Je détestais faire les fermetures. Parce que ça signifiait que je devais vérifier que tout était à peu près en ordre et m’occuper de gérer le bordel que les autres avaient laissé. Et oui c’était l’hôpital qui se foutait de la charité quand on savait que je ne me gênais pas pour laisser moi-même mon bordel aux autres en temps normal (et c’était bien pour ça que je préférais ces jours-là à ceux où je devais assurer la fermeture. Logique donc non ?) Mais pour une fois mon agacement à l’idée de fermer le DBD était contrebalancé par la haine profonde que j’avais pour ce con de Rick. Lui qui s’écrasait en permanence quand on se croisait, à quel moment s’était-il senti pousser des ailes par messages interposés quand la seule chose correcte à faire au vu de ce que je lui reprochais était, comme d’habitude, de bien la fermer ? Le bar était nettoyé, les verres et les bouteilles rangés à leur place…à ce stade là force était de reconnaître que je devenais bien plus consciencieuse quand j’étais énervée et animée à l’idée de pouvoir en découdre avec quelqu’un à la fin de mon service. J’avais hâte de voir s’il allait enfin porter ses couilles et oser me répondre en face à face avec la même verve que celle qu’il s’était autorisé dans ses SMS. Abruti. De. Merde. En revanche s’il y avait bien une chose que je m’étais refusée à remettre en ordre, c’était la réserve. Parce que c’était son boulot et que je ne manquerai pas de lui signifier entre deux insultes pour qu’il s’en occupe dans la foulée. C’était fou à quel point je pouvais m’énerver contre les autres quand ils agissaient finalement…exactement comme moi en temps normal ? Mh. Pas mon problème.
Je n’étais pas ponctuelle par principe, pour le faire chier, pas parce que je voulais passer plus de temps dans ce café évidemment. Mais je finis par sortir, fermant à clé la porte du DBD tout en enlevant le tablier dégueulasse qui me servait d’uniforme et faisant réapparaître les vêtements hors de prix que je continuais de porter pour…vivre dans le déni j’imagine. C’était tout ce qu’il me restait de ma vie d’avant, alors autant les rentabiliser. Je me retournais finalement pour balayer le parking du regard. Une mamie qui rentrait de ses courses, des enfants qui jouaient au foot, un vieux beau totalement dans ma tranche d’âge s’il avait de l’argent à m’offrir, mais pas de putain de con de Rick ? Mon expression prête à en découdre se fit plus agacée encore. Agacée et déçue. Cela faisait bien deux heures que je me réjouissais et me motivais toute seule à l’idée de tout ce que j’allais pouvoir lui dire pour passer mes nerfs, et lui décidait lâchement de ne pas se pointer ? J’attrapais mon téléphone dans la poche arrière de mon jean, bien décidée à ne pas le laisser s’en tirer comme ça quand j’entendis : « J’ai une question. » Mes sourcils se foncèrent et je relevais la tête vers la voix qui m’avait interpellée avant d’avoir eu le temps de finir d’écrire ma première insulte. Ha. Le vieux beau. C’était quoi son problème à lui maintenant ? S’il avait l’intention de m’aborder à l’aide d’une réplique cliché, il n’allait pas être déçu du déplacement et il allait prendre pour deux. « Est-ce que tu comptais vraiment te battre avec un collègue ? » Qu’est-ce qu’il racontait ? Et pourquoi est-ce qu’il affichait ce petit sourire d’abruti en prime exactement ? Je laissais rapidement mon incompréhension de côté et rangeais à nouveau mon téléphone dans ma poche, prête à me concentrer entièrement à l’abruti n°2 qui avait pris la place de l’abruti n°1. Vraiment je n’étais pas attachée aux prénoms, tant qu’ils me permettaient de me défouler. « Pardon ? C’est quoi ton problème exactement ? » Puis qu’il avait décidé qu’on avait élevé les cochons ensemble et qu’on pouvait se tutoyer, alors allons-y gaiement. « J’admire l’éloquence ceci dit. Excepté pour l’emoji doigt d’honneur. Ça, c’était juste vulgaire. » Je restais silencieuse quelques secondes, les sourcils froncés, l’agacement montant dangereusement. « C’est une blague ? Rick a eu peur et a décidé d’envoyer quelqu’un régler ses comptes à sa place ? S’il y a bien une chose que je déteste, c’est qu’on se foute de ma gueule alors j’espère que ton excuse sera bonne. » Oui j’avais une légère tendance à me taper des vieux beaux. Mais je pouvais aussi les taper tout court si nécessaire.

