur ça. Elle doit être détachée. Elle doit penser à autre chose. Elle doit ... Elle ne doit pas se focaliser sur cet appel. Mais c'est difficile. C'est pas évident. "Allez Amy ... Fallait que ça arrive un jour." Elle est pas contre les appels difficiles. Elle dira même qu'il en faut, malheureusement, pour que la journée ne soit pas morne. Même si, à dire vrai, tous les matins, elle a une petite pensée et elle se dit que ça serait pas plus mal de s'emmerder et d'avoir que des petits rigolos au bout de la ligne.

Elle secoue la tête quelque peu et elle passe une main dans ses cheveux. Faut pas qu'elle y pense trop. Parce que si elle le fait, ça va rester dans un coin de sa tête. Et si ça reste dans sa tête, malheureusement, elle n'arrivera pas à passer à autre chose. Et surtout, elle ne fera que d'y penser. Et elle pourrait en faire du cauchemar. L'empathie, c'est bien, c'est vrai. Mais trop d'empathie et elle peut se faire bouffer par ce boulot. Boulot qu'elle aime bien, c'est vrai. Mais elle ne sait pas ... elle ne saurait dire, à dire vrai, si c'est un boulot qu'elle fera toute sa vie. Oui, elle a la sensation d'être utile. Et ça, c'est cool. Seulement, est-ce que ça reste un boulot passager ? Le boulot d'une vie ? Elle n'en sait rien. Et elle ne se pose pas vraiment la question. Pour l'heure, ça paie les factures qu'elle n'a pas encore comme elle vit encore chez maman et chez beau-papa avec sa fille. Mais au moins, elle met de l'argent de côté. Elle se fait son pécule. Et elle pourra acheter. Quoi ? Maison, appartement, elle ne sait pas vraiment. Quand elle aura trouvé son coup de coeur, elle le saura.

Elle était perdue dans ses pensées. Elle n'a pas fait attention qu'on venait de rentrer dans la salle de pause et elle a un léger sursaut quand elle entend une voix. "Désolée." Oui, parce qu'après tout, elle ne ait pas si ... et bien, elle ne sait pas s'il a cherché à lui parler avant ou bien s'il vient juste de lui adresser la parole. "Ca va aller, merci. Si je bois un café maintenant, j'vais pas dormir de la nuit." Ouais, autant l'éviter. "Et déjà que j'vais probablement repenser à ce qui vient de se passer, j'vais pas ... ajouter la caféine à une insomnie qui pourrait être évitée." Ca l'arrangerait à dire vrai. De pouvoir dormir. Sinon, ça lui rappellera les moments où sa fille ne faisait pas encore ses nuits. Pas ses meilleurs moments. Mais bon, passons. Amy n'a jamais eu trop l'occasion de papoter avec Ulysse. Et c'est sans doute le moment de le faire. Elle connaît pas grand chose de lui. Ne sait pas grand chose sur lui. Oui, elle est curieuse. Mais c'est comme ça qu'on apprend à connaître des gens, non ? "Il me semble que t'es médecin urgentiste, non ? Pourquoi la régulation ?" En même temps, elle le voit pas bosser tous les jours. Donc, c'est sans doute qu'il doit faire d'autres choses.

Le sursaut de celle qui partageait sa pause-café de la journée, le fit sourire timidement. Ce genre de réaction était typique de gens pris par surprise, pourtant, l’entrée du médecin, si elle n’avait point été fracassante, avait toutefois été… Audible, disons-le comme ça. Il aura fallu qu’il parle, pour qu’elle se rende compte qu’il était là. Il lève les mains devant lui en signe de reddition, alors qu’elle s’excuse. Puis, elle s’explique.

Et il l’écoute, alors qu’il repose l’une des dosettes de café dans le pot commun, et qu’il ne prend qu’une seule tasse pour pouvoir prendre sa dose de boisson noir, qui jaunie les dents, réveille le cerveau et le cœur par ce coup de fouet caféiné que tous les médecins déconseillent pourtant passer une certaine quantité, une certaine heure, et certains antécédents. Heureusement, il n’avait rien de tout cela…

« Je comprends, je comprends… »

Sa réponse était basique et il le savait, mais il avait offert un sourire amical en la couvant du regard. La pauvre semblait à deux doigts d’un surmenage. Elle avait l’air si inquiète, et si nerveuse, et si… Oui, fatiguée. Lorsqu’enfin, le bruit mécanique de la machine à café cessa, et qu’Ulysse pu prendre son auge liquide aux senteurs exotiques passées depuis des décennies et des décennies déjà dans les mœurs habituelles des pays développés, il voulut prendre la direction d’une tablée voisine à celle d’Amy. Mais cette dernière reprend la parole et… Discute.

Quelque peu surpris, l’urgentiste se fige tout d’abord, réfléchit ensuite, puis s’installe face à Amy. Il fait mine de réfléchir, mais en réalité, il sait déjà ce qu’il doit dire :

« Tout à fait ! » Lui dit-il, plaçant la tasse entre ses mains pour se réchauffer à cause de la climatisation dans ce pays toujours sous le chaleur, et aussi, parce qu’il était toujours agréable d’avoir quelque chose de chaud dans les mains… Tant que ce n’était pas brûlant. « C’est une obligation dans notre emploi du temps. Chaque médecin urgentiste doit faire de la régulation médicale, en moyenne deux postes ou gardes par semaines. Mais plusieurs vieux médecins ont demandé à ne faire que de la régulation, car ils ne veulent plus aller aux urgences ou sur le terrain… Avec l’âge, je les comprends… La régulation, c’est plus calme. » Dit-il, prenant une petite lippe de café brûlant qui l’invite à revenir plus tard, quand le breuvage sera moins brûlant. « C’est pas… Ce que je préfère, pour être tout à fait honnête. Je préfère avoir mon patient devant moi, ou partir en interventions. Mais bon, il faut bien faire le travail hein… » Dit-il, soufflant alors au-dessus de la tasse de café, avant d’arquer un sourcil, puis de froncer les deux. Il penche sa tête sur le côté droit, comme le ferait un félin soudainement rendu curieux. « Est-ce que tout va bien ? Rude journée ? »

Ils n'ont jamais vraiment eu l'occasion de papoter tous les deux. Et pourtant, Amy n'est pas du genre à avoir sa langue dans sa poche. Oui, il est plus vieux qu'elle. Et alors ? C'est pas parce qu'il est plus vieux qu'elle peut pas discuter avec lui. C'est sans doute l'occasion. De faire connaissance. Un peu.

Elle a visé juste. Elle avait entendu dire qu'il était médecin. Forcément, quand un nouveau venu arrive au centre, on s'renseigne. Ca papote. Et Amy, elle aime bien laisser ses oreilles traîner à droite, à gauche. Pas qu'elle fasse sa curieuse ... Quoi que, si, elle fait sa curieuse. C'est normal, non ? Faut bien qu'elle connaisse un peu ses collègues quand même. Donc oui, il est médecin. Aux urgences. Et c'est trop bizarre qu'il soit là. D'où le fait qu'elle lui pose la question. Si ça se trouve, elle n'est pas la première. A lui avoir demandé. Si ça se trouve, y'en a d'autres également qui cherchent à savoir. Ca serait plus simple qu'il fasse une annonce. Mais peut-être qu'il a pas envie. Il lui indique que c'est ... dans son emploi du temps. C'est prévu. Il doit le faire. Il a pas trop le choix. Certains aiment ça. Et d'autres ... Et d'autres, comme lui, bah, c'est moyen. "C'est comme on dit. On n'a pas toujours le choix." Elle secoue la tête. "Je présume que ça doit être plus difficile de faire un diagnostic quand tu peux pas voir ou bien toucher le patient." Pas simple cette affaire. Non. Elle a appris quelques trucs. Elle doit connaître quelques trucs. Sinon, elle pourrait pas faire ce boulot. Mais c'est vrai qu'elle n'a jamais eu la vie d'un patient entre les mains. A devoir agir ou des choses dans le genre. De toute manière, Amy et les études, elles sont pas copines. Ca lui plaisait moyennement à l'époque. Et c'est pas aujourd'hui qu'elle pourrait se décider à faire des études pour avoir un meilleur job. Pour sûr. "Après, si y'en a qui aiment pas trop faire des gardes dans les hôpitaux et d'autres qui n'aiment pas venir ici, pourquoi ne pas essayer de s'arranger ?" Elle penche la tête sur le côté tout en le regardant. Ca serait ... Ca serait une solution, bien sûr. Et tout le monde serait ravi. Faut croire que ... et bien, que dans certains boulots, on aime se compliquer la vie.

Ulysse lui demande ... si tout va bien de son côté. "Journée très compliquée, effectivement." Elle a un hochement de la tête. "J'en viens presque à regretter les appels type blague." Et pas qu'un peu d'ailleurs. "J'crois qu'aujourd'hui il avait été décidé que ça serait toute la misère du monde qui me tomberait sur le coin de la figure." Est-ce qu'elle exagère ? Pas vraiment. Non. Ca a vraiment été très dur moralement aujourd'hui. Il lui reste encore une heure à tirer. Et ça va être sans doute l'heure la plus compliquée. Parce qu'elle a pas le goût. Pas l'envie. Parce qu'elle est quasi sûre que le prochain appel, ça va être quelque chose de dur à entendre, encore. Et que ça pourrait être la goutte d'eau qui ferait déborder le vase. Elle est solide Amy. Elle a les épaules larges. Mais là, elle n'a qu'une envie : partir. Aller chercher sa puce à l'école -merci les horaires de boulot assez arrangeantes en tant que jeune maman- et la serrer bien fort dans ses bras. Faire un tour au parc, peut-être bien. Pour penser à autre chose et pas ramener de mauvaises choses à la maison. Faudrait qu'elle se réinscrive. Pour des cours de judo. Elle avait un peu lâché l'affaire quand elle a quitté les USA. Elle avait songé s'y remettre et puis, y'a eu Abby. Mais là, oui, ça pourrait lui faire du bien. Un bien fou. "J'ai déjà entendu des gens mourir au téléphone. C'est pas une partie de plaisir. Mais là ..." Elle arrive même pas à mettre les mots dessus. C'est ... C'était l'appel de trop de la journée, tout simplement. Un autre jour, peut-être que ça l'aurait pas autant touchée. "Je sais pas. J'crois qu'aujourd'hui, c'est pas le jour." C'est peu dire !