« Rick n’a aucune idée de ce qui est en train de se passer. Il est sans doute rentré chez lui dans l’ignorance la plus totale. Mais il n’a pas dû comprendre l’hostilité de la journée, ce pauvre garçon. » Donc il se foutait de ma gueule et en plus il se permettait d’avoir de la peine pour un crétin d’employé incompétent ? C’était son père ou quoi ? « T’en fais pas pour Rick, il est habitué à l’hostilité parfaitement méritée des gens autour de lui. » Et lui aussi méritait mon hostilité. Je ne comprenais toujours pas exactement ce qui était en train de se passer et cela ne faisait que m’énerver un peu plus. Il avait vraiment l’intention de s’éterniser là encore longtemps avec son sourire satisfait ? « Je n’ai en revanche pas d’excuses pour m’être… foutu de ta gueule. Tes termes, pas les miens. » Je levais ostensiblement les yeux au ciel face à cette remarque. En plus d’être vraisemblablement un gars qui se faisait suffisamment chier dans la vie au point de répondre aux SMS d’une parfaite inconnue, monsieur était aussi une putain de princesse qui ne se permettait pas un mot de travers ? Il n’allait pas regretter le déplacement. « J’ai juste trouvé l’échange amusant. Et il aurait été malpoli de te poser un lapin. » Oh le manque de cohérence, une des choses que je détestais le plus au monde. Jusqu’à quel point arriverait-il à m’énerver ? Je me permis donc bien volontiers de lui faire remarque : « Donc ta limite c’est ne pas poser de lapin à une parfaite inconnue. Par contre tenir toute une discussion SMS en usurpant l’identité de quelqu’un ça c’est ok ? » Une personne sensée aurait probablement déjà menacé d’appeler la police. Mais je n’étais pas convaincue par cette solution étant donné que :
1. je m’étais retrouvée en garde à vue il y a peu et on ne pouvait pas dire que j’avais fait bonne impression.
2. j’étais suffisamment grande pour gérer un psycho creepy toute seule. Il avait quoi…50 ans bien tassés ? Un coup de pied dans les tibias et je pouvais partir en courant (voire en marchant) pour régler la question.
« Alors je redemande. Tu comptais te battre avec lui ? » Je le regardais silencieusement de longues secondes en essayant de jauger s’il pouvait vraiment devenir dangereux. Il avait quoi à gagner dans cette histoire exactement ? Mais qui étais-je pour ne pas satisfaire sa curiosité : « J’aurais commencé par lui dire ce que je pensais de lui et de sa façon de faire. Je pense que tu vois bien à quoi ça aurait pu ressembler maintenant. Et je ne dis pas qu’une gifle ne m’aurait pas échappé. » Bonne nouvelle pour lui : la joute verbale et la gifle pesaient toujours dans la balance malgré le changement d’adversaire. Et le coup dans les tibias aussi donc. « Pourquoi est-ce que ça t’intéresse autant ? Faut sincèrement se faire chier dans sa vie pour faire preuve d’une curiosité aussi malsaine ? » J’agrémentais mes paroles d’un sourire mutin, espérant bien que la princesse apprécierait mon langage fleuri comme il se devait.