« Tu le sais mieux que moi… Entre la panique, l’incompréhension, et le manque de professionnalisme de certains ambulanciers ou… Secouristes… C’est difficile de se faire une opinion sur la situation. Alors décider d’où emmener un patient ? Faire un pré diagnostic au téléphone et engager ma responsabilité ? C’est… Pas ce que j’apprécie le plus. » Répondit-il, prenant enfin un semblant de gorgée de cette boisson brûlante mais dont il raffole par moments dans la journée. Il manque de se brûler la langue et l’arrière de la gorge, bien-sûr, mais le jeu en vaut la chandelle. « Justement ! » Redit-il, pour reprendre la proposition faite par Amy qui semble plus que logique. « Puisque certains médecins sont ici à temps plein, on a moins de gardes régulation grâce à eux. Mais ils ne sont que deux… Donc il faut combler quand même, et donc, venir ici une ou deux fois par semaine. Il faut ce qu’il faut quoi… »

Puis, il l’écoute. Et, en son for intérieur, il était satisfait de ne pas avoir manqué sa cible et visé juste. Quelque-chose n’allait pas, il l’avait ressenti et il avait raison. Sa fibre empathique n’était donc point tout à fait détruite par toutes ces années d’urgences, de morts, de catastrophes sociales et autres difficultés qui font que l’on est obligé de se blinder psychologiquement. Il était encore humain, contrairement à certains de ses collègues qui se blindent et qui voient les soirées chargées aux urgences comme l’expression d’une société qui va mal, et qu’on ne peut sauver entièrement. « On ne peut pas sauver tout le monde » voilà ce qu’ils disent… Justifiant les décès, les vieillards mourants, les alcooliques cuvant sur des brancards… Au moins, Ulysse pouvait être fier de lui : il était encore doué d’empathie et de compassion.

Il l’écoute, donc. Acquiesce dès qu’il en ressent le besoin, offre quelques moues de sollicitudes lorsqu’il estime que cela pourrait aider son vis-à-vis. Oui, cette journée était merdique, d’une certaine manière. Mais surtout pour Amy, moins que pour lui. Pourtant, des cas compliqués il en avait eu quelques-uns aujourd’hui ; des bilans pourris réalisés par des ambulanciers peu professionnels, il en avait eu quelques-uns aussi. Mais, au pire, étant l’autorité en terme médical du jour, il pouvait toujours envoyer paître ces ambulanciers et autres secouristes peu scrupuleux, leur imposant de recommencer leur bilan, de réaliser une visio-conférence, bref… Il avait des options. Amy, la pauvre, devait gérer ces situations et prendre des décisions sur le fil du rasoir : transmettre à un médecin ? Envoyer la police, les pompiers ou une équipe médicale sur les lieux au plus vite ? Et tout cela, en une fraction de seconde. Pas la chose la plus évidente, il fallait l’avouer.

Il regarde l’horloge qui se trouve sur le mur à sa gauche. Il ne leur reste plus qu’une heure avant de pouvoir rentrer chez eux, et profiter d’une soirée autrement plus tranquille que cette journée infernale. C’était peut-être triste, de vouloir battre la montre pour pouvoir ensuite être « mieux », plus confortable. Mais ainsi allaient les journées de travail, parfois…

« Je vois… » Dit-il, acquiesçant, prenant une nouvelle gorgée avant de souffler longuement. « Les gens oublient à quel point ceux qui décrochent au bout du fil, de ce téléphone d’urgence, restent des gens. On entends tout… On dessine tout dans nos esprits… On comprends tout… Mais, surtout, on prend tout directement sur nous, bon gré, malgré… Et ça bouffe… » Admettait-il, regardant soudainement dans le vide comme s’il devenait captivé par des pensées intrusives, sombres et douloureuses. « Il y a des journées, comme ça, où l’humain est monstrueux et détestable… Heureusement qu’on a des gens comme toi, pour redresser la barre, faire le travail et rendre tout ça plus compréhensible. » Confiait-il. « T’as eu la bonne réaction, j’en suis sûr. Tu peux être fière de toi. »

Quand bien même ils font le même boulot, à savoir la régulation, c'est tellement différent ce qu'ils font. Dans le sens où ils n'ont pas la même expérience. D'une, Ulysse est un médecin. De longue date. Il a donc bien plus d'expérience qu'elle dans ce domaine. Et de deux, il a l'habitude d'être sur le terrain. De voir les gens. De lire une certaine détresse dans leur regard parfois. Amy, elle n'a pas ça. Et elle ne sait pas, à dire vrai, si elle voudrait ce genre de chose. Ca doit être ... elle sait pas. Elle dira pas que ça doit être une pression de dingue. Mais c'est ... différent. Différent de les entendre et de les voir. Et elle ne sait pas quelle est la meilleure position. La sienne ? Celle de Ulysse ? "Parce que tu connais le avant. Et le après." Elle a un hochement de la tête. "A ma différence où moi, je vois pas le après." Elle ne connaît rien du après. Bien sûr, elle aimerait prendre des nouvelles parfois. Elle aimerait en savoir plus. Elle aimerait ... Elle aimerait pouvoir ce qui s'est passé. Mais on leur a fait comprendre que c'était pas une bonne chose. De s'en mêler. De savoir ce qui se passait par la suite. Et c'est pas une mauvaise chose. Même si, bien sûr, elle s'interrogera toujours sur ce qui se passe une fois que les secours sont là. Mais elle est pas prête d'aller sur le terrain. Parce qu'il faudrait qu'elle fasse des études. Et faire des études, dans la bouche d'Amy, c'est un gros mot. Façon de parler, bien évidemment.

Le système de ... et bien, le système des gardes de régulation ? Si certains n'aiment pas, pourquoi ils ne s'arrangent pas avec les autres ? Apparemment, c'est déjà le cas. Sauf qu'il n'y a pas assez de monde qui ont vraiment envie de venir à la régulation. "Ah, c'est dommage." Elle a un léger hochement de la tête. "Au moins, c'est pas tous les jours." Parce que ça pourrait être le cas. "Faut voir le bon côté des choses." Toujours voir le bon côté des choses comme on le dit si bien. Parce qu'après tout, hein, il pourrait être là tous les jours pendant un mois par exemple. Ou pendant une semaine. Elle est pas sûre qu'il apprécierait à dire vrai mais bon. Quand les ordres tombent, hein, on ne peut pas toujours dire non ou d'aller s'faire voir après tout.

Amy lui parle un peu ... de sa journée. Ou plutôt, de son dernier appel. Un peu de tout à dire vrai. Elle ne dira pas qu'elle est en confiance. Elle ne connaît pas bien Ulysse après tout. Mais il a de l'expérience. Même si ça fera pas loin de cinq ans qu'elle travaille à la régulation, moins son congé maternité et tout ça, c'est vrai que ... qu'il y a encore des choses à lesquelles elle ne s'habitue pas. Et c'est sans doute normal. Ca serait ... bizarre ... qu'elle s'habitue à la mort. Ou qu'elle fasse comme si ça ne la touchait pas. Elle doute qu'un jour ça ne lui fasse plus rien. Ou alors, elle est pas humaine. Même si on ne dirait pas, elle fait preuve d'empathie Amy. Elle a appris en tout cas. Elle qui bougeait pas mal aussi, ça lui a appris à se poser. A réfléchir vite pour prendre les bonnes décisions et à faire de son mieux. A faire au mieux. Parce que des fois, c'est compliqué.

Une chose est sûre. La demoiselle a hâte de terminer sa journée. Elle ne peut pas dire si le prochain jour, ça sera autant la merde ou bien si ça sera plus calme. Ou bien même si elle se plaindra des appels indésirables. Ceux qui servent à rien. Ceux qui sont provoqués par des imbéciles qui jugent bon de monopoliser la ligne juste comme ça. Ca reste des appels détentes. Même si ... ça reste pénible. "On aimerait que ça nous bouffe pas." Elle a un hochement de la tête. "Mais ça ferait quoi de nous ? Des gens qui s'en foutent ?" Et c'est pas ce qu'elle veut être. Quelqu'un qui s'en fiche. Des fois, elle a l'impression qu'elle n'est pas utile. Ca, c'est dans les mauvais jours. Mais au fond, si elle n'est pas là pour prendre l'appel, qui enverra de l'aide ? Des collègues, bien sûr. Mais si y'avait personne ? Une seconde de trop, une sonnerie en plus et ça peut faire la différence entre la vie et la mort. Certes, de manière différente du personnel médical qui est sur le terrain. Mais ça peut basculer d'un côté ou d'un autre. Ulysse la félicite. A sa manière. En lui indiquant qu'il est certain qu'elle a bien réagi. Des encouragements, de ce genre, ça fait toujours du bien au moral, c'est vrai. "Merci." Ca fait du bien, c'est vrai. C'est toujours plaisant d'entendre ce genre de choses. "Ca ira mieux demain." Elle en est certaine. Elle sera dans un nouveau mood. Et ça ira bien mieux. Ou pas. "Pourquoi la médecine ?" Ouais, ouais, elle est curieuse. Mais ça lui fait penser à autre chose que cet appel. Et elle en a besoin.

Ulysse écoute, et ce, de manière attentive. Il hoche la tête, et se figure, dans son esprit, sa représentation des choses qu’il peut se faire en son for intérieur, les pensées et ressentis de la personne qu’il a en face de lui. Amy semblait comprendre alors le pourquoi du comment du désintérêt d’Ulysse pour la modération, ou du moins, pour le fait d’y être assigné tous les jours qu’un temps plein professionnel pourrait faire. Oui, il connaissait l’avant et l’après ; le préhospitalier, l’urgence, et l’hospitalisation. Mais plus que cela, c’était l’essence de son propre métier à lui, celui de médecin : voir les gens, les toucher, les écouter, apprendre d’eux, afin d’établir un diagnostique et faire ce qu’il faut pour soigner les gens qui viennent le voir.