« C’est une dure sentence pour de la simple médiocrité. » Mes sourcils se froncèrent un peu plus encore alors que mon dédain s’accompagnait à présent de l’incompréhension la plus totale. Qu’est-ce que ça pouvait lui foutre ? Et est-ce qu’il pensait sérieusement que de la médiocrité -qui plus est quand elle nous impactait personnellement- ne méritait pas une quelconque sentence ? Est-ce que ce con de Rick était censé s’en sortir sans une remarque désobligeante et continuer à errer comme le dernier des abrutis incapable de faire la moindre tâche productive dans le café ? Oui, l’hôpital, la charité, tout ça. La différence entre Rick et moi c’est que mes compétences n’étaient pas à remettre en question, je choisissais juste très volontairement de ne pas les mettre en pratique pour travailler. Parce que pas envie. « Says who ? » Oui parce qu’à part lancer une partie de kamoulox non désirée après mon service, le vieux beau ne s’était toujours pas présenté. Et s’il ne comptait pas le faire il continuerait de garder ce surnom à mes yeux, accompagné de quelques autres adjectifs fleuris. « C’est vrai. Tu devrais faire attention la prochaine fois que tu rentreras le numéro de quelqu’un, qui sait sur qui tu pourrais tomber autrement. » Je m’approchais de lui, prête à en découdre (ce move rapprochait également stratégiquement mon pied de son genou ou de son entrejambe en cas de baston imminente). « C’est quoi ça ? Une menace ? Je voudrais pas te vexer mais j’ai connu plus fringant et impressionnant que toi. » Et si je m’en sortais en général en battant des cils, je n’étais pas contre l’idée de changer complètement de stratégie pour lui s’il y tenait. « Une bonne atmosphère de travail j’en conclue. Tu es sûre que tu ne devrais pas en changer ? » Gros soupir. Réponse immédiate : « No shit sherlock. Tu penses peut-être qu’être serveuse dans un café c’est mon plan de carrière idéale et que je fais ça pour le plaisir et la clientèle ? C’est purement et simplement du gâchis par rapport à mes compétences, mais j’ai pas de plan B pour l’instant. » C’était quoi son problème ? Il se prenait pour un Conseiller d’orientation sur le point de recommander une formation de merde à la lycéenne paumée du quartier ? « Tu marques un point. Pas sur le fait que ma vie est ennuyeuse au point de me prêter à ce genre de jeux… » Mh. Doubt. « …Mais j’avais bien besoin d’un peu de divertissement. » J’avais vraiment envie de lui faire ravaler son petit sourire satisfait, fier de ses blagues et vraisemblablement de cet échange. Et malheureusement pour mes réflexes, j’avais le sentiment que l’injurier ne ferait qu’agrandir un peu plus ledit sourire d’abruti. « Super, ravie que t’apprécies le spectacle. Surtout n’hésite pas à me mettre 5 étoiles et à laisser un petit commentaire en ligne pour les prochains spectateurs hein. » Connard. De. Merde. « Si tu veux vraiment te débarrasser de Rick, au lieu de faire le sale travail en prévoyant de lui faire la misère à l’arrière de la boutique, pourquoi tu ne le sabotes pas pour qu’il se fasse virer ? » Ok on était où maintenant ? Dans la cour d’une prison en train de voir comment faire la peau au petit nouveau ? Je commençais sérieusement à me demander s’il avait toute sa tête à présent. « Et ça ce serait pas une dure sentence pour de la simple médiocrité ? » Non pas que j’en ai quelque chose à foutre de Rick, de son job, de sa vie. J’essayais déjà de me sortir de ma propre merdre, ça n’était pas pour m’inquiéter de celle des autres. Mais j’avais aussi autre chose à foutre que d’aller cafter chez maman et papa. « Mes problèmes je les règle en direct avec les personnes concernées, j’ai pas besoin d’intermédiaires ou de plans foireux pour me venger, je suis une grande fille merci. »