« Il faut dire qu’un médecin doit voir ses patients… Sinon, tout faire au téléphone… ? Ce serait faire trop d’erreurs. Et puis, il suffirait d’un robot ou d’une intelligence artificielle, d’une webcam et puis voilà tout. Voir l’avant, le pendant et l’après… C’est… La base de mon métier. » Il a un petit sourire alors qu’il prend une gorgée de café, soufflant ensuite doucement comme pour apaiser sa propre bouche face à l’assaut de ce breuvage brûlant. « Oui, tu as sans doute raison : voir le verre à moitié plein. »

Les questions soulevées par la jeune femme sont intéressantes, mais surtout, sont communes aux gens qui entrent dans le monde de l’urgence. Ils se demandent tous, tôt ou tard, s’ils pourront venir à bout des défauts de ce monde, des pires choses qui peuvent s’y produire, de ce que les gens peuvent s’infliger… En plus de ce que la vie inflige, vieillissante, inconsciente, accidentelle ou tout simplement bête. Une parole revenait souvent dans la bouche des plus anciens… « On ne peut pas sauver tout le monde »… Il l’aura déjà pensé, tout à l’heure… Mais face aux propos tenus par la jeune femme, ses interrogations, son positionnement, cette phrase tendancieuse revenait encore et encore.

« Dans ce métier, il faut se blinder. C’est obligatoire, sinon, on ne s’en sort jamais. Prendre de la distance nous permet de rester pro-actif, de garder notre sang-froid, de continuer à réfléchir, critiquer et faire preuve d’initiatives pour le bien de nos patients. Si on commence à se lamenter sur leurs sorts… On devient partial, trop dans l’empathie, et donc… Prompt à l’erreur. L’erreur est humaine, bien-sûr… Mais elle peut tuer, ou retarder un diagnostic ou prolonger une hospitalisation… Bref… On ne peut pas sauver tout le monde. Ce n’est pas s’en foutre, non… C’est seulement se protéger, pour pouvoir continuer. »

Ça irait mieux demain. Oui, sans doute. Ulysse devait être de garde demain, aux urgences. Point en régulation, mais aux urgences. Là où les gens se présentent, cherchent du soin, de la présence médicale, paramédicale ou simplement humaine. Là où des dizaines de personnes se succèdent dans les box, sur les brancards et devant les médecins… Parfois, car leur vie est en danger ; parfois, pour de simples broutilles.

Soudainement, le téléphone sonne. Pas le téléphone fixe de la ligne d’urgence, mais son téléphone déporté, portable, qui lui est associé et que tous les professionnels peuvent trouver dans l’annuaire des professionnels des urgences. Il souffle… Point sur le café cette fois, mais parce que, comme d’ordinaire, il n’a jamais plus de quelques secondes pour prendre une pause avant de reprendre le travail, volontaire ou non…

« Excuse-moi… »

Il décroche, et alors, au travers du combiné portable, s’entame une conversation. Ulysse semble soudainement intéressé, mais point captivé bien-sûr. L’interlocuteur parle longuement, sans qu’Ulysse n’intervienne. Peut-être une bonne minute, durant laquelle Ulysse ne fait que produire quelques grognements de confirmation ou d’approbation, et quelques moues de visage et autres grimaces. Il écoute, avec attention, et fronce les yeux sur la fin de la discussion.

« Hm hm… » Termine-t-il. « Les ambulanciers ont merdé ou quoi ? » Demandait-il. L’autre parle à nouveau, durant plusieurs longues secondes. « Merde… T’as fait une ETT ? » A nouveau, un silence, mais très court cette fois. « Merde… T’as besoin d’un second renfort ou ça va le faire ? » A nouveau, la voix, feutrée au travers du téléphone reprend, répondant longuement dans de longues phrases comme s’il lui était impossible de reprendre son souffle. « Ecoute, écoute… Je serais toi, je lancerais la CEC maintenant. Si elle tient le coup de la procédure, alors on a une fenêtre de tir. Sinon… Bah tu vois quoi. J’peux pas prévenir le chirurgien vasculaire tant que tu auras pas réussi à mettre en place la circulation extra-corporelle, car il voudra pas m’entendre s’il ne sait pas qu’il y a un truc sauvable selon lui. Fait ça, et rappelle moi : faudra aller au déchocage en vitesse grand « V » et faire venir toute l’équipe de chirurgie et de réanimation au grand complet si on veut pouvoir la sauver. Dès que c’est ok pour toi, je met tout le monde en branle et je passerais te voir. J’ai fini mon shift dans 1 heure… Si tout ce passe bien, la patiente sera au déchocage et techniquée, prête à aller en réanimation. Tu t’sens ? Aller, ça va le faire ! » Il raccroche, souffle, prend un peu de café et regarde ensuite Amy. « Excuse-moi… Tu vois, encore un drame. Avant de venir en salle de pause, j’ai répondu à un appel d’un ambulancier pour une intervention où j’ai envoyé une équipe médicale. Je suspectait un infarctus… Mais, apparemment, c’est plutôt une dissection aortique… Entre le réel et le téléphone, tu vois… »

Il était ennuyé, légèrement énervé aussi, car il était passé à côté de la dissection aortique en suspectant autre chose en se basant sur les données d’un ambulancier qui, dans le fond, n’était « qu’un » secouriste. Un autre regard donc, une autre façon de faire, et une expertise qu’il n’a pas… Chacun sa place, à dire vrai. Il n’était pas possible de leur en vouloir, ils faisaient leur travail du mieux possible. Mais aujourd’hui, Ulysse avait eu raison d’envoyer du renfort… Mais tort dans le diagnostic supposé au tout début.

Ca doit pas être facile pour Ulysse. D'avoir tellement de compétences et de ne pas pouvoir ... de ne pas pouvoir, malheureusement, faire comme il le souhaite. Etre bloqué comme il l'est. Ne pas pouvoir aider ses patients comme il l'aimerait. Oui, elle aimerait pas être à sa place. C'est vrai qu'Amy ne sait pas trop comment elle réagirait si elle était à sa place. Si elle prendrait bien les choses ou si au contraire, ça la terroriserait de faire un mauvais diagnostic tout ça parce que ... parce que le patient, la victime n'est pas en face d'elle. Après, qu'on se le dise, Amy n'a pas toujours à faire à des urgences médicales. Y'a de tout. Des personnes qui veulent qu'on envoie les flics, les pompiers. Des personnes qui font des blagues. Des personnes qui ont simplement besoin d'avoir une oreille attentive qui les écoute. Et puis, y'a les compliqués. Les urgences médicales. Parce qu'elle n'a pas une vraie formation médicale. Elle a juste les bases. Mais il est clair qu'elle ne sait pas tout. On avait proposé des stages aux urgences. A l'hôpital. Amy n'en voyait pas l'intérêt. Mais peut-être que ... peut-être que ça serait pas une mauvaise idée. Peut-être qu'elle pourrait apprendre des choses. Et qui sait, peut-être que ça lui ferait un déclic et qu'elle pourrait vouloir ... en savoir plus. Ou faire des formations. Ou qui sait encore, carrément changer de job pour faire quelque chose qui aiderait mieux son prochain ? "Faut toujours voir le verre à moitié plein. Enfin, faut essayer en tout cas." Et c'est pas tout le temps évident.

En tout cas, oui, ce boulot, c'est ... c'est pas usant. C'est pas le terme exact. C'est juste qu'à trop faire preuve de compassion ou bien d'empathie, ça peut jouer sur le système. Ca peut jouer sur les nerfs. Et ça fait qu'on supporte moins. Et aujourd'hui, c'est un jour, pour Amy, où elle supporte moins que les autres jours. Et franchement, elle n'aime pas cette sensation. Elle sait très bien qu'elle ne peut pas faire grand chose de plus. Qu'elle peut uniquement serrer les fesses, si on peut dire ça ainsi, et attendre que ça se passe, tout simplement. "Le problème, c'est que c'est dur d'être tout le temps blindé." Elle a un hochement de la tête. "On s'rait des robots ou on n'écouterait que d'une oreille distraite, ça marcherait." Du moins, elle le suppose. Mais elle ne peut pas en être certaine pour autant. Elle peut pas être un robot. Elle a besoin ... Et bien, elle a besoin d'être elle, tout simplement. Ou alors, chose à laquelle elle ne s'attendait pas, c'est que ce boulot commence peut-être à lui taper sur le système. Et peut-être qu'il lui faudrait une pause. A savoir trouver autre chose. Ca serait peut-être une solution. Ou pas. Sauver tout le monde ... ouais. Il a raison. On peut pas sauver tout le monde. Il a de la bouteille après tout. Ca fait plus longtemps qu'il parcourt cette terre et qu'il fait ce boulot. Donc, il doit savoir ... de quoi il parle après tout. Elle va devoir faire avec. Ou bien, elle va devoir ... se faire une carapace. Se faire une armure qu'on pourra pas percer. Et de cette manière, elle ne se laissera plus atteindre. Ca va être dur. Mais est-ce qu'elle a le choix de toute façon ?

Alors qu'ils discutaient bien, il doit prendre un appel qui semble urgent. "C'est rien." Il n'a pas à s'excuser. Si c'est un appel important, elle peut pas lui dire de ne pas décrocher. Du tout. Elle a été prendre un verre d'eau. De toute manière, sa pause va bientôt se terminer. Elle va pas pouvoir rester dans le coin bien longtemps. Urgence médicale. Elle entend Ulysse et tout son jargon. Apparemment, c'est ... grave. Enfin, c'est l'impression que ça donne. Et pourtant, il gère ça d'une main de maître. Comme si ... comme si c'était facile. Comme s'il avait l'habitude. Et il doit avoir l'habitude. Ouais. Ca doit être facile pour lui. "Est-ce que ça aurait changé quelque chose si t'avais été sur place ?" Peut-être pas. Parce qu'il aurait peut-être fallu faire des examens qu'il n'aurait pas pu faire à l'instant T. Et uniquement aux urgences. "On gagne pas toujours. Ca se saurait si c'était le cas."

Amy avait raison : se renforcer, devenir imperméable à la douleur, à la peur, la panique, les pertes et les tragédies de la vie, pouvaient vous transformer en un roc froid, sans vie et sans compassion ; robotisé jusqu’à l’extrême de sorte à n’agir qu’en connaissance de causes, en n’attendant que des preuves, et des preuves de preuves, avant de vouloir ou pouvoir faire quoi que ce soit dans les règles, et selon les lois. Ce genre d’attitude se déclinait forcément dans la vie de tous les jours : on devenait sourd à la misère d’autrui et aux souffrances lues dans les journaux, et même, parfois, celles vécues au sein de la famille. Une tante souffrante ? Un oncle cancéreux ? Un arrière-grand-parent en train de décéder dans un service quelconque… Être tout le temps « blindé » … Oui, cela pouvait être difficile… En fait, cela l’était, difficile.