« Le sens commun ? » Je levais les yeux au ciel. I swear, si mes globes oculaires avaient pu faire un 360 dans leurs orbites, ce serait déjà fait. Pourquoi est-ce que je laissais un parfait inconnu me prendre la tête comme ça ? Le fait que je ne sache pas garder mon sang-froid n’était une surprise pour personne mais y avait des limites quand même. Ca y est, le moment était-il enfin arrivé ? Allais-je devoir me mettre à la cohérence cardiaque ou une connerie comme ça pour tenter de me calmer ? Meh. « Qu’est-ce que tu voudrais bien que je te fasse ? Inutile de t’attaquer à mon ego. » C’était exactement ce qu’un prédateur sexuel ou un criminel dirait si vous voulez mon avis. Mais bon, si je devais être honnête il n’avait effectivement pas l’air sur le point de me tabasser, de me droguer, de me kidnapper, de me voler, liste non exhaustive. Par contre il était vraisemblablement bien décidé à me faire chier, et ça il y arrivait dans les grandes largeurs. « Je vois le gâchis, en effet. C’est dommage. Tu serais une telle bénédiction pour les métiers d’aide à la personne. » Si on me demandais, je nierais avoir légèrement souri à cette blague. « Tu m’as si bien cernée. Je rêve de donner de mon temps pour accompagner les personnes en fin de vie… » raccourcir leur temps d’attente quoi. Personne n’aimait faire la queue. « …on se recontacte dans pas longtemps du coup ? » C’était gratuit et absolument pas justifié, d’autant plus quand on savait que j’étais bien loin de rechigner à me taper des gens de son âge. Mais vu qu’il ignorait cette information, je pouvais bien dire ce que je voulais. « Je n’ai pas dit que je recommandais. » Les yeux, les orbites all over again tout ça. Qu’il la ferme alors s’il ne disait rien. S’il n’était pas prêt à vanter ma douceur, ma gentillesse et ma bienveillance alors je ne voyais pas ce qu’on foutait encore ici à discuter sur…absolument rien ? Certes on était un divertissement mutuel très efficace l’un pour l’autre, mais la conversation n’allait clairement pas vers quoi que ce soit de constructif. Non pas que je n’aimais pas perdre mon temps mais…oui si en fait, j’avais mieux à foutre que de rester là à lui tenir tête (comprendre : rentrer chez moi en maudissant les clients de la journée et m’affaler sur mon canapé en me demandant ce que j’avais fait pour mériter cette vie de merde). « S’il ne sert à rien, ce ne serait que mérité. » Gros soupir. S’il se sentait si impliqué que ça dans l’histoire, qu’il aille parler directement à Rick si déjà il avait décidé d’usurper son identité. « Oui mais non. J’ai mieux à faire, merci. » Faux. J’adorerais me mêler de ce qui ne me regardait pas, surtout quand ça me permettait de mener la vie dure aux gens que je n’appréciais pas (donc à peu près tout le monde sauf une poignée de personnes qui s’amenuisait chaque jour un peu plus. C’était à n’y rien comprendre quand on constatait à quel point il était agréable de me côtoyer). « Oui, je pense que tu es capable de te débarrasser de tes problèmes toute seule. Tu étais juste sur le point de gaspiller ton temps et ton énergie. » J’ouvris la bouche avant qu’il n’ajoute de lui-même : « Je sais, c’est encore le cas. » Qu’est-ce qu’il était clairvoyant, c’est fou. « Sergio. Si jamais tu veux me blacklister du café. » Je hochais simplement la tête avant de répliquer : « C’est noté Sergio. Compte sur moi. Et si t’arrives quand même à passer la porte du DBD, moi c’est Cecilia si jamais tu te demandes qui a craché dans ton café. » Ou qui a renversé une bière sur toi. Ou qui s’est assuré que ton joli costume reste bien collé à la table mal nettoyée. La liste pouvait s’allonger à l’infini. Ma créativité n’était jamais aussi développée que quand on me tapait sur le système. « Sur ce, j’espère que le divertissement t’a plu. Si tu t’ennuies un de ces jours, hésite pas à me recontacter, t’as mon numéro Rick. » Et il savait à quoi s’attendre maintenant.