La discussion téléphonique, d’ailleurs, en avait été un exemple certain. A distance, devoir se faire un avis sur la question, sur la pathologie d’un patient invisible, que l’on se schématise au travers du regard d’un autre individu sur place que l’on ne connaît pas, en qui on ne fait point réellement confiance, et, pourtant, proposer une prise en charge adéquat. Avec tout ce que cela suppose…

Qu’est-ce que cela pouvait bien supposer ? Et bien, des suppositions, justement. Qu’est-ce qui justifierait que l’on abandonnerait cette vie suspendue à un fil ? Qu’est-ce qui justifierait que l’on mette tout en place ? Comment pouvoir dire à un collègue ce qu’il faut faire, ce qu’il devrait faire, pour pouvoir s’enticher des différents spécialistes qui pourraient ensuite maximiser les chances de survie de cette pauvre victime ? C’est pourtant ce qu’Ulysse avait fait : expliquer à son collègue quoi faire pour pouvoir donner toutes ses chances à la victime qu’il prenait en charge, sinon… Eh bien, autant annoncer d’ores-et-déjà le décès de cette personne.

« Non, cela n’aurait sans doute pas changer grand-chose. Je veux dire : à moins d’être présent aux premières minutes de l’apparition du problème de santé, afin d’y mettre tout de suite les termes médicaux et d’alerter immédiatement les bonnes personnes… Que j’y sois à la place de mon collègue n’aurait rien changé du tout. » Avouait-il, révélant alors la cruelle vérité de ces situations d’urgences : selon l’endroit, le moment, et la temporalité, tout pouvait changer… Et une vie sauvable pouvait alors devenir totalement perdue. « Les choses sont parfois difficiles à gérer dans l’urgence… Nos véhicules possèdent tout le matériel nécessaire à la gestion de ces divers cas, pour pouvoir faire des échographies, des circulations extra-corporelles, des médicaments, bref… Donner un maximum de chances aux patients en état critique. Mais… Oui, on ne gagne pas toujours. On fait juste ce que l’on peut… »

Il regardait alors sa montre. Il ne restait plus qu’une minute ou deux à cette pause bien méritée. Ensuite, encore trois quart d’heure de travail avant de rendre l’ordinateur et le casque à son collègue du soir, et de pouvoir rentrer à la maison. Seul, encore ; il cuisinerait pour un seul, encore ; il passerait la nuit devant sa télévision avant de s’endormir et de vivre une autre journée de travail, encore… Ainsi allait la vie.

Elle sait se détacher. Habituellement. Mais c'est juste, comme elle le dit, qu'il y a des jours avec. Et des jours sans. Et aujourd'hui, c'est clairement un jour sans, et ce bien malheureusement. Elle sait qu'elle va rebondir la jolie demoiselle. Elle sait que c'est passager. Elle sait que ... Et bien, que ça ira mieux le jour suivant. Ou pas. En tout cas, elle ne s'en fait pas. Ou du moins, elle n'a pas trop envie de s'en faire à dire vrai. Et si jamais ça ne va pas, si jamais c'est un boulot qui se veut trop ... prise de tête, si jamais elle ne supporte plus, elle pourrait très bien ... décider de changer de job. Mais il va falloir qu'elle change. Parce qu'elle sait que dans de nombreux boulots, il faut des qualifications. Des formations. Et Amy, comme elle a décidé de ne pas faire des études, il faudrait ... il faudrait sans doute qu'elle regagne les bancs de l'école. Ca l'ennuie d'avance mais si ça peut lui permettre d'avoir une meilleure situation, un meilleur job, pourquoi pas après tout ? Pourquoi pas comme on le dit si bien.

En tout cas, Ulysse semble un peu remonté. A cause de cet appel. Erreur de diagnostic. Mais il ne peut pas s'en vouloir. Il a fait avec les moyens du bord, si on peut dire ça ainsi. On lui a demandé de prendre une décision. Sans voir le patient. Et il a dû se débrouiller avec les informations qu'on lui a communiqué. "Alors, tu n'as pas à t'en vouloir." Elle secoue la tête. "On fait ce qu'on peut. On est pas là-bas sur place. Toi, ça te touche plus parce que t'es médecin." Mais il peut pas sauver le monde. Il peut le sauver quand il est aux urgences, c'est sûr.

La pause se termine. Amy finit par se lever. Parce qu'elle doit y retourner. "Dis-moi ... si jamais ... j'avais envie de faire un tour aux urgences un de ces jours ... pour voir ... Et qui sait, changer d'avenir professionnel ... Tu crois que c'est possible ?" Autant lui demander. Après tout, il bosse là-bas. Ca veut pas dire pour autant qu'elle le fera. Mais pourquoi pas après tout ?

La jeune femme avait eu des propos forts, tout à l’heure, face à ce qu’elle avait pu vivre, ce qu’elle venait de vivre, et ce qu’elle pourrait vivre plus tard. Détachée, elle n’en demeurait pas moins perfectionniste, dans le sens où elle souhaiter poursuivre ses actions en restant la plus neutre et professionnelle possible, tout en s’inquiétant pour celles et ceux qui composent le numéro d’urgence, et en plaignant les victimes de cette violence qui court dans les veines humaines. Après tout… Quelle autre espèce vivante sur cette terre, en ce monde, a pu produire autant de cataclysmes et de catastrophes que l’espèce humaine ? Aucune.

L’harmonie entre les animaux est parfois franchement incroyable. Tel animal, qu’importe sa place dans le règne, vivant des déchets produits par un animal plus grand, tandis que ce dernier peut vivre grâce à un herbivore qui subsiste lui-même par l’existence des végétaux, lesquels produisent oxygène et autres produits essentiels à la vie en transformant le dioxyde de carbone, entre autres choses. L’entente entre les règnes, et la proximité entre les maillons de celle-ci, est un exemple de mécanique intriquée faite d’une précision nanométrique, sinon plus petite encore… Mais l’Homme ? L’Homme conquit, exploite, profite et détruit, son prochain comme son environnement, sous prétexte de haine, de rancœur, de ressenti ou tout simplement de profits…

Mais Amy, elle, semblait être aussi bienveillante qu’humaine. Cela était satisfaisant, d’une certaine manière, car il pouvait devenir fort aisé pour un professionnel de l’urgence de devenir froid, méthodique et robotique, afin de ne point sacrifier son humanité face aux situations horribles du quotidien des pauvres gens.

« Hm… Je ne sais pas si ça me touche uniquement parce que je suis médecin. Je suis sûr que quiconque connaît les coulisses de ces choses-là, serait touché, par ce que nous vivons. M’enfin… Oui, il faut faire ce que nous pouvons, et continuer à vivre. » Répondit-il, alors qu’il allait se lever pour nettoyer sa tasse de café estampillée de son nom grâce à un bracelet de patient, sur lequel il avait collé une étiquette où était écrit son prénom. Mais, finalement, il se retourna alors que la demande d’Amy sonnait… Importante. « Oui, bien-sûr ! Bon, tu n’es malheureusement pas déjà soignante, tu n’auras pas le droit de faire d’actes techniques… Mais tu peux tout à fait passer une journée ou deux avec nous. Il suffit d’en faire la demande, et avec un peu d’administratif, tu… » Il s’arrête, alors qu’il mesure l’éloignement de sa réponse à la question posée initialement et qui méritait une réponse plus humaine que professionnelle. « … Si tu veux changer de métier, alors, c’est déjà une excellente idée. S’encrouter quelque-part qui ne nous satisfait pas, il n’y a rien de pire pour un être humain… Et tu es jeune ! Si tu souhaites évoluer, alors c’est exactement le bon moment pour le faire. Si tu veux, on peut voir pour te faire passer une journée la semaine prochaine ? Sur un de mes jours de travail ? »

Ca doit pas être simple pour Ulysse mine de rien. Avoir deux casquettes. Devoir prendre des appels mais soigner également des gens lorsqu'il est aux urgences. Qu'est-ce qui est le plus facile ? Soigner les gens en direct ? Ne pas les voir, justement, et se contenter de donner un diagnostic ? Elle sait pas ce qui est le mieux. Et elle n'aimerait pas être à la place d'Ulysse. Ca doit pas être facile pour lui. Mais il est là. Et il fait son boulot. Et c'est le principal, n'est-ce pas ? Ouais. C'est le principal.

Amy s'est levée. Parce qu'il faut qu'elle termine sa journée. C'en est proche d'ailleurs. Mais elle avait cette question qui lui brûlait les lèvres. Ca veut pas dire pour autant qu'elle va vraiment changer de boulot. Ou qu'elle veut suivre une formation. Mais on ne sait jamais comme on le dit si bien. Et puis, c'est pas plus mal de regarder si elle peut s'améliorer. Et surtout, si elle peut, pourquoi pas, faire quelque chose ... qui pourrait encore mieux aider. Ulysse lui indique que c'est possible mais qu'elle ne pourra rien faire d'autre que de regarder. A la limite, mine de rien, c'est sans doute qui est le plus enjoué des deux, là, tout de suite.

Il change un peu son discours. Lui fait remarquer, par la même occasion, qu'elle est jeune. Et qu'elle peut se reconvertir sans aucun souci. Evoluer. Et faire autre chose de plus intéressant. De plus ... de mieux. Voilà tout. "Evoluer ... changer de boulot ... Je sais pas encore. Mais j'me dis ... pourquoi pas." Elle hausse les épaules. Elle n'est pas encore décidée. Mais c'est peut-être ce qui lui permettrait de se mettre un petit coup de pied au cul, si on peut dire ça ainsi. Et voir surtotu ... si elle en est capable. Et ce même si elle a une totale aversion pour les études. Mais parfois, il faut ... il faut se mettre un bon coup de pied au cul, si on peut dire ça ainsi. Parfois, il faut savoir changer d'avis. Pour ... évoluer. Et surtout, pour faire quelque chose qui nous botte. "Ca presse pas à la minute." Elle lui offre un sourire. "Mais oui. On se tient au courant ?" Elle aurait dû lui poser la question plus tôt. Parce que là, c'est plus vraiment le moment. "J'te dirais bien on va boire un verre après pour en parler. Mais j'suis rincée aujourd'hui et j'ai qu'une envie : rentrer et serrer ma fille dans mes bras." Mais ils peuvent faire ça un autre soir pour en parler.